Schizo Spidey

de la trilogie Spider-Man : Homecoming / Far From Home / No Way Home

Peter Parker, Spider-Man est sa blessure (la morsure de l'araignée radioactive) avant d'être son destin (le costume expose jusqu'à l'exhibition parodique l'intime secret de l'adolescent, celui d'une mutabilité qui est aussi sa schizophrénie). L'industrie dont les toiles tissées par l'homme-araignée donnent une image de vérité est autrement schizo, entre le gigantisme du blockbuster et le quotidien du teenage-movie, aussi entre hyper-mémoire (la kyrielle des remakes et des séquelles) et tabula rasa (le reboot est un reset).

 

Reprise des comics, la stratégie narrative et lucrative du multivers relève cependant de la solution provisoire comme de l'impasse ultime, celle d'une culture saturée dont la ruineuse obésité tue dans l'œuf le cinéma. Il revient pourtant le cinéma, quelquefois. Par exemple quand deux corps se regardent en reconnaissant en l'autre le réel du temps passé, ensemble et séparément : le corps de l'acteur et celui du spectateur.

Spider-Man : Homecoming (2017) de Jon Watts

Spider-Man 3.0

L'araignée aux œufs d'or

 

 

 

 

 

La subsomption toujours plus accentuée des fictions sous les fourches caudines des stratégies concurrentielles internes à l'industrie hollywoodienne aura encore atteint de nouveaux sommets (qui, de fait, sont des gouffres, des abîmes). C'est elle qui oblige en particulier le pauvre Spidey, pourtant icône de premier plan de l'écurie Marvel (et de l'enfance de pas mal de spectateurs), à subir en l'espace d'une quinzaine d'années trois opérations successives de réinitialisation, au risque de la défiguration et de l'exténuation. Après une trilogie réussie en forme de reboot à l'ère des effets spéciaux numériques et menée de main de maître sous la houlette de Sami Raimi entre 2002 et 2007, le projet d'un quatrième opus envisagé en 2010 aura été enterré par Sony Pictures qui cherchait alors à faire monter les enchères sur ses droits de propriété concernant sa précieuse araignée aux œufs d'or. L'Univers Cinématographique Marvel (MCU) piloté par l'ambitieux producteur Kevin Feige pour Walt Disney Company, propriétaire de Marvel Entertainment acheté pour la somme de quatre milliards de dollars en décembre 2009, aura de son côté connu un premier sommet en guise de finale à sa phase 1 avec la réalisation de Avengers (2012) par Joss Whedon.

 

 

 

Le doublet réactif confié à la réalisation du piètre Marc Webb en 2012 puis 2014, surtout initié pour protéger l'exclusivité juridique de la franchise, subira par contrecoup les effets de rouleau compresseur d'une offensive industrielle ayant su inscrire la production programmatique des nouveaux opus sur un mode à la fois feuilletonnesque et satellitaire afin de capter, fidéliser et étendre un public déjà largement acquis à la cause de Marvel. The Amazing Spider-Man et sa suite auront dès lors échoué, malgré une volonté de renouer plus fidèlement avec les origines du comic, à effacer la réussite d'une précédente trilogie dont la mémoire reste encore fraîche malgré les alertes publicitaires portant sur des budgets dépassant allégrement les 200 millions de dollars. À la suite d'un pareil échec qui se sera traduit commercialement par un recul d'un long-métrage à l'autre en terme de box-office, Sony Pictures (représenté alors par Amy Pascal) et Kevin Feige (pour Marvel Studios) conviennent alors d'incorporer le personnage de Spider-Man à l'entame de la nouvelle phase (la troisième) de l'Univers Cinématographique Marvel, avec le réussi Captain America : Civil War (2016) des frères Anthony et Joe Russo en incluant une emballante participation du super-héros en guest-star doublée d'un teasing de luxe pour la suite des aventures cosmiques des Avengers.

 

 

 

Une décennie seulement après les dernières aventures de l'homme-araignée interprété par Tobey Maguire, et seulement trois années après le marais arachnéen où s'est enfoncé le nouvel interprète Andrew Garfield, Tom Holland est donc invité à redonner un peu de jeunesse et de fraîcheur à une figure toujours plus dévitalisée par les violents changements de braquet des politiques industrielles qui spéculent et rivalisent jusqu'à épuisement de leur crédit symbolique. L'élan général d'une stratégie capitalisant sur ses succès et l'intelligence aux commandes de cet opus offrent alors à cette énième mouture un peu de chair et d'incarnation inattendue qui font un heureux contrepoids à l'arraisonnement du super-héros à la dynamique des Avengers et des valeurs du capitalisme culturel.

 

 

 

De fait, le film de Jon Watts sacrifie beaucoup de son énergie à des poncifs de l'époque tout en aliénant son personnage à la raison (même clivée le temps d'une « guerre civile ») à ses glorieux prédécesseurs. Ainsi, Tante May jouée par Marisa Tomei n'est plus une sympathique vieille dame mais une cinquantenaire à l'allure de couguar, l'oncle Ben étant purement et simplement évacué au profit du personnage de Tony Stark en guise de parrain tutélaire. L'alliance du sexisme et du jeunisme combinée à l'attraction surmoïque des Avengers (le nouveau costume est une invention d'Iron-Man) pèsent sur les nouvelles aventures de Spidey (de fait inspiré des épisodes de Iron-Spidey écrits pour Civil War). Son Œdipe le pousse alors à chercher (et trouver) un père de substitution opposable à une tante si charnellement présente (il faut voir comment tata apprend à son neveu à danser afin de vaincre sa timidité qui n'est que la résultante circonstanciée du déhanché de la fringante milf). On en profite aussi pour éviter certaines redites (la morsure de l'araignée et les tout débuts du super-héros sont éludés, considérés comme définitivement intégrés par le public).

 

 

 

Surtout, il y a plusieurs idées qui offrent une plasticité regagnée de justesse au personnage, conforme à ses super-pouvoirs et fidèle aux acrobaties qu'il est obligé de faire afin de garder intacte la membrane censément hermétique séparant ses vies, sphère privée et domaine publique. La juvénilité de Tom Holland âgé de 20 ans en 2016, la nervosité quasi-allenienne de son jeu, sa relative petite taille et ses talents réels d'acrobate se conjuguent alors parfaitement pour redonner crédit et chair à un héros bien amolli après l'interprétation terne d'Andrew Garfield.

 

 

 

 

 

Le gigantisme par le petit bout de la lorgnette

 

 

 

 

 

La première des bonnes idées concerne la propension de Spidey à se la jouer modeste au profit d'une perspective saisissant par le tout petit bout de la lorgnette un univers dont la loi est au gigantisme. Ce petit bout est directement mis en scène, d'emblée avec un dessin d'enfant tenu en main par le futur vilain Vautour, ensuite et surtout par le petit film amateur tourné par Peter Parker lui-même tandis qu'il avait été sollicité par Tony Stark pour lui venir en aide à Berlin contre le groupe de super-héros monté par Captain America. Le retour à la grande séquence de combat de Captain America : Civil War mais vu depuis le petit film tourné par un gamin doté d'un téléphone portable et réjoui de se retrouver en un pareil terrain de jeu est particulièrement bien troussé. Ce perspectivisme indexé sur le privilège du domestique et du mineur, du gamin et du micro, d'une certaine façon déjà préfiguré sur un mode ludique par Scott Lang, le héros éponyme de Ant-Man (2015) de Peyton Reed, ne cessera plus de se déployer. Jusqu'au credo affirmé à la fin devant Tony Stark que le carré royal de sa souveraineté de super-héros demeure quand même son quartier niché dans le Queens, avec les quelques blocs de rue séparant le lycée et son kebab préféré.

 

 

 

L'autonomie est certes relative pour Spider-Man qui aura cependant bien travaillé à son épreuve rituelle d'intégration en méritant ainsi d'être inclus dans le cercle des Avengers. Elle permet aussi à l'homme-araignée encore marqué d'adolescence de prendre un peu de distance par rapport à une forme de surdétermination paternelle matérialisée dans un costume à la limite du surmoi obscène. Le nouvel habit invite en effet à jouir de ses nouveaux gadgets tout en faisant culpabiliser son usager à la fin puni et contraint désormais à ressortir du placard son vieux costume pourri.

 

 

 

 

 

Le gigantisme par le petit bout de la lorgnette

 

 

 

 

 

On l'a compris, la seconde bonne idée de Spider-Man : Homecoming consiste à tenir jusqu'au bout la ligne du teen-movie. Peter Parker n'a que quinze ans après tout. La multitude de scénaristes au secours de Jon Watts aura su composer une belle figure d'adolescent, à la fois douée et timide. Copain comme cochon avec le copain, son buddy Ned Leeds qui découvre le secret de sa double identité pour se réjouir aussi vite de jouer aux side-kicks (au « geek de l'autre côté » de l'écran comme ce dernier le dit lui-même), Peter est ce garçon vraiment dégoûté de rater le championnat de culture générale ou le bal annuel pour devoir sauver... ses amis ou même le père de la fille dont il est amoureux.

 

 

 

Quand une course échevelée dans les jardins domestiques du quartier d'à côté ne prend pas pour modèle explicite celle de Matthew Broderick dans Ferris Bueller Day's Off – La Folle journée de Ferris Bueller (1986) de John Hughes. Cette course folle permet en outre de différer opportunément le moment de comprendre pour Peter Parker que le père de Liz Allen n'est personne d'autre que le Vautour (Michael Keaton de retour en super-héros emplumé après Birdman d Alejandro González Iñárritu en 2014). Le chef de bande qui vole du matériel extraterrestre pour armer son ressentiment de classe et son sentiment d'infériorité sociale face au milliardaire Tony Starks rappelle à l'envi que la richesse de ce dernier repose massivement sur la vente lucrative d'armes de guerre.

 

 

 

Le nihilisme apocalyptique caractérisant la révolte des esclaves structure le scénario idéologique par excellence, symptomatique du fond réactionnaire hollywoodien (c'est le même scénario qui commande aux ambitions prométhéennes de l'androïde David dans les préquelles à la saga d'Alien réalisées par Ridley Scott). La peur qui transit l'adolescent face au père de son amoureuse est cependant crédible comme affection primaire et le réalisme de la situation paradoxalement bénéficie de tout un arrière-plan dévolu habituellement aux schémas bruyants du super-héros et de la science-fiction. Il s'agit alors d'un beau retournement, celui qui consiste à renverser l'énergie du blockbuster pour la mettre au service de la psychologie liée au versant rom-com et adolescent du teen-movie.

 

 

 

 

 

Un blockbuster de proximité

 

 

 

 

Le primat accordé à la petite forme pourra encore s'appuyer sur d'autres notations bien senties. On pense entre autres à celle montrant le héros costumé incapable de traverser correctement un quartier résidentiel et pavillonnaire (ou un golf) parce que lui font défaut les buildings servant de points d'appui aux lancers de son fluide arachnéen (Peter Parker est un citadin pratiquement désorienté dans un cadre suburbain). Les immeubles qui devraient symboliser le gigantisme ne valent que de points d'appui pour un petit gars du quartier dont l'héroïsme se présente d'abord et comiquement comme une aide de proximité (par exemple avec une vieille dame traversant des rues qu'il connaît par cœur). Les clivages alimentant la schizophrénie du Spider-Man selon Sam Raimi se déduisaient jusqu'à l'écartèlement psychique des équilibres jamais synthétisés du public et du privé. Ils sont devenus désormais, y compris quand les séquences font écho d'un reboot l'autre avec les scènes de l'ascenseur et surtout du ferry coupé en deux, les affres méta d'un adolescent qui voudrait tout à la fois vivre une vie de héros de teen-movie et une existence épique de super-héros de blockbuster.

 

 

 

Le titre secondaire du film (« homecoming ») compte double alors en célébrant le retour au bercail du héros (dans l'écurie Marvel) tout en lui offrant la séquence du bal caractéristique du genre (du teen-movie). Au fond, c'est comme si Spider-Man 3.0 voulait prendre au pied de la lettre son destin : le blockbuster n'a pas d'autre signification en effet que celle de faire exploser le quartier (le « block ») sans pour autant s'autoriser encore à aller plus loin. Alors que 175 millions de dollars auront été dépensés dans une logique économique de type inflationniste, cette manière d'impuissance relative offerte à un gamin entre deux âges redonne quand même un peu de grain à moudre qui ne relève pas strictement des opérations caractéristiques de l'accumulation du capital.

 

 

 

22 juillet 2017

Spider-Man : Far From Home (2019) de Jon Watts

La toile, une cage de fer

Spider-Man est le super-héros de tous les tiraillements, le mutant qui n'est pas qu'une figure de l'humanité augmentée mais le sujet de toutes les contradictions qui s'étoilent dans les filets de sa toile. Celui dont la vérité schizoïde déployée par l'emballante trilogie de Sam Raimi entre 2002 et 2007 s'est perdue dans la matière consensuelle de la boiteuse dilogie tournée par Marc Webb entre 2012 et 2014. Si le super-héros schizo est malgré tout revenu très fort dans le film d'animation Spider-Man : New Generation (2018) de Pete Ramsey, Bob Persichetti et Rodney Rothman, son identité en effet démultiplié dans le jeu fractal et perspectiviste du multivers, son avatar promu par le Marvel Cinematic Universe (MCU) piloté par l'executive Kevin Feige reste encore largement adossé à une mécanique d'oppositions qui manquent de devenir des contradictions créatrices.

 

 

 

 

 

Entre deux âges, entre deux genres

 

 

 

 

 

La grande séquence de l'affrontement à l'aéroport de Berlin, opposant le groupe de super-héros dirigé par Captain America à celui de Iron Man dans Captain America : Civil War (2016) d'Anthony et Joe Russo, aura offert à l'apparition de Spider-Man un enthousiasmant teasing de luxe. Sauf que les deux premiers films qui lui sont désormais consacrés et réalisés par Jon Watts (Spider-Man : Homecoming en 2017 et Spider-Man : Far From Home en 2019) ne réussissent que partiellement à transformer un essai pourtant si prometteur. D'autant que nombreux sont les atouts dans la poche de l'homme-araignée, de la densité offerte par l'arc narratif du MCU à l'excellente prestation de l'acteur Tom Holland. Que se passe-t-il ? Dans l'univers Marvel, Spider-Man est un héros boiteux qui souffre de multiples déchirures, clivé entre la personne privée, Peter Parker, un étudiant doué en sciences mais timide avec les filles et Spidey, une personnalité publique suscitant à la fois l'admiration de la foule et l'opprobre médiatique du Daily Bugle dirigé par le patron de presse J. Jonah Jameson. Le summum du personnage schizoïde est alors atteint quand le héros travaille comme photographe occasionnel dans le journal qui déteste le super-héros qu'il est et dont personne ne doit connaître la véritable identité. Mais ses actuelles boiteries traduisent un problème d'ordre plus général relevant de la stratégie industrielle et narrative nouvellement adoptée. L'un des ses symptômes reste son fameux sixième sens arachnéen qui ne fonctionne plus que de temps en temps, jamais dans les moments faibles, seulement quand l'exige un pic d'action dramatique.

 

 

 

La bonne idée des deux films de Jon Watts tient à préférer l'héritage de Sam Raimi plutôt que de Marc Webb, en inscrivant en effet les nouvelles aventures de Spider-Man à l'intersection de deux genres hollywoodiens spécifiques, le teen-movie et le blockbuster de science-fiction. Et Spider-Man : Far From Home va plus loin encore que son prédécesseur par la multiplication des courts-circuits résultant des exigences respectives de la jeunesse étudiante et sentimentale (le voyage d'étude à l'étranger encadré par l'institution universitaire, l'amitié et l'intime complicité qu'elle appelle, l'intrigue amoureuse et le camarade s'interposant en rival pour emporter le cœur de l'aimée) et du super-héroïsme (le combat titanesque contre quatre monstres inspirés par les quatre éléments naturels et l'aide d'un nouveau super-héros duplice prétendument issu d'une réalité alternative surnommé Mysterio). Ainsi – et c'est d'ailleurs du plus haut comique – le personnage autoritaire de l'ancien patron du SHIELD, Nick Fury, ne cesse d'être littéralement zappé par Peter Parker qui voudrait rester dans le registre strict du teen-movie, lui qui est pourtant requis pour assumer les responsabilités éthiques et héroïques engagées du côté plus spectaculaire du blockbuster. Mais la systématisation de cette opposition bute aussi sur plusieurs problèmes empêchant le schématisme catégorique des oppositions d'être relevé dans le jeu plus subtilement dialectique des contradictions.

 

 

 

Spider-Man est le jeune homme-araignée, l'adolescent entre deux âges et deux genres pour qui l'on nourrit aisément de l'empathie. Mais il perd aussi en autonomie en raison lourde de sa subordination symbolique et pratique à Iron Man qu'exemplifient les ressources technologiques léguées par le milliardaire défunt, définitivement consacré en autorité de substitution mais aussi en variante pop et vague du spectre paternel dans le Hamlet. Les lunettes branchées de Tony Stark pourraient bien ressembler en effet au heaume avec visière du fantôme du père du prince danois.

 

 

 

 

 

Persistances du leurre et ses inconsistances

 

 

 

 

 

C'est d'ailleurs à cet endroit-là que se joue le vrai sujet de Spider-Man : Far From Home. Spider-Man doit effectivement assumer le legs d'Iron Man, devenu pour l'occasion un héritier insubordonné qui doit en finir avec son adolescence indisciplinée. On comprendra aisément pourquoi le fidèle Happy (Jon Favreau) est l'amant révélé de Tante May (Marisa Tomei). Spider-Man doit devenir le nouvel Iron Man, pour le meilleur comme pour le pire. Tony Stark était le surmoi de Peter Parker dans le film précédent, il est devenu comme la petite voix intérieure de Spider-Man. Mais le daïmôn socratique est aussi un démon obligeant le garçon à apprendre à contrôler les puissances prométhéennes accumulées par l'ancien fabricant d'armes qui s'est sacrifié pour défaire Thanos à la fin de Avengers : Endgame (2018) de Joe et Anthony Russo.

 

 

 

À chaque fois, donc, les idées sont là, de l'héritage intempestif et démonique d'Iron Man à la figure trompeuse de Mysterio en super-vilain raccord avec l'ère du faux médiatique, des fake news et de l'infox. Mais leurs limites sont aussi vite rencontrées quand Mysterio se révèle comme tous les super-vilains rencontrés dans les trois Iron Man et le premier Spider-Man. À savoir qu'il n'est rien qu'une pure créature de ressentiment, qui pourra également rappeler les usages trompeurs de la fiction du Mandarin, ainsi que le sens de la manipulation et des leurres optiques dont est capable le Docteur Strange. Mais, pour qui connaît bien les comics, les effets de manche de Mysterio tombent cependant à plat, tandis que son projet lui-même sonne franchement creux. Le faussaire voulant se faire passer pour un super-héros tombera vite le masque quand une vraie menace surgira et elle surgit dans le MCU avec une régularité métronomique et une résonance astronomique. Moyennant quoi, Spider-Man est toujours moins lui-même (son sixième sens intermittent, son costume farci de nanotechnologies, ses proches qui connaissent sa double identité, de sa tante au copain Ned en passant par la petite copine MJ) et dans le même mouvement toujours plus Iron Man (le poids de ses gadgets technologiques, le poids de l'héritage spirituel relayé par Happy et Nick Fury).

 

 

 

De fait, Spider-Man souffre le plus des choix présidant aux formes de son incorporation dans le MCU. Jusqu'à même différer (la stratégie est sur-lisible) l'hypothèse narrative du multivers en la rapportant pour le moment du côté du faux alors que sa pompe a déjà été amorcée avec Doctor Strange (2016) de Scott Derrickson en déterminant la revitalisation du caractère schizoïde de l'identité du super-héros, ce qu'explore déjà Spider-Man : New Generation.

 

 

 

Seul arriverait à surnager ici, dans un monde où pullulent les drones dévastant les patrimoines urbains européens déjà largement ravagés par le tourisme de masse, l'aiguillon du leurre qui persiste malgré la neutralisation finale de Mysterio. D'abord via le motif réitéré du carnaval reliant symboliquement Venise à Prague (les super-héros costumés et augmentés sont schizo en étant aussi des figures de parodie de l'héroïsme). Ensuite avec les deux séquences post-génériques où l'acolyte de Mysterio envoie sur le web, autre expression de la toile arachnéenne, une vidéo virale compromettant l'identité masquée de Spider-Man. De son côté, Nick Fury se révèle être un Kree (le commandant Talos vu dans le faiblard Captain Marvel d'Anna Boden et Ryan Fleck en 2019), ce qui permet à son référent réel de se reposer tranquillement à l'autre bout de l'univers. Le faux persévère ainsi en rappelant la fiction hollywoodienne à l'économie carnavalesque de ses leurres intrinsèques. Mais cette persévérance tourne cependant à vide comme le tambour d'une machine parce que l'identité masquée n'est en aucune manière le problème des super-héros du MCU (tout le monde sait en effet qui se cache derrière le masque de Captain America ou le casque d'Iron Man). L'apparition inattendue de J. K. Simmons dans le rôle de J. Jonah Jameson qu'il jouait déjà dans la trilogie de Sam Raimi se présente alors comme l'ultime symptôme d'une mécanique d'oppositions échouant à alimenter un jeu de contradictions dialectisées. Son apparition est aussi réjouissante pour elle-même qu'elle marque aussi un évident repentir qui ne raccorde cependant jamais dans un univers où le masque ne tient plus au titre de la vérité d'un visage retourné sur ses scissions.

 

 

 

Il y a des héritages qui flinguent la légèreté des plus graciles et rebondissants super-héros quand les tissages de la toile arachnéenne conduisent aux grilles d'une cage de fer.

 

 

 

5 juillet 2019

Spider-Man : No Way Home (2021) de Jon Watts

Le dard de l'araignée de la mémoire

Fractures du multivers,

 

entre hyper-mémoire et tabula rasa

 

 

 

 

 

Spider-Man, ses tiraillements assurent son élasticité à l'appui de grandes acrobaties quand ses impuissances font sa force qui tient à rebondir. La toile d'araignée qu'il tisse pour protéger de la chute les innocents ou au contraire retenir captifs ses ennemis est le filet étoilé d'une image de vérité, celle de sa schizophrénie. Ses tissages ont pour connecteurs des disjonctions multiples, l'homme privé (Peter Parker) versus le héros public (Spider-Man), l'adolescent prolongé et l'autorité astreinte à de grandes responsabilités, le gardien adulé des new-yorkais contre le terroriste décrié par le Daily Bugle de J. Jonah Jameson, « l'araignée sympa du quartier » et le demi-dieu appartenant à l'Olympe postmoderne des Avengers. Son fluide arachnéen est la substance collante d'étoilements qui, de près, ressemblent à d'un miroir brisé. Peter Parker, Spider-Man est sa blessure (la morsure de l'araignée radioactive) avant d'être son destin (le costume moulant expose jusqu'à l'exhibition parodique l'intime secret de l'adolescent, celui d'une mutabilité).

 

 

 

Pas loin d'être alors notre super-héros préféré tant il est la figure encore marquée d'enfance d'une schizoïdie généralisée, celle d'un imaginaire pop (de l'individu moderne et quelconque à qui le hasard confie le destin d'incarner l'exception héroïque à la règle démocratique) et de l'industrie qui en tire ses gisements de profits (elle qui ad nauseam multiplie préquels et séquelles, reboots, spin-off et remakes). D'un côté, les écartèlements d'une identité schizo tissent le fil tranchant des déchirements ayant pour tragique foyer une série d'erreurs dépliées dans la variété scénaristique de tous les univers possibles et compossibles, mort de l'oncle Ben ou de Tante May, deuil des amours avec MJ ou décès de Gwen Stacy. De l'autre, les clivages de l'homme-araignée ont pour redoublement spectaculaire l'appareillage d'un imaginaire par une industrie entrée à l'ère du web (la toile, encore), des séries télévisées et de la culture saturée, emmaillotée en étant devenue son propre objet au point de s'y replier. L'autotélie jusqu'à l'asphyxie, l'autophagie.

 

 

 

Diane Scott nomme précisément culture saturée le moment actuel du capitalisme, celui des industries culturelles qui valorisent les ruines qui sont aussi les siennes, et jusqu'à saturation, autrement dit la fétichisation qui rappelle avec l'abolition des distances et l'obscurcissement du sens que l'esthétisation est une forme de dépolitisation. La culture saturée est ainsi happée par la fuite en avant d'un épuisement programmé à force d'auto-citations, étant écartelé par deux fantasmes qui polarisent le cœur de ses antagonismes, à la fois hyper-mémoire (le Big Data de toutes les versions accumulées) et tabula rasa (le reset informatique, la fonction « effacer l'historique »). L'application scénaristique d'une théorie scientifique, celle du multivers au carrefour de la mécanique quantique et de la cosmologie, représente à la fois la solution provisoire et l'impasse d'une stratégie industrielle, celle du Marvel Cinematic Universe (MCU) développée par Kevin Feige pour Disney depuis quasiment vingt ans, qui n'avance qu'en repassant par les boucles, les loops comme les bégaiements d'un obèse. Pas sûr cependant que la reprise dynamique l'emporte définitivement sur la répétition statique, en dépit des cautions symboliques de Giordano Bruno et Leibniz, Gilles Deleuze et Jorge Luis Borges.

 

 

 

 

 

Spider-Man,

 

un, deux, trois

 

 

 

 

 

Spider-Man : No Way Home, troisième film des aventures de Spider-Man version MCU, est toujours réalisé par Jon Watts mais là n'est pas l'important. La première donnée est une gros nœud industriel, l'alliance exceptionnelle des studios, Marvel (détenu par Disney) et Columbia Pictures (propriété de Sony) à laquelle participe une productrice indépendante issue de Sony, Amy Pascal, présente dès le premier volet, Spider-Man : Homecoming (2017). La première divinité présidant au destin contrarié du super-héros schizo est bien le droit des affaires. Une divinité capricieuse quand elle participe à morceler la base arrière des comics mais capable de faire valoir la convergence de ses intérêts quand l'industrie hollywoodienne est fragilisée par le double contexte de la pandémie et de l'accroissement des plateformes. Le super-héros incarnant l'exception à la loi au nom d'une justice hétérogène au droit n'en reste pas moins l'otage du droit commercial, surmoi plus terrorisant que l'homme de presse J. Jonah Jameson (J. K. Simmons, revenant de la toute première saga).

 

 

 

La schizoïdie, elle, prolifère et s'intensifie en courant sur presque deux heures et quarante de film. C'est qu'il s'agit encore de tenir ensemble le teenage movie (Peter reste un ado flanqué de son meilleur pote Ned Leeds et de son amoureuse MJ) et le blockbuster (Spider-Man aidé du Docteur Strange ouvre des dimensions parallèles risquant de précipiter la ruine apocalyptique de notre réalité) en jouant de la fluidité des genres, mineur et majeur, et de l'élasticité des échelles, macro et micro (il y a les copains du quartier et il y a aussi toute l'humanité à sauver). C'est qu'il s'agit toujours de continuer à écrire la grande épopée du MCU, certes avachie par la gueule de bois consécutive au doublet Avengers : Infinity War / Endgame (voir la nullité des films qui ont suivi), tout en y ajoutant aujourd'hui les fractures du multivers ouvertes par le Docteur Strange (le super-héros doit combattre les super-vilains issus des sagas précédentes avec l'aide de ses versions alternatives). Évidemment, tout cela n'aura pas cessé d'être annoncé, teasé comme le dit le marketing, par les séries télévisées entre-temps développées comme Loki et de What If...?. Elles qui n'ont pas d'autre fonction en effet que d'avoir sondé le champ (narratif et lucratif) prometteur du multivers, avec Loki en éclaireur duplice et le Docteur Strange en gardien obscur. On n'oubliera pas de citer dans ce panorama le très réussi film d'animation Spider-Man : New Generation (2018) de Peter Ramsey et Bob Persichetti dont le genre a le bonheur de rappeler que le multivers a déjà été une option employée dans le champ des comics.

 

 

 

Dans le troisième opus de cette troisième mouture en vingt ans, il y a des nœuds serrés trop fort ou bien coulants lâchement. Le choix est appréciable de revenir à la question cruciale du masque évacuée par le MCU puisque Spider-Man doit affronter à la suite de son combat avec le faussaire Mysterio la révélation publique de son identité mais ce retour aux clivages identitaires recoupant la frontière entre le privé et le public est vite abandonné au profit du grand bond dans le multivers. Côté super-vilains, Docteur Octopus, l'Homme-Sable et le Bouffon Vert (pour la première saga réalisé par le talentueux Sam Raimi), Electro et le Reptile (pour la deuxième tourné par le tâcheron Marc Webb) sont d'abord l'objet aberrant d'un zoo souterrain avant d'être les sujets du pire service des biens, celui qui consiste à les soigner de leurs blessures respectives. Peter Parker en zélé soignant des méchants est une idée puérile jusqu'à ce qu'elle se retourne contre lui en le rappelant à sa faille originelle, celle d'un mandat super-héroïque ayant pour aiguillon caché l'impossibilité tragique d'être heureux. Que l'idéologie typiquement américaine de la seconde chance délivre le noyau d'une blessure dont l'impossible guérison appelle les répétitions compulsives du pire est en soi une bonne chose mais les obligations spectaculaires en obscurcissent la lisibilité, c'est bien dommage. Quant à la réunion des trois Spider-Man (Tom Holland, Andrew Garfield et Tobey Maguire ensemble à l'écran, un frisson a parcouru la salle bondée, les applaudissements ont alors fusé, on avoue avoir été touché par ces effusions malgré leur côté programmé), les présentations et amabilités d'usage virent à la réunion d'alcooliques anonymes, avec discours sur la résilience, poses de grands frères et tout et tout, c'est franchement ridicule.

 

 

 

On oubliera la Statue de la Liberté affublée d'un bouclier géant en hommage à Captain America, en relevant cependant qu'en nos temps post-politiques l'idéologie a de beaux restes. On note encore une lutte intrinsèque dans le monde du MCU, celle qui existe entre technologie et magie. Le surmoi magicien du Docteur Strange en se substituant désormais au surmoi ingénieur de Tony Stark est révélateur des confusions du contemporain déchiré entre la rationalité poussée des sciences et leur défiance accentuée au nom de la croyance (une belle idée cependant, celle qui permet à Spider-Man de triompher des mirages du sorcier par le recours aux mathématiques). Dans cette optique, l'idée de Ned Leeds se découvrant des dons pour la magie tiendrait presque de la réflexologie ethnique (le garçon est certes un geek mais ses origines philippines le prédisposent sous le regard de sa grand-mère, sa lola, forcément à la sorcellerie). Enfin une saturation de clins d'œil flattant les amateurs de références ne fait pas un regard, même quand ils font pop pop pop (les passages éclair de Daredevil et Venom qui, le cochon, laisse une tache de gras sur la nappe, elle servira).

 

 

 

Pourtant, à quelques endroits extrêmement localisés, un regard advient, vraiment, quand la saturation des effets spéciaux, parfois plastiquement réussis lorsque le Docteur Strange tire des objets paradoxaux du paysage urbain comme dans un film de Christopher Nolan, dévoile le réel dont ils ont besoin pour se déployer.

 

 

 

 

 

Les deux corps qu'il faut pour que du réel advienne

 

(corps de l'acteur, corps du spectateur)

 

 

 

 

Pour qu'il y ait du cinéma, on dira minimalement qu'il faut deux corps, le corps de l'acteur d'un côté de l'écran et celui du spectateur de l'autre coté. L'écran est la membrane accueillant alors le passage des images qui se rejoignent et se touchent à la conjonction de ces deux corps. C'est ainsi qu'il y a de la fiction au cinéma quand le jeu de l'acteur a pour condition la croyance du spectateur. C'est encore qu'il y a de la projection et même au carré quand l'écran où l'on projette le film se dédouble avec celui du cerveau. Ces deux corps-là, celui de l'acteur et du spectateur, sont au cinéma le réel avec lequel doit composer l'industrie, même arrivée aux limites de la culture saturée. Même avec l'épuisement des imaginaires et la rareté des films qui relèvent moins exclusivement du divertissement ou du spectacle que de l'art, le vrai, celui du passage des images qui arrivent à des corps réels.

 

 

 

Le cinéma est un art disait André Malraux, c'est aussi une industrie. La sentence est archiconnue, on aimerait cependant en inverser les termes aujourd'hui. Le cinéma est toujours une industrie, plus rarement un art. Hollywood à l'ère de la culture saturée est moins propice que jamais à la possibilité d'un film qui soit du cinéma. Pourtant il y a deux ou trois moments dans Spider-Man : No Way Home où quelque chose arrive, un tremblement, un événement remettant au centre des images les corps vrais qui en sont les conducteur pour redonner aux images un rapport au réel autrement perdu en raison d'un fétichisme intégral. Le réel du temps, passé et qui repasse, passant et qui ne passe pas.

 

 

 

Quand Tante May meurt dans la troisième saga en rappelant la mort de l'oncle Ben dans les deux précédentes, ce qui émeut n'est pas la similitude des scènes, dialogues compris, mais leur superposition dans le cerveau du spectateur. Leur surimpression est alors une affaire d'affections qui se rejoignent dans la mémoire que divise le temps passé et revenant, deux décennies déjà. La scénarisation programmée de ce genre de séquences dit la stratégie des narrateurs roués qui savent tirer profit d'un public dont les communautés de fans les plus mobilisées sur les réseaux comptent dans le succès ou l'insuccès d'un film. Il n'empêche : l'actuel est une extrémité du dard de l'araignée de la mémoire dont l'autre extrémité est le virtuel, l'image conservée et peut-être oubliée d'un moment vécu dont la réactivation est un court-circuit qui électrise le cerveau mieux que les foudres d'Electro. C'est au fond la même chose avec le sauvetage de MJ par le Spider-Man de la deuxième saga. La scène voudrait nous dire qu'ainsi le super-héros se guérit de l'inguérissable mort de Gwen Stacy. Elle fait surtout du spectateur le gardien intime des images qui se regardent et se touchent à travers le temps. Son corps est l'abri du temps et son cerveau l'échangeur des images.

 

 

 

Le corps est l'abri du temps même s'il n'est pas à l'abri du temps, le temps passé ensemble et séparément entre l'acteur et le spectateur.

 

 

 

Le corps du spectateur est dès lors aussi nécessaire au cinéma que celui de l'acteur qui revient de l'oubli avec le temps passé, passé sur et en lui, Andrew Garfield mais surtout Tobey Maguire. Voilà ce qui bouleverse et que n'effacera jamais une débauche foutrale de CGI : le temps. La vieillesse d'un acteur perdu de vue et retrouvé est un précieux trésor, celui d'un réel aussi incorruptible que l'or, aussi intraitable que des blessures vraies et devinées, des secrets que l'on approche, oui, mais sans jamais vouloir les profaner. Ensemble et séparement nous avons vieilli et cette vieillesse de même fait notre bonheur comme elle a fait la joie de la saison trois de Twin Peaks. Comme elle a fait lever l'émotion de la scène finale du sous-estimé Réveil de la force, épisode 7 de Star Wars. Mark Hamill et Tobey Maguire. Ces stars passées de mode ne nous auront jamais autant touchés qu'en revenant, revenants qui sont les dépositaires des marques partagées du temps passé, celui avec lequel notre corps ne pourra jamais négocier. Même Friends : The Reunion (2021) en sait quelque chose. Le temps sur lequel miser est un allié ambivalent mais qui peut rédimer les limites de l'entre-soi et les retrouvailles sentimentales des vieux copains.

 

 

 

 

 

Double pharmacologie

 

(et saṃsāra pour tout le monde)

 

 

 

 

 

La mémoire est une araignée et son dard est un poison (le temps a passé, on vieillit sans y échapper, acteur et spectateur, même combat) dont on tire un remède aussi (le temps est le réel rédimant les simulacres de la culture saturée). C'est une pharmacologie inversée à celle du multivers, cette pharmacie de secours dont les remèdes (des narrations complexes et feuilletonesques ayant pour nœuds synaptiques nos émotions intimes) se révèlent également des poisons (l'épuisement industriel des imaginaires).

 

 

 

Entre l'hyper-mémoire et la tabula rasa reste à la fin sur le pavé Peter Parker, lui qui a fait le choix ultime de se faire oublier de tous, y compris de ses amis. Pourquoi ? Parce que l'oubli est l'abri de la mémoire. Choix tragique, choix magnifique aussi parce qu'il s'agit d'extraire des lignes parallèles et perpendiculaires du multivers la mémoire du virtuel, dans l'attente messianique du possible. On souhaite alors à Peter Parker de vivre ce qu'auront vécu les plus beaux personnages des séries de Damon Lindelof, Lost (2004-2010), The Leftovers (2014-2017) et Watchmen (2019), modèles de narration en voie de contamination et de rédemption de tout Hollywood, celui des réminiscences platoniciennes et des métempsycoses. Saṃsāra pour tout le monde, c'est encore une manière de continuer dans l'élargissement des cercles concentriques à tisser la toile cosmique de notre schizophrénie.

 

 

 

19 décembre 2021


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