Youssef Chahine, cordialement

(première partie)

Les fils nouant et dénouant la sexualité des autres et celle de soi, dans une intimité s’exposant comme extimité et une crudité jamais séparable de toute cruauté, trament organiquement les images d’une demi-siècle d'alexandrins en cinéma.

 

Les images d’une vie de cinéma par le cinéma réinventée sont des battements de cœur et si elles étaient des cartes postales, leur auteur les aurait peut-être signées comme ça : Youssef « Jo » Chahine, cordialement.

Les battements du cœur

 

 

 

On connaît, inspirée d’un poème de François de Malherbe plus tard repris en titre par Valéry Larbaud, la fameuse métaphore employée par le jeune critique Jean-Luc Godard à l’occasion d’un article important intitulé « Montage, mon beau souci » : « Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur » (Cahiers du cinéma, n°65, décembre 1956, p. 30-31).

 

 

La cordialité intrinsèque du cinéma, qui se comprend au sens de la rythmique interne des films (les plans ont des rapports qui sont comme des battements de cœur), est une question qui s'est posée en s'imposant particulièrement à Youssef Chahine. Et cela à deux moments décisifs. Le cinéaste égyptien a d’abord su d’instinct ce qu’il en était d’une rythmicité ressaisie comme cordialité quand, apprenti comédien et metteur en scène amateur désireux de faire du cinéma au grand désespoir de ses parents d’origine libanaise et de confession grecque-catholique melkite, il découvre le moyen de trouver la mesure dans l’ordre de la succession des plans : « Pour savoir quelle était la longueur des plans, je les comptais sur les battements de mon cœur : un, deux, trois, quatre et hop. Ce n’était jamais plus de quatre ou cinq. C’était la longueur des plans. Cinq battements de cœur, dix de temps en temps. » (Le Révolutionnaire tranquille : entretien avec Tewfik Hakem, éd. Capricci, 2018, p. 60).

 

 

Le moyen en question est donc à la fois empirique et organique : c’est la scansion mesurée du film ressaisie dans les battements internes d’un corps qui travaille encore à savoir comment il va passer la rampe pour traverser l’écran et se retrouver de l'autre côté.

 

 

En 1947, à l’âge de 21 ans, le jeune homme polyglotte (il parle quatre à cinq langues) quitte son petit paradis familial et cosmopolite d'Alexandrie pour étudier pendant trois ans la mise en scène à l’école Pasadena Playhouse en Californie. C’est le seul étudiant arabe de l’école, on le surnomme alors Joe, le vierge de tout y perd d’ailleurs son pucelage (Youssef Chahine en raconte par le menu l’anecdote croustillante dans son entretien avec Tewfik Hakem, opus cité, p. 63-64). Trois ans plus tard, le jeune employé au département publicitaire de la Fox réalise sur la recommandation du grand chef opérateur égyptien Alvise Orfanelli son premier long-métrage, Papa Amin (1950). Vingt-sept ans plus tard, le cinéaste considéré depuis comme le plus important travaillant en Égypte, quand ce n’est pas dans le monde arabe, est vivement interpellé par son médecin qui l’arrache de sa salle de montage pour l’envoyer fissa se faire ausculter dans un hôpital londonien.

 

 

 

Intimité, extimité

 

 

 

Le diagnostic est sévère, trois artères bouchées, l’opération doit s’effectuer dans les 48 heures, à cœur ouvert (cf. « Youssef Chahine, un cinéaste à cœur ouvert » in Le Monde, 27 juillet 2008). L’homme est sauvé mais la crise est suffisamment grave pour que ses conséquences soient à la fois existentielles et artistiques, en l’obligeant notamment à accentuer la dynamique de rupture engagée avec Le Retour de l'enfant prodigue (1976). Cest à partir de cette faiblesse cardiaque que la cordialité caractéristique du cinéma de Youssef Chahine s’ouvre désormais aux battements cinématographiques d’une écriture de soi qui est une réécriture baroque confondant dans la proximité esthétique de Federico Fellini la fiction et l'autobiographie.

 

 

Avec la grande série des quatre films, Alexandrie pourquoi ? (1978), La Mémoire (1982), Alexandrie, encore et toujours (1990) et Alexandrie… New York (2004), Youssef Chahine ose tirer le fil de la cordialité sur le mode d’une intimité paradoxale, à la fois exposée et réinventée, qui fait exception dans un paysage cinématographique où, dans les pays arabes, dominent encore largement à cette époque des grands récits héroïques et épiques suturant l’émancipation coloniale à la construction d’une identité nationale. Et l’exception est si singulière en effet que l’intimité s’y fait extimité en conjuguant le fantasmatique et le pudique. Le fantasme se présente comme un masque de pudeur (on pense au mentir-vrai d'Aragon) pour qui s’expose ainsi en brouillant les frontières pour débrouiller les fils tramant une existence reprisée, ressaisie depuis l’aiguille de sa reprise après coup qui est l’écriture poétique d’un destin.

 

 

Cordialité, extimité : les battements de cœur se font de fait plus personnels que jamais, mais ils ne font qu’amplifier aussi ceux que l’on pouvait déjà entendre avec plus ou moins de discrétion dans les films de la première période plus commerciale de l’auteur. Qu’il s’agisse du facétieux twist final de Papa Amin en forme de pirouette moquant les conventions narratives de l’industrie du cinéma égyptien. Qu’il s’agisse également d’un goût avéré pour la paysannerie alors si peu filmée (Le Fils du Nil montré à la Mostra de Venise en 1952 préfigure à ce titre le censuré Un jour, le Nil en 1968 suivi par La Terre en 1969). Ou bien encore de sa propension shakespearienne au mélange impur des genres et sa préférence pour la tragi-comédie (c’est Le Grand bouffon en 1952 où le sérieux Youssef Wahby y tient son premier rôle comique, c’est La Dame du train tourné la même année qui est une comédie musicale virant au drame).

 

 

 

Mélange des genres,

 

mêlée des gens

 

 

 

Youssef Chahine n’a pas trente ans alors et il est déjà animé par cette belle disposition à pouvoir passer du drame social (Ciel d’enfer en 1954 où apparaît pour la première fois Omah Sharif) à la comédie musicale (C’est toi mon amour en 1957, son plus grand carton dans le monde arabe), du film de guerre (Djamila l’algérienne en 1958, la première fiction arabe consacrée à la guerre d’indépendance algérienne inspirée de la vie de la militante FLN Djamila Bouhired) à la chronique réaliste (Gare centrale en 1958 reste d’une audace incroyable en forme de cour des miracles où l’on croiserait Fritz Lang, Vittorio de Sica et Luis Buňuel).

 

 

Jusqu’à ce dernier film qui est son premier chef-d’œuvre et où il tient le rôle sublime du vendeur de journaux boiteux Kenaoui au point de faire oublier le bellâtre Farid Chawki, Youssef Chahine a tourné onze longs-métrages et il en aura réalisé quarante jusqu’à son décès survenu en juin 2008 à l’âge de 82 ans. Parmi lesquels on citera le très sirkien Un homme dans ma vie (1961), Saladin (1963) en forme de superproduction pharaonique dédiée à Gamal Abdel Nasser afin de brosser le contrechamp arabe des croisades chrétiennes, et cinq ans plus tard Un jour, le Nil sur la construction du barrage d'Assouan dont n'ont voulu ni Le Caire ni Moscou.

 

 

Après un court exil libanais au milieu des années 1960 durant lequel le cinéaste tourne notamment le très minnellien Le Vendeur de bagues (1965), c'est la grande série politique qualifiée de « quatuor de la défaite » et formée de La Terre d’après le roman d’Abderrahmane Cherkaoui, du Choix (1970) coécrit avec Naguib Mahfouz, du Moineau (1972) et du Retour de l'enfant prodigue, où l’alliance avec la gauche égyptienne autour de la question agraire est rompue après la défaite militaire consécutive à la Guerre des Six-Jours suivie par le décès de Nasser en 1970. Cette rupture n'est cependant pas à comprendre comme un reniement pour un artiste qui, au contraire, tient autant à sa liberté politique qu'à son esprit libertaire, au point de braver la censure en 1984 en diffusant un film alors interdit, ce qui lui coûta une peine de prison.

 

 

Enfin, des films aussi divers et importants que Adieu Bonaparte (1985) qui ouvre la période du soutien économique français incarné par Jack Lang puis Humbert Balsan (l'homme de Pyramide Films), Le Sixième jour (1986), L’Émigré (1994), Le Destin (1997), L’Autre (1999), Silence... on tourne (2001) jusqu’à l’ultime Chaos (2007) co-réalisé avec l'assistant Khaled Youssef témoignent des multiples perspectives engagées, du côté de la critique du colonialisme français comme sur le versant de ces fondamentalismes mimétiques qu’ils soient de religion ou de marché, de la reconstitution historique au mélodrame en passant par ce cher musical, le genre qui aura toujours eu la préférence dans le cœur du cinéaste.

 

 

 

La cordialité à cru,

 

cruellement

 

 

 

 

La cordialité est un nom pour l’ouverture chahinienne au divers et l’hospitalité qu’elle requiert, fidèle à la vie cosmopolite de ses origines alexandrines, capable de reconnaître dans la foule rassemblée ce soir du 3 décembre 2001 dans la rue du Premier Film la petite femme du peuple d'origine algérienne qu'il allait emmener en direction de la scène de l'Institut-Lumière alors qu'il y présentait en avant-première Silence... on tourne.

 

 

En témoigne un mélange des genres où un cœurs brisé (celui d’une mère pour son fils – c‘est l'inoubliable Saddika interprétée par la chanteuse Dalida dans Le Sixième jour d’après un roman d’Andrée Chedid) succède à un autre (celui du cinéaste lui-même à la suite du départ accablant de son jeune acteur fétiche Mohsen Mohieddine, rencontré pour Alexandrie pourquoi ? et laissant tomber le cinéma après Le Sixième jour à l’islamisme). En parallèle du mélange des genres, se joue une mêlée impure et cosmopolite des gens où, crûment mais aussi cruellement, se pose à tous la question sexuelle. Chez Youssef Chahine, la cordialité se monte à cru et la cruauté répond aux cavaliers de cœur qui ne savent pas tenir la monture de leur désir. La question sexuelle se pose en effet frontalement aux corps qui se soumettent aux cruelles idéalités de la loi ou bien au contraire se révoltent en s’armant des savoirs nécessaires à leur émancipation. Cette histoire ne cesse pas de traverser toute l’Histoire en se racontant de Adieu Bonaparte à L’Émigré censuré, du Destin acclamé à Cannes à L’Autre en passant par Le Chaos, ultime coup de semonce qui aura senti le grisou de l’insurrection populaire venue en 2011.

 

 

La cordialité chahinienne, dont la disposition à l’extimité a été si durement critiquée à l’époque de la révolution conservatrice et si nécessaire pourtant à l’heure où il faut s’en émanciper, n’aura pourtant été que fidélité aux origines cosmopolites et hospitalité à l’égard des corps brimés, ceux des opprimés dont le désir ne cesse pas d’être bridé au risque du pire. Les battements de cœur des films se tiennent ainsi au plus près de l’agir tumultueux, cru et cruel des corps impurs et sexués, dans un audacieux mélange des genres (en systole) comme dans une non moins audacieuse mêlée des gens (en diastole). Ce qui aura fait singulièrement événement dans tout le monde arabe et au-delà, c’est au fond le nouage baroque et facétieux des fils à la fois brouillés et débrouillés – systole et diastole – de la cordialité chahinienne qui est hospitalité aux foules qui agitent une vie.

 

 

Les fils nouant et dénouant la sexualité des autres et celle de soi, dans une intimité s’exposant comme extimité et une crudité jamais séparable de toute cruauté, trament organiquement les images d’une demi-siècle de cinéma. Si les images d’une vie de cinéma par le cinéma réinventée étaient des cartes postales, leur auteur les aurait peut-être signées comme ça : Youssef Chahine, cordialement.

 

 

 

10 janvier 2019

Gare centrale (1958)

Le diable boiteux

La gare centrale du Caire située près de la place Ramsès est un espace social privilégié où la mêlée des corps est une cohue bigarrée. Les multitudes s’y mélangent énergiquement selon des tonalités affectives différenciées, attractives ou répulsives, dans une dynamique où la composition se frotte constamment au contact électrique de la décomposition. Le lieu est un vaste échangeur urbain avec son centre et ses périphéries, avec ses populations sédentaires de travailleurs exploités, avec la maille de ses lignes ferroviaires et ses immenses flux de voyageurs venus des banlieues ou de plus loin encore dans le pays. La gare centrale est comme un cœur qui bat de toutes les contradictions sociales de l’Égypte alors en voie de modernisation depuis la fin de la monarchie sous tutelle coloniale britannique et la proclamation de la République en juin 1953, la nationalisation du Canal de Suez en 1956 et la naissance de l’éphémère République arabe unie entre 1958 et 1961.

 

 

La gare centrale cairote est comme un organe soumis à l’étude clinique d’un cinéaste chirurgien qui en examinerait avec cordialité la vitalité populaire, vie impure et mélangée, tout en tentant d’en opérer les artères bouchées par accumulation et saturation d’affects mal dégrossis, de pulsions mal négociées. La gare Ramsès tient autant du théâtre à ciel ouvert et son site labyrinthique accueillant une multitude de récits aux fils embrouillés est un chœur antique pour essayer de les débrouiller. Le chœur serait ici exemplairement incarné par le vendeur de journaux Madbouli qui ouvre le bal en racontant en voix-off comment un jour il a ramassé par terre le pauvre Kenaoui qui s’y était échoué. Kenaoui le naufragé, ce diable boiteux doublé d’un grand frustré sexuel, Madbouli a donc décidé de le prendre sous son aile comme un fils adoptif. Mais Kenaoui boite autant que louche Madbouli et ce n’est pas la moindre des cruautés que de voir l’homme du chœur trouver à la fin le cœur de trahir son fils adoptif en rejoignant le chœur de toux ceux qui croient à la seule responsabilité individuelle du paria dans un désastre sexuel qui est dans les faits un naufrage collectif.

 

 

Gare centrale représente probablement l’équivalent cinématographique pour l’Égypte de ce qu’ont respectivement représenté pour l’Italie Sciuscià (1946) de Vittorio de Sica et Los Olvidados (1950) de Luis Buňuel pour le Mexique, à savoir un constat implacable depuis lequel perce une lucidité suraiguë comme un cri de colère, lucidité comme à cœur ouvert. Le constat mérite d’être développé et s’y tient la virtuosité narrative de Youssef Chahine. Elle est déjà avérée en ceci qu’elle rend magistralement compte d’une polyphonie sociale riche en assonances (le porteur de bagages musclé Abou Seri va bientôt se marier avec la belle Hanouma, vendeuse à la sauvette de boissons gazeuses). Comme en dissonances (les porteurs s’organisent en syndicat pour ne pas être exploités comme le sont les vendeuses, les sous-prolétaires n’étant pour rien que des parias servant lorsque éclate une crise mimétique de bouc émissaire à faire disparaître). La sensibilité à fleur de peau de l'alexandrin est si manifeste qu’elle lui permet de déployer le site ferroviaire sous la couture de plusieurs perspectives tout en y faisant jouer plus d’un écho, par exemple entre le jeune couple sentimental qui se retrouve clandestinement à la gare, le couple plus brutal et pragmatique formé par le rustre Abou Seri et la fruste Hanouma, et le couple impossible que cette dernière formerait avec Kenaoui, le paria qui crève d’amour pour elle au point d'ébullition où la frustration le pousse à vouloir la crever quand elle se refuse à lui.

 

 

C’est ainsi qu’avec Gare centrale, Youssef Chahine bouscule les conventions en poussant comme jamais le bouchon de la sensualité (Hind Rostom, qualifiée alors de « Marilyn Monroe d’Orient », est plus désirable encore d’exposer sa générosité charnelle avec une irrésistible vulgarité). Et il a l’audace alors si peu partagée de s’aventurer dans des bas-fonds mal représentés de la société égyptienne (la libido collective alimente des trafics sexuels dont les tarifs sont inégalement accessibles, creusant comme un gouffre la distance entre l’homme qui bénéficie du capital symbolique lié à sa combativité syndicale et celui qui est quasiment réduit à la nudité de sa vie animale). C’est ainsi que le cinéaste taille au scalpel les contradictions impossibles de l’époque, qui s’ouvre au marché des marchandises érotiques produites par le monde occidental (la presse saturée de crimes sexuels et de photographies de femmes nues collectionnées par Kenaoui). Sauf que la modernisation des rapports sociaux entraîne avec la dissolution des anciennes structures familiales et collectives la mise en concurrence des individus désocialisés, livrés avec la concurrence à toutes les inégalités sociales, sexuelles comprises, au risque de la crise mimétique.

 

 

Il y a de nombreuses raisons, intrinsèquement cinématographiques ou bien extrinsèquement culturelles, expliquant pourquoi Gare centrale est un film si important, innervé par une énergie vitale grisante, porté par des palpitations inoubliables. Que l’on pense notamment à la grande séquence musicale dans un wagon où une improvisation collective sur un mode jazz et germanopratin, emporte le corps de Hanouma qui s’intègre au groupe de jeunes en jouant de ses bouteilles de soda dont elle fait vivement gicler le contenu dans une grande série de déhanchés, de clins d’œil et d’éclats de rire proprement dionysiaques. Que l’on songe encore à la toute fin du film où Kenaoui l’assassin, celui qui a poignardé une jeune femme en croyant avoir tué Hanouma et qui retrouve celle-ci pour lui faire subir la lame de son ressentiment, est le sujet quasi-sacrificiel d’une passion collective dans une séquence nocturne digne de M le maudit (1931) de Fritz Lang.

 

 

La cordialité chahinienne joue si entièrement que son intensité aura ravivé le vieux désir d’acteur du réalisateur qui a ainsi décidé de jouer le rôle de Kenaoui tout en piquant la vedette à Farid Chawkri, dans l’épreuve assumée de susciter une incompréhension publique qui aura pesé sur la distribution nationale du film et sa visibilité internationale (par exemple Gare centrale ne passera à la télévision française qu’en 1982). Mais son interprétation est si généreuse qu’elle redonne un cœur au corps meurtri de la sexualité mutilée. L'auteur d’un crime qui l’expose publiquement à être pire qu’un criminel (ou un syndicaliste puisque Abou Seri est d’abord et significativement identifié comme coupable par ceux qui voient d’un mauvais œil l’idée syndicale) figure la part maudite d’une société toute entière qui joue des coudes pour masquer les désaveux du sexe. Tantôt à coup de gifles pour Abou Seri qui bat Hanouma afin de la rappeler à l’ordre d’un futur mariage consignant la disparition de son indépendance, tantôt à coups de voile pour le musulman conservateur qui le jette au visage de sa femme qu’il accuse d’avoir excité le voyeurisme de Kenaoui. Cette même cordialité aborde enfin les rivages de la cruauté dès lors que Kenaoui incarne pour toutes les histoires racontées leur marge commune et obscure, l’infamie et la vilenie, l’excès maudit que personne ne veut regarder en face au risque d’en être sidéré, pétrifié.

 

 

Kenaoui l’éclopé aura écopé de la vie de l’homme infâme parce qu’affamé de sexe dans un monde où le sexe est partout visible mais inégalement accessible. L’infâme affamé rebute le désir de Hanouma parce qu’il figure le vil rebut social qu’elle veut à tout prix fuir en acceptant le mariage avec Abou Seri. Il est le déchet qui bouche les artères des circulations voulues fluides et dont la vue souillerait comme est souillée la moitié de son visage par la graisse noire de la grande nuit ferroviaire. Kenaoui incarne l’impur, il figure l’intouchable qui n’est finalement touché que par ceux qui l’abusent en accentuant la profanation dont il est la victime. Y compris ses amis qui lui font croire qu’une camisole de force est un habit de mariage.

 

 

Le paria est ce diable boiteux dont l’existence seule fait loucher le père mal voyant qui à la fin lui ment pour mieux le trahir au nom de la cohésion d’un groupe risquant l’implosion mimétique. Il est le porteur démonique d’une vie mutilée qui fait boiter la grande histoire du prolétariat s’organisant syndicalement mais dans l’exclusion sociale d’un reste qu’est le sous-prolétariat abandonné, le « prolétariat en haillons » ou lumpenprolétariat que méprise alors l’orthodoxie marxiste. A ce titre, Kenaoui succède à d’autres érotomanes criminels croisés dans Monsieur Verdoux (1947) de Charlie Chaplin et La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz (1955) de Luis Buňuel (le train représente d’ailleurs dans tous les cas la machine folle et impersonnelle de la pulsion). Comme il précède également bien des personnages du même type diversement filmés par Pier Paolo Pasolini, Shôhei Imamura, João Cesar Monteiro, Jean-Pierre Mocky. Et évidemment Jilani Saadi qui serait idéalement son héritier tunisien contemporain.

 

 

A l’ombre de la grande statue du pharaon Ramsès surplombant la place cairote du même nom, Kenaoui est le double obscur et l’ombre portée de tous qui ne le voient pas pour ne pas s’y reconnaître. Comme les porteurs de bagages qui vivent mieux leur frustration sexuelle en la pratiquant collectivement. Et puis la petite amoureuse qui attend dans le dernier plan que son amoureux clandestin vienne la chercher en ignorant la sordide histoire qui s’est jouée tout à côté en poussant comme une bosse dans son dos. Ou bien au contraire certains s’y retrouvent imprévisiblement, dans un ultime sursaut de lucidité qui crève le cœur et les yeux. C’est Hanouma qui à la fin pleure quand on la sauve des griffes de l’homme qui veut la tuer mais parce qu’elle le reconnaît comme un frère de douleur, un jumeau placentaire. Et le malheureux destin de Kenaoui d’être intimement compris par celle qui était jusqu’alors persuadée d’y avoir réchappé.

 

 

La cordialité chahinienne n’est dans son souci de l’hospitalité intègre qu’à être intégrale jusque dans sa crudité même quand elle touche à la cruauté des excitations sexuelles et leurs frustrations.

 

 

 

11 janvier 2019

La Terre (1969)

Le désenchantement de l'épopée paysanne

Avec Un jour, le Nil (1968) Youssef Chahine met un terme à son exil libanais du milieu des années 1960 et revient au pays après la superproduction Saladin (1963) pour y tourner une coproduction russo-égyptienne tournée en Sovcolor et richement consacrée à la construction en cours du barrage d'Assouan, mis en service en 1973. La fresque dédiée à l'amitié constructive des nations socialistes et leur internationalisme pratique déçoit cependant les donneurs d'ordre. Particulièrement les producteurs soviétiques qui ne s'y retrouvent pas au point d'exiger un nouveau montage qui nettoierait de ses scories une vision à la fois critique des effets contradictoires de l'universalisme abstrait du socialisme étatisé, sensible aux élans homosexuels de ses personnages, sensible aussi à l'idée que la destruction des villages nubiens ressemblerait à la Bataille de Stalingrad d'un peu trop près.

 

 

Youssef Chahine doit alors réaliser sous la contrainte une seconde version plus officielle intitulée Ces Gens du Nil qu'il reniera par la suite, mais arrive aussi à sauver une copie positive de la première version de son film en la confiant clandestinement à Henri Langlois pour qu'il la garde précieusement au chaud dans la cave aux trésors de la Cinémathèque française (c'est ainsi que Un jour, le Nil aura droit trente après sa réalisation contrariée à sa première distribution française au moment de la sortie de L'Autre en 1999).

 

 

L'épopée avait donc été entreprise pour chanter les chantiers grandioses du socialisme d'État en faisant passer la paysannerie traditionnelle du féodalisme à la modernité agricole. Le grand récit lyrique fait cependant plus que laisser affleurer via les mailles croisées de bandes documentaires et d'intrigues multiples et variées la tragédie redoublée des déceptions existentielles et politiques affligeant tous ceux qui auront cédé sur leur désir en étant pourtant férocement persuadés du contraire.

 

 

L'épopée délibérément manquée est l'écorce délivrant son noyau tragique, voilà l'affaire de La Terre (1969). Et elle enfonce le clou d'une authentique passion chahinienne pour la condition paysanne, exceptionnelle pour l'habituel du cinéma égyptien davantage bourgeois et citadin, déjà manifeste avec le deuxième long-métrage intitulé Le Fils du Nil (1951), puis Ciel d'enfer (1954) avec son ingénieur agronome et humaniste dont l'aide apportée aux cultivateurs de canne à sucre bute contre le mur des appétits du pacha local. La passion pour le versant paysan du peuple égyptien est encore sensible mais de façon plus indirecte dans Gare centrale (1958) dont la multitude prolétaire résulte dans sa composition sociologique de l'exode rural qui s'est intensifié avec l'arrivée au pouvoir de Nasser en 1952 et sa politique de modernisation du pays.

 

 

Avec La Terre qui représente un tournant majeur dans une œuvre déjà riche à l'époque de plus de vingt films, Youssef Chahine ouvre un immense chantier poursuivi avec trois autres films qui formeraient ensemble une idéale tétralogie, Le Choix (1970), Le Moineau (1972) et Le Retour de l'enfant prodigue (1976). La question politique y accède au premier plan qui n'est désormais plus celui de la guerre d'indépendance algérienne rapportée à la figure héroïque de l'une de ses exemplaires combattantes (Djamila l'Algérienne en 1958). La question politique ne se suffit plus également des éléments de critique sociale disséminés çà et là selon les films pour en étoffer contextuellement la matière comme c'est le cas pour Gare centrale mais déjà avec Le Démon du désert (1954), Ciel d'enfer et Les Eaux noires (1956), cette série de trois films où triomphe Omar Sharif passant de statut de jeune premier à celui de star internationale.

 

 

A partir de La Terre adapté avec Hassan Fouad du roman éponyme d'Abderrahmane Cherkaoui publié en 1951, le traitement se fait en effet plus frontal et l'éloignement de la figure coloniale dont l'oppression est relayée dans toute la société égyptienne impose alors que la question ne soit pas celle du nationalisme mais de la lutte des classes. Et il le sera davantage à chaque film suivant en vérifiant la somme des contradictions sociales ruinant les efforts d'un groupe social donné, paysans, ouvriers, intellectuels, pour passer comme l'aurait dit Pierre Bourdieu de la classe en soi à la classe pour soi. Non seulement ce passage dialectiquement ne va pas de soi, qui ne résulte en rien des effets programmatiques d'une Histoire idéalisée et rigidifiée par les approches orthodoxes marxistes et historicistes, mais de surcroît l'échec accompagne une déception dont les sanctions s'accordent avec la situation égyptienne d'alors. La défaite militaire avec la victoire israélienne durant la Guerre des Six Jours en 1967 précède en effet l'arrivée au pouvoir du président Sadate après le décès de Nasser en 1970. Le programme politique du nouveau président égyptien consiste notamment en une normalisation des relations avec Israël qui a affaibli les discours du nationalisme et du panarabisme, ainsi qu'une libéralisation progressive de l'économie étatique qui, tactiquement, s'appuiera, en parallèle d'une lutte menée contre toute la gauche (des nasséristes aux communistes), sur les islamistes qui regagneront en légitimité dans la société égyptienne.

 

 

La Terre a beau pour contourner la censure s'habiller des oripeaux de la reconstitution de la condition paysanne de la région du Fayoum dans le delta du Nil à l'époque du début des années 1930, il offre un commentaire circonstancié d'un moment égyptien intervallaire qui s'explicitera dans les films suivants. Et l'élection du premier film comme étendard culturel de la gauche égyptienne a ouvert un compagnonnage qui se conclura cependant par la rupture définitive avec elle établie avec Le Moineau. A voir La Terre, c'est comme si Youssef Chahine au fond s'y était toujours attendu en faisant de l'intellectuel vaniteux Mohamed Effendi la première figure d'illusion inconsciente, d'involontaire trahison et de désenchantement qui en annonce bien d'autres. La fusion de la critique et de l'autocritique proposée avec Le Retour de l'enfant prodigue met fin à cette période du cinéma chahinien  pour en amorcer une nouvellle ouverte par Alexandrie, pourquoi ? (1979), où le biographique est pris dans l'optique néo-baroque du mentir-vrai fellinien. Il y aura lieu alors de réenchanter l'existence vécue en faisant que le réenchantement dans l'écriture de soi relève en diagonale la série des désenchantements politiques passés.

 

 

Le désenchantement est en effet déjà à l'œuvre avec La Terre qui est le prix chèrement payé pour substituer aux optimistes forcenés de l'idéalisme le pessimisme de la lucidité, au risque de la mésentente et l'incompréhension. Le désenchantement est d'ailleurs tout à fait paradoxal pour un cinéaste nourri du musical hollywoodien qui propose pourtant avec ce film une « tragédie musicale » regardant davantage du côté soviétique (après tout, le film porte le même titre qu'un chef-d'œuvre russe de 1930 réalisé par un autre alexandrin mais venu celui-là d'Ukraine, Alexandre Dovjenko). Le peuple des travailleurs de la terre qui y fait pousser le coton en contestant la gestion restrictive du rationnement de l'eau ne cesse pas de chanter et déchanter selon que les intérêts individuels convergent ou divergent, tandis que l'alternance s'emplit progressivement de la mauvaise eau d'un désenchantement qu'échoue à barrer le souvenir des révoltes anti-britanniques de 1919 ayant entraîné la fin du protectorat anglais en Égypte en 1922. Et il n'y a pas à forcer pour reconnaître à travers cette histoire contextualisée l'allégorie critique du désenchantement de l'artiste constatant que la rupture républicaine incarnée en 1952 par Nasser qui a mis fin à la monarchie du roi Farouk n'a pas été davantage révolutionnaire sur le plan social que la fin du protectorat.

 

 

La fresque épique, qui se fait lyrique sur un mode soviétique quand elle rend grâce à la solidarité paysanne en acte afin de sortir une bufflonne tombée dans une noria, devient la tragédie commune des paysans échouant à faire front contre leur ennemi de classe. Parce qu'il y a toujours lieu de faire valoir ou préférer un vieux réflexe culturel (celui de l'imam tout entier figé dans les rictus de son conservatisme), un intérêt particulier (celui de l'ancien militant anticolonialiste devenu commerçant qui pense d'abord et avant tout à ses petits profits), une pulsion sexuelle mal réprimée (celle du cheikh libidineux et assassin qui tue une paysanne dénudée et dont le passage à l'acte est un crime qui restera impuni).

 

 

La terre devait être la surface privilégiée pour y cultiver l'épopée paysanne mais l'eau des désillusions monte si haut qu'elle en fait une mare boueuse et tragique.

 

 

Une boue où se mêlent la vanité creuse de l'intellectuel local manipulé par le bey qui travaille à valoriser l'intérêt général afin de cultiver ses intérêts particuliers, l'impuissance symbolique de l'homme fort Abdel Hadi dont la carrure et le magnétisme ne servent à rien face à la situation des paysans divisés entre ceux qui ont une terre à cultiver et les autres qui sont prolétarisés au point de préférer travailler à la mise en place du chemin de fer promis à désorganiser le maillage social du territoire. Quant aux gardes de la police montée, ils sont d'anciens paysans nubiens hier expropriés de leurs terres au bénéfice des petits propriétaires qui voudraient aujourd'hui jouir de leur aide pour empêcher de vivre ce qu'ils ont vécu. En passant, l'expropriation motivée par la construction du barrage d'Assouan est peut-être un anachronisme volontaire mixant les dates du barrage bas et du barrage haut afin de rappeler la reconstitution historique à l'impératif du contemporain, toujours intempestif. C'est enfin la mise à mal de l'autorité du fellah Abou Soualem qui a combattu en 1919 aux côtés du militant indépendantiste Saad Zaghloul lors du combat anti-colonial, d'abord avec son incarcération pour rébellion qui débouche sur cette forme de castration symbolique qu'est le rasage de sa moustache, avant que son corps ne finisse traîné au sol par un cavalier réprimant la révolte paysanne.

 

 

La culture du coton apparaît à la fin comme celle des intérêts discordants et des contradictions dont la résolution est tout sauf coton.

 

 

L'image finale des mains blessées du fellah raclant la terre cultivée et souillant de son sang les fleurs de coton est restée dans les annales du cinéma égyptien. Son industrie a élu La Terre qui a joui d'un écho international lors de sa projection cannoise en 1969 comme le deuxième film de son histoire. Mais il y a, dans ce film comme dans Gare centrale, une autre tragédie grosse d'une humeur dont l'écoulement est mal barré et canalisé, avec des cultures pas bien entretenues, des aspirations individuelles et collectives noyées et des cultures en friche de sang engorgées. Il suffit à cet égard que la belle Wassifa, fille d'Abou Soualem que tout le monde au village admire et que le fier Abdel Hadi rêve d'épouser, fasse au tout début l'éducation sexuelle du jeune fils d'un dignitaire local pour que cette séquence éclaire de son audace et de sa franchise tout un monde de la frustration sexuelle, de la proximité sociale et de la promiscuité des corps, dans la suite avérée de Gare centrale.

 

 

Un monde contrasté, aussi dur que généreux, et qui, au-delà des différences de statut social, rassemble dans un même pot commun ce pauvre diable de paysan qu'est Diab qui a tendance à monter l'ânesse, l'intellectuel Mohamed Effendi les yeux écarquillés par la modernité vestimentaire des femmes du Caire, le bey qui n'a de tendresse à offrir qu'à son caniche, le cheikh à la tête dodelinante dont les délires mystiques cachent en fait des pulsions sexuelles mal rentrées. Le rire de voir comment l'élève de Mohamed Effendi a dans le registre sexuel dépasser sans le savoir le maître se prolonge aussi dans la critique attristée du caractère intéressé d'un dépucelage motivé par une maîtresse en choses du sexe qui croit y engager la promesse d'une issue positive à sa condition. C'est ainsi que Youssef Chahine s'émancipe de ses modèles hollywoodiens puis soviétiques pour tutoyer ces grands humanistes tragiques que sont Jean Renoir (celui de Toni en 1934) et Luchino Visconti (celui de La Terre tremble en 1948 et du Guépard en 1963).

 

 

La cordialité chahinienne consiste à savoir accueillir tout le monde, à rebrousse-poil des faux espoirs lyriquement cultivés par l'épopée socialiste, dans le delta des terres immergées d'une tragédie partagée de toutes les misères, sociale, symbolique, sexuelle. Le pessimisme n'a que cette valeur consistant à organiser un monde d'images qui considère le désenchantement et la désillusion comme un autre chant, moins épique que tragique, un chant nouveau dédié aux enchantements d'une représentation didactique parce qu'elle ne veut tromper personne.

 

 

 

 

25 janvier 2019

La Mémoire (1982)

Le tribunal du cœur

(le cas Chahine et son Ka)

Un film à cœur ouvert : la métaphore est certes aisée mais La Mémoire (1982) en propose le traitement avec une telle franchise, et même une telle littéralité que l'habituelle cordialité chahinienne peut se déployer avec une étonnante originalité, en osant l'aventure dans des régions nouvelles ou insoupçonnées, là où le cinéma et la vie entrent en coalescence avec intensité. L'organe de la cordialité victime de saturation devient en effet la scène animée d'un théâtre à la fois très sérieux et pas moins fantaisiste, par ailleurs hantée par le fantôme éclaireur de Hamlet, cette inépuisable obsession de jeunesse. La poitrine du cinéaste surmené qui court le risque de la crise cardiaque se déploie comme le siège artificiel d'un tribunal de studio où le jugement d'existence et la facétieuse autocritique s'y expérimentent dans la convocation bariolée des souvenirs chamboulés par leur réécriture émotionnelle et fictionnelle.

 

 

Cette affaire de cœur malade, on le sait, est très réelle, Youssef Chahine a failli en crever. Alerté par son médecin à l'époque où il trimbalait encore les bobines de son dernier film terminé, Le Retour de l'enfant prodigue (1976), le cinéaste est alors parti sur le champ se faire soigner dans une clinique londonienne pour soigner dans les 48 heures nécessaires les trois artères bouchées qui lui ont été diagnostiquées. Il en reviendra vivant, avec un film, l'un de ses plus grands, dont l'écrivain Youssef Idriss lui a soufflé l'idée.

 

 

Le cœur est si bien l'organe au cœur de La Mémoire qu'il témoigne pour tous les autres films de la tétralogie autobiographique. Parce que Alexandrie pourquoi ? (1979) est le film accordé au cœur du jeune Alexandrin rêvant de partir pour Hollywood. Parce que Alexandrie encore et toujours (1990) est le film offert au cœur brisé par le cinéaste abandonné par son acteur fétiche. Et parce que Alexandrie... New York (2004) est le dernier opus dédié au cœur blessé mais toujours vaillant de l'amoureux contrarié par les contradictions de l'Amérique, à la fois usine à rêves avec pour étoiles privilégiées Ginger Rogers et Gene Kelly et fabrique de désastres réels ayant entre autres pour localisation géopolitique le Proche-Orient.

 

 

Yehia (Nour El-Shérif - dans quinze ans il sera l'Averroès du Destin) tourne son nouveau film dans les studios du Caire. Nombreux sont les figurants à diriger et les assistants comme les techniciens (parmi eux on reconnaît le tout jeune Yousry Nasrallah dans son propre rôle) forment une nuée qui papillonne autour d'un maître excédé, en sueur et presque aphone, qui s'éreinte au risque de la syncope à réussir sa scène comme s'il s'agissait d'une bataille napoléonienne. S'il n'est pas encore temps pour Youssef Chahine de faire son Adieu Bonaparte (1985), le temps s'impose déjà à ouvrir le cœur d'un corps de cinéma pour y vérifier ses tuyaux saturés, de la foule des figurants qu'il faut diriger à la nuée bourdonnante d'assistants à engueuler, en passant par un chef d'orchestre dont l'autorité symbolique n'est pas loin de ressembler à l'autoritarisme contradictoire de qui en voudrait à la Terre entière de ne pas le laisser vivre tel le libertaire qu'il aimerait être.

 

 

Le cœur cède alors, mais dans le passionnant court-circuit d'un corps qui se prolonge dans les organes techniques de l'industrie du cinéma. Et, durant le générique d'ouverture qui expose la veine méta de La Mémoire, la salle de montage où s'active la véritable monteuse du film préfigure la salle d'opération avec ses médecins qui ont besoin de moniteurs vidéo pour améliorer la technicité de l'acte chirurgical en cours.

 

 

L'intimité du corps s'expose ainsi, dans la guise de l'extimité. Et les images de valoir comme ces membranes dont l'ambition consiste à croiser jusqu'à quatre séries organiques spécifiques : l'organisation industrielle du travail cinématographique ; l'agencement de techniques et d'outils incluant la vidéo et permettant aux chirurgiens d'opérer leur patient ; l'intérieur du corps déployé comme une scène de théâtre artificielle accueillant le tribunal de la conscience ; le montage des souvenirs convoqués comme autant de pièces à conviction convainquant de la nécessité à réécrire les grandes veines ou lignes de fracture de la biographie personnelle. On comprend à cette aune pourquoi Jean-Luc Godard a voulu une dizaine d'années plus tard que le film de Youssef Chahine accompagne en un double programme parfaitement circonstancié la distribution de JLG/JLG, autobiographie de décembre (1995). La chose commune aux deux films concerne en effet le cinéma vérifié dans sa dimension intime et organique, dans sa dynamique d'organisation technique comprise comme extériorisation prothétique de soi.

 

 

La Mémoire initie un procès au nom duquel la conscience d'un homme se distribue également entre toutes les parties en présence, juge et avocat de la défense, avocat général et témoins à charge comme à décharge. Et toutes examinent la culpabilité réelle ou non de l'accusé, un cinéaste malade en proie à un démon malicieux, démonique et argenté qui a la figure de l'enfant qu'il a été et qu'il est d'une certaine manière resté. La Mémoire est donc une comédie qui maquille le retour sur soi et l'autocritique en usant de la cosmétique du pastiche judiciaire (le décor reconstitue en tubes colorés et bâches en plastique la poitrine du réalisateur, dont la tubulaire artificielle éminemment fellinienne s'accorde avec le coma artificiel du personnage soigné par ses médecins), la systole de la reprise biographique combinée avec la diastole concernant la déprise des réécritures fictionnelles et fantaisistes.

 

 

Il serait bien difficile d'épuiser la description d'une pareille matière narrative, dont la polarisation entre autobiographie et autofiction motivent des scansions soutenant les grands effets de respiration et de ventilation du film. On relèverait ainsi que, contrairement à ce que Youssef Chahine raconte à ses intervieweurs comme Tewfik Hakem, le dépucelage du jeune Yehia (joué par Mohsen Mohieddine dans la suite directe de Alexandrie pourquoi ?) n'a pas lieu à Los Angeles mais à Alexandrie ; Le Fils du Nil n'a pas été présenté à la Mostra de Venise mais au Festival de Cannes ; le tournage de Djamila l'Algérienne (1958) a autorisé son metteur en scène égyptien à s'aventurer dans la capitale algérienne durant la Bataille d'Alger ; la réalisation du Moineau (1972) a été à l'origine de la crise cardiaque de son auteur et non pas l'après-coup du Retour de l'enfant prodigue.

 

 

On arrive même à ce grand moment de coagulation imaginaire des faits réels, en soi un grand cristal fêlé deleuzien, où les images de Djamila l'Algérienne sont en réalité celles de la superproduction Saladin (1963), tandis que sa projection moscovite en compagnie de l'actrice Magda al-Sabahi (elle reprend son propre personnage mais avec 25 ans de plus) débouche sur la rencontre avec Henri Langlois à qui il est invité à confier son film s'il veut en protéger les vies ultérieures. Ce qui a été le cas mais du film Les Gens du Nil (1968) victime de ses censeurs égyptiens et russes. De pareils courts-circuits sont enthousiasmants comme des artères débouchées permettent de mieux respirer, reliant le champ de la guerre d'indépendance algérienne avec le contrechamp arabe de l'histoire des croisades, rappelant les origines métèques du gardien de la Cinémathèque (né de parents français vivant à Smyrne, cette cité grecque sous domination impériale ottomane puis turque, renommée Izmir après l'incendie de 1922), offrant enfin à l'interprète de Djamila Bouhired une seconde jeunesse qui anticipe les vertigineux emboîtements temporels du maître italien (Anita Ekberg, perdue de vue depuis La dolce vita en 1959, et plus d'un quart de siècle après retrouvée dans Intervista en 1987).

 

 

Pour paraphraser Jean Cocteau (que l'on aperçoit d'ailleurs dans une archive lors du passage au Festival de Cannes), Youssef Chahine est un poète au sens d'« un mensonge qui dit toujours la vérité ». Ou, pour citer Louis Aragon, celui qui pratique le « mentir-vrai » en faisant par exemple du voyage new-yorkais un pur artifice servi par des buildings en photos cartonnées et les accents du Rhapsody in Blue (1924) de George Gershwin. La réinvention fictionnelle du récit autobiographique n'en délivre pas moins des moments dont on soupçonne ou voudrait croire qu'ils relèvent de la vérité biographique. Par exemple la menace de censure politique sur Le Moineau (1972) avec jet de scénario à la figure du censeur. Et déjà l'accident ferroviaire qui aurait pu mutiler Youssef Chahine durant le tournage de la grande scène finale de Gare centrale (1958) présenté à ses producteurs comme une comédie sexy. Quant au prix d'interprétation qu'il aurait failli remporter pour ce même film lors de sa présentation (réelle ? fictionnelle ?) au Festival de Berlin, on se demande encore si ne joue pas, volontairement ou non, l'effet de cryptomnésie exercé par la remise des deux prix, Ours d'argent et Grand Prix du Jury, remportés à la Berlinale par Alexandrie pourquoi ?.

 

 

Le vrai ne consiste pas à séparer le bon grain biographique de l'ivraie fictionnelle, mais à préférer aux principes de la discrimination les opérations de mélanges dédiés aux puissances du faux d'une vie qui ne saurait se résumer par les jugements prononcés par le tribunal du réel (Youssef Chahine enfoncera à nouveau ce clou avec la mise en scène fantaisiste de son propre procès dans Alexandrie encore et toujours).

 

 

Toujours parallèles à la mêlée des corps, les mélanges des images poussent à la coagulation du vrai et du faux en faisant de la fiction un régime de vérité comprise comme fabulation et véridiction. Il y a en particulier des audaces qui concernent l'infantilisme de Yehia (et son démon est en effet présenté comme l'enfant gardien et secret de sa puérilité), ses tromperies à l'égard de sa compagne s'occupant seule des enfants, son narcissisme qui accepte d'excéder les frontières de l'hétérosexualité (c'est le beau moment de séduction avec le chauffeur londonien d'origine écossaise), ses colères de père, enfin, face à l'émancipation et la politisation de sa fille.

 

 

Tous ces éléments composent un montage cristallin d'images dressées en miroir à qui rejoue à l'occasion de son film des conflits psychiques mis en scène comme des artères saturées. La Mémoire est à ce titre moins l'un des plus beaux films autobiographiques qui soient que l'un des plus beaux à faire des artifices de l'autofiction la voie souveraine de l'extimité dé-saturant une existence intimement congestionnée.

 

 

Jouer, soit se dédoubler, autrement dit glisser en faisant des artères bouchées de glissants toboggans, jouer à l'équilibriste ou au fildefériste marchant sur le fil de rasoir par où l'intimité des secrets du corps se renverse en extimité aux circuits savamment organisés. Et l'exhibition en l'espèce néo-baroque d'un soi démultiplié comme chez Luigi Pirandello ne tient qu'à tirer d'un jeu des sept erreurs entre fiction et réalité un peu de pudeur voilant un secret caché dans les coutures ou le revers d'une matière dispendieuse et feuilletonesque, fragmentaire et fabuleuse.

 

 

Dans le cœur de La Mémoire, qui ne l'est qu'à livrer entre reprise biographique et déprise fictionnelle les souvenirs d'une double imaginaire, il y a, caché, un démon, le démon de Yehia. Comme l'ont été d'autres personnages (le boiteux Kenaoui pour la vendeuse de limonades Hanouma dans Gare centrale) et comme d'autres le seront encore (le trublion Okka pour Saddika dans Le Sixième jour en 1986 et son interprète lui-même, Mohsen Mohieddine qui a brisé le cœur son créateur en abandonnant son cinéma pour la passion islamiste). Le démon qui prend la figure de l'enfant que Yehia a été et est encore, pour le meilleur comme pour le pire, est le double de (science)fiction (c'est un vif-argent, vieux nom du Mercure) d'un autre démon, le daïmôn de Youssef Chahine à l'enseigne de celui, princeps, de Socrate. Mais, déjà, c'est le Ka dans la culture de l'Égypte antique, la figure idéelle et immatérielle des êtres divins et humains, cette force vitale et transgénérationnelle qui soutient l'existence et que les égyptologues ont à la suite de Gaston Maspéro traduit comme le synonyme de « double » (dans les Textes des sarcophages et les Textes des Pyramides, le dieu Osiris est présente comme le Ka de Horus, le pharaon défunt étant le Ka du pharaon vivant).

 

 

« Aller à son ka » et « être réuni à son ka » sont des expressions voisines qui signifient encore aujourd'hui de manière euphémique ou poétique la mort, autrement dit la dislocation du corps et de l'esprit. Dans La Mémoire, le démon est l'enfant puéril qui pousse Yehia dans un surmenage aux limites de la crise cardiaque. Entre deux séries de ballons rouges et blancs comme des globules, il est le caillot de sang aspiré par la seringue mais il est aussi l'enfant secret avec qui se réconcilier pour faire de la mort temporaire un passage transitoire pour une renaissance accomplie. Le démon est enfin l'autre nom du génie ressaisi dans toutes ses puissances placentaires et démoniques, tantôt le génie invitant son porteur luciférien à accéder à la sphère vitale et quasi-magique de la création artistique, tantôt l'obscur démon faisant de cet accès un excès de vie au risque de l'autodestruction.

 

 

A cet endroit de La Mémoire où l'artère trouve à s'aérer en touchant à l'un des nerfs les plus importants de la cordialité chahinienne, l'artiste qui s'est pris de bec avec tout son entourage ne trouve à se réconcilier qu'avec une figure et une seule. Après le procès de soi contre soi-même, la réconciliation ne marche qu'avec la figure qui l'aura rendue la plus difficile, avec le démon intérieur qui est le génie caché sans lequel l'art ne se vivrait pas comme la reconquête de l'enfance, depuis le deuil interminable de l'enfant perdu et du paradis alexandrin et cosmopolite qui lui est à jamais associé. Sans cette réconciliation démonique, Youssef Chahine aurait peut-être survécu à ses artères bouchées, mais n'aurait pas survécu comme cinéaste.

 

 

 

30 janvier 2019

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