Seven Women - Frontière chinoise (1966) de John Ford

Huit femmes moins une

John Ford, l'adieu aux armes (seconde partie)

 Pour Sylvie

 

 

Avec l'ultime Frontière chinoise tourné en 1966 dans un coin du studio comme au bout du monde, John Ford précipite toujours plus vite le rythme en atteignant aux confins du classicisme et de la modernité : à la vitesse de la lumière – la lumière fossile qu’irradie un astre mort mais dont l’idée triomphe en traversant tous les temps avec la lueur fragile de l'éternité.

« Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels »

 (Spinoza, Éthique, V, proposition 23, scolie)

 

 

 

 

 

Passant le témoin passe le témoin

 

 

 

 

 

« Un sacré bon film » : c'est ainsi que John Ford parlait de Seven Women – Frontière chinoise à Peter Bogdanovich dans son documentaire intitulé Directed by John Ford (1972). « (...) et comment ne pas lui donner raison ? » dira presque vingt ans plus tard Serge Daney (« Le théâtre des entrées » in John Ford, hors-série des Cahiers du cinéma, éd. de l'Étoile/Cahiers du cinéma, 1990, p. 62). « La vie poursuit Serge Daney, toujours, doit être continuée, transmise, protégée, écrite. Mais jamais du point de vue du consensus moralisateur, toujours du point de vue d'un individu par nature célibataire, pur passeur mais pas géniteur. C'est souvent un médecin ivre (comme l'est le docteur Cartwright). C'est celui qui laisse à d'autres le soin d'écrire l'Histoire parce qu'il se contente d'assurer le scénario, comme Tom Doniphon » (Ibid., p. 63).

 

 

 

Il est vrai que le personnage du docteur Cartwright interprétée par Ann Bancroft, ô combien sublime personnage, l’un des plus beaux du panthéon fordien qui en compte tant – tout un peuple – appartient à la catégorie retorse des passeurs célibataires et des « médiateurs évanouissants » (si l'on tient à mobiliser le concept hégélien de Fredric Jameson repris plus tard et dans des contextes différents par Slavoj Žižek et Étienne Balibar). C’est-à-dire ceux qui savent passer et pour lesquels passer exceptionnellement le témoin consiste dans le même mouvement à savoir définitivement passer soi-même comme on passe la main, son tour ou son chemin. Passer le témoin et passer avec lui : le geste est celui d’une suprême élégance. Dans cette catégorie on retrouverait pêle-mêle l'ancien pasteur et syndicaliste Jim Casy (John Carradine) dans The Grapes of Wrath – Les Raisins de la colère (1940), le juge William « Bill » Priest dans Judge Priest (1935) et son remake intitulé The Sun Shines Bright – Le Soleil brille pour tout le monde (1953) avec Charles Winninger remplaçant Will Rogers, l'ancien soldat confédéré et raciste Ethan Edwards (John Wayne) dans The Searchers – La Prisonnière du désert (1956), le cow-boy Tom Doniphon (John Wayne) dans The Man Who Shot Liberty Valance – L'Homme qui tua Liberty Valance (1962).

 

 

 

Qui d'autre, alors, témoignerait pour ce double passage de témoin (le passeur passe le témoin avant de passer son tour), sinon le cinéaste qui le met en scène parce qu'il en reconnaît la scène comme étant intimement la sienne ?

 

 

 

Avec de tels personnages, nous aurions bel et bien affaire à des individus aussi célibataires que les machines de Marcel Duchamp. C’est qu’ils savent assumer comme un devoir obligé le passage d'un ordre communautaire à un autre. Le prix à payer consiste en ceci que l'inclusion identifiant la cohésion préservée ou améliorée de la communauté se double de manière structurale de l'exclusion (sous la forme de l'incompressible solitude ou de la mort assumée) de ceux-là même qui ont œuvré à ce que l'inflexion communautaire réussisse. La passe nécessaire est celle au nom de quoi un certain monde rapporté aux communautés rigoureusement décrites par le cinéaste peut persévérer malgré tout dans un être augmenté par le travail passionnel d'un passeur qui se voue non seulement au passage de témoin mais à faire de la passation le moyen même d’une disparition – la sienne.

 

 

 

Passant le témoin, le témoin n’a plus rien à faire qu’à passer à son tour – passer la main, passer son chemin.

 

 

 

 

 

Masculin féminin, impasse réciproque

 

 

 

 

 

Cette passe est reconnaissable dans Frontière chinoise au fait que la doctoresse requise par l'urgence critique de la situation doit avec les moyens du bord s'improviser sage-femme. Le passage est un accouchement en effet, celui d’une communauté qui pour se sauver de la plus grande hostilité doit apprendre à se transformer et se transcender. La situation en question s’impose à une mission évangélique étasunienne qui, coincée en bordure de la frontière sino-mongole en 1935, est menacée par la horde sauvage du cruel Tunga Khan, tandis que l’une de ses membres, une femme quasiment ménopausée, est sur le point d'accoucher. La docteure agirait-elle en vertu d’une empathie suscitée par une communauté réduite à quelques femmes s'illusionnant que leur œuvre d'évangélisation des paysans de la région les assignerait à une neutralité protectrice renforcée par l'aura radieuse offerte à la fois par leur religion chrétienne et par leur nationalité étasunienne ? Rien n'est moins sûr. La plupart des membres de ce microcosme refermé sur lui-même semblent en effet s'évertuer à tuer dans l’œuf tout élan de sympathie de la part d'une femme qui – elle l'avouera rapidement – en a vu tellement d'autres qu'elle serait revenue de tout depuis bien longtemps déjà.

 

 

 

Il y a d’abord la directrice Agatha Andrews (Margaret Leighton) flanquée de sa grise assistante Jane Argent (Mildred Dunnock) Son autoritarisme, aveugle aux terribles coordonnées d'une situation si folle qu’elle finira par la submerger, vaut comme un raidissement consécutif aux pulsions inavouables qu'elle tentent de réprimer toutes les fois qu’elle frôle Emma Clark (Sue Lyon, l’actrice du Lolita de Stanley Kubrick). L’institutrice novice dont la jeunesse serait dans le paysage désolé de la mission comme promesse d'un « tout reste encore possible » pourrait presque à elle seule renverser l'antipathie ressentie par Cartwright. Il y a également l’irritante madame Florrie Pether (Betty Field) dont la grossesse tardive la prédispose à se replier sur son ventre en livrant une version terriblement rabougrie de la petite Rose de Saron des Raisins de la colère. Pendant ce temps, son compagnon Charles Pether (Eddie Albert) se démène laborieusement à jouer au pasteur devant des enfants chinois probablement indifférents aux efforts pathétiques du simulateur, quand ils ne jouent pas au bon mari se démenant risiblement pour satisfaire aux exigences domestiques de son irascible moitié.

 

 

 

Il faudra enfin ajouter à ce premier groupe formé de quatre femmes et d’un homme les trois femmes issues de la mission voisine. Il s’agit de deux Anglaises (mademoiselle Binns et madame Russell respectivement interprétées par Flora Robson et Anna Lee) qui sont accompagnées d'une Chinoise (mademoiselle Ling jouée par Jane Chang). Toutes les trois viennent trouver refuge dans la mission d'Agatha Andrews en alertant vainement du danger que sa mission encourt en ne fuyant pas l'avancée programmée de Tunga Khan.

 

 

 

Le second groupe féminin représente une variante contrastée du premier groupe. Ainsi, madame Russell pousse plus loin encore le bouchon de l'hystérie tandis que mademoiselle Binns sait indexer son autorité sur un pragmatisme de bon aloi, mademoiselle Ling préservant pour sa part et en silence sa dignité littéralement violée par les hommes de Tunga Khan. Surtout, le second groupe est caractérisé à la différence de la mission étasunienne par un sens plus grand de l’intégration de l’hétérogène. Y aident l'origine chinoise de mademoiselle Ling considérée par ses paires comme une égale, ainsi que la connaissance de la langue mongole par mademoiselle Binns. De ce point de vue, autrement dit sur un plan pratique, ce groupe aide sûrement mieux Cartwright à faire son boulot, qui consiste déjà à préserver la mission du risque d'une épidémie de choléra. Un plan simple de panneau décloué qui semblerait être directement issu de l'économie narrative du muet atteste que ce risque vient d'être levé. Le job consiste d’autre part à aider madame Pether à accoucher. La génitrice est pénible comme tout mais le bébé qui vient doit vivre, c'est un impératif. Il n’en demeure pas moins vrai que Cartwright reste férocement convaincue de trois réalités connexes dont il faudra assumer qu’elles se contredisent radicalement. D'abord, la plupart des femmes représentent à quelques exceptions près une facette différente (hystérique et matriarcale, puritaine et narcissique, pudibonde et mesquine, perverse et bigote) d'une féminité si peu désirable qu’elle ne l’aide vraiment pas à se réconcilier avec la sienne. Ensuite, et indépendamment du degré de sympathie ou d'empathie ressenti, aider malgré tout ces gens à vivre, voire à survivre n’en reste pas moins un devoir en raison d'une éthique subsumée sous le fameux serment d'Hippocrate. Enfin la circonstance est exceptionnellement favorable à tirer sa révérence en tirant une fois pour toutes un trait sur une trajectoire personnelle segmentée de déceptions.

 

 

 

À la suite de son ultime retour à la case irlandaise des origines consacré au dramaturge Sean O'Casey (Le Jeune Cassidy terminé en 1964 par le chef opérateur anglais Jack Cardiff), John Ford donne son ultime western, Cheyenn Autumn – Les Cheyennes qu’il tourne la même année avec l’aide de son assistant, Ray Kellogg, ses problèmes de santé ne faisant alors que s’amplifier. Avec ce dernier film le cinéaste pose le champ cinématographique à la croisée de l'épique et du tragique en l’ouvrant au contrechamp des vaincus, les grands perdants historiques du genre, à savoir les tribus amérindiennes. Avec Frontière chinoise John Ford filme pour la première fois un microcosme quasi exclusivement féminin au cœur duquel brille exceptionnellement une femme qui, au terme d'une fiction filant à vive allure, atteint à une manière solitaire si sublime qu’elle rompt d’un geste avec tout fantasme identitaire. Le cinéaste avait pu auparavant s'attacher à représenter un monde sans femmes, par exemple celui des soldats et des militaires dans Hommes sans femmes (1930) et La Patrouille perdue (1934), le premier les enfermant à l’intérieur d’un sous-marin tandis que le second les expose dans le vaste dehors du désert mésopotamien. Cette fois-ci, pour un film dont le titre de tournage était certes Chinese Finale mais qui ne possède une valeur testamentaire qu'après coup (John Ford caressait maints projets avant de s'éteindre en 1973), il s'agit de privilégier un monde de femmes. Mais en situant son microcosme féminin aux confins archaïques d'une différenciation radicalisée qui voit la question des rapports de sexes sociaux recouper une question culturelle et raciale : virilisme mongol versus hystérie occidentale, le match est grandiose mais nul.

 

 

 

« Puritanisme et barbarie, en miroir, interactivement funestes » ainsi que l'écrit très justement Sylvie Pierre Ulmann dans le très bel essai qu'elle a consacré au film de John Ford (éd. Yellow Now-coll. « Côté films », n°25, 2014). De part et d'autre de ces deux blocs figurant en une sorte de champ-contrechamp mimétique les impasses du rapport (hétéro)sexuel (il n’y a pas de rapport sinon celui d’un viol), une femme seule occupe une troublante position intermédiaire en mêlant aux signes de la féminité des éléments masculins. Face à la horde guerrière d’une masculinité massive et une féminité éclatée mais à plusieurs endroits ossifiée, Cartwright figurerait en effet comme une pure singularité.

 

 

 

Frontière chinoise peut sûrement à bon droit être considéré comme la relève du méconnu et dispensable The Bamboo Cross (1955) avec son fable très idéologiquement connoté montrant des nonnes soumises au joug de communistes chinois persuadés qu'elles assassinent les bébés avec des hosties empoisonnées. Il représente surtout un retour quintessencié à la forme du huis-clos dont Prisoner of a Shark Island – Je n'ai pas tué Lincoln (1936) et Stagecoach – La Chevauchée fantastique (1939) sont d'incontestables réussites dans l'œuvre fordienne. La chose serait d'autant plus vraie que le souvenir des personnages du médecin Samuel Mudd dans le premier film et, dans le second, de Josiah Boone le docteur amateur de bibine, sans oublier Dallas la prostituée réprouvée, semblerait avoir été idéalement fondue dans la seule figure de D.R. Cartwright (on sait aussi que le scénario de Nora Lofts, Chinese Finale, a suscité l’intérêt du cinéaste parce qu’il lui a rappelé Boule de Suif, la nouvelle de Guy de Maupassant qui avait déjà inspiré La Chevauchée fantastique). À l'inverse, la bigoterie délirante de mademoiselle Andrews apparaîtrait comme la féminisation du personnage grotesque de l'aumônier interprété par Boris Karloff dans La Patrouille perdue tout autant qu'elle en révélerait rétrospectivement la part homosexuelle latente.

 

 

 

 

 

Le bout du monde dans un coin de studio

 

 

 

 

 

Tant de signes ne trompent donc pas quant à l’étrange position occupée par Cartwright, cette femme dont on ne peut déjà même pas dire si c'est une madame ou une mademoiselle, une femme qui a été mariée ou bien qui serait restée célibataire. Rien que ce détail vient heurter a minima les vieux partages symboliques qui fonctionnent à leur maximum critique de différenciation grotesque et parodique, avec un féminin identifié à un dedans statique et hystérique et un masculin associé à un dehors dynamique. En raison de la guerre et de la religion la surenchérissement de la césure structurale entre identité et altérité entraîne une transformation des positions au principe d'une altération réciproque et grimaçante des consciences groupales ; les hommes d'ici hallucinent les étrangères et les femmes originaires de là-bas délirent la sauvagerie des indigènes. Match grandiose – on promet une bataille épique ; match nul – c’est en réalité une farce tragique.

 

 

 

Relevons quelques-uns des signes qui contreviennent au partage accentué des différences sexuelles. L'indifférence sexuée des initiales D. R. invite symptomatiquement les membres de la mission à attendre la venue d'un homme. D'autant plus que la fonction médicale est traditionnellement associée au pôle masculin dans le rapport symétriquement inverse entretenu avec le travail moins valorisé de l'infirmière ou de la sage-femme dont les dénominations mêmes marquent l’histoire d’activités faiblement considérées. L'arrivée de Cartwright ne s'accomplit par ailleurs pas parce qu’elle aurait été conduite en ces lieux par Pether conduisant la voiture en bon gentleman mais sur une monture comme l'aurait fait un cow-boy solitaire digne de l'imaginaire du western. Comme le feront plus tard aussi les troupes de Tunga Khan en regard desquelles Cartwright, en ruant d'emblée dans les brancards, aurait étrangement joué le jeu d'une étonnante précession avant-gardiste et anarchique. Il se trouve cependant que le cheval se révèle être en fait une mule, équidé hybride femelle obtenu par croisement d’une jument et d’un âne et animal traditionnellement associé au caractère buté. Le docteur attendu est non seulement une doctoresse qui, coiffée à la garçonne et portant pantalon, boit, jure et fume comme un homme, mais elle est un hybride sexuel qui excède les catégories identitaires comme le ferait un garçon manqué (tomboy en anglais). D’ailleurs, quand on le lui fait remarquer, Cartwright répond au débotté avec une remarque qui laisse sans voix que les hommes qu'elle a connus lui auraient peut-être menti.

 

 

 

Last but not least, Ann Bancroft qui a remplacé au pied levé son ami l'actrice Patricia Neal victime d’une santé fragile a noté que John Ford l'interpellait sur le plateau en la surnommant « Duke ». Autrement dit le cinéaste usait avec elle du surnom légendaire attribué à son acteur préféré, Marion Michael Morrison mieux connu sous le pseudonyme de John Wayne, acteur qu’il a propulsé au rang de star avec La Chevauchée fantastique et parangon du virilisme hollywoodien. On s’en souvient alors : John Wayne ne s'improvisait-il pas lui aussi, aux côtés de Harry Carey jr. et Pedro Almendariz, sage-femme dans Three Godfathers – Le Fils du désert (1948) ?

 

 

 

À la Vallée de la Mort s'est désormais substitué un bout de studio concédé par la MGM. Ce coin de studio accueille un bout du monde, frange qui est une finis terrae la différence des sexes se joue sur deux modes antagoniques : un mode de l’accentuation extrême où l’affrontement épique vire à la surenchère mimétique et parodique ; et un autre mode où l’indifférenciation relative de l’identification soustrait à la tragédie des épopées parodiques la solution radicale du geste éthique. Croyant gagner au change en refilant à John Ford la Panavision (autrement dit le format anamorphique et l'écran large) et le Metrocolor (autrement dit le flamboiement baroque des couleurs), la major n'aura su que faire au fond d'un petit film réalisé par un vieux maître buté comme une mule. Avec le huis-clos John Ford concentre son geste cinématographique à l'extrême de ce qu'il peut exprimer anthropologiquement, en témoignant notamment d'une mentalité obsidionale qui traverse toute la société étasunienne depuis ce complexe historique donné par Alamo (les films de Howard Hawks, de George A. Romero et de John Carpenter auront autrement labouré le sol de cette passion étasunienne du siège, doublée d'une obsession de l'assaut). Cette mentalité obsidionale prospère dans un contexte de radicalisation, hystérique ou guerrière, de la différence des sexes et s'atténue avec les figures intermédiaires qui s'ouvrent à une relative indifférenciation des polarisations. À ce titre, le personnage de Cartwright est précédée par Ransom Stoddard moqué par Liberty Valance et sa clique pour une féminité dégradante que signale l'attribut vestimentaire du tablier (à bon droit Aimé Agnel y insiste : L'Homme au tablier : le jeu des contraires dans les films de John Ford, éd. La Part commune, 2002).

 

 

 

C’est qu'après L'Homme qui tua Liberty Valance justement le bonhomme persévère dans un minimalisme théâtral accusant le fait esthétique suivant : désormais, l'épique en sa frappe majeure (cantonné ici au seul générique-début avec le titre écrit en lettres rouge sang) a définitivement cédé le pas devant une bouffonnerie tragique dont le fracas n'écrase pas le tintement mineur mais décisif d'une note unique et sublime (le dernier plan du dernier film de fiction de John Ford, si simple et si bouleversant, inoubliable – peut-être le plus beau de toute l’histoire du cinéma).

 

 

 

 

 

Vitesse de la lumière

 (aux confins du classicisme et de la modernité)

 

 

 

 

 

Il y avait – et il y a encore – de quoi être décontenancé devant Frontière chinoise, un film qui n'excède pas les 90 minutes tout en ne cessant pas de passer la vitesse supérieure. C'est ainsi qu'il sèche sur place un spectateur estomaqué par un mixte incroyable de classicisme épuré (Frontière chinoise respecterait peu ou prou la triple unité théâtrale de lieu, de temps et d'action) et d'intempestive modernité (John Ford ne l'aurait évidemment jamais dit ainsi et les contempteurs de ses conservatismes non plus d’ailleurs : on se demande quand même s'il n'aurait pas réalisé là un grand film résolument féministe). Il y a de quoi être encore et toujours éberlué devant un film qui distribue de manière cinglante son sens de la bouffonnerie (avec une mention spéciale au gloussement d'Eddie Albert lorsque Cartwright le compare au coq fiérot dominant le poulailler). Dans le même mouvement, le film de John Ford investit quelques intervalles qui témoignent, épisodiquement et pudiquement, que les gens valent quand même encore un peu la peine de se bouger pour eux. Le silence qui fait mal au ventre de mademoiselle Ling le montre autant que l'usage impératif du mongol par mademoiselle Binns. La pensée de mademoiselle Clark en hommage à une héroïne digne de mémoire également, autant que le sursaut de mademoiselle Argent. Sans oublier, évidemment, l'enfant qui vient au monde et qu'il faut sauver de l'immonde. Dans le pire de la situation Cartwright voit qu’il y a encore matière à sursaut et à tenue, qu’il y a toujours matière à retenue, à relève et à défi.

 

 

 

On le disait au début : sans se la raconter Cartwright se pense en effet revenue de tout et on n’est pas loin de la croire sur parole. La mission évangélique assiégée par une horde de mongols brutaux dirigé par Tunga Khan l'oblige pourtant à céder sur sa propre position. C’est-à-dire à revenir sur une attitude blasée censée renverser le stigmate d'échecs cumulés qui avaient fini par la convaincre que sa place n'était plus de vivre aux États-Unis. Non pas parce que ses habitants l'y poussent pour eux-mêmes mais parce que l'y contraint une certaine morale souterrainement liée à l'éthique du médecin. À ce titre, Frontière chinoise ferait preuve non seulement du pragmatisme coutumier de son auteur mais encore d'un pessimisme radical dont les pointes les plus effilées perceraient aisément ce ballon de baudruche qu’est le cliché de l'humanisme fordien, aussi tenace que celui de l'humanisme renoirien (ce que Serge Daney souligne à juste titre dans son texte). Pessimisme radical, déjà, quand une crise aiguë d'héroïsme pousse le pauvre Charles Pether à s'aventurer dans un dehors dévolu au néant le plus brutal de la masculinité (le seul homme de la mission et futur père meurt massacré hors-champ face à de plus virils que lui). Ensuite lorsque des Mongols ricaneurs moquent l'accouchement de madame Florrie dont le bébé survit (mais pour combien de temps ?). C'est encore le combat viril entre Tunga Khan et son lieutenant (Tunga Kahn est interprété par Mike Mazurki à qui l'on a fait la tête de Yul Brynner dans Taras Bulba, secondé par un lieutenant rustaud osant la rivalité et incarné par le fidèle Woody Strode depuis Sergent noir). Ce duel viril vaudrait bien, dans une perspective comparatiste digne de l'anthropologie structurale, les duels d'honneur de L’Homme tranquille (1952), du Soleil brille pour tout le monde, de La Prisonnière du désert et de Donovan’s Reef – La Taverne de l’Irlandais (1963), tout en les poussant dans des retranchements barbares que voile le pittoresque de la tradition. Enfin, Cartwright se suicide en avalant le poison qui a terrassé Tunga Khan avec qui elle doit se marier afin de gagner du temps et, ainsi, faire sortir les autres femmes de ce bourbier.

 

 

 

Ce pessimisme radical est déjà apparu chez John Ford, par exemple dans My Darling Clementine – La Poursuite infernale (1946) dans lequel irradie comme un soleil noir Doc Hollyday, ce médecin alcoolique joué par Victor Mature, qui ne peut entièrement réprimer les manifestations erratiques de prises de décision témoignant qu'il faut malgré tout tenter le coup en les assumant jusqu'au bout. Ne serait-ce qu'au nom d'une certaine idée, éthique, de la tenue et la retenue dont la plupart de ses membres sembleraient pourtant s'ingénier à en obscurcir l’impérative nécessité. C'est pourquoi Cartwright est l'ultime avatar du médiateur évanouissant ou du passeur sachant passer avec le passage de témoin, postée sur le seuil où les oppositions les plus durcies (racialement comme sexuellement, c'est tout comme et c’est déjà intersectionnel !) ne se toucheraient étrangement pas. D'un côté, c'est le petit théâtre exigu de l'hystérie féminine, bigote et occidentale. De l'autre, c’est le grand élan extrême-oriental, viril, tribal et conquérant tirant l'épique vers l'un de ses noyaux anthropologiques (le viol comme arme de guerre). En passant, le conseil d'aller se réfugier à Nankin sera historiquement sanctionné par les terribles massacres et viols perpétrés par l'armée japonaise occupant cette grande cité chinoise deux ans après les faits relatés dans Frontière chinoise. D’un côté, un si petit dedans saturé comme un œuf d'étouffantes rancœurs sentimentales et dévoré par le ver de la promiscuité sexuelle ; de l’autre, un si large dehors où souffle la tempête de la prédation sexuelle : dedans et dehors se télescoperaient comme deux manifestations d'une même maladie identitaire et sexuelle. Au milieu, autrement dit sur la brèche des confins où les limites se durcissent (sexe et race) et d’autres s’abolissent (classicisme et modernité), se tiendrait la femme médecin diagnostiquant ce que des idéologues pressés appelleraient un « choc des civilisations » alors qu'il s'agit dans les faits de la même bêtise culturelle, tantôt bestiale, tantôt hystérique, concernant la question de l’autre sexe ratée à force d'altérité monstrueuse et de réciprocité mimétique.

 

 

 

Une fois le diagnostic établi sur le seuil neutre, ou a minima relativement indifférencié, à partir duquel se soustraire aux mauvais délires identitaires des parties en présence, et avec l'œuvre accomplie au-delà des personnes qui en bénéficient concrètement, le temps semblerait alors venu de tirer sa révérence. C’est une grand motif fordien dont aura d'ailleurs su si bien hériter Clint Eastwood comme en attestent Unforgiven – Impitoyable (1992), Million Dollar Baby (2005) et La Mule (2018). Sauf que John Ford prend tout le monde de vitesse. Cartwright croit échapper avec son suicide à la vengeance mongole pour avoir empoisonné Tunga Khan mais elle ne meurt pas. Non, elle ne meurt pas. Le spectateur se frotte les yeux, saisi par une fulgurance qui s’évanouit avec les lumières de la salle qui se rallument déjà. On l'a dit, Frontière chinoise file à vive allure mais la dernière séquence atteint la vitesse de la lumière. Tunga Khan est terrassé en deux secondes à peine par le poison de Cartwright habillée en geisha qui avale ensuite le poison. Mais elle ne tombe pas. Elle demeure debout. Debout, extraordinairement. La question n’est plus celle du réalisme dans la représentation d’une situation donnée, mais de l’idée qu’incarne celle qui relève le pari de son exception. C’est alors que la caméra recule et les projecteurs s'éteignent doucement en ne laissant plus voir qu'en bordure du cadre à droite la tache blanche du cadavre du chef mongol assassiné.

 

 

 

 

 

Le dernier plan – le tout dernier avant l’éternité

 

 

 

 

 

Il faudra bien insister là-dessus : l'ultime plan de Frontière chinoise ne se clôt pas avec un fondu au noir mais bel et bien par une extinction quasi-complète des lumières artificielles émises par les projecteurs du studio. Comme si la vue baissait en même temps qu’elle s’ouvrait à la vision aveuglante des artifices nécessaires à la représentation. Comme si la vue du spectateur rejoignait celle du cinéaste borgne sentant intuitivement que ce film serait peut-être ce dernier. Alors, le spectateur verrait lui-même avec ce lent obscurcissement la fin du film et plus qu'elle – la fin du cinéma de John Ford et comment cette fin se superpose avec celle du classicisme hollywoodien. L’ombre tombe sur le visible, c’est le voile de la mort choisie par Cartwright. Mais, en baissant comme un rideau de théâtre ou un tombé de paupière, la vue témoigne encore depuis l'évanouissement de presque toutes choses visibles des vagues contours distinguant l'héroïne, malgré tout. Que voit-on alors, sinon un personnage devenu figure se tenant toujours droite, toujours debout – invaincue ? La brute épaisse en quelques millisecondes effondré à ses pieds ne forme plus qu'une tache blanchâtre qu’éclairent par contraste les contours d'une idée qui, elle, ne peut pas mourir.

 

 

 

Sur le papier du scénario, le personnage du docteur Cartwright voulait en finir avec ce tombereau dégoûtant de déceptions qu'aura été son existence. À l’écran, dans un film ultimement tendu par une manière de distanciation inattendue, elle est devenue un sujet immortel dès lors qu’elle n’a pas cédé sur quelques idées étant quant à elle éternelles. Cartwright a senti qu’elle pouvait encore expérimenter ce dont elle est capable – l’éternité pour elle qui en fait pour nous une immortelle. Il n'y aurait peut-être qu'un seul film pour proposer à la même époque une fin aussi sublime que celle de Frontière chinoise. Il se trouve que ce film, là encore le dernier de son auteur, a également été tourné en 1965 : il s'agit de Gertrud de Carl Theodor Dreyer. Dans sa conclusion, l'héroïne faisait ses adieux (à un ami, au spectateur, à son réalisateur qui par son biais nous adressait également les siens) assurant de l'éternelle beauté d'un geste de retrait fait pour ne pas être oublié – et, ainsi, durer à jamais. Mais là où Carl Dreyer ralentit le rythme afin de faire ressentir dans la durée même sa part d'éternité (cette femme ne mourrait jamais d'avoir au moins une fois et pendant un court moment ans toute son existence aimé), John Ford précipite toujours plus vite le rythme en atteignant à la vitesse de la lumière – la lumière fossile qu’irradie un astre mort mais dont l’idée luit encore en traversant époques obscures et fins des temps, de toute éternité, pour l'éternité.

 

 

 

Ce qui s'éteint laisse à d'indéfinissables contours le soin de figurer malgré l'obscur l'immortelle sujet d'une idée : au lieu même de la différence extrémisée des identités séparatrices, guerrières et antagoniques (racialement et sexuellement), voilà que se tient la figure d’une indifférence aussi relative qu’elle en est radicale (indifférence redoublée des sexes racialisés comme des races sexualisées). Malgré les nombreuses recensions fautives, Frontière chinoise compte en tout et pour tout non pas sept femmes (d'un côté Agatha Andrews, Jane Argent, Emma Clark, Florrie Pether ; de l'autre mademoiselle Binns, madame Russell et mademoiselle Ling) mais huit (puisqu'il faut bien inclure Cartwright). Les comptages habituels sont systématiquement biaisés en excluant symptomatiquement mademoiselle Ling. La huitième est donc celle qui aurait réussi à se soustraire d’un jeu de part et d'autre biaisé. Face aux surenchères mimétiques, son éthique est soustractive. Cartwright se refuse au mariage forcé (qui, habit de geisha oblige, se confond significativement avec la prostitution). Elle adresse à Tunga Khan ces ultimes mots demeurés fameux : « So long, you bastard ! ». La phrase est devenue proverbiale pour les cinéphiles en témoignant, pour le dire rudimentairement, que la promise avait bien plus de couilles que son promis (c'est peut-être aussi ce qui pour lui la rendait désirable). Par ailleurs, comment ne pas y entendre également un baroud d'honneur dont la résonance, là encore rétrospectivement, affecterait toute l'œuvre fordienne ? Le contour ombrageux de la figure immortelle aura dessiné pour l'éternité, à l'endroit même des différenciations productrices de tant d’altérités et autant d'altérations, l’image d'une pacifiante et hospitalière indifférence.

 

 

Le portrait frontal de Cartwright est donc aussi un autoportrait en diagonale : John Ford semble dire en effet Cartwright c'est moi comme un autre géant hollywoodien, Josef von Sternberg, s'est non seulement auto-portraituré via Marlene Dietrich mais également, et peut-être plus décisivement encore, avec Akemi Negishi, la japonaise de son opus testamentaire, Saga of Anatahan (1953).

 

 

 

En guise de conclusion fulgurante d'une œuvre dont on se demande si elle n’est pas la plus ample et la plus cosmique de toute l'histoire du cinéma, s'épanouirait comme une fleur fragile sur un tas de fumier une image littéralement in-différente. In-différente au sens où, en plus de neutraliser la différence organique entre la vie et la mort (Cartwright est devenue sujet immortel parce qu’elle s’est sentie comme Socrate à la hauteur du principe, celui de l’éternité de l’idée), surgit depuis la radicalisation des différences ce moment dévolu à l'indifférence (la tenue de Cartwright appelle moins la désaffection sociale que le désintérêt de s'horripiler des formes raciales ou sexuelles affectant l'autre dont, après tout, nous ne sommes que l'autre). La singularité naît quelquefois de l’indifférence aux différences et c’est ainsi qu’elle fait justement la différence dans une monde où la différence est accentuée jusqu’à s’abolir dans le face-à-face de l’hystérie féminine et du virilisme guerrier.

 

 

 

Provisoire le temps du plan, ce plan – la dernière image fordienne, la toute dernière – semblerait avoir le pouvoir de durer toute une éternité.

 

 

 

« Le moment où ce dont la vie est capable se révèle, c'est au-delà d'elle-même, dans la mort. Car ce n'est pas tout de mourir, vivre c'est avant tout bien mourir, mourir comme il faut, c'est-à-dire de telle sorte que cette mort fasse vérité de la vie » (Alain Badiou, Le Séminaire. Images du temps présent 2001-2004, éd. Fayard-coll. « Ouvertures », 2014).

 

 

 

« Mais tout ce qui est beau est aussi difficile que rare. »

 (Spinoza, Éthique, V, proposition 62)

 

 

22 août 2014 - 21 mai 2020

 

 

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