Cinq souvenirs de la jeunesse de Hou Hsiao-hsien

"Cute Girl" (1980), "Green, Green Grass of Home" (1982), "Les Garçons de Feng-kuei" (1983), "Un temps pour vivre, un temps pour mourir" (1985) et "Poussières dans le vent" (1986)

 

Hou Hsiao-hsien a connu plusieurs jeunesses. Mais c'est pour mieux relancer les figures de l'enfance qui, toutes, se vivent et s'éprouvent sur le mode de l'ouverture native et de la rupture fondatrice, dans les battements du commencement et du recommencement. C'est cela, après tout, l'enfance : la relève accomplie après coup par l'adulte de l'enfant qu'il n'est plus mais dont le souvenir le fait tenir. Le cinéaste taïwanais ne cède pas sur le désir de l'enfant qu'il a été en sachant puiser dans le fond de ressources imaginaires qu'il aura dans l'intervalle constitué de quoi cultiver la jeunesse dont se nourrissent ses films.

 

1) Cute Girl (1980) et Green, Green Grass of Home (1982)

 

 

 

Une bordée de belles promesses

 

 

 

Hou Hsiao-hsien a connu plus d'une jeunesse : la naissance en avril 1947 dans le district de Xian de Mei dans le sud de la Chine ; l'exil forcé sous la forme du départ familial pour Taïwan un an plus tard afin d'échapper à la guerre civile entre nationalistes et communistes ; son enfance passée à Fengshan dans le sud de l'île et marquée par le décès successif de son père, de sa mère et de sa grand-mère ; sa jeunesse turbulente à faire les 400 coups avec les copains au risque de basculer définitivement dans la délinquance ; le départ pour le service militaire à l'âge de 22 ans et les jours de permission passés dans les salles de cinéma ; l'inscription à l'Académie nationale d'art dramatique de Taipei et les petits boulots alimentaires de 1969 à 1972 ; l'entrée dans la Central Motion Picture Corporation sous la tutelle du Kuomintang et la participation comme scénariste aux films qui y sont produits et entre autres réalisés par Li Hsing, Chen Kun-hou et Lai Cheng-ying ; enfin la réalisation des premiers films interprétés par la star pop d'alors (Kenny Bee) préférée des plus jeunes (on le retrouvera plus tard en vieux maître cuisinier dans Le Festin chinois de Tsui Hark en 1995).

 

 

 

On peut facilement renvoyer les trois premiers longs-métrages réalisés par Hou Hsiao-hsien (Cute Girl en 1980, Cheerful Wind – Vent folâtre en 1981, Green, Green Grass of Home – L'Herbe verte de chez nous en 1982) à l'âge ingrat (mais relativement tardif de son point de vue puisqu'il avait à cette époque déjà plus de trente ans) de la production en série de comédies sentimentales scandées de chansons toutes plus mièvres les unes que les autres. Et c'est bien d'ailleurs ce que fit le cinéaste lui-même en affirmant depuis longtemps vouloir ignorer ce premier élan au bénéfice du suivant quand, avec la romancière Chu Tien-wen à ses côtés, il allait ensuite composer entre 1983 et 1986 une magnifique passe de quatre films rebattant grâce aux effets de distanciation offerts par la fiction le jeu de cartes de l'autobiographie (Les Garçons de Feng-kuei en 1983, Un été chez grand-père en 1984, Un temps pour vivre, un temps pour mourir en 1986 et Poussières dans le vent en 1986).

 

 

 

Mais c'est pour mieux relancer les figures de l'enfance et de la jeunesse qui, toutes, se vivent et s'éprouvent sur le mode de l'ouverture native et de la rupture fondatrice, dans les battements du commencement et du recommencement. Ce sont les personnages de La Fille du Nil (1988) qui raconte comment l'aîné d'une famille s'occupe en l'absence des parents de ses frères et sœurs plus jeunes, de La Cité des douleurs (1989) faisant le récit des événements historiques au principe de l'exil des parents du cinéaste, du Maître des marionnettes (1993) avec le récit recoupant l'histoire de Taïwan durant la première moitié du vingtième siècle des premières années du marionnettiste Tien Lu (qui joue le grand-père du héros de Poussières dans le vent). Ce sont aussi l'enfant attendu par l'héroïne de Café Lumière (2004) et le garçon de sept ans de cette autre marionnettiste interprétée par Juliette Binoche dans Le Voyage du ballon rouge (2007).

 

 

 

Ce sont encore toutes ces figures d'une jeunesse dont l'allongement ou l'étirement social complique la stabilisation promue avec l'âge adulte, des Garçons de Feng-Kuei à La Fille du Nil en passant par la plupart des héros de Good Men, Good Women (1995), Goodbye South, Goodbye (1996), Millenium Mambo (2001), Café Lumière et Three Times (2005), ce dernier film proposant en guise de synthèse intermédiaire de l'œuvre d'en réinventer les trois moments importants (le cycle autobiographique, la reconstitution historique, le film contemporain). Jusqu'à Nie Yin-niang (Chu Qi), l'héroïne sublime de The Assassin (2015). Les aventures de la maîtresse en arts martiaux auraient pu être rêvées par l'héroïne de La Fille du Nil qui, lectrice de mangas, préfère par imagination s'évader de l'enfer de néon de Taipei du côté de l'Égypte antique. Nie Yin-niang, l'amoureuse solitaire au célibat éternel habite les hauteurs lui permettant de juger l'homme aimé (à l'image de la jeune femme de Cute Girl essayant de ne pas se faire voir en haut d'un arbre du garçon dont elle s'est épris). Nie Yin-niang, l'élève d'une ancienne princesse et nonne taoïste, est au fond aussi turbulente et téméraire que la bordée de gamins de Green, Green Grass of Home (et leur enfance aura probablement été partagée par tous les jeunes désœuvrés des Garçons de Feng-kuei ainsi que de la plupart des films suivants, tous doubles ou avatars de Hou Hsiao-hsien lui-même).

 

 

 

Certes, la jeunesse, alors incarnée par le sémillant et bondissant Kenny Bee, est bébête dans Cute Girl qui raconte comment un garçon finit après bien des épreuves à épouser la femme aimée parce qu'il révèle que sa famille est aussi riche sinon plus riche même que la sienne. Elle l'est encore avec Cheerful Wind où Kenny Bee toujours joue un aveugle (il faisait semblant d'en être un dans le film précédent) dont est amoureuse une photographe venue tourner une publicité dans un village de pêcheurs et à nouveau interprétée par Feng Fei-fei. Et elle l'est encore dans Green, Green Grass of Home qui raconte comment une mobilisation écologique menée par un jeune professeur énergique permet de ressouder une communauté bucolique s'offrant avec un spectacle pour enfants le miroir d'une autocélébration narcissique. Certes, une surabondance de jaune relaie symboliquement la domination idéologique d'une couleur opposée au rouge valorisé par la rivale chinoise, communiste et continentale. Certes, la résonance métallique des voix post-synchronisées et les recadrages incessants des longues focales affectent les images au point d'en démasquer tantôt la nature faussement impressionniste et davantage théâtrale, tantôt d'en faire une pâte à modeler qui ferait pourquoi pas écho avec la plasticité ou malléabilité des enfants en formation. Mais l'on saura cependant ne pas sacrifier trop vite cette jeunesse-là sous prétexte qu'elle est captive du sentimentalisme de l'industrie cinématographique du Taïwan de l'époque. S'y jouent, discrètement mais décisivement, quelques inflexions ou motifs qui seront particulièrement relevés et réappropriés par les films qui suivront. Et qui, incontestablement plus importants, prendront soin des faibles mais pourtant bien réelles promesses portées par les premiers films.

 

 

 

C'est cela après tout l'enfance, la relève accomplie après coup par l'adulte à l'égard de l'enfant qu'il n'est plus mais dont il se souvient. Et le cinéaste s'en souvient en sachant puiser dans le fond de ressources imaginaires qu'il aura dans l'intervalle constitué de quoi ne pas céder sur l'enfance et la jeunesse. Il y a en effet suffisamment de puissances à l'œuvre dans les films ultérieurs de Hou Hsiao-hsien pour relever les défauts des premiers films et y extraire des détails qui sont des amorces. Des herbes plus drues comme des points d'accroche en vertu desquels pourra s'épanouir le devenir d'un grand geste de cinéma. Bon, la morale finale de Cute Girl n'est certes pas franchement sympathique (les amoureux sont bons à marier parce qu'ils appartiennent à la même classe sociale supérieure). Mais plusieurs détails le sont, qui appartiennent à un homme ayant adopté un enfant avant d'être le père biologique d'un autre et à une femme qui sera la future mère de cet enfant, son ventre arrondi quand elle revient auprès de l'arbre où les amoureux avaient gravé leurs initiales.

 

 

 

Cute Girl jouerait en sous-main un drôle de transfert symbolique de matières premières. Sous prétexte d'un humour franchement scatologique reconduit jusque dans Green, Green Grass of Home, le film poserait en effet la relation entre la diarrhée affectant le garçon moqué par des ruraux après avoir été mordu (non pas par un serpent mais par une chenille) et la grossesse de la femme métamorphosée en épouse et future mère de famille. S'il faut un détour par la campagne pour expérimenter la reconfiguration des relations figées par la ville selon une thématique réactionnaire, le détour autorise également d'ouvrir le champ aux futurs protagonistes de Green, Green Grass of Home dont on aura plaisir à voir qu'ils auront simplement grandi. On voit aussi s'amorcer le motif des rapports compliqués entre la route et la maison (la construction de la première devant passer au milieu de la seconde) dont on comprendra l'origine biographique dans Un temps pour vivre, un temps pour mourir (des heurts avec la Chine communiste en 1957 ont abouti au défoncement par un char de la route devant la maison familiale).

 

 

 

Dans ce dernier film, la conjonction du train (qui arrive dans le village du sud de Taïwan) et des enfants (qui lui courent après en faisant la course) s'impose également avec une évidence qu'il est difficile aujourd'hui de distinguer de l'enfance propre au cinéaste, tandis que les enfants eux-mêmes font irrésistiblement penser à ceux de Gosses de Tokyo (1932) et de Bonjour (1959) de Yasujirô Ozu, et plus récemment à ceux de I Wish – Nos vœux secrets (2011) de Hirokazu Kore-eda. On apprendra encore que l'atmosphère du sud est bonne pour soigner les maladies pulmonaires et il faudra à nouveau Un temps pour vivre, un temps pour mourir pour découvrir que le père de Hou Hsiao-hsien, qui souffrait d'asthme déterminant le départ vers le sud et Fengshan, est mort d'une tuberculose. Il y a surtout deux enfants, moins fanfarons que les autres, qui souffrent de l'absence de leur mère et lui écrivent des lettres pliées en forme de bateaux déposés sur l'eau, et qui fugueront afin de tenter de la retrouver du côté de la capitale en tournant le dos à un père qui, quand il ne traficote pas au risque de passer pour un paria, fait avec des feuilles des cocottes qu'il offre aux gamins du coin. L'absence de la mère et la défection des pères sont des plis dans le paysage s'affirmant toujours davantage dans le champ. Et ils ne cesseront plus d'être dépliés par la suite, notamment avec la mort de la mère victime d'un cancer de la gorge dans Un temps pour vivre, un temps pour mourir et la sénilité du grand-père de Poussières dans le vent.

 

 

 

Avec ces premiers films est avancée l'idée encore mal dégrossie d'une culture à l'œuvre à différents endroits, dans les salles de classe et dans les champs de riz. Et le champ filmique lui-même, cultivé afin de voir pousser des êtres réels (qui reviennent de film en film, des stars aux figures secondaires). Et y faire pousser quelques motifs qui auront moyen de s'épanouir en faisant de la biographie de soi (Un temps pour vivre, un temps pour mourir) ou des autres (Le Maître de marionnettes) un principe d'interrogation de l'histoire passée et du poids déterminant qu'elle exerce sur le présent. Il y a, même timidement, de l'avenir dans quelques images portées (comme on porte un enfant) par les premiers films de Hou Hsiao-hsien. Une portée de belles virtualités promises par les premiers films et que les films suivants actualiseront. Une bordée d'enfants qui commencent imperceptiblement à incarner l'enfance de celui qui les filme. Par exemple, un sentimentalisme de circonstance se développera en authentique sentimentalité et goût avéré et reconduit des amours impossibles, dans The Flowers of Shanghai (1998), Three Times et The Assassin.

 

 

 

C'est pourquoi on aime reconnaître dans les jeux amoureux autour d'un arbre dans Cute Girl les prémisses incertaines (entre-temps devenues promesses plus que réalisées) des chorégraphies aussi martiales qu'amoureuses de The Assassin, menées de main de maîtresse par Nie Yin-niang, dernier et sublime avatar de la « cute girl » inaugurale.

 

 

 

12 août 2016

2) Les Garçons de Feng-kuei (1983)

 

 

 

Une histoire de bande

 

 

 

1983 aura été l'année fondatrice. Chen Kun-hou réalise son premier long-métrage Growing Up, Edward Yang également avec That Day, on the Beach précédé du moyen-métrage In Our Time (1982) co-réalisé avec Tao Te-chen. Hou Hsiao-hsien réalise son quatrième long-métrage qui est son vrai premier film d'auteur, Les Garçons de Feng-kuei en parallèle de sa participation à un film collectif, L'Homme sandwich également signé de Wan Jen et Zeng Zhang-xiang, pour lequel il réalise un sketch intitulé L'Homme sandwich, la grande poupée du fils.

 

 

 

On devra encore noter, afin de mieux rendre compte de la forte cohésion groupale de la carte de cinéma émergent à cette époque-là, que Hou Hsiao-hsien et la romancière Chu Tien-wen, cette dernière ayant coécrit tous ses films à partir des Garçons de Feng-kuei, ont ensemble participé à l'écriture de Growing Up dans lequel brille la jeunesse déjà mélancolique de Doze Niu (qui tient la même année le rôle de Ah-Ching dans le film de Hou Hsiao-hsien). Chen Kun-hou a fait aussi l'image de Un été chez grand-père sur lequel a travaillé Edward Yang au titre d'acteur et de compositeur. Edward Yang a également réalisé Taipei Story (1985) dans lequel jouent Hou Hsiao-hsien et Wu Nien-jen et il a produit son premier long-métrage, A Borrowed Life (1994) après que ce dernier ait participé à l'écriture des scénarios de That Day, on the Beach mais aussi et successivement de Un été chez grand-père, Poussières dans le vent (1986), La Cité des douleurs (1989) et Le Maître de marionnettes (1993) de Hou Hsiao-hsien.

 

 

 

Hou Hsiao-hsien donc, mais aussi Edward Yang, Wu Nien-jen, Chen Kun-hou, Wan Jen et Chu Tien-wen (auxquels on pourrait leur adjoindre également la chanteuse à succès Sylvia Chang qui a produit et interprété That Day, on the Beach et le critique de cinéma pour le grand journal de Taipei China Times et futur réalisateur à succès Chen Kuo-fu) forment au milieu des années 1980 une véritable bande de cinéma. La bande est si soudée que ses membres s'échangent entre eux des souvenirs comme on le verra à l'occasion des trois films suivants de Hou Hsiao-hsien, partageant au-delà de la diversité des trajectoires individuelles les mêmes goûts et les mêmes intérêts. Une bande soucieuse de documenter l'enfance et la jeunesse de leur temps et du temps de leur enfance et de leur jeunesse, désireuse de récits travaillés par le portrait de groupe, la biographie et l'autobiographie, partageant le souci de formes cinématographiques au diapason des ambivalences de la modernité (puisqu'elle promet contre les hiérarchies et obligations traditionnelles, familiales ou communautaires l'indépendance individuelle, tout en renouvelant cependant les logiques de la dépendance).

 

 

 

Ce regroupement amical et affinitaire d'individualités diverses et fortes aurait donc vu dans la bande, déjà expérimentée par eux mais autrement (et jusqu'aux marges de la délinquance en ce qui concerne Hou Hsiao-hsien), cette pratique propice aux plaisirs de la solidarité groupale et du dépassement de soi, de l'émulation et de l'action collective. Et c'est leur bande qui probablement aura été capable d'anticiper et peut-être même, toutes choses égales par ailleurs, de participer relativement à accélérer le tempo de la libéralisation progressive du régime politique concernant la question des représentations de la société taïwanaise et de son histoire tourmentée avec la Chine continentale. On rappelle que le Kuomintang et la loi martiale, décrétée en 1949, est encore en vigueur en 1984 et le sera jusqu'en 1987 quand seront enfin autorisés les Taïwanais à pouvoir se rendre en Chine continentale.

 

 

 

Cette bande, on ne peut pas ne pas la reconnaître, allégoriquement ou obliquement, en filigrane de la bande de copains turbulents mise en scène par Hou Hsiao-hsien dans Les Garçons de Feng-kuei. Avec ce film il aurait réussi à superposer trois portraits spécifiques au lieu d'un seul promis par son résumé. D'un côté, le récit faible en dramatisation mais fort en notations croustillantes et observations documentaires consacrées aux atermoiements de la jeunesse de l'époque témoigne transversalement des contradictions vécues de la modernité taïwanaise. Ainsi, l'autonomie relative de la jeunesse dans la dépense insouciante de ses plaisirs se paie au prix fort d'une incompréhension croissante avec la génération des parents, plus éloignée ou distante des pressions consuméristes. De l'autre, le film n'ignore pas que son désir de modernité se soutient d'expériences cinématographiques antérieures et celles-ci vérifient qu'en dépit de toutes les situations locales, les contextes socio-historiques et les particularismes culturels, son noyau demeure universel. 

 

 

 

Les Garçons de Feng-kuei se propose encore de tramer le portrait d'une jeunesse contemporaine de la fabrication du film, ignorante alors qu'elle se fabrique pour l'avenir des souvenirs recoupant les souvenirs de jeunesse du cinéaste et ses camarades (Hou Hsiao-hsien s'est donné le petit rôle assez marrant de l'amant joueur et brushingé de la grande sœur de l'un des copains de Ah-Ching). Enfin, avec le portrait de la bande de copains affrontant avec le départ du petit village de pécheurs de Feng-kuei dans les îles Penghu pour la grande cité portuaire de Kaohsiung (deuxième ville de Taïwan et sa capitale économique) afin de se confronter à son désir confus de modernité, se voit en filigrane l'allégorie dédiée à cette bande de jeunes gens désireux de renouveler l'idée qu'elle se faisait du cinéma dans le champ de l'industrie cinématographique d'alors (identifié à la Central Motion Picture Corporation). Leurs efforts redoublés et conjugués pour faire exister une petite île chinoise sur la carte du cinéma mondial auront été permis l'éclosion historique de la Nouvelle Vague taïwanaise (durant ces années 1980, l'autre grand pays cinématographiquement émergent serait probablement l'Iran représenté par les films de Mohsen Makhmalbaf et Abbas Kiarostami).

 

 

 

On l'aura compris, Les Garçons de Feng-kuei témoigne aujourd'hui d'une intense densité de réalité au service d'une grande idée, résolument universelle, du cinéma. Celle où la fiction permet au contemporain de se redéployer dans les circuits entremêlés de l'actuel (le temps présent) et du virtuel (le temps passé), où le documentaire en soutient la véridicité au titre de cette « inscription vraie » dont parlent de manière si bazinienne Serge Daney et Jean-Louis Comolli. Cette densité est telle qu'elle autorise en effet le film de Hou Hsiao-hsien à valoir autant comme rupture « auteuriste » dans l'œuvre après une première volée de trois films plus commerciaux que comme redémarrage, reconfiguration ou redéploiement ambitieux d'une première manière certes plus superficielle et inconséquente car aussi plus juvénile. Pour indices, la belle Hsiao-hsing dont s'éprend Ah-Ching vient de Keelun à l'instar de l'héroïne de Cute Girl (1980) ; le village de pécheurs pourrait ressembler à celui de Cheerful Wind – Vent folâtre (1981) ; les jeunes adolescents frisant la délinquance pourraient figurer le devenir possible des gosses plus jeunes mais déjà turbulents de Green, Green Grass of Home (1982) et ils reviendront avec une patine plus autobiographique encore dans Un temps pour vivre, un temps pour mourir (s'agissant de la jeunesse de Hou Hsiao-hsien) et Poussières dans le vent (concernant celle de Wu Nien-jen).

 

 

 

Il aura donc fallu une jeunesse plus jeune que la sienne pour permettre à Hou Hsiao-hsien, alors âgé de 36 ans, de retrouver un nouveau souffle. Comme une deuxième jeunesse. Il y en aura d'autres encore, avec La Cité des douleurs (1993), avec Goodbye South, Goodbye (1996) et Millenium Mambo (2001), avec The Assassin (2015) et faire de celle-ci l'une des manifestations éclatantes de l'intelligence et l'inventivité caractéristiques du jeune cinéma taïwanais. A tel point que Olivier Assayas, venu comme journaliste avec Charles Tesson réaliser à Hong Kong un dossier fameux sur le cinéma de masse et populaire qui s'y pratiquait encore (cf. Cahiers du cinéma, « Made in Hong Kong », n°362-363, septembre 1984), a été convaincu par le critique Chen Kuo-fou de faire le détour par Taïwan. Il y a alors découvert notamment Les Garçons de Feng-kuei qu'il a proposé ensuite à la programmation du Festival des Trois Continents à Nantes créé en 1979 par Philippe et Alain Jalladeau. Le film y décroche en 1984 une Montgolfière d'or suivie l'année suivante d'une seconde pour Un été chez grand-père, ouvrant ainsi la voie royale d'une reconnaissance internationale consacrée avec le Prix de la Critique internationale au Festival de Berlin pour Un temps pour vivre, un temps pour mourir et le Lion d'or donné pour La Cité des douleurs).

 

 

 

La jeunesse est une bande qui se vit comme un feu d'artifices tiré tous azimuts. Dans les coups de queue frappant les billes de billard au point de les faire gicler en dehors de la table. Dans les bières enfilées les unes à la suite des autres et dont on s'asperge pour déconner. Sur les plages où s'y exécutent des danses imbéciles afin d'essayer de draguer une fille confondue avec la cousine d'un copain. Sur les places populeuses de marché où on essaie parfois maladroitement de tirer profit d'un rapport de force ouvert aux aléas fragilisant le règne de quelques fantasmes virils. Dans les ruelles où s'affrontent rituellement et cycliquement des bandes rivales et mimétiques dans l'indifférence quasi-généralisée de la population locale si habituée par ce folklore qu'elle ne semble même plus s'en apercevoir. A ce niveau-, Les Garçons de Feng-kuei est d'une drôlerie irrésistible. Cette énergie juvénile dépensée en pure perte offre le témoignage frappé du sceau de la reconnaissance et de l'empathie d'excès générationnels qui semblaient devoir s'épancher davantage avec le départ pour la grande ville. Maisi l'installation à Kaohsiung, avec l'épreuve des premières amours déçues (la maison où vivent les garçons est celle où vécut un temps le cinéaste), du travail en usine comme manutentionnaire et de l'attente avant l'incorporation pour le service militaire, a moins induit le renchérissement dramatique des dérives délinquantes qu'un processus patient mais sûr de domestication, d'intégration et de normalisation.

 

 

 

Le recours à des longues focales s'accompagne désormais d'échelles de filmage plus larges et ouvertes, des durées filmiques plus longues, des cadrages renforcés par tous les seuils disponibles (notamment dans les espaces domestiques, pas des portes, couloirs et châssis de fenêtres). Hou Hsiao-hsien peut ainsi rendre compte d'une dépense vécue au fur et à mesure comme une déperdition, incapable de faire bouger les lignes agencées en grilles structurant l'inertie des espaces sociaux. En filigrane de la dépense joyeuse, l'histoire triste d'une déperdition. L'entropie enjoint ainsi l'énergie juvénile à se soumettre progressivement aux forces implacables de la socialisation (variante du « procès de civilisation » cher à Norbert Elias) caractérisant une société soumise aux normes de la tradition mais aussi à l'idéologie du marché. De la boule giclant en dehors de la table de billard aux rixes des jeunes traversant dans un sens puis l'autre un cadre aussi statique que les passants sont indifférents, s'expose, dans un rire à petit feu consumé par la mélancolie de ce qui est alors en train de disparaître, l'histoire d'une énergie bouillonnante en voie de dissipation de ses excès et de domestication de ses figures.

 

 

 

Les Garçons de Feng-kuei se soutient longtemps du bouillonnement de corps passionnés s'extrayant brutalement ou pour un rien du cadre comme s'il s'agissait de se redonner hors-champ des ressources afin de repartir au combat à l'intérieur du cadre. Le film se clôt cependant sur une place de marché à Kaohsiung où les trois amis restants (le quatrième surnommé Piggie est resté à Feng-kuei), dans l'attente de l'un d'entre eux pour le service militaire, y occupent au milieu des autres une toute petite place – la seule que leur concède la loi du marché – en y vendant au rabais les cassettes audio permettant de payer le rituel de départ. Perdue au milieu du brouhaha, cette promesse de fête noyée dans les tristes réalités de l'incorporation militaire et de l'intégration dans la société marchande fait alors terriblement correspondre vente au rabais et principe de plaisir revu à la baisse du principe de réalité pour des existences moins abattues que leurs ivresses auront été dans l'intervalle dégradées et rabaissées. Si l'on a raison de soutenir que Les Garçons de Feng-kuei fait preuve d'une drôlerie irrésistible, il est tout aussi nécessaire de témoigner de cette intense mélancolie qui infuse et dont la marée finit par le subjuguer.

 

 

 

Une mélancolie qui, toujours déjà là, ferait entendre son souffle abstrait dès les premières images dédiées à une plage blafarde et déserte, digne d'un film de Federico Fellini. Particulièrement I Vitteloni (1953), le film devenu modèle des débordements, désœuvrements et ingratitudes d'une jeunesse provinciale dont l'appel au départ pour la grande ville signifie aussi la fin des amitiés viriles promises à durer toujours, la fin d'une jeunesse brûlée par tous les bouts et consumée, ses inconséquences bêtasses comme ses dépenses improductives devenues souvenirs glorieux à l'odeur de cendre. Les « gros veaux » décrits avec affection par celui qui les considérait en ne se reconnaissait que trop bien comme ayant été l'un d'entre eux, ce seront plus tard ceux de Mean Streets (1973) de Martin Scorsese. Ce sont encore ceux de Feng-kuei filmés par Hou Hsiao-hsien à l'époque où, ayant dans le rétroviseur Rebel Without a Cause – La Fureur de vivre (1955) de Nicholas Ray, Francis Ford Coppola est alors en train de tourner coup sur coup Outsiders (1983) et Rumble Fish – Rusty James (1984) d'après les romans de Susan Eloise Hinton.

 

 

 

Les Garçons de Feng-kuei est un film soucieux de respecter cette « inscription vraie », autrement dit la véridicité documentaire de la fiction qui est cependant imprégnée d'une mélancolie venant d'un peu plus loin, qui appartient à celui qui n'a plus l'âge des acteurs. Le souci du particulier, redoublé dans sa dimension contemporaine puisqu'il s'agit de connecter l'actuel d'une jeunesse des années 1980 avec le virtuel d'une jeunesse vécue à l'époque des années 1960, est alors le point d'accroche où peut se déployer une grande force d'évocation universelle. Le film de Hou Hsiao-Hsien en soutiendrait d'ailleurs la vive conscience cinématographique, et cela à plusieurs reprises. Ce grand film taïwanais est d'une certaine façon un grand film italien en proposant un néoréalisme valable pour le Taïwan des années 1980. On a parlé de la grande proximité avec I Vitelloni, on sait aussi l'importance esthétique du cinéma de Pier Paolo Pasolini découvert grâce à l'amitié d'Edward Yang. Comme dans Accatone (1960), l'emploi de musiques savantes occidentales, ici Vivaldi, Bach et Albinoni, offrent aux corps profanes de quelques prolétaires s'amusant ou désœuvrés l'onction sacrale du souvenir personnel et impersonnel. De la gangue d'un présent pauvre s'extrait ainsi la dimension de richesse antique et éternelle appartenant comme un trésor incorruptible à la jeunesse. Il s'agit encore de se confronter très directement à Rocco et ses frères (1960) de Luchino Visconti dont une copie de mauvaise qualité est projetée dans une petite salle de quartier se glissent clandestinement Ah-Ching et ses trois amis, tels les passagers clandestins d'une histoire du cinéma qu'ils incarnent et dont ils héritent sans le savoir.

 

 

 

Si, en parallèle de Loulou (1980) de Maurice Pialat, la découverte de Œdipe roi (1967) de Pier Paolo Pasolini fut particulièrement importante pour Hou Hsiao-hsien qui y découvrit ainsi tout l'intérêt de filmer à distance à l'aide de focales longues, la citation de quelques fragments issus du film de Luchino Visconti offre à ses propres loulous faisant les 400 coups la possibilité d'une mise en perspective originale. D'une part, ces derniers espéraient voir une bande pornographique et tombent à la place sur leurs cousins italiens vieux d'un quart de siècle et ayant les visages respectifs d'Alain Delon et Annie Girardot. Ils peuvent ainsi revivre  à leur corps défendant les aventures vécues par d'autres corps en d'autres lieux et en d'autres temps et c'est ainsi que la Nouvelle Vague taïwanaise s'inscrit dans une histoire du cinéma qui offre à la jeunesse un ailleurs non soluble dans la société de marché et le nationalisme taïwanais. Ces mêmes images initient aussi chez Ah-Ching l'apparition subreptice de visions muettes et mentales d'enfance hantées par la figure d'un père admiré (son autorité lui permet entre autres de tuer sans peur un serpent), mais réduit depuis à la vie végétative à la suite d'une balle de base-ball reçue naguère en plein visage. D'autres filiations fleurissent en recouvrant sans le faire oublier le vieux bois patriarcal.

 

 

 

D'une sphère l'autre, de la balle de base-ball à la bille du billard (ce dernier jeu ne cessant par ailleurs de revenir dans tout le cinéma de Hou Hsiao-hsien), et en attendant les toupies de Un temps pour vivre, un temps pour mourir : le désir juvénile de s'émanciper des cadres hérités est un jeu qui peut être sanctionné dans la brutalité de ses feed-back (la modernité est celle d'une intégration aux normes du vieux nationalisme et du nouveau consumérisme). Enfin, une arnaque de rue reposant sur la promesse fallacieuse de voir ces bandes pornographiques tant fantasmées se conclut au onzième étage d'un immeuble en construction, l'écran large et en couleurs se révélant être en fait une vue offerte sur la ville par la découpe d'une baie dans le béton. Comme si le cinéaste s'appropriait l'histoire du cinéma afin de remonter le fil de la jeunesse, d'aujourd'hui et d'hier, en remontant du néoréalisme italien (y compris dans ses expérimentations plus formalistes chez Luchino Visconti, Federico Fellini et Pier Paolo Pasolini) jusqu'aux vues des frères Lumière. Et cela tout en glissant l'idée audacieuse que le désir de réalisme ne peut éviter la confrontation avec la pornographie (notamment marchande) caractérisant les rapports sociaux.

 

 

 

Tantôt le désir est un mouvement centrifuge, mais au risque de sortir du cadre balisé par les règles du jeu ou bien de se prendre l'effet boomerang d'un coup fatal surgi d'on ne sait quel hors-champ. Tantôt le désir oblige à se transformer pour faire de nécessité vertu en acceptant de rester dans le cadre pour en subir les exigences centripètes, mais peut-être aussi pour travailler à y négocier quelques marges de manœuvre. Dans l'intervalle, c'est un rêve de violence maîtrisée dans les codes de la virilité qui s'évanouit. C'est déjà manifeste dans la si grande difficulté pour les garçons à couper le cou d'une poule mise en regard de la si grande facilité pour la mère d'Ah-Ching à blesser son fils à coup de hachoir. Une virilité qui, déjà, n'avait plus vraiment son visage d'antan avec celui du père amoché à la suite peu épique d'une partie de base-ball. Le vieux monde lui-même des formes traditionnelles commence à devenir opaque (les quelques rites sont ici ou bien délaissés ou alors vécus dans une sorte d'absence à soi), aussi énigmatique que la fascination secrète et incomprise d'un fils pour son père qui n'a plus d'yeux que pour l'horizon peint dans la tradition picturale entre montagne et eau du shanshui. Dans l'intervalle, c'est la bande qui débande, réduite à peau de chagrin : les amis étaient quatre à Feng-kuei, plus que trois Kaohsiung et bientôt seulement deux. C'est l'amour qui s'éprouve comme nullité virile des amourettes et ratage des grandes espérances sentimentales (Ah-Ching espérait que Hsiao-hsing l'aime en l'absence de l'homme qui l'entretenait, elle part rejoindre ce dernier).

 

 

 

La joie juvénile finalement consumée dans une intense mélancolie infusée comme du thé est un souvenir qui continue pourtant de rayonner comme on le voit dans HHH, portrait de Hou Hsiao-hsien (1997) d'Olivier Assayas. Le documentaire de l'admirateur français laisse sourdre avec quelques larmes le regret interminable d'une bande aujourd'hui disparue. Sa disparition aura autant marqué les conséquences de l'installation séparée de chacun de ses membres qu'elle découle aussi des rigueurs nouvelles de la solitude. Solitude qui, déjà, se devine un peu dans la tristesse finale de Ah-Ching dans Les Garçons de Feng-kuei et de Ah-ha dans Un temps pour vivre, un temps pour mourir. Solitude qui appartient, de fait, à ceux qui n'ont plus de désir de continuer à jouer à des jeux mais savent cependant qu'il se perpétuent inlassablement dans la danse de poussière des souvenirs.

 

 

 

24 août 2016

 3) Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985)

 

 

 

L'innocence vécue,

évanouie quand elle est ressouvenue

 

 

 

D'un côté, le cinquième long-métrage de Hou Hsiao-hsien propose en 135 minutes le diptyque majeur d'une tentative de réappropriation par le cinéma du sens d'une enfance et d'une jeunesse vécues sous le soleil de l'insouciance et l'insolence ou bien à l'ombre de l'inconscience et de l'inconséquence. Avec ce film qui reçut le Prix de la Critique internationale au Festival de Berlin, le cinéaste s'impose définitivement comme l'éclaireur d'une Nouvelle Vague taïwanaise alors en phase avec la libération progressive du Kuomintang (et l'accession à la vice-présidence de Lee Teng-hui en 1984 qui deviendra président la République de Chine de 1988 à 2000). Imaginant d'une certaine manière rejouer durant la première partie l'enfance joueuse et insolente de Green, Green Grass of Home (1982) et Un été chez grand-père (1984), le film offre avec sa seconde partie une occasion de prolonger le portrait générationnel des écarts d'une adolescence frisant la délinquance et déjà brossé avec Les Garçons de Feng-kuei (1983).

 

 

 

Dans l'intervalle des souvenirs personnels (à l'âge de dix ans puis de seize) représentés au carrefour paradoxal de l'innocence vécue et de son impossibilité quand la jeunesse est remémorée, apparaîtrait en filigrane une histoire longtemps tue et difficilement dicible. Cette histoire est celle des Chinois du continent exilés sur l'île de Taïwan placée sous la férule autoritaire de Tchang Kaï-chek pour y vivre une existence compliquée par la division politique (entre nationalistes et communistes) et l'attente messianique de la réconciliation populaire (quand l'attente ne suffit plus, s'imposent les fugues du personnage de la grand-mère, versant féminin des grands-pères de Un été chez grand-père et Poussières dans le vent en 1986).

 

 

 

Un temps pour vivre, un temps pour mourir fait pourtant mieux que de se cantonner à jouer les prolongations d'élans antérieurement initiés ou à fixer avec une plus grande assurance formelle des synthèses provisoires. Déjà le film déploie une nébuleuse éparse de signes aussi ponctuels qu'énigmatiques. Tous sont chargés d'un sens relativement garanti par un regard rétrospectif qui saurait garder aussi des réserves pour l'avenir dès lors que le sens se comprend comme ce reste dont la persistance résiste aux clôtures ou fermetures de la signification. Le sens est ce qui avère qu'un souvenir en est un, mais sa signification n'en demeure pas moins difficilement évidente, jamais totalement gagnée, son énigme jamais complètement levée ou percée : la relève mémorielle dont l'autobiographie nous assure qu'elle fonde son récit n'est pas un gage de réappropriation totale ni de relecture en forme de capture intégrale. D'où que les plans de Hou Hsiao-hsien soient par ailleurs si larges et ouverts en composant des équilibres faits de pleins et de vides. Des plans si favorablement disposés à accueillir dans des rues ou sur des places de marché un peuple dont la multitude laborieuse est perçue entre ciel et terre. Avec, au loin, la montage et la mer, et puis, après Cute Girl (1980) et avant The Assassin (2015), un arbre où se percher pour y tenir une position idéalement intermédiaire.

 

 

 

Des plans enclins à souligner à force de sur-cadrages composés à partir d'espaces domestiques que, à l'instar des films de Yasujirô Ozu à qui Hou Hsiao-hsien rendra hommage avec Café Lumière (2003), il y a des seuils en raison desquels jamais le cadre n'oublierait que le dedans qu'il délimite n'est qu'une portion spatio-temporelle d'un dehors autrement plus vaste. Et puis, c'est très concret aussi puisque l'appartement de la famille de Ah-ha est de style nippon parce que l'île a été sous domination japonaise entre 1895 et 1945. On pourrait à cet égard relever l'ambivalence de cette séquence où Ah-ha, héros d'un récit en deux temps (en 1957, en 1963) dont l'adulte qu'il est devenu ne serait pas oublieux des effets de leurre propres à toute « illusion biographique » (Pierre Bourdieu), fait semblant de tricher à un examen afin de tromper la vigilance d'un professeur détesté et à qui il crève ensuite les pneus de son vélo. La main qu'il pose devant sa feuille, si elle a été en effet perçue par l'examinateur comme l'indice d'une forfaiture probable, s'impose en fait comme un leurre poussant à l'erreur d'interprétation. Le surveillant a cru confondre le tricheur mais le leurre de l'élève l'a trompé et la tromperie se retourne sur et contre lui comme une humiliation. On pourrait reconnaître dans la figure piteuse de cet examinateur trompé depuis sa vigilance même celle du spectateur qui, pressé d'interpréter l'évidence supposée de des signes, apprend qu'ils peuvent se révéler des leurres trahissant l'imposture des réflexes d'identification autoritaires.

 

 

 

Reposant sur un impressionnisme narratif, l'exercice de l'autobiographie, ici avéré par le recours en début et fin de film à une voix-off à la première personne du singulier, ne saurait être consistant que pour autant qu'il repose sur le double mouvement de la visibilité première mais opaque d'une constellation de signes et de leur lisibilité rétroactive mais fragmentaire et restrictive – peut-être même indécise, sinon indécidable. Surtout, il semblerait que Hou Hsiao-hsien, en ne relayant pas sur toute la durée du film le principe analytique du commentaire off, ait travaillé à préserver l'écart entre visibilité et lisibilité. D'un côté la visibilité est scindée en deux temps fondamentaux (la visibilité première de la perception redoublée par l'image qu'en garde le souvenir. De l'autre la lisibilité rétrospective souffre toujours du risque de la surinterprétation trompeuse. Voilà comment doubler le gain de l'éclaircie du sens après coup avec l'entretien d'une opacité persévérante, primordiale et intraitable.

 

 

 

Comme si le regard rétrospectif de Hou Hsiao-hsien voulait à la fois s'exercer en allant plus loin en aval du souvenir (pour en extraire un sens susceptible d'interprétation), mais plus loin aussi en remontant en amont de la mémoire (à l'endroit de la restauration idéale d'une perception native ou virginale).

 

 

 

C'est l'exemple de Ah-ha qui va au bordel afin d'y perdre virilement son pucelage, qui se souviendrait davantage de son copain le charriant que de la prostituée avec qui il a consommé ce rite d'institution à l'âge d'homme, et qui vingt ans après voudrait enfin retrouver le goût de la cigarette qu'il fuma nerveusement ce soir-là. C'est cet autre exemple encore, en guise de possible mise en abyme de tout le film, donné dans la double suite du décès du père dont le sang craché avait ponctué la lettre qu'il était alors en train d'écrire, et du décès de la mère versant quelques larmes sur la sienne alors en cours de rédaction (on notera que la découverte du cadavre du père survient à la suite d'une coupure d'électricité comme dans Poussières dans le vent). Après avoir enterré la seconde victime d'un cancer de la gorge six ans après la mort par tuberculose du premier, la sœur aînée de Ah-ha découvre alors dans les affaires familiales le récit autobiographique du père livrant à ses enfants l'énigme d'une distance que tous considéraient comme la marque d'un écart symboliquement exigé par un chef de famille de plus occupant la fonction de lettré (il fut inspecteur d'éducation). L'asthme paternel expliquant le départ pour le sud de l'île et l'installation à Fengshang cachait en fait une tuberculose et le père ne voulait pas que sa compagne ou ses enfants ne la contractent par contamination salivaire.

 

 

 

Un récit autobiographique en guise de testament offre ainsi la compréhension rétrospective d'une énigme posturale. Mais l'on n'en saura pas davantage alors que la sœur en lit plusieurs feuillets comme on ne saura rien non plus de celui probablement écrit par la mère. Il faudra ainsi attendre un film comme HHH, portrait de Hou Hsiao-hsien réalisé en 1997 par Olivier Assayas pour que le cinéaste taïwanais évoque la cicatrice sur le cou de sa mère l'ayant longtemps fasciné jusqu'à comprendre qu'elle fut la conséquence d'une tentative de suicide après avoir découvert que son mari avait entretenu une liaison adultérine avec une collègue de travail.

 

 

 

Le temps propre de la lecture quand elle est dans le souvenir relecture est, parce qu'elle est rétrospective, le contretemps. Temps contre temps, le contretemps marquerait ainsi la division de la durée vécue dans un sens et ressouvenue dans un autre. Temps contre temps – toute chose énoncée par le titre lui-même, en sa césure et ses effets de scansion : Un temps pour vivre, un temps pour mourir. L'exigence du différé propre au temps rétrospectif du contretemps relève le sens de ce qui fut vécu dans son ignorance, insouciance ou inconséquence. Cette exigence ne cesse pas d'être réitérée, obligeant le récit autobiographique à de perpétuels relectures et réécritures comme autant de repentirs attestant encore et toujours de la résistance obtuse du sens face aux captures de l'interprétation.

 

 

 

C'est vraiment l'une des étrangetés d'une œuvre comme celle-là que de promettre la série des anecdotes structurées en une chaîne signifiante afin de fonder la puissance d'un récit autobiographique, tout en se débrouillant en même temps pour tenir à distance l'imposition sans reste d'une lecture univoque. Y aiderait à ce titre le recours toujours plus renforcé des objectifs à longue focale employés par l'opérateur Mark Lee Ping Bin. C'est encore l'une des forces de ce film important pour son auteur comme pour la génération de jeunes réalisateurs taïwanais, tous désireux de plier les obligations commerciales d'une industrie de cinéma identifiée à la Central Motion Picture Corporation aux exigences de la subjectivité artistique, que de suspendre la mécanique des réflexes habituels voulant convertir la virtualité des signes en actualisations signifiantes. C'est ainsi que le film peut laisser flotter bon nombre de faits vécus dans une puissance d'évocation toute en retenue, résistant à toute lecture ou relecture qui appartiendrait à l'image du grand réalisateur en puissance mais caché dans une canaille de dix ans devenue à seize une racaille.

 

 

 

Certes, tout dans Un temps pour vivre, un temps pour mourir conspire à faire sens. Mais tout ne se réduit pas aussi à s'offrir comme signes et indices au service d'un récit autobiographique en sa logique de capitonnage rétroactive. Certes, le maillage relâché de la succession impressionniste des épisodes narrés offre des moments privilégiés retenus par la mémoire puis le désir fictionnel de celui qui les aura vécus et retenus afin d'en extraire à chaque fois la force signifiante au principe de la pertinence du récit autobiographique. Sauf que la lecture à rebrousse-poil de situations vécues n'impose pas d'indexer ou subsumer toute la visibilité disponible sur l'étiage d'une lisibilité rétrospective. Au contraire, il s'agit de faire droit, à côté des interprétations rétrospectives, à des réserves virtuelles de sens pour l'avenir et des perceptions restituées certes après coup mais avec la force native ou virginale des premières fois.

 

 

 

Après avoir dressé un inventaire rapide des lieux (qui sont depuis devenues des ruines) d'une enfance vécue à l'ombre de l'exil parental (Hou Hsiao-hsien n'avait alors qu'un an quand ses parents ont été contraints au départ à titre de réfugiés pour Taïwan), Un temps pour vivre, un temps pour mourir montre un enfant qui, jouant avec ses amis aux billes, n'entend pas sa grand-mère l'appeler. L'enfant c'est Ah-ha. Son surnom est aussi celui du cinéaste. Y résonne l'onomatopée faisant office d'interjection mais se donnerait déjà à entendre dans l'effet de redoublement produit par la scansion Ah-ha l'autre redoublement, celui du passé vécu et du présent le représentant. Celui du sens et de la signification qui n'en réduirait pas toute la latence ou puissance. Le redoublement du souvenir rappelé et de la perception première qui le fonde est aussi celui de la fiction d'une compréhension intuitive des choses vécues et de cette autre fiction consistant à réinventer cette compréhension pour plus tard.

 

 

 

C'est simple et c'est déjà si bouleversant : le garçon qui n'aura pas entendu sa grand-mère l'appeler l'entendra presque trente ans plus tard quand, devenu cinéaste, il voudra se représenter comme ayant été l'enfant insensible à cet appel.

 

 

 

Cette perception manquée aurait donc été par-delà les temps relevée – mais dans la perspective rétrospective d'un récit de soi qui n'ignorerait cependant rien de l'illusion autobiographique qui en structure le fond. Si l'image de cinéma restaure ce qui aura été ratée dans la perception vécue, proposant ainsi la fiction d'une restauration opposable au biais possiblement fallacieux du travail de reconstruction du souvenir, la même image proposera aussi contre l'écran du souvenir la restitution d'une perception première ou oubliée. C'est l'ambivalence même de chaque image du film de Hou Hsiao-hsien que de poser côte à côte deux fictions complémentaires mais distinctes et spécifiques : la première consiste en la relève après coup d'un passé défaillant quand la seconde imagine de restituer le noyau virginal ou natif d'une perception vécue.

 

 

 

Parfois, la perception s'impose dans sa dimension de première fois, avant sa relecture compréhensive et rétrospective : c'est la marque à la craie sur la table d'écolier d'Ah-ha qui se lit après coup comme le signe de sa réussite à l'examen conditionnant son passage au collège. D'autres fois, c'est l'après coup qui détermine probablement une représentation ne s'appuyant peut-être sur aucun souvenir retenu et revécu. On pense particulièrement à la sœur aînée du héros qui, pendant qu'elle s'attelle au ménage à faire briller des sols, entonne un étrange soliloque en soi si peu naturaliste (la post-synchronisation est délibérément approximative) où se dit l'obligation genrée de sacrifier ses belles promesses scolaires sur l'autel de son intégration sociale comme femme destinée au mariage (même si elle a réussi à passer par l'école et devenir enseignante comme un autre frère, l'aîné de Ah-ha, l'est devenu après avoir échoué à faire son service militaire). On songe encore à la discussion entre la sœur et leur mère devenue entre-temps veuve. La seconde raconte à la première qu'ayant été forcée à adopter un garçon après avoir accouché de deux filles, elle a dû sevrer de lait l'une des deux qui en mourut. Toutes choses redevables de la présence au scénario de la romancière Chu Tien-wen comme elle l'avait déjà été sur Un été chez grand-père qui, celui-là, reposerait davantage sur ses souvenirs d'enfance à elle.

 

 

 

A l'occasion du monologue de la sœur, un mouvement de caméra avait relié celle-ci à son frère comme s'il avait été son auditeur privilégié quand, à l'occasion de la seconde séquence, la sœur demande à son frère situé dans une autre pièce de cesser de chanter alors que dehors il pleut à verse. Dans les deux cas, la relecture oblige comme probable fiction à restaurer le sens d'une vérité incomprise à l'époque de l'insouciance et de ses inconséquences. Derrière la préférence d'un garçon, il y a souvent le fait avéré d'une fille sacrifiée. La grand-mère en défend d'ailleurs le principe, capable de prédire à son petit-fils préféré l'avenir glorieux du mandarinat et de rappeler à l'ordre sa sœur que son destin ne saurait s'excepter de la sphère domestique. L'innocence n'est première qu'en raison des failles de la perception et du souvenir ; secondaire est son impossibilité avérée dans l'après coup forcément fictionnel d'une lecture rétrospective. L'innocence vécue ne l'est plus quand elle est ressouvenue.

 

 

Et puis ce sont aussi tous ces circuits que Hou Hsiao-hsien met en place afin de donner à Un temps pour vivre, un temps pour mourir une cohérence qui est une consistance sachant se dispenser de l'économie traditionnelle des flash-back encore à l'œuvre avec Les Garçons de Feng-kuei. Avec le quadriptyque de l'enfance et de la jeunesse inaugurée avec ce dernier long-métrage jusqu'à cet accomplissement esthétique qu'est Poussières dans le vent, le temps s'expérimente désormais directement dans le plan. C'est le temps à l'état pur comme l'aurait dit Gilles Deleuze en pensant à Marcel Proust. Le temps est une surface membraneuse comme la douce tenture des moustiquaires translucides, texture du diaphane (ce diaphane passant par des moustiquaires semblables dans les films du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul). Le diaphane du temps conjoint et superpose sans fusion ni confusion (c'est un battement fait de voilement et de dévoilement, et relancé par la structure en diptyque du film) présent vécu et passé reconstitué, visibilité incomplètement remémorée et lisibilité partiellement restauratrice – mais encore la fiction d'une perception sauvée dans sa dimension virginale ou native et celle d'une relève du sens en forme d'interprétation qui n'en épuiserait ni la latence ni la puissance.

 

 

 

Les billes enterrées et disparues, les goyaves ramassées avec la grand-mère et roulant sur le sol à la suite de l'une de ses nombreuses escapades, les billes de billard dans le local des amis des anciens combattants qui regimbent contre une jeunesse insouciante de la commémoration du Double Dix (depuis le soulèvement du Wuchang d'octobre 1911 ayant débouché sur la révolution et la chute du pouvoir dynastique des Qing, le 10 octobre est devenue la fête nationale de la République de Chine) : toutes ces images exposent l'image réitérée d'une constellation mouvante de l'enfance et la jeunesse vécues et ressouvenues sur le mode de l'inconscience et de l'inconséquence, de l'insouciance et de l'insolence. Ces images sont relevées dans leur dimension nébuleuse où se nichent quelques éclats de vérité comme un vieux couteau rouillé et elles ne se comprendront que bien plus tard.

 

 

 

On pense aussi aux traces diversement déposées sur les surfaces : timbres collés sur une vitre et pièces de papier argenté confectionnées par la grand-mère préparant son voyage dans l'au-delà ; marcels recouverts de sueur et de poussière et caleçon taché de pollutions nocturnes ; gouttelettes de sang craché par le père tuberculeux et déglutitions de la mère victime d'un cancer de la gorge. Et puis toutes les larmes versées (par la mère lors du décès du père, par la sœur à l'occasion de ces deux disparitions, par Ah-ha lors lors de la mort de sa mère) jusqu'à l'excès de chair sur la langue maternelle et les fourmis recouvrant la main de la grand-mère décédée et dont les excréments tachent le sol – tout cela double les exercices d'écriture calligraphique d'un des frères de Ah-ha par l'existence d'un versant qui serait celui de l'écriture impossible et illisible de la libido elle-même. Cette part maudite ou diabolique ne cesse de s'écrire partout en défiant le sens tout en excédant l'univocité des interprétations. Elle se manifeste quand la langue maternelle déliée avec le décès du mari s'offusque d'une excroissance de chair malade, elle s'expose autrement quand la cache au trésor des billes et des pièces révèle le trou d'une terre quasiment cloacale.

 

 

 

Cette part maudite trouve encore à se fixer dans le regard noir de désapprobation de l'homme chargé d'emmener le corps raidi et flétri de la vieille dame qu'aucun enfant n'avait vu agoniser et mourir. Ce regard signerait la fin d'un règne qui ne saurait davantage être reconduit dans sa logique de petites bandes s'affrontant avec une répétitivité mimétique et un rien grotesque pour des enjeux de souveraineté territoriale. Trois décès sont comme autant de coups de queue sur des billes jouées bande sur bande (le billard est ce jeu qui ne cessera de revenir, depuis Les Garçons de Feng-kuei jusqu'à Poussières dans le vent, Goodbye South, Goodbye en 1996 et Three Times en 2005) : l'enfant n'est plus, son temps est passé et la jeunesse n'a plus le goût de continuer à faire semblant de croire que ses jeux sont sérieux. Reste le temps de l'enfance. Reste l'enfance comme contretemps, ce temps différé dont le trésor est gardé en réserve par l'adulte capable de jouer avec les signes du temps sans les réduire aux leurres servant à tromper la vigilance des autorités ou nourrir les tactiques dérisoires de la drague adolescente (la jeune fille du quartier est jouée par Yang Li-Yin, la future interprète de A Yun dans Poussières dans le vent). 

 

 

 

Comme chez Bill Douglas, l'enfance est en ces ruines ce reste, la garde d'un sens promis, encore à venir. Ainsi, le détail furtif de la montre plongée dans un verre d'eau prendra tout sens dans le film suivant, Poussières dans le vent. Un sens dont l'écriture obtuse, opaque ou obscure exigera de celui qui aura regimbé aux études de lettres qu'il les calligraphie. Mais le pinceau, la bille en forme d'œuf dans la main et l'encre sur le papier de riz seront des sons lointains et des images en mouvement comme des nuages. Cette exigence est une autre fiction rétrospective, celle que propose sans l'imposer un cinéaste si soucieux du diaphane comme condition de ses images qu'il en glisserait sur les pointes des plans l'hypothèse – en pointillé ou en filigrane.

 

 

 

23 août 2016

4) Poussières dans le vent (1986)

 

 

 

Le songe de la jeunesse

 

 

 

C'est une image qui vient de loin – dans l'espace (arrive au bout d'un tunnel un train renouant avec la lumière du jour) comme dans le temps (le trou de cigarette d'une réminiscence ponctue le faisceau de ténèbres du présent jusqu'à l'embraser tout entier). Ce serait une prise de vue Lumière mais comme passée au filtre de la mémoire insistante de son auteur. Autant l'effet d'une signature personnelle que l'indication native d'un commencement à chaque fois ou film recommencé.

 

 

 

Le plan est noir et le son étouffé, presque imperceptible, puis un trou de lumière glisse horizontalement de la droite vers la gauche avant d'atteindre le centre du cadre, son cercle s'élargissant jusqu'à imposer à la nuit de l'image les stridences reconquises (mais si douces et comme baignées d'une étrange rumeur enfantine) des rails et la lumière d'une forêt tropicale de Taïwan. Un train sort du tunnel. Est avérée l'étroite homologie avec le travelling-avant qui en soutient formellement la représentation. Ce train semblerait sortir tout droit des circonvolutions du cerveau de Hou Hsiao-hsien. Lui-même aura emprunté tant de fois des trains semblables lui ayant permis de faire l'aller-retour entre Fengshan situé dans le sud de l'île où s'est installé sa famille à la fin des années 1940 et la capitale taïwanaise durant sa jeunesse jusqu'à la fin des années 1960, son service militaire et ses études de cinéma à l'Académie nationale des arts à partir de 1972.

 

 

 

Prise de vue objective, image mentale et métaphores mêlées du voyage dans le temps et du retour vers l'origine se confondent ainsi en touchant à l'indiscernable dont toute image a la garde (par exemple les années 1960 sont si peu reconstituées ici ou bien si finement qu'elles se superposent sans peine avec les années 1980). Et avec tant d'aisance par ailleurs dans l'accès aux régions reculées du documentaire et de la fiction que l'image (native – il y a tant d'enfants de fait qui naissent et peuplent ce cinéma) reviendra jusque dans Goodbye South, Goodbye (1996), le film consacré par Olivier Assayas (HHH, portrait de Hou Hsiao-hsien réalisé pour la série Cinéastes de notre temps de Janine Bazin et André S. Labarthe en 1997) et le segment intermédiaire du triptyque Three Times (2005).

 

 

 

Revenu de l'oubli, un souvenir affleure et trame en filigrane l'écran du présent en brouillant les frontières de la fiction. Ça y est, sortie du noir, une image est faite. Comment alors ne pas penser ici à l'ouverture célèbre – un seuil ouvrant à l'intérieur du noir une fenêtre de lumière venant du dehors – de The Searchers - La Prisonnière du désert (1955) de John Ford ? L'image est faite comme un enfant vient au monde. Le film peut alors commencer en faisant recommencer par les moyens obliques ou détournés de la fiction l'illusion rétrospective d'un récit dont il est impossible d'en soustraire les inflexions et illusions biographiques et autobiographiques (comme les souvenirs de Chu Tien-wen venaient se fondre en surimpression à ceux du cinéaste dans Un été chez grand-père en 1984, ceux de Wu Nien-jen, co-scénariste avec Chu Tien-wen de Poussières dans le vent, s'y mêleront aux siens).

 

 

 

Le film en question s'intitule Poussières dans le vent (1986). C'est l'accomplissement d'une série de quatre longs-métrages fortement imprégnés par l'enfance et la jeunesse de leur auteur (une série inaugurée avec Les Garçons de Feng-kuei en 1983 et poursuivie par Un été chez grand-père et Un temps pour vivre, un temps pour mourir en 1985). Une série dont la passe aura succédé à la série des premières œuvrettes délibérément plus légères et commerciales (Cute Girl en 1980, Cheerful Wind – Vent folâtre en 1981 et Green, Green Grass of Home en 1982). Auront ainsi été posés les premiers jalons de la reconnaissance internationale (Les Garçons de Feng-kuei et Un été chez grand-père ont été primés au Festival des Trois Continents, Un temps pour vivre, un temps pour mourir a reçu le Prix de la critique internationale au Festival de Berlin) précédant la consécration garantie par le grand triptyque historique composé de La Cité des douleurs (1989), du Maître des marionnettes (1993) et de Good Men, Good Women (1995).

 

 

 

Parmi les êtres qui peuplent le film sublime de Hou Hsiao-hsien, on aimerait déjà insister ici sur la figure privilégiée du grand-père, au centre de Un été chez grand-père et certes un peu plus marginale dans Poussières dans le vent. D'ailleurs son interprète dans ce dernier film, Li Tien Lu, deviendra plus tard le narrateur du Maître des marionnettes dont le récit racontant l'histoire de Taïwan de 1909 à 1945 s'origine exemplairement dans la naissance de son narrateur. Le grand-père garantit à son petit-fil A Yuan son inscription paradoxale dans le temps long d'une historicité déterminant imperceptiblement la géographie de son présent avec « carte du tendre » (entre la capitale Taipei où le jeune homme part travailler et où l'y rejoint A Yun et l'arrière-pays campagnard où il revient de moins en moins souvent revoir ses parents témoins de l'amour de leurs enfants). Le cadre prescrit par le « social-historique » (Cornelius Castoriadis) configure la limite du champ des possibles en donnant une forme de tragique au quotidien du groupe de copains du jeune héros qui délaisse la poursuite des études supérieures promises à son père afin d'intégrer plus rapidement le monde du travail.

 

 

 

Du lycée d'une ville du sud semblable à Fengshan aux études interrompues pour aller travailler à Taipei dans un atelier d'imprimerie puis comme livreur motorisé jusqu'au départ pour le service militaire, A Yuan connaîtra ainsi les différentes étapes faisant de lui, à la suite de nombreuses ellipses à peine perceptibles (seules quelques coupes de cheveux en attesteraient), un homme. Un homme à qui écope le lot d'une histoire longue, faite de la mémoire des générations qui le précèdent (le père évoque la colonisation japonaise et la contrainte scolaire du monolinguisme imposé par l'occupant, un employeur lui raconte la guerre contre les communistes en détails macabres où passe en filigrane le spectre de l'anthropophagie). Et d'autres couches de souvenirs (une famille cantonaise exilée et choyée par l'armée régulière taïwanaise dans laquelle le héros fait son service). Un homme donc, mais pour autant qu'il aura contre son gré appris à devoir composer avec la virtualité jamais actualisée de l'amour de sa camarade d'enfance A Yun, avec qui il ne pouvait pas ne pas vivre le reste de sa vie et pour qui, cependant, un étrange et tragique arrangement du destin en décidera autrement. L'amour en sa dimension constituante est bel et bien ce qui aura eu lieu ici mais sans jamais s'instituer (elle se mariera pendant son absence – mais pourquoi ? – avec un facteur de leurs connaissances). Ce qui aura pour conséquence de creuser en lui les mêmes plissements silencieux que les nuages glissant sur l'ondulation montagneuse et frémissante des paysages de l'arrière-pays taïwanais.

 

 

 

D'une certaine façon, Poussières dans le vent raconte l'histoire d'un garçon qui, vivant son existence comme un train roulant sur des rails, se réveille après la sortie de l'un des nombreux tunnels dont son voyage est fait. Et c'est alors qu'il comprend que, ne s'étant pas réveillé, il aura raté un arrêt lui causant dans le cœur une blessure qu'il n'oubliera jamais. L'arrêt raté comme un arrêt du cœur.

 

 

 

Un train s'extrait du tunnel pour s'avancer dans la verdeur tropicale du sud de Taïwan. Dans ce train se trouvent un garçon (c'est A Yuan) et une jeune fille (c'est A Yun) qui rentrent du lycée et dont l'image palpite à mesure que d'autres tunnels traversés interrompent par intermittence la lumière chaude enveloppant le wagon. Comme un battement de paupières dont le grand-père fera d'ailleurs mention à la toute fin du film. Le nouveau roman d'éducation et d'initiation raconté par Hou Hsiao-hsien (et la romancière Chu Tien-wen de l'aventure depuis Les Garçons de Feng-kuei) avec Poussières dans le vent est manifestement porté et imprégné par l'élan du film qui précède et plus immédiatement autobiographique, Un temps pour vivre, un temps pour mourir. Même si persiste une constellation de motifs biographique, les souvenirs, de personnels, deviennent la membrane impersonnelle et diaphane des images dont les battements voilent et dévoilent l'œuvre elle-même. Des images comme un battement de paupières, comme un battement de cœur.

 

 

 

Il s'agit désormais de raffiner les procédures mises en place avec les films précédents, déjà sensibles avec Green, Green Grass of Home où son enfance turbulente se voyait déjà surplombée par la majesté des massifs filmés dans la perspective de la tradition picturale du shanshui. Mais en prenant des distances qui appartiennent autant à la fiction en regard de l'autobiographie qu'aux plans larges et suffisamment composés pour être ouverts au désir des expressions aléatoires et vraies d'une scène jouée mais de loin et donc de fait préservée des pressions impératives de la réalisation (les focales utilisées par l'opérateur Mark Lee Ping Bin, de l'aventure depuis Un temps pour vivre, un temps pour mourir, sont le plus souvent longues en effet). Le cinéaste s'affirme ainsi, bien avant les maisons closes telles des monades tournant sur elles-mêmes et composant la joaillerie kaléidoscopique de Flowers of Shanghai (1998) ou encore les appartements richement agencés et décorés des gouverneurs de province de The Assassin (2015), comme un immense observateur des formes de sociabilité (à l'instar de ce qu'ont fait John Ford et Michael Cimino, mais aussi Jean Renoir et Maurice Pialat). Un cinéaste attentif aux manières communautaires ou collectives de vivre ensemble au point que tous soient partagés par le vivre ensemble lui-même. Au point de faire que la dynamique de ce partage commun se sente à distance dans la proximité sensible des corps, dans les oscillations intersubjectives et avec des palpitations moins conscientes ou plus secrètes.

 

 

 

Ici, des jeunes gens mangent et boivent et rient ensemble dans l'arrière-salle d'un cinéma où l'on projette les films de genre du moment. En passant, Hou Hsiao-hsien remarque ceci : les spectateurs (et le cinéaste a été l'un d'entre eux), s'ils sont victimes d'injustices sociales semblables, ne sont cependant pas des héros de wu xia pian. A Yun engloutit audacieusement plusieurs bières. De son côté A Yuan désinhibé par l'ambiance du repas lui jette quelques œillades embrasés à l'occasion de l'unique champ-contrechamp du film. Mais, soustrait du respect des axes traditionnels de filmage, ce champ-contrechamp rend difficile sinon impossible de savoir si les deux personnages croisent effectivement ou non leurs regards. Ce qui est sûr est que A Yuan, d'ordinaire si réservé et presque bressonien, a le visage rouge et le regard embué comme jamais. Tous entonnent une chanson populaire qui soutiendrait autant l'inscription culturelle dans une histoire commune qu'elle véhiculerait le jeu d'affections mais aussi d'affects indicibles et volatiles, circulant dans l'air chaud au milieu des vapeurs d'alcool. A ce moment-là, tout est possible et tout est réel. Le partage incarné dans une histoire collective et la volonté de s'y forger une relative autonomie à son égard. L'envie de profiter des libéralités autorisées par une jeunesse éloignée du regard sévère des parents et le savoir d'un désir amoureux qui n'aurait besoin de presque rien pour s'accomplir dans la relation conjugale et l'union maritale.

 

 

 

Avec la jeunesse, c'est le temps des cœurs légers et des cœurs battants. Mais ce temps est aussi celui, intermédiaire, des promesses d'avenir qui courent toujours le risque de s'évanouir pour ne plus laisser que des promesses passées et trépassées. Au beau milieu du film, le travelling-avant du train sortant du tunnel se répète en s'inversant sous la forme décisive d'un travelling-arrière. Notamment avec la comptabilité marquant sévèrement le coût d'entrée dans le monde adulte du travail exploité. Le sac du déjeuner à porter au fils de la patronne par A Yuan finit éventré à la suite d'une bagarre dans une gare où l'attend A Yun égarée par un étranger. La belle montre étanche mais payée à crédit par le père pour son fils afin de mieux préparer ses examens. Le pétard est allumé par erreur par le grand-père l'ayant confondu avec une bougie. Toutes ces situations forment une constellation de signes témoignant de façon pointilliste des faux-raccords relativement légers ponctuant une existence du rappel encore doux qu'elle ne saurait totalement se prémunir des contraintes extérieures. En particulier, la montre métaphorise le temps vécu sur le mode du crédit : une partie du salaire des enfants partis travailler dans la capitale doit effectivement revenir de droit aux parents qui vivent à la campagne et en ont besoin.

 

 

 

Davantage encore, la coupure électrique interrompant la projection nocturne et en plein air d'un film, la lampe qui éclate au moment où A Yuan écrit une lettre à son père et l'incroyable raccord fondant l'évanouissement du héros victime d'une bronchite avec la vision hallucinée d'ouvriers rescapés (dont son père) victimes de l'effondrement d'une mine s'offrent ainsi comme les manifestations d'une existence soumise aux aléas, fractures imprévisibles et courts-circuits disjonctifs du réel. Les battements de l'image exposent les contorsions internes d'un corps et d'une psyché reliant métaphoriquement, via le train et les tunnels, les circonvolutions du cerveau, les galeries de la mine effondrée et les circuits internes de la digestion (avec le glutamate ou le dentifrice dont se régale un jeune frère, avec le vomi du héros quand il entend ses camarades de chambrée raconter le bordel ou finissent les copines éconduites. D'un côté l'héritage se vit comme la reproduction ou reconduction d'une créance : c'est un poids semblable à ce sac de riz que porte A Yuan afin de faire plaisir à A Yun. De l'autre le réel s'éprouve comme un rappel autoritaire à l'ordre : un accident, une maladie et la découverte après un réveil comateux que ce qui était désiré et prévu depuis longtemps n'arrivera jamais. Le père qui croyait en l'ascension sociale de son fils avait pourtant bien prévenu ce dernier : « Si tu veux être un bœuf, tu trouveras toujours un joug à porter ».

 

 

 

Sous prétexte de l'accès de la jeunesse à la possibilité de l'autonomie financière, l'intégration dans la sphère du travail exploité induit la norme d'une dépendance blessante, littéralement. Le montrent l'imprimerie pour A Yuan victime de l'autoritarisme de l'une de ses maîtres, l'atelier textile pour A Yun qui se blesse avec un fer, l'atelier de peinture d'affiches de cinéma dans lequel ne pourra plus travailler un ami ayant perdu un doigt peut-être dans un incendie, et puis le sort d'un autre garçon du village montrant à ses camarades les contusions sur son corps. Une dépendance dont le fer marque la chair d'une jeunesse vécue à crédit pourra encore être relancée avec le départ pour le service militaire dont la durée longue (plus d'un an) en valant comme le remboursement du crédit ouvert après l'époque de la colonisation japonaise et la séparation historique en 1945 entre la République de Chine dirigé par les nationalistes de Tchang Kaï-chek et la Chine continentale communiste. On doit à nouveau rappeler la situation personnelle de Hou Hsiao-hsien issu d'une famille de réfugiés cantonais, à l'instar de la famille cantonaise à laquelle A Yuan offre un briquet comme son père lui avait donné sa montre. La dette se comprend aussi comme celle qu'auraient contractée les Chinois de Taïwan à l'égard de leurs compatriotes du continent.

 

 

 

Ce crédit de temps se confond avec un endettement de l'histoire longue contracté par la jeunesse des années 1960. C'est un joug ayant fait de A Yuan un bœuf parfois autoritaire à l'égard de A Yun (sa virilité supporte difficilement son aide financière et il lui impose une scène de vol de motocyclette ratée digne d'un résumé express du Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica). Le garçon est pourtant à la fin impuissant à retenir celle qui a été soumise aux urgences imposées par le temps vécu à crédit. Rien n'est dit ici sauf dans les intervalles de la lettre du frère de la mariée racontant qu'elle n'a cessé de pleurer pendant la cérémonie. Mais l'improbable mariage avec le postier suggère la forte probabilité d'un rapport sexuel, peut-être même d'un viol perpétré par ce dernier sur elle au point de la rendre illégitime pour l'union d'un couple dont tout le village avait de fait consacré depuis l'enfance la valeur virginale. Sauf que A Yuan portera aussi la responsabilité d'avoir voulu différer le moment du mariage, s'abandonnant à un mouvement de langueur et de différé identifié à l'allongement de la jeunesse, cédant à une pulsion de procrastination qu'il croyait pouvoir s'octroyer au nom du quasi-couple admis par tous et qu'il formait depuis l'enfance avec A Yun. Le temps présent de la Jeunesse vécue à crédit est celui d'un contretemps sur lequel auront pesé toutes les circonstances historiques.

 

 

 

La fuite de A Yun sur le quai de la gare alors que A Yuan part pour le service militaire est aussi bouleversante que chez Mikio Naruse, parce qu'elle avère avec la dureté de l'éloignement la réalité d'un amour sincèrement partagé. Mais aussi parce qu'elle souffre de devoir accepter de différer l'intégration dans la sphère d'une institution qui aurait pu symboliquement la protéger des violences exercées par le premier venu. Mais encore parce que succède à cette séquence le plan sublime d'une nuit ponctuée d'une seule étoile – l'astre d'un amour mort dont la lumière fossile brille déjà en brillant à jamais. Quand la chose n'est plus, demeure en effet sa représentation dont la garde consiste à protéger dans le monde présent son absence. Poussières dans le vent est un mélodrame, c'est aussi un poème médiéval.

 

 

 

L'amour de A Yun aura eu lieu, aussi vrai qu'il demeurera à jamais insaisissable à l'instar de l'ombre des nuages glissant comme une caresse sur la peau verdoyante des montagnes. Cet amour-là demeure une étoile. Comme l'amour du grand-père dont les retrouvailles (probablement rêvées) avec A Yuan (comment se fait-il en effet que personne ne l'attende à la gare ? Qu'il ne porte pas l'habit militaire mais la chemise que lui avant confectionné A Yun ? Qu'il offre au grand-père le briquet donné à la famille de réfugiés cantonais ?) forment la conclusion ouverte et mystérieuse de Poussières dans le vent. Le garçon qui revient n'est plus un enfant, c'est alors qu'il a tout le temps de méditer les virtualités d'un amour éternel et d'une jeunesse passée comme un nuage sur la montagne. La jeunesse vécue est un songe pour qui s'en ressouvient.

 

 

 

6-17 août 2016

 

 

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