Un sixième souvenir de la jeunesse de Hou Hsiao-hsien

"The Assassin" (2015)

La technique du Qi et du sentiment

C'est le destin de Nie Yin-niang et sa raison n'appartient qu'à elle, et elle seule. C'est là son cœur battant, un brûlant secret. Une implosion de sentiments comme la gerbe flamboyante de fleurs contenues dans un vase datant de la dynastie des Tang.

 

En miroir, palpite aussi le cœur de Hou Hsiao-hsien, lui qui s'est reconnu dans son héroïne en lui reconnaissant d'allégoriser le destin de Taïwan, le pays d'adoption et lieu insulaire en exception à la Chine continentale.

 

Le poète a grand cœur en relevant le défi du nom de sa magnifique interprète ; c'est ainsi qu'il peut montrer ce qu'il en est de l'art du cinéma quand il est traversé, à ce point-là, par une telle énergie – un souffle de vie : (Shu) Qi.

1) La technique est certes irréprochable mais l'impulsion du sentiment risque d'en fragiliser les subtils équilibres. Cet avertissement, délivré par un maître (la princesse Jiaxin, nonne taoïste, tout de blanc vêtu) à son disciple (Nie Yin-niang, experte en assassinats ciblés, habillée en noir), porte d'autant plus haut qu'il résonne dans une immense vallée à l'une des pointes de laquelle se trouvent les deux héroïnes. Le paysage est alors filmé en un long plan large et presque toujours fixe, très légèrement recadré, durant lequel une nappe de brume commence alors à envelopper de sa nimbe blanche tout l'arrière-plan. Jusqu'à le soustraire à toute visibilité, et même pouvoir le confondre pendant quelques instants d'ailleurs avec le blanc de l'écran de projection.

 

 

 

Le plan est magnifique, comme tant d'autres dans The Assassin. Le film a été particulièrement attendu (Hou Hsiao-hsien n'avait pas réalisé de long-métrage depuis Le Voyage du ballon blanc en 2007). L'ambitieux projet au long cours remonte en 2012, plusieurs fois retardé, rêvé par son auteur durant au moins quarante ans (il s'agirait à proprement parler d'un projet de jeunesse, peut-être même le tout premier). Mais il l'est surtout parce qu'il propose de conjoindre un grand souci pictural et paysagiste (la tradition artistique du shanshui signifiant montagne-eau), ferme dans le choix des formes et reliefs exposées, avec l'ouverture nécessaire du plan au souffle des contingences atmosphériques du réel. C'est ainsi qu'il peut outrepasser tout reproche décoratif en touchant même un au-de la de la représentation cinématographique.

 

 

 

La conjonction esthétique du calcul (requis dans la composition maîtrisée du cadre et de ses contenus) et de l'incalculable (désiré comme ce qui innerve et traverse le plan, comme ce qui l'anime, l'animation venant des forces d'un dehors excédant toute clôture symbolique ou séparation hermétique), d'abord, fonderait la souveraineté stylistique d'un geste préoccupé de saisir à chaque instant le mouvant et l'immobile, le flux et la stase, l'accélération et la suspension, l'instant et son noyau d'éternité – la montagne et le nuage. Comme cette même conjonction autoriserait à garantir un puissant écho poétique à l'avertissement en ce lieu prononcé. Les mouvements du sentiment compliquent en effet les agencements visés et constitués par la maîtrise technique. D'un côté, la complémentarité symbolique des vêtements noirs et blancs confirmerait l'importance philosophique du Tao en ce qu'il résulte de la dynamique des principes opposés, ceux du Yin et du Yang. De l'autre, il y aurait aussi comme une insistance gazeuse (c'est une brume blanche), une présence spectrale (c'est une ombre féminine), la note tour à tour vibratile (c'est, ailleurs, un voile qui se gonfle et ondule en bordure de prises de vue au rythme alangui) ou fulgurante (c'est, ailleurs encore, une passe d'armes qui précipite la contraction des raccords dans le mouvement) d'un réel déboîtant l'idéale complémentarité des contraires pour y voir un débord, un antagonisme fondamental (à l'instar de Roberto Rossellini ou Robert Bresson, Hou Hsiao-hsien serait à ce titre un grand spiritualiste pour autant qu'il est tout aussi grand matérialiste).

 

 

 

2) La fiction proposée par The Assassin, adaptée d'un court récit de Pei Xing datant de la fin du 9ème siècle et de l'époque de la dynastie Tang, est certes complexe dans l'ensemble de ses linéaments. On tente d'en résumer les enjeux :  Nie Yin-niang revient d'un exil durant lequel elle est devenue cette experte en arts martiaux à qui le pouvoir impérial lui commande les meurtres de chefs indisciplinés ; sa nouvelle mission consiste en l'exécution de Tian Ji-an, le gouverneur de la province de Weibo, qui se trouve être le cousin qu'elle aurait dû épouser si les circonstances, en l'espèce le jeu des alliances familiales et seigneuriales, en avaient naguère décidé autrement. La complexité du récit relève aussi de ses tenants et aboutissants historiques. Le contexte est alors celui d'un pouvoir dynastique contraint de favoriser l'autonomie relative de provinces administratives et militaires créées pour juguler les tensions internes et prévenir des agressions extérieures. Sauf que les gouvernorats risquent à tout moment aussi de s'allier entre eux afin de nourrir la sécession contre le pouvoir central.

 

 

 

Il faut dire pourtant qu'en dépit d'arabesques narratives dépliées à l'occasion de quelques dialogues aussi rares qu'essentiels, l'histoire est aussi d'une simplicité confondante. Le devoir de la technique est d'être irréprochable. Elle est moralement neutre et indifférente, strictement soumise à des considérations politiques extérieures. Pourtant, celles-ci seront progressivement retournées et réappropriées par Nie Yin-niang en vertu des sentiments qui agitent son cœur et qui la décident à agir autrement que ce que son maître en relais de l'ordre impérial lui aura prescrit de faire. Filmé en plan large tourné en longue focale, le sentiment est précisément moins joué que son expression trouve à être directement relayée dans une série de gestes en fidélité à des décisions intérieures et jamais commentées. Shu Qi garde ainsi pendant tout le temps du film, tel l'interprète de A Yuan dans Poussières dans le vent en 1986, un visage fermé, ses seules larmes versées étant masquées derrière un morceau de soie noir. En amont de la blanche neutralité du jeu valorisée par Robert Bresson, on trouverait Josef von Sternberg avec qui Hou Hsiao-hsien partagerait d'ailleurs une semblable propension à soumettre ses images à la multiplicité des voiles et tulles afin d'en protéger les secrets, qui ne sont que les reflets de sentiments par pudeur intériorisés et par tradition interdits d'extériorisation.

 

 

 

Comment ne pas reconnaître alors, dans la situation d'une femme qui, contrairement à ce qu'on lui commande de faire, soumet sa perfection technique aux réquisits de ses sentiments profonds, la position même du cinéaste ? Lui-même n'indexe-t-il pas sa grande maîtrise formelle sur des mouvements inhabituels, irruption de puissances élémentaires ou bien sentiments dont le secret aura été confié au voile pudique de l'abstraction, qui finissent par distinguer son film au sein d'un genre particulièrement codifié (le Wu Xia Pan agite les écrans des salles populaires de Poussières dans le vent) dont certains de ses commanditaires auraient sûrement attendu qu'il en livre une illustration plus classique ? Comment ne pas être ému de l'autoportrait en creux que Hou Hsiao-hsien donnerait ici de lui-même par le biais de son personnage de femme assassin ? Le cinéaste lui ressemble tant, personnage et actrice (Shu Qi, à chaque film depuis Millenium Mambo en 2001 et Three Times en 2005 toujours plus fantomatique, comme retirée toujours plus loin à l'intérieur d'elle-même). Tant il habite comme une ombre chacun de ses plans, prêt à tout instant à voler comme un papillon et transpercer comme une flèche, se faufilant dans les ourlets de la grande histoire pour extraire de ses plis le jade de joyaux universels, aussi grand technicien qu'il est un être de choix refusant d'être un simple exécutant, fidèle à la promesse d'une passion de jeunesse jamais démentie lui permettant de reconnaître dans le spectre d'un amour refusé le désir d'un film venant de si loin qu'il aura exigé l'exil induit par sa longue préparation puis de sa réalisation.

 

 

 

3) L'exil nécessaire à l'apprentissage technique de Nie Yin-niang ne sera pas montré. Hou Hsiao-hsien préfère à la place raconter cet autre apprentissage mais celui-là complètement improvisé. L'apprentissage est celui de la décision par l'héroïne de la neutralité indifférente requise par la maîtrise technique de faire droit aux exigences passionnelles de son cœur qui l'autorisent à participer décisivement à l'écriture de la grande histoire en train de se jouer. En refusant d'assassiner son cousin Tian Ji-an, il s'agira pour elle de sauver la peau de l'homme qu'elle aime et d'empêcher la prise de pouvoir sur lui de sa première concubine qui, en plus de travailler de manière occulte à éliminer sa rivale enceinte Huji, souhaiterait renforcer l'hostilité politique du gouverneur de Weibo à l'égard de l'empereur.

 

 

 

La tekhnè se retrouve donc indexée sur le moteur de la praxis et orientée dans le sens d'un êthos. Le cinéaste envisage moins son héroïne inscrite en complément de luxe d'une histoire principalement jouée entre les mains d'hommes qu'il la considère plutôt comme un excès venant compliquer les stratégies en lutte des gouvernements locaux et impériaux. L'intelligence dialectique du récit de The Assassin consiste ainsi à montrer aussi comment l'excès, loin d'entraîner la destruction entropique de l'ordre, surgit de son sein afin d'instruire un nouvel équilibre des forces. Aller contre l'ordre impérial exigeant la mort du gouverneur de Weibo, c'est en effet pour l'héroïne renforcer l'autorité centrale en ramenant dans son orbe le dissident qui ne saurait après cela plus se le permettre davantage.

 

 

 

Plus précisément encore, les femmes apparaissent comme les points de capiton intervallaires et nécessaire dans la structure symbolique des rapports de force le plus souvent identifiés aux seules figures masculines dominant les scènes du pouvoir. Les chaînes du commandement masculin sont ainsi investies dans ses ourlets ou plis par des figures féminines jamais complètement à leur place, et jamais totalement identifiables aux positions qu'elles devraient « naturellement » occuper. D'un côté, Nie Yin-niang ne se suffit plus de jouer les tueuses invisibles en marquant ses interventions intempestives d'un surcroît de sens obligeant Tian Ji-an à reconsidérer la signifiant de la situation. De l'autre, la première concubine de ce dernier, pour des raisons aussi bien domestiques que politiques, se mue en tueuse disposant d'un plan machiavélique incluant les sortilèges d'un sorcier alchimiste (et artiste du pliage zhézhǐ comme l'était le père de l'un des gosses de Green, Green Grass of Home en 1983). Au final, c'est un affrontement entre les deux héroïnes qui, telles deux vraies fausses jumelles, savent depuis l'antagonisme qui les caractérise reconnaître leurs similitudes. Le plan si simple et bouleversant du masque d'or tombé par terre et brisé en deux indique le procès hégélien et dialectique de la lutte pour la reconnaissance et de la reconnaissance comme lutte.

 

 

 

A cet égard, on pourra apprécier le fait que le cinéaste sait si bien entendre dans le nom de l'interprète de son héroïne un sens profond et authentique, celui du Qi qui signifie en chinois le souffle ou l'énergie. Le Qi en tant que l'Un peut se décliner tantôt en choses concrètes ou matérielles, tantôt en choses abstraites ou idéelles, tantôt en stase boisée, tantôt en fulgurance venteuse. Pour le sinologue François Jullien le Qi caractérise la pensée chinoise en ce qu'elle préfère, face aux dédoublements ou dichotomies de la métaphysique occidentale concentrée sur les équilibres de la différence et de l'identité, une dynamique de l'écart et de l'autre – autrement dit de l'entre (cf. L'Écart et l'entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l'altérité, éd. Galilée, 2012).

 

 

 

Nie Yin-niang s'expose ainsi comme une figure évidente de la volatilité propre à l'intervalle, ombre glissante ou fantôme déjà là avant que l'on ne s'en aperçoive. Elle est une présence dont les apparitions et disparitions, dans une forêt de bouleaux ou du haut du toit d'une pagode, sont des événements manifestant un sens tantôt hallucinant (c'est son immobilité, dans un agir en attente), tantôt fantastique (c'est la vitesse même des actions entreprises). Et parce qu'elle est encore une figure de l'entre en ce que son royaume est celui de l'intervalle conjoignant technique et sentiment, Nie Yin-niang est fondamentalement une figure de l'artiste, homologue, double ou pair-e du cinéaste qui aura dû probablement lutter contre toutes les pesanteurs inhérentes à ce genre de production luxueuse afin de se reconnaître, idéalement, en elle et sa gravité qui n'est jamais l'équivalent d'une pesanteur.

 

 

 

4) Nie Yin-niang serait peut-être un papillon, à l'image de celui venant subrepticement virevolter autour des acteurs d'une séquence appartenant au prologue en noir et blanc en les invitant à improviser et jouer avec lui. Son être-papillon expose la sensibilité papillonnante des images telles que Hou Hsiao-hsien les désire au-delà de tout figement décoratif ou illustratif : des images tout à la fois brûlantes et palpitantes, des images tramées de plis baroques et fuyantes ou erratiques, des images extrêmement composées mais toujours battantes, des images flottantes et soulevées d'ondes, des images duplices ou scindées en deux, irisées de vapeur ou imprégnées de fumée (cf. Georges Didi-Huberman, Phalènes. Essais sur l'apparition 2, éd. Minuit-coll. « Critique », 2013).

 

 

 

Des images dyadiques qui respirent, le cœur battant en apparitions et disparitions. Comme elles balancent entre les artifices de la semblance rigoureusement documentée (la reconstitution restitue la microphysique d'un gestus de classe, l'esprit matérialisé dans les habitus des représentants de l'aristocratie) et l'ouverture nécessaire au documentaire attentif au surgissement de mouvements naturels (le privilège de décors construits en milieu naturel autorise notamment à ce que le vent puisse s'y immiscer, en faisant ainsi trembler les tulles et vaciller la flamme des bougies). Nie Yin-niang est – et c'est tout aussi important – un miroir, vraiment, et pas seulement parce qu'elle reflète le visage du cinéaste latéralement ou obliquement (un peu comme l'os de seiche vu par Jurgis Baltrušaitis dans Les Ambassadeurs de Hans Holbein le jeune ?). Il faudra à cet effet ne pas rater le rapport aussi étroit que subtil établi dans le montage à distance et tressé d'échos de The Assassin entre : 1) le conte venu de l'enfance (comme le manga lu par l'héroïne de La Fille du Nil en 1988) et raconté par la princesse-nonne (celui de l'oiseau bleu qui ne chante, vie et meurt qu'en étant placé devant un miroir) ; 2) le miroir que soigne pour les enfants du village un polisseur jeune et courageux accompagnant le père de l'héroïne (l'un des prévôt du gouverneur de Weibo) ; 3) le dos blessé de l'héroïne soignée avec attention par l'artisan. Cet homme à qui, sublimement, Nie Yin-niang offrira à la fin du film son premier sourire – petit papillon en guise d'amour à nouveau possible. Décidément, y compris depuis le léger Cute Girl (1980) où son héroïne s'amusait déjà à se percher dans un arbre afin d'observer son amoureux, l'aléa du sentiment, Hou Hsiao-hsien n'échappe pas à son retour perpétuel.

 

 

 

Le miroir atteste d'abord la spiritualisation de la nature, sa revitalisation autant que sa mortification symboliques. La mort du volatile sublimée en image poétique qui ne s'oublie pas parce que son contenu de vérité est universel. Hegel disait que la Guerre du Péloponnèse n'était un bienfait de l'humanité que pour autant qu'elle est devenue le récit qu'en aura donné l'historien Thucydide. On dira alors, ce qui est valable déjà pour cet autre chef-d'œuvre qu'est The Flowers of Shanghai (1998) en regard de l'histoire de ce comptoir colonial britannique de la fin du 19ème siècle revenant en bouffées parfumées, effluves joaillières et gazeuses émises par plus d'une maison close et bourdonnante, que The Assassin relève poétiquement un moment de l'histoire de la dynastie Tang résolu il y a mille ans en en produisant l'œuvre d'art promise à durer autant. Sinon davantage, l'œuvre cinématographique élevant ainsi les gestes caractéristiques d'un art de vivre aristocratique en art tout court, ses contenus particuliers haussés afin d'accéder en conséquence à leur cime d'universalité.

 

 

 

Le polissage concernera encore et très directement les images du film elles-mêmes : des images-miroirs polies au point où une séquence de combat en forêt expose un nuancier lumineux et vertigineux de verts comme on n'en avait pas vu depuis un film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (le film a d'ailleurs été tourné en pellicule 35 mm.). Au point où les voiles en soie passent et repassent devant des flammes de bougie filmées en longue focale comme s'il s'agissait de papillons palpitant à l'avant-plan. Au point, encore, où l'orfèvrerie et la joaillerie ne sont plus seulement affaire d'artisanat traditionnel ou d'art mais d'images chaudes et organiques, rhapsodiques et spasmodiques, à la fois boisées et satinées, ourlées et laquées, vivantes et palpitantes, battantes au rythme des tambours et du vent s'immisçant. Des images gonflées d'affections tenues secrètes, rivalités subtilement occultées ou persévérance d'un amour interdit (comme dans The Flowers of Shanghai ou Three Times).

 

 

 

Les puissances miroitantes de The Assassin autoriseraient enfin, dans l'accomplissement du travail mené en commun avec l'opérateur Mark Lee Ping-Bing depuis trente ans et Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985), de voir qu'il n'y aurait presque rien – la différence serait aussi pure qu'imperceptible, « inframince » comme l'aurait dit Marcel Duchamp, le « presque-rien » aurait dit encore Vladimir Jankélévitch d'une différence essentielle – entre les cordes de la cithare pincées par la sœur jumelle de la princesse-nonne dans un souvenir diffus de Nie Yin-niang (filmé en format plus large à la différence du reste du film) et les fils de soie d'une toile d'araignée scintillant en plein champ. Il faudrait encore marquer seulement ici le recours extrêmement subtil et décisif au motif du double. En effet, l'actrice Fang-Yi Sheu interprète le rôle de la princesse-nonne ainsi que celui de sa sœur jumelle, la princesse Jia-cheng. Elle a hérité de son frère aimé l'empereur des deux jades qu'elle donnera ensuite à Tian Ji-an et Nie Yin-niang en promesse d'un mariage qui n'aura finalement pas eu lieu, le gouverneur de Weibo ayant comme concubine Dame Tian qui se révèle être la femme masquée combattue par l'héroïne. La figure du double accompagne l'idéale conjonction ou superposition des deux régimes d'images structurant The Assassin comme un cœur de systole en diastole : l'image-miroir et l'image-papillon.

 

 

 

5) Grandeur esthétique de Hou Hsiao-hsien. En s'imposant le réalisme le plus extrême dans la documentation des décors historiques reconstitués, il ne lâche rien sur son exigence qu'un peu de vent involontaire et intemporel les empêche de se figer dans le studium du décorum. Jusqu'à y inclure audacieusement le morceau de musique final, en totale disjonction d'avec tout contexte culturel, mais qui célèbre par-delà les histoires et les géographies particulières le lyrisme universel de l'épopée, autorisé seulement à résonner en conclusion du film. Il s'agit de Rohan interprété par le bagad Men Ha Tan, un groupe de musique bretonne mi-traditionnelle mi-moderne dont le morceau, en dédicace au duc de Rohan, a été enregistré en 2000 avec 17 musiciens bretons et 20 percussionnistes sénégalais. Cette grandeur est éminemment plastique, elle autorise aussi sur le plan narratif le cinéaste à investir les temps supposés faibles du grand récit de la dynastie Tang pour les montrer comme les respirations essentielles d'un gestus sublimé dans ses liaisons secrètes et intervallaires, la respiration des actions masculines étant inséparable du souffle caractérisant les gestes féminins.

 

 

 

Cette grandeur est telle d'ailleurs qu'elle pourra même s'apparenter à une manière de désinvolture. Les séquences obligées de combat sont soumises tantôt à des précipitations contrariant leur réinscription en terme de lisibilité, tantôt à la distance presque indifférente des longues focales qui compliquent la visibilité des affrontements en la soumettant au treillis des branches d'arbres, tantôt encore à une forme de concision elliptique qui concentre tout le geste en une série abrupte de raccords dans l'axe ou le mouvement. Requises par le Wu Xia Pan dont l'avènement littéraire aura précisément eu lieu à l'époque précise de la dynastie Tang, ces séquences renforcent le caractère énigmatique de certains de ses protagonistes (Nie Yin-niang bien sûr comme sa vraie fausse jumelle qu'est la première concubine évidemment masquée). Ce sont des saillies qui manifestent surtout comme un excès par rapport à la règle de la quasi-stase, venue peut-être de Yasujirô Ozu et s'imposant dans le cinéma de Hou Hsiao-hsien exemplairement dans Poussières dans le vent. Cet excès, en plus de marquer la présence de l'antagonisme au lieu même de la complémentarité taoïste (notamment entre le masculin et le féminin), n'est pas celui du sang (pas une goutte ici ne coulera) mais celui du sentiment. Le sentiment qui fulgure, accélère et précipite de façon intervallaire les articulations du grand récit de la contradiction entre le pouvoir impérial central et ses gouvernorats provinciaux. Le sentiment appartient pleinement à ces deux femmes en miroir qui, l'une du côté du respect dû à l'empire et l'autre qui voudrait creuser la pente de la dissidence, ne se suffisent désormais pas ou plus du rôle social (meurtrière ou concubine) qu'elles sont censées jouer, poussant ici à manipuler et là à intervenir dans la liaison des sphères normalement déliées – la sphère domestique et celle de l'action publique.

 

 

 

D'un côté, c'est comme si Hou Hsiao-hsien misait sur la carte de la déliaison afin de rendre non pas confus les rapports entre les personnages, mais de préserver le voile pudique recouvrant leurs tourments secrets. De l'autre pourtant, c'est comme s'il travaillait tout aussi bien à peaufiner la liaison doucement électrique – autrement dit le court-circuit qui, d'une séquence d'action l'autre, marque le surgissement de l'impromptu et de l'imprévisible caractérisant l'excès des figures féminines. Leur souffle distordant la chaîne masculine des rapports de force internes (aux provinces) et externes (entre les régions et le pouvoir impérial central). On parlait d'autoportrait latéral tout à l'heure, mais cet excès vaut aussi sur le plan allégorique et politique pour dire la position particulière de Taïwan par rapport à la Chine continentale dont Hou Hsiao-hsien aura été le grand poète et historien. L'île ressemble moins à une région sécessionniste en regard du pouvoir central qu'à une exception en forme d'excès qui réinscrirait au sein de l'identité chinoise le réel d'un antagonisme fondamental.

 

 

 

Certains s'attendaient à ce que The Assassin impose une maestria esthétique en rivalité avec la virtuosité formelle tournant à plein régime de The Grandmaster (2013) de Wong Kar-waï, pour tracer plus en amont encore un pont idéal entre Tigre et Dragon (2000) d'Ang Lee (dans le relance du genre grâce aux effets spéciaux numériques) et A Touch of Zen (1975) de King Hu (chef-d'œuvre du Wu Xia Pan à l'idéal carrefour du classique, du moderne et d'autre chose encore). Mais, à l'image de son héroïne, le film de Hou Hsiao-hsien se joue beaucoup plus haut ou beaucoup plus loin (en arrière et au-delà). En refusant le format extra-large et les durées allongées caractéristiques de l'épopée au cinéma, The Assassin arrive avec ses cent minutes concentrées de toucher sublimement aux développements quintessenciés, par-delà Josef von Sternberg, de Kenji Mizoguchi réalisant L'Impératrice Yang Kwei-fei (1955). Il est vrai que l'action de ce dernier film, appartenant à l'histoire de la dynastie des Tang, se déroule seulement un siècle avant celle de The Assassin.

 

 

 

6) Tant de beautés relevées, mais l'on doit accepter qu'il est impossible de les décrire toutes comme d'en épuiser exhaustivement les contenus autant que les correspondances qu'elles tissent et établissent les unes avec les autres, au risque aussi de se retrouver alors à en trahir certains de leurs secrets. On voudrait encore essayer de dire deux ou trois autres choses qui nous tiennent à cœur – et qui nous font battre le cœur. Par exemple en soulignant le minimalisme dans le recours aux effets spéciaux numériques. Ceux-ci consisteraient surtout dans l'effacement des câbles des personnages bondissants et une fumée magique et toxique empoisonnant Huji dont les arabesques artificielles relèveraient de la magie noire du numérique en s'opposant à la magie blanche du nuage précédemment décrit qui envahit à la fin la vallée. On y voit la marque d'une volonté déflationniste qui aurait à la place misé sur le frémissement donné par l'ouverture dans le plan au passage de quelques puissances élémentaires en guise de visitation spirituelle.

 

 

 

On voudrait aussi évoquer ces autres moments où l'improvisation s'invite discrètement dans des plans dont on aurait pourtant juré, au vu de leur composition extrêmement rigoureuse, qu'ils n'auraient jamais pu en tolérer la présence. Avec ce papillon dans le prologue en noir et blanc (qui joue le plus sur une dimension cependant moins paysagiste que calligraphique). Ou, plus tard, avec la première concubine qui s'entoure de ses enfants afin d'éviter le courroux du gouverneur découvrant sa félonie et qui, après qu'il ait cassé quelques meubles, demande nonchalamment et souverainement à ses serviteurs d'en ramasser les débris. D'un côté, le jeu avec le papillon est magnifiquement réinscrit dans la fiction (c'est parce qu'un parent sait jouer avec son enfant – toute l'œuvre de Hou Hsiao-hsien se tiendrait peut-être dans une séquence de ce genre – que Nie Yin-niang décide de ne pas le tuer). De l'autre, l'improvisation de l'actrice faisant exactement les bons gestes qu'il fallait témoignerait de cette « dynamique de civilisation » décrite par le sociologue Norbert Elias en vertu de laquelle les bonnes manières exclusives des classes dominantes auront progressivement été généralisées et démocratisées au bénéfice de l'ensemble de la population. On devrait encore parler de la puissance des quelques gros plans de The Assassin, si rares pour un geste cinématographique privilégiant généralement les prises longues au cadre plutôt large et ouvert. Mais ces plans minoritaires sont d'autant plus mémorables que leurs joyaux jouissent de l'écrin offert par le reste du film : trois gros plans des bijoux de jade qui matérialisent la persévérance de l'amour malgré l'annulation d'un mariage promis entre Nie Yin-niang et Tian Ji-an ; un gros plan du masque d'or brisé qui expose, plus que la duplicité féminine, la fêlure propre à ces femmes qui savent changer de place afin de participer en le court-circuitant au grand jeu de l'histoire se faisant.

 

 

 

On devra enfin dire quelques mots, entre la pliure de l'image-papillon et le reflet de l'image-miroir, d'un raccord tellement bouleversant, s'imposant à l'occasion de la séquence où Tian Ji-an discute avec Huji, sa concubine préférée, pendant que, cachée dans les recoins de la pièce, Nie Yin-niang dont la visibilité est protégée par le balancement des dentelle les écoute. Le premier évoque à la seconde son amour passé, la troisième semble immobile, le visage neutre ou désaffecté comme toujours. Seulement, il y a ce raccord, presque rien en effet puisqu'il s'agit seulement d'un changement d'axe, l'héroïne non plus filmée de face mais désormais de profil. Presque rien en effet tant ce changement d'axe de filmage ne change formellement rien à l'affaire d'une femme aux sentiments secrets et retirés derrière le masque boisé de son visage. Pourtant, ce presque rien est un « presque-rien » (Vladimir Jankélévitch) dont le « je-ne-sais-quoi » est ce que l'on ne pouvait précédemment voir et qui apparaît seulement à ce moment-là. Ce que nous voyons en résultante de ce changement d'axe, c'est surtout un vase rempli de quelques fleurs, élément parmi d'autres du décor. Ce vase que nous voyons nous regarde en s'offrant comme un pur événement (du) sensible, un imperceptible mais pourtant décisif hapax.

 

 

 

C'est un bouquet chatoyant de couleurs chaudes et organiques, verts tropicaux, rouges, orangés et jaunes brûlants. L'événement d'un cœur embrasé. C'est si l'on veut le voir ainsi le cœur introuvable ailleurs de l'héroïne, qui battrait plus fort que le tambour au dehors (ou aussi fort à l'occasion d'un raccord sonore lorsque Nie Yin-niang retrouve sa mère). Et il battrait plus fort en effet quand les mots de celui qui aurait pu être son compagnon la confortent dans son intime raison de persévérer dans son rôle d'âme aimante et bienveillante (il raconte comment sa présence bienveillante l'aura aidé à surmonter une maladie de jeunesse)

 

 

 

 

C'est le destin de Nie Yin-niang et sa raison n'appartient qu'à elle, et elle seule. C'est là son cœur battant, un brûlant secret. Une implosion de sentiments comme la gerbe flamboyante de fleurs contenues dans un vase datant de la dynastie des Tang. En miroir, palpite aussi le cœur de Hou Hsiao-hsien, lui qui s'est reconnu en elle en lui reconnaissant d'allégoriser le destin de Taïwan, le pays d'adoption et lieu insulaire en exception à la Chine continentale. Le poète a grand cœur en relevant le défi du nom de sa magnifique interprète ; c'est ainsi qu'il peut montrer ce qu'il en est de l'art du cinéma quand il est traversé à ce point-là par une telle énergie – le souffle de vie : (Shu) Qi.

 

 

 

 

 

17 mars-17 août 2016

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