Julia Ducournau, les viandes immaturées

En deux films, Grave (2016) et Titane (2021), Julia Ducournau s'impose et il n'y a pas qu'elle qui en impose. La remise de la Palme d'or est, dit-on, un gage triplement offert à la jeune création cinématographique, aux femmes qui luttent pour plus de visibilités et d'opportunités dans l'industrie, au cinéma de genre bis ou gore qui coïncide en plus avec le cinéma d'auteur. On le voit, l'opération de consécration est symbolique en l'étant à plus d'un titre. Le jury présidé par Spike Lee a voulu en effet faire d'une palme deux coups en procédant à la double revalorisation du genre (féminin) et du genre (cinématographique) et les propos gender-blind de l'auteur de Nora Darling n'y changent rien.

 

 

 

Qu'une réalisatrice française âgée de 37 ans, enfin, bénéfice de tant d'attention est donc censé faire du bien à tout le monde. Notamment au premier festival de cinéma du monde dont la côte a été ternie ces dernières années puisque l'institution a pleinement participé à la reproduction indiscutée de la domination masculine (la seule Palme d'or reçue par une femme l'a été en 1993 mais c'était pour partager aussitôt le prix entre Jane Campion pour La Leçon de piano et Chen Keige pour Adieu ma concubine).

 

 

 

Tout cela est de la sociologie, soit. Mais le cinéma ? Diplômée de la Fémis, Julia Ducournau y tient comme à la prunelle de ses yeux : il est temps de déconfiner le cinéma français en l'ouvrant aux expérimentations du cinéma de genre. Précisément, il est temps d'imaginer les mutations qui vont en altérer l'imaginaire arraisonné par les réflexes du naturalisme social et du réalisme psychologique. Un cinéma mutant en phase avec les transformations sociétales de l'époque : le programme promet beaucoup en étant conforme aux tendances de l'époque qui remettent en question les partages familiaux et symboliques, sexuels et biologiques. Voilà la publicité que relaient la dizaine de prix donnés à Grave et, désormais, la Palme d'or remise pour Titane.

 

 

 

 

 

Mi-cuit et Monster Truck

 

 

 

 

Le cinéma français c'est donc l'horreur s'il n'y a pas l'horreur pour en réincarner le désir (Grave), en relancer le moteur (Titane). Très bien, d'autant que Julia Ducournau ne manque à l'évidence ni de talent ni d'imagination. Le problème qui est de taille tient cependant à la qualité des films qu'elle a réalisés, qui tapent sévère en étant démunis de tout mordant. L'immaturité s'y taille la part du lion, avec ses forçages putassiers (le salon de tuning est une métaphore assumée) et ses idées pas si nouvelles (la famille, la famille, d'adoption ou biologique, on n'en sort pas). Les hommages appuyés à David Cronenberg oublient l'essentiel : on ne fait pas du bon cinéma en carburant à l'adulescence. Les hypothèses transhumanistes s'apparentent dès lors à des viandes moins maturées qu'immaturées. Si en boucherie la maturation consiste à faire reposer les viandes sur l'os pour en affiner le goût, l'immaturation tire ici du côté du prurit acnéique. Il y a quand même un étrange destin à vouloir ne pas s'émanciper des cadres familiaux hérités, d'autant plus quand on a une mère gynécologue et un père dermatologue.

 

 

 

Avec Grave on s'attendait à un opéra bouffe pris au mot. Les noces rouges du littéral et du métaphorique promettaient en effet beaucoup ; on finit cependant avec un dessert consistant en un mi-cuit recouvert à l'excès de sirop de myrtilles. Encore une fois, l'adulescence marque le refus hystérique de la maturité qu'exige l'horreur, la vraie. Gravement déçu par Grave, on attendait pourtant de la pétulante Julia Ducournau un autre genre de festin sanglant qu'un tout petit prurit acnéique.

 

 

 

Le titane est une image de vérité pour l'héroïne de Titane, mutante qui résiste au feu comme une salamandre, hybride en transition organologique qui s’accouple avec des automobiles en engendrant le premier né de l’ère transhumaniste. C’en est une autre pour sa réalisatrice qui se projette tellement dans le destin transitoire de son personnage qu’elle considère dans une manière d’explicitation publicitaire ses images comme le matériau rutilant nécessaire à ses propres forçages, ses métamorphoses accouchées aux forceps, entre Vulcain et vulgarité. La sensualité de Julia Ducournau est une vaine cérébralité quand ses épanchements tiennent du liquide de refroidissement. Si la prothèse est en titane, la boîte crânienne abrite un conformisme des nouveaux stéréotypes couplés aux vieux clichés qui ont la peau dure.

Grave (2016) de Julia Ducournau

Opéra (mal) bouffe

Noces rouges

 

(du littéral et de la métaphore)

 


 


 

Rien de plus simple avec l'anthropophagie (et non le cannibalisme comme l'annone en chœur la critique qui en passant oublie les usages et origines ethnocentriques d'un pareil terme) que d'en profiter pour célébrer les noces rouges du littéral (le cru de la viande à vif qui crie) et du métaphorique (la cuisson de la chair des images, à point, saignante ou bleue c'est selon les goûts). C'est en fanfare pétaradante que cette célébration vient d'avoir une nouvelle fois lieu à l'occasion du premier long-métrage turbulent de Julia Ducournau, petite sensation de la Semaine de la Critique de l'édition cannoise 2016. Sur son berceau se seront penchées quelques fées (la Villa Médicis pour l'écriture, Rouge international pour la production et Wild Bunch pour la distribution), bien disposées à offrir le maximum d'exposition au récit d'initiation d'une jeune femme infortunée forcément prénommée Justine et sujettes aux poussées furieuses des retournements carnées de l'extimité.

 


 

Turbulent, Grave le serait en effet et même deux fois mais la double ration de turbulence en rajoute tellement que le forçage s'impose pour voie privilégiée de l'adhésion. Grave se plante grave quand il met le paquet en confondant croyance et conviction. Une première fois sur un mode aussi viscéral que volontariste (à la place des excès décomplexés du gore, les prétentions arty du body horror). Une seconde fois sur le mode d'une agitation post-adolescente aussi fiévreuse que démonstrative (les infortunes de Justine offriraient les gages d'une incarnation qui s'avance d'un pas – la chair tourmentée oblige les nerfs du spectateur à être mis à rude épreuve – mais pour reculer aussitôt de deux – les compositions musicales sur-accentuées de Jim Williams font office de pare-feux, ce n'était qu'une blague, on déconne en en rajoutant dans le dégoût, pas la peine donc de s'offusquer).

 


 

Les noces rouge sang du littéral et du métaphorique ressemblent en fin de compte à une table des conjugaisons et il est certain que Garance Marillier ne démérite pas dans l'exercice. Même si l'on comprend vit qu'il ne s'agit surtout pas de s'évader des ornières d'un programme rien moins que scolaire (après tout, la fiction investit une école vétérinaire en guise de métaphore aveuglante de l'école que le film se donne à lui-même).

 


 


 

L'anthropophagie comme (à remplir)

 


 


 

Donc c'est parti pour l'anthropophagie comme signifiant-maître et, l'hypothèse zombique mise de côté, le déroulé appliqué de l'éventail de tous ses signifiés. L'anthropophagie comme... À charge pour le spectateur de remplir l'espace qu'il y a entre les trois petits points des significations disponibles sur le marché de l'interprétation concernant l'humanité amatrice de viande humaine. L'anthropophagie comme épreuve de la puberté (les desquamations impressionnent, on pense furtivement au premier roman de Lorette Nobécourt, La Démangeaison). L'anthropophagie comme assignation à résidence d'une féminité dont la carnation doit répondre à une série de normes et de conventions (l'épilation bute sur l'acte manqué d'un doigt coupé, le doigt manquant n'étant que celui qui nous fait honneur d'être d'honneur – la blague est courte et marrante, malheureusement plusieurs fois réitérée et explicitée comme s'y emploierait un adolescent un peu lourdingue de vouloir absolument plaire). L'anthropophagie comme addiction au désir sexuel comme drogue addictive (la séquence sous les draps rejouerait sur un mode plus hardcore l'ambiance plus éthérée d'une scène semblable dans Identification d'une femme de Michelangelo Antonioni en 1982).

 


 

Vous en voulez encore ? L'anthropophagie, aussi, comme intégration du sujet dans l'une des institutions du « carnophallogocentrisme » pour citer un monstre quasi-conceptuel Jacques Derrida rappelant comment le sacrifice de l'animal non humain s'accomplit en raison symbolique du logos dont l'ordre est toujours phallique (les bizutages voudraient combiner Carrie de Brian De Palma et, via Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, Les Désarrois de l'élève Törless de Robert Musil, mais ils font symptômes aussi quant à la rhétorique de l'humiliation à laquelle consent la réalisatrice dès lors qu'il s'agit de brutaliser son actrice en lui envoyant à la figure du rouge comme les élèves plus âgés lui balancent à la gueule de la peinture bleue). L'anthropophagie, encore, comme aiguillon d'une maladie familiale (il est alors particulièrement regrettable que Julia Ducournau rabatte sa référence sadienne au niveau du plus convenu des naturalismes, la naturalisation ayant valeur ici de neutralisation héréditaire du tragique intrinsèque à tout fatum). L'anthropophagie, enfin, comme secret émaillé de pointes grotesques d'un amour sororal invincible (on songe alors à À ma sœur ! de Catherine Breillat et il est vrai que Garance Marillier ressemble en effet à Charlotte Alexandra, inoubliable actrice d'Une vraie jeune fille).

 


 


 

(Trop) cuit et (pas assez) cru

 

(un mi-cuit)

 


 


 

Grave est un film de jeunesse, véhément et dispendieux, qui multiplie les saillies sorties tout droit du roman familial de l'auteure (son père est dermatologue, sa mère gynécologue). Comme elles jaillissent dans le creusement de quelques sillons idiosyncratiques. C'est le téléfilm Mange (2012) où une femme anciennement rondouillarde se venge de la lycéenne qui l'a humiliée ; c'est, juste avant, le court-métrage Junior (2011) déjà interprété par Garance Marillier où une gamine en forme de garçon manqué se voyait affectée d'une mue reptilienne avant de se transformer en vraie jeune fille. Pourquoi, alors, Grave ressemble-t-il tant à un prurit post-adolescent, à une crise acnéique ? C'est que le film de Julia Ducournau, en dépit de prétentions exhibées comme sur un étal de boucherie (Trouble Every Day de Claire Denis et Dans ma peau de Marina de Van), en fait à la fois trop (les séquences de fête avec la musique à fond les ballons en raison des effets rentre-dedans de l'immersion) et pas assez (le film manque de trouble et d'ambivalence, au fond peu érotique).

 


 

Des tonnes pour signifier presque rien ou pas grand-chose ; une affectation surjouée : voilà ce que dit l'usage adolescent de l'adjectif grave marqué par un « idéal de la déception » (Fanny Dargent et Vincent Estellon, Les 100 mots de l'adolescent, éd. PUF-coll. « Que sais-je ? », 2018). Voilà ce qu'est Grave, ce film au moins conforme à l'usage restreint et générationnel de son titre.

 


 

Tantôt Grave est trop cuit (la musique on l'a dit qui plaque au sol et écrabouille la violence du représenté, mais aussi la photographie de Ruben Impens bien trop satinée ou veloutée, bien trop propre pour emballer ce qui se voudrait crade), tantôt Grave n'est pas assez cru (le film manque autant de cruauté que de croyance – on n'y aura pas cru –, aussi éloigné de Sade que de Georges Bataille). Le prurit post-adolescent à la fin trahit, à force de turbulences qui sont des gesticulations fatigantes (par exemple la scène du miroir sur-identifiant le narcissisme de Justine avec celui de Julia Ducournau, sa sœur moins de sang que de cœur), une crainte authentique. L'hystérie symptomatique de l'adulescence reste le meilleur moyen de barrer la voie au désir de s'aventurer dans l'horreur, la vraie, celle qui, comme Shakespeare le savait (« Ripeness is all »), exige une maturité (le rire en coin est bien ce qu'aura su s'épargner et nous épargner un cinéaste comme David Cronenberg). Une horreur intrinsèque à l'adolescence comme âge intervallaire et critique qui aura mieux inspiré les essais respectifs de Lucile Hadzihalilovic (La Bouche de Jean-Pierre, 1996) ou Hélène Cattet et Bruno Forzani (Amer, 2010).

 


 

Avec Grave on s'attendait à un opéra bouffe pris au mot. On finit avec un dessert consistant en un mi-cuit recouvert de sirop de myrtilles. Gravement déçu, on attendait pourtant un autre genre de festin sanglant.

 

 

 

16 mars 2017

Titane (2021) de Julia Ducournau

Monster Truck

Liaisons métalliques, tissages métaphoriques

 

 

 

 

 

Les dictionnaires savants apprennent aux profanes que nous sommes que le titane est un élément chimique de numéro atomique 22 et de symbole Ti ; le titane est également un métal de transition employé pour des alliages légers résistant à l’érosion, au feu comme à la corrosion ; le titane est encore un matériau biocompatible et utile à la fabrication de prothèses orthopédiques. Métal de transition et alliage résistant au feu, matériau biocompatible et prothèses : le titane fait image.

 

 

 

En effet, les liaisons métalliques caractérisant le titane sont riches en tissages métaphoriques qui se concentrent dans son nom même en ce qu’il féminise celui des divinités primordiales qui ont précédé les dieux de l’Olympe et qui ont été vaincus par eux à l’instar d’Atlas. Le titane est un métal idéal, c’est celui dans lequel Julia Ducournau a expressément forgé son second long-métrage.

 

 

 

Le titane est déjà une image de vérité pour son héroïne, mutante qui résiste au feu comme une salamandre, hybride en transition organologique qui s’accouple avec des automobiles en engendrant le premier né de l’ère transhumaniste. C’en est une autre pour la réalisatrice qui se projette tellement dans le destin transitoire de son personnage qu’elle considère dans une manière d’explicitation publicitaire ses images comme le matériau plastique et rutilant nécessaire à ses propres forçages, ses métamorphoses accouchées aux forceps, entre Vulcain et vulgarité.

 

 

 

 

 

Esprit carnassier et dents cassés

 

 

 

 

 

Titane amplifie outrancièrement ce qu’avaient déjà proposé un court-métrage comme Junior (2011) et, une fois mis de côté l’inédit Mange (2012) co-réalisé avec Virgile Bramly, son premier long-métrage en solo intitulé Grave (2016), pour le meilleur comme pour le pire. Du côté du meilleur, les alliages contre-nature du cinéma bis et du cinéma français expérimentent avec une allégresse certaine des alliances forgées au nom de l’adolescence comme âge privilégié des métamorphoses du corps en avérant que la France n’est pas moins peuplée de monstres que l’Italie, la Corée du sud ou les États-Unis. Les excès du genre se présentent ainsi comme des outrages au réalisme psychologique et l’accouplement des stéréotypes réciproques participe à l’altération carnavalesque et profanatrice d’un cinéma libéré du consensus représentatif et normatif des identités assignées et fixées.

 

 

 

Mais l’autre côté du meilleur est aussi celui du pire. Les milieux sociaux transmués en foires aux atrocités, lycée de banlieue ou école vétérinaire en attendant le salon de tuning et la caserne des pompiers, s’apparentent à des bulles artificiellement gonflées par des inspirations contradictoires quand elles déchaînent les corps et malmènent les chairs sans toucher vraiment au nerf des clichés. Dans Junior, l’adolescente est un monstre qui accouche d’une belle jeune femme, ouf, on respire après avoir bien rigolé. Dans Grave, l’héroïne remuée par de profondes pulsions anthropophages est soulagée en découvrant qu’elles sont un legs familial lui-même aiguillonné par d’immémoriales pressions animales. À quoi sert de jouer avec le genre et ses audaces mordantes si c’est pour qu’à la fin l’expérimentation carnassière se casse les dents sur un vieux fond familialiste, psychanalytique et naturaliste ?

 

 

 

L’adolescence est la peau dure dont il faut sortir, sinon c’est l’adulescence comme âge hystérique de l’adulte différant la maturité au risque apocalyptique du nihilisme.

 

 

 

 

 

Le salon de tuning du film

 

 

 

 

 

C’est comme si ces critiques-là, encouragées peut-être par un entourage sociologique dévolu aux constats d’un féminisme radical et queer, Julia Ducournau les avait fait siennes. Avec Titane, la rupture avec le naturalisme est franche et même consommée tous azimuts, à coup de baguette de fer dans la tête, le vagin ou les oreilles, de pied de tabouret dans la bouche et de lavabo sur le nez. La réalisatrice n’y va pas de main morte, c’est le moins que l’on puisse dire. On peut dire aussi qu’elle a la main lourde en assénant des scènes comme on porte des coups dont la plupart se perdent dans l’excitation de qui tente beaucoup en se fichant presque de taper à côté. La dépense devrait être jubilatoire mais elle s’épuise cependant dans une fuite en avant obligeant à une bifurcation nécessaire après un premier tiers qui s’impose aussi vite qu’il s’autodétruit.

 

 

 

Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai puisque l’on retient quand mêmes deux choses du démarrage sur des chapeaux de roue de Titane. La première d’entre toutes, c’est la prothèse de titane sur le crâne de la petite Alexia après un accident de voiture qui fait succéder à la détestation de son père qui en est le responsable un jaillissement nouveau de libido. Le motif est évidemment cronenbergien : l’accident de voiture a réveillé un désir ressaisi dans sa dimension machinique. La seconde consiste en la scène qui suit, plan-séquence à la virtuosité aussi serpentine que vaine s’il n’y avait pas l’exhibition d’Alexia qui transcende le salon de tuning où elle prend place. Car la femme qui danse lascivement sur le capot d’un modèle exposé, si elle incarne le caractère libidinal de la marchandise, l’incarne pour elle-même, autrement dit moins pour les consommateurs de voitures personnalisées que pour les spectateurs d’un film entièrement dévolu aux tôles froissées des carambolages de la libido. Plus tard, une séquence d’accouplement en accentue l’idée en puisant dans un fantasme de cinéphile lié celui-là au Christine (1983) de John Carpenter d’après le roman éponyme de Stephen King : la bagnole est un puissant conducteur de libido, un vrombissant sex-toy.

 

 

 

Julia Ducournau ne lésine sur les moyens qu’elle se donne pour arracher la conviction, musiques à fond, couleurs flashy et ralentis sexy. Son film se vautre dans la pornographie de notre époque avec une complaisance au-delà de tout soupçon parce qu’il y participe pleinement, en l’absence radicale de tout second degré. Même si l’on ne comprend pas que la séduction doive s’apparenter impérativement au passage en force d’un camion. De ce point de vue-là, Titane est un film simple qui a trouvé dans le salon de tuning et la jungle de ses gogo danseuses un motif sincère de littéralité.

 

 

 

 

 

Accoucher d'un monstre

 

(Vincent Lindon)

 

 

 

 

 

Les voitures « tunées » sont les prothèses à tôles, jantes et roues d’une humanité qui ne cesse pas d’augmenter et de s’excéder en courant après la libido qui lui fuit entre les trous et glisse entre les doigts. Alexia castagne tout ce qui bouge, baise, mord, transperce et massacre avant de se refaire une vie en se refaisant le nez à coup de poing et de lavabo. C’est comme ça qu'elle prend son pied mais la foulée ne l'emmène pas loin. Alors Titane a la bonne idée de se calmer un peu et recommence en allant se faire voir ailleurs. Ailleurs n'est pas loin non plus, c’est après le salon de tuning la caserne de pompiers dont le roi sans divertissement est Vincent (Lindon), montagne de chair blessée par la disparition de son fils Adrien. L’occasion fait alors le larron et en la circonstance ils sont deux : Alexia prend la fuite en volant l’identité d’Adrien et ce vol en forme de nouveau corps fait le bonheur d’un père qui tient à cette fiction providentielle, en toute connaissance de cause et coûte que coûte.

 

 

 

Là encore, entre deux coups de force, incendies et fumigènes, bal des pompiers en forme de pogo sacrificiel et accouchement du premier né offert aux rêves transhumanistes, autrement dit entre deux performances de tuning le filme de Julia Ducournau suscite quelque intérêt. D’abord, le naturalisme c’est fini et puisqu’il faut en finir avec ce vieux reste d’un cinéma français à revitaliser comme s’il s’agissait de lui administrer des anabolisants, les filiations n’insistent alors qu’à raison de se présenter comme des malentendus dont la monstruosité est cependant consentie. Les filiations révèlent ainsi qu’elles sont des adoptions réciproques, Tlamess (2019) d’Ala Eddine Slim l’a encore récemment indiqué, et ce sont des monstres plus intrigants que la littéralité des métaphores, accouplement machinique et accouchement d’enfants mutants, qui n’avère au fond que la froideur de leur cérébralité.

 

 

 

Titane le hurle, convaincu de nous assommer pour que la conviction soit partagée : le naturalisme est le péché originel du cinéma français que l’on absout non seulement avec les prothèses gore du cinéma d’horreur mais encore dans la lecture des essais du philosophe queer Paul B. Preciado. Alexia/Adrien est de toute évidence un héraut du Manifeste contra-sexuel (2000) qui envoie se faire foutre le système hétéro-sexiste quand son père adoptif est un contemporain de Testo Junkie : sexe, drogue et biopolitique (2008) en étant à coup de seringues et de stéroïdes le sujet du capitalisme à l’ère « pharmacopornographique ». Enfin, père et fils expérimentent le champ d’action recouvert par ce que Paul B. Preciado nomme « pornotopie », à savoir un agencement d’espaces, de techniques et de plaisirs altérant les conventions sexuelles et produisant la subjectivité qui va avec, du salon de tuning à la caserne des pompiers qui succède à l’école vétérinaire de Grave. Le film de Julia Ducournau tiendrait presque du plaidoyer illustré mais cependant expurgé de la dimension analytique et critique des écrits du philosophe. De fait, la machine rugit comme un Monster Truck mais le camion monstre aux quatre roues surdimensionnées ne roule pas loin.

 

 

 

Pourtant, Titane arrive à produire quelque chose de vraiment nouveau et cette nouveauté concerne Vincent Lindon. Le film est peut-être culotté en intégrant son corps massif dans une atmosphère visuelle imprégnée de porno gay (les piqûres dans les fesses et le derrière contracté), il est plus audacieux en accouchant de Vincent Lindon tel qu'il est vraiment mais que l'on n'avait jamais vu ainsi. Ce accouchement intéresse d'ailleurs bien plus que celui de l'enfant mutant d'Alexia/Adrien, qui représente d'ailleurs comme la marionnette d'Annette (2021) de Leos Carax le symptôme d'une évacuation monstrueuse du documentaire qui est l'enfance du cinéma. Vincent Lindon est devenu le mâle alpha du cinéma français. Il est le gardien d’une pastorale consensuelle incluant les bourgeois aux assises solides (c’est après tout son histoire) comme les nouveaux prolétaires (ses rôles chez Stéphane Brizé) et seul devant lui trace la baleine Gérard Depardieu. Le rôle de chef des pompiers lui va comme un gant et les seringues dans le cul lui lui conviennent bien.

 

 

 

Dans Titane, Vincent Lindon apparaît donc pour ce qu’il est vraiment, à savoir un gros tas de muscles et de gras désorienté et émouvant. Un bloc de masculinité qui contient à la fois sa farce et sa tragédie. Le pompier du cinéma français est un père endeuillé jusqu’au grotesque, un patriarcal monstrueusement défait et il ne lui reste plus qu’à tenter de s’en remettre. Tout cela est bien sûr outré, hyperbolique à souhait, mais on ne voit pas comment regarder autrement et sérieusement Vincent Lindon qui n’avait plus été aussi bon, regardable et désiré que depuis Les Salauds (2013) de Claire Denis.

 

 

 

 

 

Liquide de refroidissement

 

 

 

 

 

Bon, une fois dit cela, il faut quand même s’en remettre à l’évidence : Titane est un film dont la chair n’est faite à peu près que de cérébralité. Agathe Rousselle n'hésite pas à payer de sa personne, sorte de Vimala Pons en mode brutal et trash, mais ses efforts ne sont au service que d’un cerveau à l’allégorisme plaqué et limité. Les influences avérées comme John Carpenter et David Cronenberg ainsi que les signes de reconnaissance envers les réalisateurs français qui ont compris l’enjeu des greffes du genre comme Bertrand Bonello (qui joue le père d’Alexia) et Claire Denis (une salle de bains entre mauve et turquoise rappelle celle de Nénette et Boni) égaient cinq minutes mais ne suffisent pas. Surtout quand on songe un tant soit peut à la rigueur à la fois frontale et distanciée des premiers ou la manière sensuelle et opaque de la dernière.

 

 

 

Si l’on doit franchement penser à un nom ici, c’est celui de Nicolas Winding Refn. Chez l’auteur de Drive (2011) et The Neon Demon (2016), les couleurs chaudes sont également refroidies, peinture métallisée à la surface des véhicules dont la rutilance sert d’abord à la promotion vrombissante et publicitaire de leur designer et Julia Ducournau le suit de près.

 

 

 

Les exacerbations de la chair délivrent quoi, alors, sinon des filiations rassurantes et des naissances opportunistes. La cérébralité de Julia Ducournau n'accouche pas de grand-chose de décisif, même en usant et abusant du forceps. Sensualité refroidie par une cérébralité dont les épanchements tiennent du liquide de refroidissement. La prothèse a beau être en titane étincelant, la boîte crânienne sacrifie toute chair sur l'autel du salon de tuning du moment qui est un conformisme des nouveaux stéréotypes couplés aux anciens clichés qui ont la peau dure.

 

 

 

15 juillet 2021


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