Les Contes des quatre saisons d'Eric Rohmer

Puissance quatre



La grande affaire du cinéma d'Eric Rohmer tient à ce que les êtres parlants que nous sommes parleront toujours à côté de la plaque de leurs actions. L'écart entre le dire et le faire est constitutif de notre subjectivité et sa comédie, ses bégaiements et ses lapsus, ses failles et ses ratés. Les personnages rohmériens aiment rien moins que raconter des histoires aux autres pour mieux s'en raconter à soi-même. En amour, il y aurait cependant moins de malentendus que de malentendants. L'évidence consiste alors en ce que les dialogues d'Eric Rohmer ont la virtuosité d'être de savants dialogues de sourds.

 

 

 

Avec l'ultime série des Contes des quatre saisons (1990-1998), série ouverte et fermée comme le sont les portes chez Alfred de Musset, la force esthétique du cinéma d'Eric Rohmer se joue à la puissance quatre. S'y déploie en effet une structure en carré que le cinéaste rejoue pour chacun des contes en jouant d'effets de complémentarité structurale et d'inversion symétrique, plutôt que de variations davantage cultivées dans les six Contes moraux.

 

 

 

Le carré en question est constitué de trois personnages + un : tantôt trois femmes et un homme dans Conte de printemps (mais le personnage principal fait partie de la triade féminine), tantôt une femme et trois hommes dans Conte d'hiver (cette fois-ci, la première est plus classiquement l'héroïne du film), tantôt un garçon et trois filles dans Conte d'été (à l'inverse cette fois-là, mais toujours classiquement, le garçon est le centre d'une ronde féminine), tantôt un homme et trois femmes dans Conte d'automne (mais on change radicalement de génération et, sur le principe déjà expérimenté dans Conte de printemps, le personnage principal appartient à la triade féminine).

 

 

 

 

 

Le transcendantal des images

 

 

 

 

 

Avec la structure en carré, le cinéma d'Eric Rohmer trouve le théorème exposant le plus nettement sa vérité transcendantale. C'est la perspective kantienne établie avec Conte de printemps : le hors-champ se comprend explicitement comme la condition a priori de la possibilité des images.

 

 

 

Entre une distinction kantienne et la découpe d'un rôti, le cinéma transcendantal d'Eric Rohmer se tient là, en tenant à la simplicité du réel et à la complexité du possible, possible dont la réserve est le hors-champ, hors-champ qui est l'a priori des images.

 

 

 

Si Conte de printemps est le film de l'éclosion des possibles en tant qu'ils demeurent des possibilités, Conte d'hiver est celui de la persévérance du réel, aussi impossible en soit le retour. Et si Conte d'été est le film des possibles entre lesquels même la jeunesse qui navigue entre eux à vue doit savoir trancher, Conte d'automne est celui des adieux au possible et son frisson fait encore une fois retour avant de disparaître dans la nuit comme une étoile filante. Comme un dernier feu sous la lune.

 

 

 

 

10-12 janvier 2021

Conte de printemps (1990)

Kant et le rôti

Jeanne, l'héroïne de Conte d'hiver, partage avec beaucoup de personnages de l'univers d'Eric Rohmer un trait caractéristique, la disponibilité. Être disponible, c'est être à disposition, c'est se mettre en position de laisser à l'autre le soin de prendre à sa place certaines décisions. C'est décider de se placer sous la condition de l'autre et son pouvoir de décision, entre confiance et abandon. Les acteurs en savent quelque chose mais les réalisateurs aussi qui, après leur maître Jean Renoir, savent compter sur un plus grand scénariste et metteur en scène qu'eux, et qui n'est autre que la réalité.

 

 

 

C'est ainsi que vient souvent la fiction, qui est l'autre nom du désir quand la fiction est le fait de l'autre, romanesque et désirant. Qu'est-ce alors que la disponibilité, sinon la disposition subjective à l'aventure, à l'événement qui, du dehors, m'arrive sans décision et que je fais mien en m'y aventurant, c'est-à-dire en m'y mettant en jeu pour en tirer toutes les conclusions qui s'imposent ? Si le cinéma d'Eric Rohmer a autant le goût des aventures que des dispositifs, c'est précisément en s'ouvrant à l'aléa dont les contingences et les accidents sont ce qui peuvent être hasardés en nécessité. Disposé qu'il est – et ses personnages avec lui – à poser la fiction en nécessité et la nécessité en fiction, mais rétrospectivement, dans l'après coup d'une ouverture pour une aventure, qui est accueil et respect pour la part ontologiquement aléatoire et documentaire du cinéma.

 

 

 

La jeune professeure de philosophie qui, stagiaire, en enseigne avec bonheur la discipline auprès des élèves du lycée Jacques-Brel de La Courneuve en Seine-Saint-Denis, ne se raconte pas d'histoire. Elle accepte cependant de se laisser entraîner dans les histoires de Natacha, une lycéenne rencontrée à une soirée qui, mue par le volontarisme de son classe sociale et de sa classe d'âge, voudrait bien lui faire occuper une place de choix dans le petit théâtre familial. Dans le rôle de Jeanne, Anne Teyssèdre passe de la douceur à la sévérité puis de la dureté à la fragilité avec une imperceptibilité qui étonne toujours et sa licence en philosophie a convaincu Eric Rohmer de lui demander d'interpréter une enseignante en philosophie. Dans celui de Natacha, Florence Darel est la figure tout en duplicité, cheveux blond vénitien et séductrice murnalcienne, créature préraphaélite et esprit démonique, et le passage au conservatoire de l'actrice a inspiré le cinéaste pour en faire une étudiante en piano. Si l'aventure de Jeanne résulte bien de son abandon aux fictions sentimentales de Natacha, l'aventure n'en demeure pas moins celle de la connaissance des éventualités passées au crible – des possibilités demeurant des possibilités.

 

 

 

Conte de printemps est un film mobile, ses déplacements y sont nombreux. D'abord La Courneuve-Paris puis Paris-Montmorency lorsque Jeanne rencontre Natacha lors d'une soirée, ensuite Fontainebleau-Paris à plusieurs reprises quand Jeanne, qui balance entre l'appartement de son compagnon absent qu'elle a du mal à habiter et son appartement propre qu'elle a prêté à sa cousine, accepte d'être hébergée par Natacha navigant pour sa part entre l'appartement de son père et la maison de campagne familiale. Mais, mobile, le film d'Eric Rohmer l'est autrement quand il explore les bords limites de son scénario. Les pistes suivies ne le sont qu'en tant qu'elles sont et restent des possibles, machination juvénile pour un coup de foudre arrangé. La décision revient cependant à la fin de n'en réaliser aucune en laissant ainsi ouvertes les possibilités, laissant au vide des indécidables le mot sans fin de la fin (le collier caché ou non par Natacha, on ne le saura pas ; la relation entre son père et Jeanne, aussi vite amorcée que suspendue). Le mot de la fin est celui qui, interminablement, se glisse dans l'intervalle des conversations philosophiques serrées et des tomates coupées en tranches, entre un rôti passé au couteau et le silence nécessaire à l'écoute d'une étude au piano.

 

 

 

Pour obtenir le vide autour duquel tournent et gravitent les personnages sans y chuter comme une comète tombant dans le ciel, Eric Rohmer mobilise un vaste réseau de références, peintures de Henri Matisse et évocation du scientifique Zéphyrin Xirdal de La Chasse au météore de Jules Verne, citations de Beethoven (Sonate pour violon et piano n°5) et Robert Schumann (Les Chants de l'aube et les Études symphoniques), anneau de Gygès dans la République de Platon et Critique de la raison pure de Kant, conte des trois souhaits et triade hégélienne, Husserl et Wittgenstein (et même une légère pointe de jansénisme). D'un côté, Conte de printemps est le film où la philosophie s'expose le plus après Ma nuit chez Maud (1969) aimanté celui-là par la question du pari de Pascal. De l'autre, les références qui sont plus nombreuses et hétérogènes participent à porter la réflexion si loin que son écume permettrait d'envisager à partir de la philosophie comment, spécifiquement, le cinéma est un art qui pense. Le cinéma pense en ayant sa pesée dans l'aventure des images et des sons, ouvert aux agencements aléatoires du documentaire et de la fiction. Tantôt, sur un mode mineur et métaphorique, en induisant l'idée que l'anneau de Gygès est celui que porte au doigt le spectateur du film intrigué par l'observation du comportement de Jeanne qui ne le voit pas. Tantôt, sur un versant moins métaphorique que dialectique, en vérifiant que la pensée au cinéma peut se jouer très concrètement au milieu des choses qui sont censées se situer à mille lieues les unes des autres en se tournant le dos. Par exemple entre le rappel kantien de la différence entre jugement analytique (quand le prédicat est nécessairement contenu dans le concept) et jugement synthétique (avec la jonction de deux concepts non nécessairement liés) et la découpe d'un morceau de rôti (génial Hugues Quester, tout en fébrilité directement inspirée de celle d'Eric Rohmer).

 

 

 

Conte de printemps est des Conte des quatre saisons celui que l'on retiendrait semble-t-il le moins facilement par rapport aux trois suivants, plus saillants. Ce film-là est pourtant celui où se livre, à côté de la grande affaire rohmérienne (les êtres parlants que nous sommes parleront toujours à côté de ce qu'ils font, l'écart entre le dire et le faire est constitutif de notre subjectivité, ses bégaiements et ses lapsus, ses failles et ses ratés), l'image de pensée d'un cinéma qui est transcendantal quand, entre ces marqueurs de réel que sont le saucisson, les tomates et le rôti, il se place tout entier sous la condition métaphysique de la possibilité. Le possible est l'interrogation conjointe de Sören Kierkegaard (Le Concept d'angoisse, 1844), Ludwig Wittgenstein (Tractatus logico-philosophicus, 1921) et Robert Musil (L'Homme sans qualités, 1930-1932). Les rejoint Eric Rohmer en cinéma qui a l'intelligence et la sensibilité d'ouvrir la simplicité de ses images à cette inépuisable réserve de possibilités qu'est le hors-champ, qui est avec la fiction un autre nom du désir. Dans une perspective kantienne, le hors-champ peut se comprendre désormais comme la condition a priori de la possibilité des images.

 

 

 

Dédié au hors-champ comme la condition a priori des images, Conte de printemps a pour enjeu dans la pensée la faculté de connaître. En ce sens, c'est le film qui ne pouvait pas ne pas inaugurer d'un nouveau cycle, d'un printemps des couleurs qui est celui des ponctuations florales anticipées par La Perruche et la sirène (1952-1953) d'Henri Matisse et ses gouaches découpées collées. Par transcendantal, Kant désigne « ce par quoi une connaissance a priori est possible » dont les formes relèvent à la fois de notre entendement (ce sont nos catégories comme la causalité) et de notre sensibilité (ce sont l'espace et le temps). D'un côté, la peinture comme idée précède les prises de vue documentaires ; de l'autre la musique romantique allemande est du temps dont la forme organise un rapport de séduction, de fascination et possiblement aussi de sujétion. Peut-être pour la première fois chez Eric Rohmer, et tout à fait significativement, de légers travellings arrière et avant témoignent d'une inscription de Jeanne dans les espaces domestiques de Natacha comme un processus de territorialisation et d'appropriation. La musique peut être un dispositif de capture, de Schumann joué live par Natacha à Natacha enregistrée par son père jouant encore Schumann. S'y oppose la ritournelle de Jeanne renouant avec Beethoven en musique de fosse ouvrant et refermant le film, son idée résistant ainsi au forçage de la capture des possibles.

 

 

 

Après bien des errements, ceux de la mauvaise foi et de l'amour propre qui sont à l'œuvre dans la série fermée des Contes moraux (1962-1972) et la série ouverte et inachevée des Comédies et proverbes (1980-1986), le temps est dorénavant à la connaissance. Connaissance d'une disponibilité aux aventures des autres qui est consentement au désœuvrement, qui est puissance préservée comme puissance et qu'aucun acte n'épuise, puissance qui est aussi puissance de ne pas, impuissance consentie en laquelle consiste radicalement la liberté de choisir de ne pas choisir. Entre Kant et le rôti, le cinéma transcendantal d'Eric Rohmer se tient donc là, en tenant à la simplicité du réel et à la complexité du possible, possible dont la réserve est le hors-champ, hors-champ qui est l'a priori des images. Le printemps est la saison de l'éclosion des possibles.

Conte d'hiver (1992)

Amour mystique, sainteté laïque

Paradoxe, Conte d'hiver commence en été : une plage bretonne, des amours estivales, une ritournelle au piano, la tendresse infinie du monde – paradis. La nudité édénique des amants atlantiques s'épanouit dans un prologue en forme de film de vacances, où la vivacité impressionniste du trait s'accorde à un montage vif-argent signé Mary Stephen, la monteuse qui est aussi signataire avec Eric Rohmer de la musique extra-diégétique du film sous le pseudonyme de Sébastien Erms. Frontalité des plans et franchise des figures qui s'y exposent librement s'accordent pourtant à partir d'un artifice de représentation : le faux film de vacances est en fait le prologue du deuxième film de la série des Contes des quatre saisons. Conte de printemps a montré que la première des quatre saisons est celle de l'efflorescence des possibles. Avec Conte d'hiver, l'été est la saison du réel des corps au diapason quand l'hiver qui suit est la saison de son éclipse et l'attente messianique de son retour.

 

 

 

Si l'on y croit, ce qui a eu lieu disparaît le temps nécessaire à ce que tout revienne à sa place, épreuve et preuve que ce qui a eu lieu tient de l'événement en relevant autant du devenir que du revenir. Conte d'hiver est tout entier dédié à cette croyance-là, qui est une foi au-delà de toute religion – une mystique de l'amour.

 

 

 

« Tu es bien imprudente » souffle l'amant (Frédéric van den Driessche) à l'amante (Charlotte Véry) qui a l'insouciante jeunesse d'en rire : ce sont là les seuls mots dits au paradis et ils en annoncent la fin. L'imprudence est le mot de la malédiction en coiffant l'orgasme solaire de Félicie, qui est l'acmé du paradis pour les corps qui en expérimentent ensemble le bonheur, de l'ombre de ses conséquences appelées à durer. Ce qui vient après le sexe est l'enfant, une petite fille blonde prénommée Élise que Félicie élève seule parce qu'une fois les vacances terminées, Charles a été perdu de vue pour une bête histoire de bévue. En effet, Félicie qui est coutumière du fait s'est trompée dans l'adresse qu'elle a donnée à Charles, confondant Levallois où elle habite et Courbevoie où elle n'y sera jamais.

 

 

 

Il y a une grande malice chez Eric Rohmer à tourner autour du pot qui est un trou, trou dont il s'amuse à en élargir les cercles concentriques en pensant peut-être à l'enfer de Dante, trou par où passent le temps des amours et celui des enfants, trou noir des corps et de la mémoire. Le trou est du réel autour duquel gravite le désir obsessionnel et orbital de Félicie, projetée à son corps défendant dans la mise à l'épreuve d'une attente messianique. L'attente de l'aimée revenant à la place qu'elle lui a ménagée à côté de leur enfant, le témoin de ce qui a eu lieu et que ce qui a eu lieu ne cesse pas d'avoir lieu. Le trou qui succède au vide des corps sexués devient ainsi celui d'un inconscient, concept dont se méfiait pourtant Eric Rohmer, où se loge un désir d'amour fou, amour mystique qui rappelle à Félicie son acculturation à la religion catholique, mais aussi sa propension toute luciférienne aux écarts et aux hétérodoxies, et pas seulement avec les mots.

 

 

 

Il y en a des trous chez Eric Rohmer, trou par où passe le souvenir du viol de La Marquise d'O... (1976) d'après Heinrich von Kleist, trouée du sommeil de l'étudiant de La Femme de l'aviateur (1980), trou dans la poche où manque non l'argent mais la petite monnaie pour payer le garçon de café dans Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1987), trou indécidable par où revient le collier disparu de Conte de printemps (1990). Et autant de revenants, femme entraperçue que l'on a décidé d'aimer dans Ma nuit chez Maud (1969), héroïnes des Contes moraux dans le rêve synthétique du héros de L'Amour l'après-midi (1972), Roi pêcheur retrouvé dans Perceval le Gallois (1978), amant que l'on croyait décédé dans Les Amours d'Astrée et Céladon (2007). Des trous par où arrivent les enfants, de la marquise à la coiffeuse, et les géniteurs ne viennent qu'après eux.

 

 

 

Dans Conte d'hiver, l'extinction des couleurs dont le spectre se ramasse dans la gamme obligée des bruns, des noirs et des gris n'empêche pourtant pas les fantaisies colorées de Kandinsky et Delaunay, dont on aperçoit les reproductions sur un mur, de s'apparier avec l'effronterie de Félicie. Il est vrai que celle-ci est montrée dans l'attente fidèle du père de sa fille tout en s'autorisant d'avoir deux amants en même temps, Maxence qui lui offre la possibilité de s'établir à ses côtés dans son salon de coiffure à Nevers, et Loïc qui est bibliothécaire dans le 18ème arrondissement de Paris. Les disques privilégiés dans les peintures de Robert Delaunay, le motif de la résurrection dans la pièce Le Conte d'hiver (1610) de William Shakespeare avec la statue d'Hermione qui s'anime pour le roi Léonte, ainsi que le lapsus de Félicie ayant confondu Levallois avec Courbevoie, tout cela insiste pour indiquer avec la courbure du monde l'éternel retour qui le fait à chaque recommencement commencer une nouvelle fois, cycle des saisons, après l'été vient l'hiver et après l'hiver revient le printemps.

 

 

 

Dans Conte de printemps, Jeanne est disponible pour le possible et l'expérimenter en en maintenant la possibilité est ce qui lui permet de connaître sa pensée sans penser forcément à quelque chose. Ainsi s'avère la dimension transcendantale du cinéma d'Eric Rohmer. Dans Conte d'hiver, Félicie est disposée à l'attente messianique que fasse retour le père de son enfant en incarnant un modèle de persévérance et de croyance en l'amour qui est une foi propre, une mystique personnelle. Ainsi s'avère la disposition du cinéma d'Eric Rohmer aux questions de la croyance et de la foi en faisant de Félicie une héroïne digne du pari pascalien, qui est un motif revenant pour la troisième fois chez lui après Ma nuit chez Maud et, plus implicitement, sa pièce de théâtre originale Le Trio en mi bémol (1987). Félicie a aussi la même dignité que l'héroïne éponyme de La Petite Catherine de Heilbronn (1810) de Heinrich von Kleist adapté en 1980 sur la scène du Festival d'Automne au Théâtre des Amandiers à Nanterre, puis capté pour un téléfilm. L'œuvre de Kleist, importante pour Eric Rohmer qui s'y est confronté deux fois, le serait aussi quand on se souvient que Marthe Robert disait à son sujet que son domaine privilégié était le malentendu.

 

 

 

En amour, disait Jacques Lacan, il y aurait cependant moins de malentendus que de malentendants. L'évidence est que les dialogues d'Eric Rohmer ont la virtuosité d'être de savants dialogues de sourds. Chacun des proches de Félicie, mère, sœur et amants, affiche à tour de rôle leur surdité face à ce qu'elle raconte de sa croyance, croyance folle dont la folie est l'étoile même d'une existence moderne et quelconque, une vie nomade et si peu fixée, train, métro, RER, trajets en voiture entre la Bretagne et Paris, Levallois et Belleville, Maisons-Laffitte et Villejuif en passant par Nevers et sa bien nommée rue Casse-cou. L'étoile du hors-champ auquel croit Félicie et que Charles personnifie. Contre son propre bloc d'opinions et d'idées reçues, la déterritorialisation est l'effort auquel l'autre doit consentir pour faire un pas en direction de Félicie et la comprendre. Elle dont l'attente messianique fait la sainteté laïque, exigeant la dureté d'une décision non négociable, intraitable, garante d'une foi en l'amour mystique. Maxence y échoue en croyant bon d'offrir à Félicie une salon de coiffure comme un piège aussi doré que chez Jacques Demy, tout en lui offrant sans le savoir un exemple de foi et de persévérance en la figure de Bernadette Soubirous. Loïc après bien des valses-hésitations pour sa part y réussit et c'est très beau. L'amant en devenant le confident fait de la culture non plus comme au début un plaisir distinctif partagé entre amis (Haydée Caillot et Jean-Claude Biette), mais les preuves de la raison de Félicie même quand elle s'apparente à la déraison.

 

 

 

Argument de la réminiscence platonicien, conte shakespearien et pari pascalien sont les dons de Loïc en dispute avec sa catholicité à son amie qui vit autrement le fait moderne de négocier avec le christianisme comme « religion de la sortie de la religion » (Marcel Gauchet). Confiante qu'elle est dans une hétérodoxie de croyance qui fait place à un peu de sublime malgré le désenchantement du monde que ne sauve pas, loin de là, la farandole des marchandises organisée rituellement pour les fêtes de fin d'année. Si Félicie est comme la sœur contemporaine de la petite Catherine de Kleist, l'amoureuse romantique qui a vu en rêve l'homme dont elle sait qu'il finira en retour par l'aimer, c'est qu'elle est la figure d'une croyance que liquide une économie à crédit, l'héroïne d'une foi qui se consume dans la subsomption de la religion chrétienne sous celle du capitalisme. Conte d'hiver tient du credo rohmérien qui accueille et documente la modernisation des rapports tout en sauvant une place pour les fictions qui, quand elles ne sont pas des fantasmes illusoires, constituent les sublimités continuant d'orienter les existences à l'époque où la sécularisation signifie l'interminable sortie de la religion de la sortie de la religion.

 

 

 

Conte d'hiver est un conte de Noël, c'est pourquoi il ne peut pas ne pas finir bien. Les hasards d'un scénario qui ne peut pas improviser se chargent de bien faire les choses. Celui qui fait retour revient donc à sa place, c'est aussi simple qu'invraisemblable, comme dans Ordet (1955) de Carl T. Dreyer et The Wrong Man – Le Faux coupable (1957) d'Alfred Hitchcock. Le miracle surprend de fait aussi beaucoup moins que celui sur lequel se conclut sublimement Le Rayon vert (1985). On se demande alors si l'important ne se joue pas ailleurs, dans la singularité d'une subjectivité féminine persévérante et intraitable et l'amitié masculine née des cendres d'un amour avorté. L'importance, enfin, de la foi d'une idiote persévérant contre les blasés et les imbéciles. L'importance de sa croyance en un monde où « nous ne croyons plus en ce monde (…) Chrétiens ou athées, dans notre universelle schizophrénie nous avons besoin de raisons de croire en ce monde. (… ) Nous avons besoin d'une éthique ou d'une foi, ce qui fait rire les idiots : ce n'est pas un besoin de croire à autre chose, mais un besoin de croire à ce monde-ci, dont les idiots font partie » (Gilles Deleuze, Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, pp. 223-225).

Conte d'été (1996)

L'archipel des amours

Conte de printemps apparie la disponibilité de Jeanne aux indécidables de Natacha et c'est ainsi que la faculté de connaître expérimente ses bords transcendantaux qui sont les limites de la raison. Conte d'hiver pour sa part se dédie à la suture mystique de la déposition et de la décision qu'incarne avec persévérance Félicie, dans la relève d'une croyance liquidée dans les eaux glacées de la religion de marché ayant asservi son aînée la chrétienté. Conte d'été serait quant à lui le film d'une jeunesse moderne car modernement disposée aux malentendus des décisions féminines et d'une disponibilité masculine à l'indécision.

 

 

 

Merveilleusement interprété par Melvil Poupaud, moins fatigué de quelque chose qu'il paraît épuisé dans sa jeunesse même, Gaspard est un garçon pensif, d'abord retiré dans ses pensées. C'est en raison de l'opaque rumination de ses idées qu'il semble au départ si peu disposé à accueillir le sourire de Margot croisée dans une crêperie où elle est employée. En vacances sur la côte bretonne, l'étudiant en mathématiques rennais qui cultive un goût pour la musique est d'abord mutique, réfugié dans le flux de ses pensées, sac et ressac. On comprendra vite à quoi il pense ou plutôt à qui. Son amoureuse Léna est censée le rejoindre à Saint-Lunaire et celle-ci se fait attendre. L'attente que prolonge l'atmosphère de détente vacancière est dès lors propice au hasard des rencontres qui font les bonnes fortunes (ou, contre mauvaise fortune, bon cœur) et c'est à lui que Gaspard laisse le soin de décider à sa place. D'abord Margot l'étudiante en ethnologie à Dinard, ensuite Solène qui l'emmène à Saint-Malo. Avant que Léna, qui occupe sur un mode mineur la position du hors-champ personnifié de façon plus sublime par Charles dans Conte d'hiver, ne fasse retour mais en brouillant davantage encore les lignes de la carte du Tendre arpentée par Gaspard.

 

 

 

La géographie de Conte d'été, dominée par le triangle Saint-Lunaire, Dinard et Saint-Malo, inclut aussi des passages à Saint-Sulac, Saint-Enogat, Saint-Jacut, dans le golfe de La Frenaye et la pointe du Groin. C'est ainsi qu'elle déplie, de part et d'autre de la Rance, la carte d'un archipel des amours mais il se trouve que Gaspard n'en a pas la boussole marine, tombant comme Ulysse de Charybde en Scylla dans la mer agitée d'une indécision dont, seul, le Graal d'autres sirènes saura triompher.

 

 

 

Gaspard est un garçon pensif et sa pensivité donne aux images de Diane Baratier une opacité qui, subtilement, infléchit leur vitalisme impressionniste, sensible aux variations d'une météorologie toujours capricieuse en Bretagne. En passant, il y a un immense plaisir à admirer la coïncidence esthétique entre la peau du pâle Melvil Poupaud qui brunit au fur et à mesure du tournage et la pellicule argentique dont la surface reçoit toutes les nuances d'un climat changeant, bain de soleil et bruine, finalement aussi inconstant que son personnage. Pensif, Gaspard est un garçon passif aussi et c'est une faute coupable pour la triade féminine qui, avec dureté pour Solène et sévérité pour Léna quand Margot s'impose en amie endeuillée de la possibilité de l'amour demeurant une possibilité, lui demande de trancher dans le lard de ses atermoiements. Dans le paysage nouveau des relations sentimentales de la fin des années 1990, les garçons délaissent le champ de la décision à la guise des femmes pour s'abandonner aux quatre vents d'une indécision qui est, pour les secondes comme les premiers, le désir intermittent et déguisé des séductions multiples et inconséquentes.

 

 

 

Margot, Solène et Léna composent une ronde qui rappellera moins Max Ophüls que La Danse d'Henri Matisse, peintre important pour Eric Rohmer qui le retrouve une nouvelle fois sur son chemin après La Blouse romaine cité dans Pauline à la plage (1983) et La Perruche et la sirène qui l'est dans Conte de printemps. De fait, Amanda Langlet dans le rôle de Margot fait le lien en rappelant à nous le souvenir solaire de la jeune Pauline. L'actrice revient aussi avec les ombres et les creux d'une maturité nouvelle que mettent en relief les errances sentimentales de Melvil Poupaud dans la peau de Gaspard, ce garçon qui se demande toujours plus s'il n'est pas au fond un ectoplasme. La jeune femme qui fait le deuil de l'amour au nom de l'amitié est, sans forcer, la plus belle des trois car elle a compris le désœuvrement profond et authentique de Gaspard. Le trio est une ritournelle, Margot-Solène-Léna, c'est une portée musicale dont Léna est l'accord faussement majeur, Solène l'accord réellement mineur et Margot l'accord apparemment mineur avant de se révéler à la fin le majeur, le vrai. La portée musicale s'apparente symboliquement aussi à une vague comme le montrent les intertitres dans la succession des jours.

 

 

 

Portée, vague, ronde, oui, sauf qu'aucune ne se tient la main car l'espace qu'il y a entre elles, deux qui sont hors-champ quand l'une des trois est dans le plan (du coup la pénible Léna perd en arrivant dans l'image le privilège sublime du hors-champ, moins belle quand de possible elle devient réelle), est un vide. Un vide incarné par Gaspard à l'épreuve de son indécision qui est le symptôme de son inexistence, de son inconstance qui est la preuve de son inconsistance et c'est ainsi qu'il retrouverait le dandysme du héros de La Collectionneuse (1966) mais comme par inadvertance, sans l'avoir décidé, acclimaté aux exigences éthiques d'un rapport entre les sexes renouvelé, plus égalitaire.

 

 

 

Si Conte d'été est un film d'Eric Rohmer caractéristique de la veine estivale et vacancière de son œuvre, il est plus beau encore que Pauline à la plage, et presque aussi émouvant que Le Rayon vert (1985). D'un côté, on reconnaît la structure en carré que le cinéaste rejoue à chacun des Contes des quatre saisons en jouant d'effets de complémentarité et d'inversion symétrique, plutôt que de variations cultivées dans les Contes moraux. Le carré en question est constitué de trois personnages + un : tantôt trois femmes et un homme dans Conte de printemps (mais le personnage principal fait partie de la triade féminine), tantôt une femme et trois hommes dans Conte d'hiver (et, cette fois-ci, la première est plus classiquement l'héroïne du film), tantôt un garçon et trois filles dans Conte d'été (en attendant une nouvelle fois un homme et trois femmes dans Conte d'automne mais d'une autre génération et, sur le principe expérimenté dans Conte de printemps, le personnage principal appartient à la triade féminine). Il y aurait fort à parier que le modèle cinématographique trouvé par Eric Rohmer, qui l'avait été pour ses Contes moraux dans Sunrise – L'Aurore (1927) de Friedrich W. Murnau, l'aura été dans The River – Le Fleuve (1951) de Jean Renoir, avec le capitaine John au centre de la ronde de l'adolescente romantique Harriett, son amie Valérie et la métisse Mélanie.

 

 

 

De l'autre, Conte d'hiver donne à entendre la singularité de sa petite musique dans la résonance de la chanson de marin qu'est en train de composer Gaspard, moins indécis sur ce plan-là que sur celui de ses amours placés sous le signe de l'affiche du premier album du groupe Oasis intitulé Definitely Maybe. Le film d'Eric Rohmer est à la fois très inventif et très ouvert, incluant un entretien quasi-ethnographique avec un pêcheur à la retraite qui a fait l'expérience des terre-neuvas et les talents de guitariste de Melvil Poupaud, la chanson « Fille de corsaire » composée par Sébastien Erms (autrement dit Eric Rohmer et sa monteuse Mary Stephen) et l'inflexion d'une réminiscence revenue d'une chanson médiévale entendue dans Perceval le Gallois (1978). Sans oublier « Santiano » d'Hugues Aufray que chante Solène à Gaspard et sa reprise extra-diégétique qui, à la fin, rappelle au marin qu'est Gaspard qu'il a le cœur gros de laisser comme dans la chanson derrière lui Margot. Ouvert et inventif, Conte d'été l'est encore en réussissant avec une équipe technique légère à tracer des travellings latéraux respectueux des marches d'une jeunesse qui se cherche à tâtons dans les accords des mots et les désaccords du cœur, claudiquant comme le héros boitillant de la chanson du terre-neuvas.

 

 

 

Les petites amoureuses de Gaspard pourraient de loin ressembler à celles décrites d'un trait vachard par Arthur Rimbaud, ces laiderons que le poète aime tant détester. Vachardes, Solène et Léna le sont et l'on se demande alors comment Gaspard peut se retrouver à jouer l'une contre l'autre en évaluant sans mot dire les chances de gagner à tous les coups. C'est qu'il y a un miracle comme dans Le Rayon vert mais celui-là se voit beaucoup moins. Et, comme dans Conte d'hiver, le miracle qui advient en mode majeur ne fait pas écran à l'autre, mineur mais non moins réel. L'indécision sentimentale n'empêche pas de faire le choix tranché de la musique quand il se présente à Gaspard qui n'ira pas à Ouessant pour y retrouver Solène et Léna, préférant revenir sur Rennes où l'attend un magnétophone huit-pistes d'occasion. Ce choix en recoupe deux autres, celui de la chanson écrite par Gaspard qui aura fait son miel de son environnement à l'instar du film d'Eric Rohmer, celui de Margot aussi qui fait son deuil de l'amour possible dans l'amitié pour l'inconséquent qu'il est vraiment.

 

 

 

L'été ne s'achève pas sur les épaves d'amours avortées comme il y en a dans Le Secret des eaux d'André Savignon, roman cher à l'enfance de Gaspard. Au contraire, Gaspard et Margot incarnent sans forçage ni volontarisme les avatars contemporains des antiques chansons de marin, héros modernes et quelconques d'histoires immortelles comme les prisent Orson Welles et, après lui, Raul Ruiz dont Melvil Poupaud aura été l'enfant secret.

Conte d'automne (1998)

Le possible, une dernière fois

Si Conte de printemps est le film de l'éclosion des possibles en tant qu'ils demeurent des possibilités, Conte d'hiver est celui de la persévérance du réel, aussi impossible en soit le retour. Et si Conte d'été est le film des possibles entre lesquels même la jeunesse qui navigue entre eux à vue doit savoir trancher, Conte d'automne est celui des adieux au possible et son frisson fait encore une fois retour avant de disparaître dans la nuit comme une étoile filante. Comme un dernier feu sous la lune.

 

 

 

Conte d'automne sait – et avec quelle intensité – qu'il est le dernier des Contes des quatre saisons. Le film d'Eric Rohmer n'en ignorerait pas moins qu'il est le dernier film offert aux grandes actrices rohmériennes, les amies de longtemps qui ont grandi dans le jardin de ses films, ensemble et séparément, Marie Rivière et Béatrice Romand. La seconde depuis Le Genou de Claire (1970) auquel ont succédé une furtive apparition dans la séquence onirique de L'Amour l'après-midi (1972), un rôle principal dans Le Beau mariage (1982), un court passage dans Le Rayon vert (1985), ainsi qu'un rôle secondaire dans le troisième sketch de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1987). La première avec trois petits rôles – une pucelle, une dame et la fille de Garin – dans Perceval le Gallois (1978), suivis par un rôle plus important dans La Femme de l'aviateur (1980), le rôle principal du Rayon vert, une petite apparition en voleuse dans le même sketch de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle et une plus courte encore à la fin du Conte d'hiver. Si Béatrice Romand n'a plus joué dans un film d'Eric Rohmer, ce n'est pas le cas de Marie Rivière qui a coécrit, co-réalisé et interprété avec Charlotte Véry le court-métrage Le Canapé rouge (2005), avant de tenir le rôle de la mère d'Astrée dans le tout dernier long-métrage du cinéaste, Les Amours d'Astrée et Céladon (2007) d'après Honoré d'Urfé.

 

 

 

Il n'empêche, Conte d'automne, qui est par ailleurs le seul et unique film d'Eric Rohmer dans lequel Béatrice Romand et Marie Rivière interprètent les personnages principaux à égalité, accueille avec les derniers tours de la série les derniers feux d'une collaboration aussi belle que des vendanges tardives, aussi chaleureuse qu'une garrigue brûlant le temps d'un été indien, aussi émouvante qu'un soir d'automne où le deuil de l'été prépare à affronter l'hiver. Jamais Eric Rohmer, dont le cinéma s'est souvent voué à célébrer avec la jeunesse autant la juvénilité teintée d'immaturité de l'actuel que l'antique jouvence du désir, n'aura eu cette préoccupation-là, celle du passage du temps dans les corps, du vieillissement du corps des hommes mais surtout des femmes – le corps des femmes de son cinéma. Au moment de la sortie du film en septembre 1998, Béatrice Romand avait 46 ans et Marie Rivière allait alors sur ses 42 ans. On n'aurait jamais l'outrecuidance de parler de vieillesse ici mais l'on a souvenance de la gamine un peu éreintante du Genou de Claire réalisé presque trois décennies auparavant, comme de la jeune femme un peu pénible de La Femme de l'aviateur tourné quasiment il y a vingt ans. On ne cesse pas d'y penser et Eric Rohmer leur dédie la fiction accordée à l'âge où se réduit comme peau de chagrin le champ des possibles. L'âge des adieux à la juvénilité, l'âge des derniers embrasements comme la vigne sous le soleil agonisant d'automne. L'âge endeuillé des possibles et dont le deuil sait durer comme le tanin des meilleurs vins.

 

 

 

Il faut dès lors apprécier dans toute la considération qu'elles méritent les séquences respectives, absolument sublimes, celle où Rosine prend en photographie Magali, la mère de son petit ami jouée par Béatrice Romand, et la dernière où sa meilleure amie Isabelle interprétée par Marie Rivière danse avec son mari lors de la fête donnée en l'honneur de leur fille qui vient tout juste de se marier. On y trouve des images parmi les plus bouleversantes de tout le cinéma d'Eric Rohmer. Pour Béatrice Romand, la photographie fixe avec la cruauté qu'on lui connaît les traits du temps qui travaille son visage en le ravinant. Le cinéma pour sa part accomplit le contraire : en décomposant analytiquement le mouvement pour le recomposer synthétiquement, il peut restituer des inflexions et sauver des intonations de jeu qui, plus tard lorsque Magali est raccompagnée en voiture par Gérald, reviennent de la profondeur du corps et de la jeunesse qu'il conserve encore. La photographie a l'immobilité blessante de l'instant quand le cinéma relève dans le présent et la durée la persistance de la jeunesse, dialectique magnifique. Exactement comme Sherilyn Fenn qui, jouant Audrey Horne dans Twin Peaks (1990-1991) de Mark Frost et David Lynch, renoue avec une extraordinaire jouvence en reprenant avec un quart de siècle de distance la danse de sa jeunesse dans un épisode de la troisième saison de la série.

 

 

 

La séquence de Conte d'automne concernant Marie Rivière n'est pas moins émouvante. Elle le serait d'autant plus que sa position en fin de film en accentue l'importance. Avant d'y arriver, Isabelle aura été rohmérienne en diable, la libraire tendance Bovary se livrant à cette pente romanesque propre à tant de personnages qui aiment raconter des histoires aux autres pour mieux s'en raconter à soi-même. En jouant à plaisir les entremetteuses selon une longue tradition littéraire qui inclut aussi bien le théâtre (Shakespeare, Molière, Marivaux, Musset) que le roman (Balzac, Jane Austen), Isabelle se raconte la belle histoire de l'amitié qui l'invite à mentir à un prétendant, Gérald, rencontré par le biais des petites annonces pour le bien de son amie Magali, femme de haute solitude qui vivrait mieux en étant bien accompagnée. La belle histoire finit d'ailleurs très bien, malgré le double écueil de justesse évité d'un projet concurrent, celui de Rosine (qui rappelle ainsi le personnage de Natacha dans Conte de printemps), et d'une ambivalence des situations, celle où Isabelle embrasse Gérald en ignorant qu'ils sont observés par Magali derrière la porte. On reconnaît en passant la morale chère au théâtre de Musset (Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée, proverbe en un acte publié en 1845). Ernst Lubitsch a su en tirer un grand profit cinématographique et ses comédies n'ont pas moins inspiré le cinéma d'Eric Rohmer que les proverbes de Musset comme l'indique la série des Comédies et proverbes.

 

 

 

L'important se joue pourtant ailleurs. Déjà dans la morale des biens qui dévoile des fantasmes inavoués : d'un côté c'est l'inceste symbolique pour Rosine qui fréquente le fils de Magali en voulant lui donner son ancien amant et professeur de philosophie qui pourrait être son père ; de l'autre c'est la possibilité de l'adultère pour Isabelle qui se prend tellement au jeu des petites annonces sentimentales que le quiproquo donne à accroire au soupirant Gérald qu'elle serait Magali. Ensuite dans la courbure du monde comme un rond-point de route de campagne qui fait advenir les souhaits sans rien dissiper des ambiguïtés du désir : avec Rosine qui garde le professeur pour elle afin de se tenir à distance du fils de la femme qu'elle admire tant qu'elle ne désire pas s'en faire une belle-mère ; avec Isabelle qui pour sa part a goûté au risque de l'adultère en s'effaçant finalement devant la promesse d'une belle relation entre Magali et Gérald. On doit dire ici à quel point est large et riche le nuancier comique de Conte d'automne, reposant notamment sur des gammes d'interprétation très différentes et variées : jeu des jeunes acteurs ayant peu d'expérience ; jeu des actrices rohmériennes qui peaufinent des manières introuvables ailleurs ; jeu des comédiens rodés sur les planches de théâtre comme Didier Sandre et surtout Alain Libolt, à la fois reptilien et pétillant.

 

 

 

L'important qui est le décisif se tient enfin dans la fête de mariage où la joie d'une mère venant de marier sa fille se recouvre d'un voile de tristesse. La fête bat son plein, les invités dansent, la chanson est belle, entonnée en occitan par le carcassonnais Claude Marti, grand défenseur de la culture d'oc. Pourtant, la nuit est là, murnalcienne. Elle s'insinue déjà, fenêtre ouverte sur un noir dehors, dans le dos d'Isabelle saisie en train de penser à sa petite machination, avant que le noir ne s'impose à elle qui erre dans sa maison, et qu'il ne lui tombe littéralement dessus lors du fondu au noir final. La stratégie rohmérienne est pourtant pleine de pudeur en associant cette dernière séquence au déroulé du générique-fin. On serait presque moins attentif alors à la manière dont Isabelle laisse traîner son regard dans un ailleurs qui est le lieu du hors-champ, réserve imaginaire des possibles qu'elle regarde d'un regard qui est celui de la dernière fois. Le vin est tiré, il faut le boire et Isabelle l'a bu en offrant à son amie Magali l'ivresse du possible quand, avec son don, s'impose discrètement, secrètement, le temps poignant de lui faire des adieux.

 

 

 

Les lumières sont chaudes, d'or et de vin, soufflantes et organiques, mordantes et mordorées – crépusculaires. La Vallée du Rhône, d'un côté persévérante dans sa culture viticole, de l'autre engorgée des activités industrielles, divisée entre le Mont Ventoux et les cheminées du site nucléaire du Tricastin, est au fond aussi divisée qu'Isabelle est duplice. L'héroïne luciférienne brûle d'un désir qui est celui, spéculaire, de la reconnaissance en son amie de la solitude qui en elle l'habite. Ce désir a des épiphanies (le mistral qui emporte son chapeau, le muflier qui accroche son derrière, tout un théâtre de plein air qui aurait alors pour seul équivalent Antigone de Straub et Huillet en 1992). Il a aussi des fictions qui sont des ivresses saisies dans le moment de leur dissipation, des fêtes qui s'approchent de leur terme.

 

 

 

Conte d'automne a le génie de cultiver les vendanges tardives de ses images dans l'intervalle parfait entre Le Déjeuner sur l'herbe (1959) de Jean Renoir et les derniers Ozu comme Fleurs d'équinoxe (1958) et Fin d'automne (1960).


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