Sembène Ousmane, l'Afrique noire parle

Parler et converser jusque dans la controverse, s'entretenir et disputer de ce dont on parle : Ousmane Sembène est un cinéaste important en étant un cinéaste (du) parlant.

 

C'est en parlant que les anciens sujets colonisés entrent dans l'image, en l'investissant des pensées, ce dialogue de soi avec soi-même que les anciens maîtres ne leur auraient jamais prêtées. Les images parlent en étant parlées par ceux-là qui, longtemps, n'y avaient pas droit de cité, qui est aussi un droit de citation à comparaître.

 

Avec Ousmane Sembène, le cinéma devient universel, enfin, en y intégrant les sujets africains qui, sortis de leur minorité, tentent de se réapproprier leur destin. Un destin qui est la matière élémentaire d'une inépuisable dispute, d'un entretien infini dont la parole glisse dans la maille des contradictions en jouant au jeu des antagonismes.

 

Qui est un jeu à qui perd gagne parce que perdre sur le plan matériel et social, c'est pouvoir gagner aussi sur celui de la lucidité politique.

Natif de la Casamance formé à l'école de la langue française puis à la maçonnerie et la mécanique, tirailleur pendant la guerre et travailleur sur les docks de Marseille, syndicaliste et militant anticolonialiste, romancier et cinéaste : Ousmane Sembène a 40 ans quand il tourne Borom Sarret en 1963. Et s'il se fait appeler Sembène Ousmane comme Kateb Yacine, c'est en rappelant que l'inversion patronymique est la marque du colon français.

 

 

 

L'homme qui est devenu le premier réalisateur africain de l'histoire du cinéma en a vécu des vies qui sont toutes des histoires de luttes, la guerre et le racisme, la grève et l'exil, l'indépendance des colonies et les tourments du néocolonialisme. En 1960, Sembène Ousmane rentre chez lui qui est un nouveau pays depuis que le Soudan français a cessé d'exister en laissant place désormais au Sénégal et au Mali. Un an plus tard il fait ses classes de cinéma en entrant à l'école du VGIK à Moscou. L'expérience est donc grande pour celui qui se lance dans le cinéma après être apparu dans le censuré Les Rendez-vous des quais (1955) de Paul Carpita dédié au soutien des dockers marseillais aux indépendantistes indochinois.

 

 

 

Pourtant ce que nous voyons et entendons dans Borom Sarret (1963) et Niaye (1964), dans La Noire de... (1966) et Le Mandat (1968), est une première. Car celles et ceux qui s'exposent et comparaissent parlent et on ne les avait jamais ni vu-e-s ni entendu-e-s ainsi.

 

 

 

Dans les films de Sembène Ousmane, les noirs parlent, on les entend enfin parler en se passant désormais de la nécessité dialectique d'une médiation blanche comme Jean Rouch vient de l'assurer. Et ce dont les noirs parlent est l'enjeu d'un cinéma parlant, radicalement. Dans ce cinéma, en effet, la parole est un enjeu de luttes dont les joutes se jouent sur différents fronts : entre les travailleurs et les clients qui les grugent, entre les femmes et les hommes qui abusent d'elles, entre ceux qui croient farouchement à une tradition immuable et les partisans féroces de sa modernisation accélérée, entre la bande-image qui montre une chose et la bande sonore qui en dit une autre. Un charretier, un griot et la mère d'une fille violée, une bonne à tout faire et un patriarche illettré : elles et ils parlent et pensent (à) ce qui leur arrive.

 

 

 

C'est ainsi que le passage d'une époque (le colonialisme) à une autre (le néocolonialisme) s'emplit des fictions subjectives qui doublent l'analyse documentée et critique des aliénations et des dominations par des narrations à la première personne du singulier.

 

 

 

La fiction subjective devient ainsi le pont entre la littérature et le cinéma et s'oppose aux raccourcis de l'industrie de la presse tout en renouvelant l'art ancestral du griot.

 

 

 

Parler, s'entretenir et disputer de ce dont on parle : Sembène Ousmane est un cinéaste important en ceci qu'il est un grand cinéaste (du) parlant. C'est en parlant que les anciens sujets colonisés entrent dans l'image en l'investissant des pensées que les anciens maîtres ne leur auraient jamais prêtées. Les images parlent en étant parlées par ceux qui, jusqu'à présent, n'avaient pas droit de cité, qui est aussi un droit de citation et d'expression, de paraître et de comparaître.

 

 

 

Avec Sembène Ousmane, le cinéma devient enfin universel en y intégrant les sujets africains qui tentent de se réapproprier leur destin, celui d'une inépuisable dispute, d'un entretien infini dont la parole glisse dans la maille des contradictions en jouant au jeu des antagonismes. Qui est un jeu à qui perd gagne parce que perdre sur le plan social et matériel, c'est pouvoir gagner aussi sur celui de la lucidité politique.

 

 

 

14 août 2021

Borom Sarret (1963) et Niaye (1964)

L'indépendance et l'indignité


Un pauvre charretier dakarois vend ses services sans jamais qu'ils soient payés à leur juste prix : c'est l'argument de Borom Sarret, le premier film de Sembène Ousmane qui est le premier film réalisé en Afrique par un Africain. S'y manifeste déjà la lucidité de l'auteur du Mandat (1968). L'économie des habitudes coutumières s'y voit déjà bousculée par la modernisation des transactions monétaires au bénéfice du plus fort. L'approche matérialiste présente une rigueur analytique qui arrive à rejoindre le lyrisme du chant du griot. La situation contradictoire de la jeune nation sénégalaise la montre clivée entre l'héritage de la tradition et le mélange de rationalité et de prédation caractérisant le legs colonial. En dix minutes est faite l'assimilation des techniques du néoréalisme (c'est le petit côté Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica) et du cinéma-vérité (Jean Rouch est un maître avant qu'il ne soit contesté) en débouchant sur le constat critique d'une nouvelle forme de colonialisme qui succède à l'ancienne malgré les signes de la décolonisation. L'indépendance est une novation contrariée en glissant entre ses monuments son cortège d'indignités.

 

 

 

Un an plus tard, Sembène Ousmane tourne toujours en 16 mm. Niaye qui propose l'adaptation de l'une de ses nouvelles, Blanche-Genèse, publié par la revue panafricaine Présence africaine (le film a été primé à Tours et Locarno). L'art narratif du griot est encore plus assumé tout en rejoignant par certains aspects l'héritage du grand théâtre occidental, celui des tragédies grecques (le cycle des Atrides) et de Shakespeare (Macbeth en référence explicite). Située dans la région des Niayes au nord-ouest du Sénégal, le village de Keur Haly Sarrata abrite une scène jouée par ses propres habitants confrontés non seulement aux rivalités de pouvoir entre un chef de village et son frère mais également à la façon dont la démence coloniale incarnée par un enfant du pays revenu fou de la guerre après y avoir joué les tirailleurs va participer à la reconfiguration d'un ordre dont l'absence de vergogne se paie par l'injustice faite à ses victimes. La fille abusée par son père est l'une d'entre elles en n'ayant aucune place dans une scène circonscrite par la désertification rurale, l'épuisement des rituels et la présence militaire française.

 

 

 

Les deux premiers courts-métrages de fiction de Sembène Ousmane, entre lesquels s'intercale le court documentaire L'Empire songhay (1963), partagent dès lors la même conviction politique : une société qui repose sur l'honneur se déshonore en en trahissant les principes dont la conservation tient des apparences nécessaires au simulacre de la perpétuation de la tradition. L'indignité est devenu l'horizon des profiteurs de la nouvelle règle du jeu qui la dénient quand ses perdants n'ont plus pour seul et dernier honneur que de la reconnaître. Et la faire reconnaître pour celui qui filme les opprimés avec une empathie armée par les ressources du marxisme et du tiers-mondisme et ainsi immunisée contre tout risque de sentimentalisme.

 

 

 

Borom Sarret repose précisément sur l'imbroglio suivant : quand le charretier se tient à l'implicite du prix de ses services, ses clients qui ont adopté les réflexes de la modernité voient dans le non-dit l'occasion de le gruger. Sans la décrire explicitement, Sembène Ousmane a la subtilité de préférer nous donner les éléments permettant de comprendre la coutume dont la raison pose que la vente et son prix n'adviennent qu'après coup en convenant ainsi aux deux parties. L'économie coutumière exige la pudeur du travailleur (on ne paie le service qu'une fois accompli) et la confiance du client (qui paiera ce qu'il doit, c'est admis ainsi). Ces deux implicites sont trahis de multiples façons dans Borom Sarret : parce qu'un client oublie ou fait semblant d'oublier de s'acquitter de sa dette ; parce qu'un autre qui vient de perdre son enfant ne peut le faire à cause d'une réglementation administrative l'empêchant d'accéder au cimetière ; parce qu'un dernier client habitant le quartier bourgeois du Plateau promet un bon prix qu'il ne paiera pas parce qu'un policier rappelle au charretier qu'il n'est pas le bienvenu dans le coin en allant même jusqu'à le priver de sa charrette. Le charretier est abusé et l'abus répété renforce son humiliation quand le policier qui lui retire des mains son outil de travail ajoute à cette première blessure cette autre honte qui consiste à lui voler sa médaille de guerre en posant le pied dessus. Si le griot croisé dans la rue lui a rappelé la dignité de ses ancêtres, le présent est celui d'une indignité réitérée quand, à la question de comprendre pourquoi le destin est ce qu'il est, il est répondu que c'est à la fois la faute de tout le monde et de personne.

 

 

 

La stèle érigée en 1960 par le président Léopold Sédar Senghor au milieu du quartier populaire de la Médina à Dakar en haut du boulevard du Général de Gaulle est une obélisque de 16 mètres qui arbore sur son socle l'emblème du lion et affiche sur l'une de ses trois faces la devise nationale : « Un peuple, un but, une foi ». Le premier film de Sembène Ousmane a beau être pauvre, il déboulonne sans forcer le monument de la Place de la Nation en montrant la nature viciée et léonine de ses soubassements.

 

 

 

Il y a un enfant mort dans Borom Sarret, un autre risque de mourir dans Niaye. Cet enfant est celui de la jeune fille violée par le chef de village assassiné par son fils revenu fou de la guerre, et contrainte à l'épreuve de l'exil parce qu'elle est porteuse de la faute commise. L'inceste, la responsabilité lui incombe autant qu'à son père, voilà ce que veut la coutume et la modernité n'a rien à voir avec cela sauf quand la tradition coutumière arrange de fait la prise du pouvoir du rival qui profite de l'aubaine pour accélérer le processus de modernisation du village. Le désespoir conduit alors la fille-mère à abandonner son enfant qui pleure et crie tandis qu'au-dessus de lui les vautours tournoient en guettant son trépas. Mais elle se reprend finalement et décide d'assumer sa maternité fautive comme le griot dégoûté par l'injustice commise à son égard prend pour sa part la décision de revenir au village. L'une et l'autre incarnent des figures de témoin qu'à sa façon rejoindra le fou de guerre qui finira parricide, l'idiot du village qui parodie les rituels anciens et nouveaux en révélant qu'il y a une bêtise à croire qu'il n'y a pas de hors-champ au petit théâtre local.

 

 

 

Le griot est un double évident du cinéaste ; le fou de guerre l'est aussi et autrement parce qu'il partage avec ce dernier l'expérience du tirailleur, le 6ème Régiment d'artillerie coloniale intégré en 1944. D'autres films en témoigneront, Ermitaï (1971) et surtout Le Camp de Thiaroye (1987). Quant à la fille-mère, elle ouvre sans bruit la grande série féminine et féministe du cinéma de Sembène Ousmane qui commence avec La Noire de... (1966) pour se conclure avec Faat Kiné (2000) et l'ultime Moolaadé (2003).

 

 

 

Le mythe est la question du cinéma de Souleymane Cissé. Le conflit des droits, droit coutumier de la tradition et droit positif de la modernité, est celle de Sembène Ousmane et elle explique pourquoi il est un grand cinéaste de la parole (Serge Daney y avait d'ailleurs beaucoup insisté à l'époque de Ceddo en 1977). Sur ce plan, on le rapprocherait légitimement de Marcel Pagnol, autre cinéaste qui a commencé par l'écriture et autre ethnographe des petits mondes bousculés par les nouvelles règles du jeu de la modernisation. Dans Borom Sarret comme dans Niaye, l'usage de la postsynchronisation fait des merveilles en indiquant comment, sur l'exemple de ses personnages, de Sembène Ousmane fait de nécessité vertu en retournant la contrainte technique en novation esthétique. En effet, la postsynchronisation est suffisamment épurée pour valoir comme stylisation des voix qui traversent différents registres, styles direct et indirect, en glissant dans l'image le fil d'une intériorisation nouvelle. D'un côté, les paroles se fondent dans un style indirect libre que sublime le chant du griot, localisée dans Borom Sarret avant de recouvrir l'intégralité de Niaye. Là, Sembène Ousmane est dans la continuité moderne de Jean Rouch et, avant lui par exemple un Jean-Pierre Melville quand il tourne Le Silence de la mer (1947). Ou René Vautier tournant Afrique 50. De l'autre, les voix forment une sorte de chœur intérieur, la solitude mentale et peuplée d'une subjectivité plurielle et fracturée, celle des subalternes longtemps dépossédés de cette idée par le regard colonial.

 

 

 

Les Noirs parlent : ils parlent entre eux, se parlent et s'écoutent parler à l'intérieur d'eux-mêmes, voilà ce que montrent les premiers films de Sembène Ousmane. Et même quand parler est le fait d'une femme qui décide à la fin de s'ôter la vie comme c'est le cas dans La Noire de..., le suicide n'est pas un défaut mortel de subjectivité mais l'achèvement d'un processus de subjectivation dont le noyau demeure la liberté radicale. Y compris celle de se donner la mort quand la vie vécue est indigne d'être poursuivie.

 

 

 

 

13 août 2021

La Noire de... (1966)

La pensée noire (Diouna, Dianoia)

La Noire de... est l'histoire d'une femme qui parle et dont le récit ne sera entendu par personne - personne sinon par le spectateur. La Noire de... donne à entendre la parole intérieure et vibrante d'une femme dont la vérité ne peut être fidèlement restituée par la chronique des faits divers qui s'applique au contraire à trahir le sens de son geste. Car la femme qui parle est celle qui s'est donnée la mort et son suicide n'a pas d'autre sens que celui indiqué par la voix en ayant préparé le terrain d'un acte qui est celui d'une liberté radicale pour soi quand il est un scandale pour les autres. La Noire de... est le premier long-métrage de l'histoire du cinéma tourné par un réalisateur issu du continent africain et l'événement a pour incarnation une femme interprétée par Mbissine Thérèse Diop, la première actrice noire dont le corps et la voix sont le support d'expression d'une apparition dont la force de novation a pour contexte immédiat les violences nouvelles de la période des post-indépendances, intimes et non moins ravageuses.

 

 

 

Comme il l'a fait pour Niaye (1964) adapté de la nouvelle Blanche-Genèse, Sembène Ousmane prend appui pour La Noire de... sur une nouvelle éponyme issue du recueil intitulé Voltaïque et publié en 1962 chez Présence africaine. C'est ainsi qu'il poursuit la stratégie militante d'une pratique du cinéma qui s'oppose à la presse (les deux histoires sont inspirées de faits divers) en étant conçu comme une « école du soir » plus populaire et accessible que la littérature. Il n'en sacrifie pas pour autant la spécificité du médium employé en trouvant dans le cinéma les ressources visuelles et sonores nécessaires à donner forme et corps à des violences qui manquent encore à l'époque d'être décrites, racontées à la première personne et objectivées. L'écart entre les techniques de narration, littéraire et cinématographique, est donc la voie singulièrement empruntée par un autodidacte d'origine sénégalaise formé dès son arrivée à Marseille après la guerre à l'école du PCF et dans les bibliothèques de la CGT afin de donner à l'héritage de la culture orale en langue wolof la modernité d'une double destination : d'une part dans sa confrontation avec la langue française et l'écriture et d'autre part avec sa prolongation dans les enceintes et sur les écrans du cinéma parlant.

 

 

 

On mesure à quel point est grande l'ambition de Sembène Ousmane qui oppose à la chronique journalistique les techniques narratives respectives du cinéma et de la littérature en montrant dans le même mouvement comment elles participent aussi à constituer de nouveaux relais pour l'art ancestral du griot. La modernité est ce qui chez lui ne cesse jamais d'être dialectisée quand le cinéma qui est un art moderne permet plus encore peut-être que la littérature de donner à voir au plus grand nombre la rigoureuse description de processus de modernisation qui ourlent les élans de l'émancipation des faux plis de l'aliénation.

 

 

 

L'ambition est si grande en effet que même la réception de deux prix, le Prix Jean-Vigo et le Tanit aux premières Journées Cinématographiques de Carthage en 1966, est riche en symbole quand un film sénégalais tourné majoritairement à Antibes s'adresse autant à la France qu'à l'Afrique, autant au public des cinémas populaires qu'aux spectateurs cultivés des salles d'art et essai. La Noire de... regarde la France depuis l'Afrique et le contraire est tout aussi vrai en produisant du coup d'étonnants effets spéculaires. Dans une moindre mesure, c'est aussi ce qu'a réussi à faire le réalisateur franco-sénégalais Alain Gomis quand le beau Félicité (2017) a reçu le Grand Prix du Jury à Berlin et l'Étalon d'or de Yennenga au FESPACO, le festival panafricain de Ouagadougou créé en 1969 (Sembène Ousmane y est invité à sa création et participe l'année suivante à son institutionnalisation).

 

 

 

Diouna Gomis est l'héroïne de La Noire de... et elle succède à la fille-mère victime du chef de village incestueux de Niaye. On pourrait dire d'elle que c'est une autre victime des circonstances qui sont des rapports de pouvoir toujours défavorables aux dominés. Mais le statut de victime est bien insuffisant pour décrire avec justesse le sort injuste de Diouna quand Sembène Ousmane lui offre au contraire l'espace contradictoire d'une subjectivité aliénée résistant en même temps à l'aliénation éprouvée.

 

 

 

Si la modernité cinématographique qui éclot à l'orée des années 60 a pour terrain d'expérimentation les rapports non évidents de l'image et du son, La Noire de... est un grand film moderne en séparant ce qui revient à l'image (une sénégalaise est une bonne à tout faire exploitée par des coopérants revenus vivre en France) et ce qui appartient au son (Diouna se parle à elle-même et sa parole intérieure s'oppose à ce que l'on dit d'elle en recouvrant même l'espace des paroles extérieures). Le off est paradoxal en faisant de l'intimité d'une parole intérieure, autrement dit une pensée, une membrane faisant coïncider le dedans et le dehors : le petit monde des tâches domestiques plié sur son versant psychique se déplie aussi sur celui de la politique. La sphère privée d'une famille bourgeoise qui abrite les formes de l'exploitation domestique est non seulement le site d'une reconfiguration des rapports de pouvoir entre l'ancienne tutelle coloniale et les colonies qui viennent d'accéder à leur indépendance, mais également le lieu d'une conscience, d'une voix, d'un récit inaudible par tous dans le film sauf pour nous qui nous situons de l'autre côté de l'écran.

 

 

 

L'assujettissement objectif n'est pas dissociable d'une subjectivation dont le procès vérifie qu'entre la salle de bain à récurer et la cuisine où la bonne noire prépare le mafé aux invités, le privé est politique pour autant qu'il soit l'objet d'un jugement spéculatif. Tout est politique : la remarque salace de l'invité en symptôme du noyau de libido logé dans le délire racial, l'hystérie de la maîtresse de maison qui surenchérit sur son autorité parce qu'elle n'a pas d'activité salariée, les erreurs répétées concernant le prénom de Diouna, le contrôle paranoïaque qui s'exerce sur son corps par des maîtres qui parlent d'elle en faisant comme si elle n'entendait pas ce qu'ils disent. Tout est politique quand, comme au Brésil, la nounou noire est la seconde mère d'enfants blancs qui n'auront aucune photo pour se souvenir d'elle, maternité forclose qui est le hors-champ des souvenirs familiaux. C'est le féminisme matérialiste, immense, de La Noire de... qui précède de deux années Saute ma ville (1968) de Chantal Akerman. On pense même au lyrisme de l'écriture de Marguerite Duras dans l'extrême stylisation des paroles prononcées alliant phrasé itératif, voix blanche et scansions minimalistes. Par exemple : «Où sont les enfants ? Où sont les enfants ». Mais un féminisme doublé d'un antiracisme héritant des critiques de l'aliénation raciale de Frantz Fanon.

 

 

 

Il est impossible de ne pas voir à quel point Sembène Ousmane se reconnaît en Diouna, elle qui part de Dakar et arrive à Marseille pour travailler comme le cinéaste avant elle, avant de se parler à elle-même en racontant une histoire dont ce dernier se fait d'abord en littérature puis en cinéma le relais à l'image d'un passage de témoin soustrait des chaînes de la surdité française comme des raccourcis de la presse bourgeoise. Avec Diouna qui pense, Sembène Ousmane se pense lui-même depuis le faux-raccord des images blanches de l'exploitation domestique et de la voix blanche appartenant à la femme noire qui essaie de s'en protéger jusqu'à remplir la baignoire de son sang noir. L'actrice a subi les critiques pour avoir montré ainsi sa nudité. Le plan est pourtant nécessaire en exposant le corps du délit, d'un crime, d'un scandale dont les raisons nouent à la décision d'une liberté radicale l'irresponsabilité générale d'un rapport social mortifère. Diouna est aussi une sœur du garçon d'Allemagne année zéro.

 

 

 

La pensée en tant qu'elle est une conversation de soi avec soi se dit avec Platon dianoia. Diouna est un nom féminin et africain pour la dianoia. La pensée qui se lit moins dans la presse qu'elle s'entend au cinéma. La pensée qui fait de la technique de la postsynchronisation le moyen de faire entendre des voix spectrales qui accusent comme chez Shakespeare. Diouna / Dianoia nomme une pensée qui est une hantise concrétisée dans le masque africain dont la mobilité symbolique ajointe à l'enfance joueuse une forme de magie noire dont les sorts sont des contre-sorts opposables à la possession blanche, diabolique. Il y a des cinéastes blancs qui ont compris cela : il y a déjà eu Jacques Tourneur et puis Jean Rouch, il y a depuis Claire Denis et Sylvain George, Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz, Alice Diop aussi, qui poursuivent à leur manière les pistes ouvertes par Sembène Ousmane.

 

 

 

 

14 août 2021

Le Mandat (1968)

Dérèglements de comptes

Le Mandat est un film africain, le premier tourné en langue wolof et en son direct, le premier long-métrage signé d'un artiste d'origine subsaharienne qui est le premier réalisateur de cinéma issu du continent. C'est aussi une farce universelle, drôle et féroce, qui tiendrait à la fois du fabliau médiéval (impossible de ne pas penser ici à La Farce de Maître Patelin et ses dupeurs dupés) et de la saynète satirique à la Courteline (entre Boubouroche pour son héros débonnaire et abusé et Une lettre chargée pour ses tracasseries administratives). C'est enfin un film moderne et classique en même temps qui, au-delà de son didactisme militant, documente l'écart qu'il y a entre le jeu de rôles caractéristiques du théâtre social et la vérité de ceux qui les interprètent en y croyant mais pas suffisamment pour oublier que le rôle n'est qu'un rôle justement et le seul disponible pour les petites gens qui ont appris de bonne heure à faire de nécessité vertu.

 

 

 

Un grand moment : l'homme qui fait la loi à la maison agite outrancièrement les bras, il roule exagérément des yeux et fait des manières insensées en menaçant ses deux épouses de les battre parce qu'elles contredisent son autorité. Celles-ci alors implorent à genoux son pardon. La scène fait rire mais d'un rire qui a la force d'un double éclaircissement s'exerçant de part et d'autre de l'écran. D'un côté le spectateur rit du tyran domestique qui tient aux apparences (le début du film le voit entre les mains d'un barbier qui va jusqu'à la passer le rasoir dans le coin des narines) en étant le chef agité d'un tout petit potentat quand, au sortir de chez lui, il est le jouet passif de rapports sur lesquels il n'a aucune prise. Mais, de l'autre, les actrices rient aussi en regardant la caméra ; cette scène elle le connaisse peut-être en la reconnaissant comme telle, autrement dit comme du théâtre. Comme chez le père Brecht, le théâtre épique dédié à la conscience de ses spectateurs se double des pièces didactiques qui s'adressent d'abord à celle de ses acteurs. Le théâtre domestique débouche alors avec ses forçages hystériques sur sa propre parodie quand, dehors, règne le mauvais cinéma d'une modernité biaisée et autrement parodique puisqu'elle ne profite qu'à quelques-uns.

 

 

 

Le Mandat raconte par le menu l'histoire d'Ibrahima Dieng, un patriarche endetté à cause d'une promesse d'argent impossible à empocher. De son conte inscrit dans les faubourgs de Dakar et peuplé de ses figures typiques, le chef de famille et ses épouses, les marchands petits et gros et les fonctionnaires de guichet ou de bureau (et même un écrivain public joué par Sembène Ousmane lui-même), le narrateur n'extrait pas une sympathique farandole folklorique. Il préfère en tirer un manuel d'économie politique rigoureusement appliqué aux mutations de fond d'une société en transition qui convertit l'économie symbolique de la tradition aux transactions monétaires de la modernité. Le legs colonial y est un accélérateur de modernisation qui consiste aussi en une liquidation de la tradition et sa profanation qui la livre à la parodie. Le Mandat montre comment une conversion se révèle une trahison quand le jeu des créances bornées d'un côté par la croyance religieuse et de l'autre par la confiance communautaire devient un jeu truqué auquel jouent et perdent des vies à crédit qui incarnent le discrédit de l'ancien comme du nouveau.

 

 

 

Comédie de l'ancien : les relations de voisinage cachent derrière les échanges de confiance des rapports de pouvoir toujours plus exacerbés ; les hiérarchies familiales n'empêchent pas les entourloupes quand l'oncle finit trompé par son neveu embourgeoisé ; même la charité est arnaquée par les ruses contraintes de la mendicité. Comédie du nouveau : les guichets administratifs trahissent les principes de la neutralité et de l'intérêt général en favorisant la corruption suppléant au retard des salaires et les photographes vendent le vent des images jamais faites et dont la promesse coûte cher. L'ancienne économie était faite d'entraide et de solidarité communautaire, la nouvelle est un jeu de dupes, une monnaie de singe, un commerce de faux, un trafic de signes. La modernité qui a produit le cinéma est aussi une escroquerie, un mauvais film qui fait semblant de conserver les vieilles règles en les assortissant de nouvelles qui recouvrent d'apparences à la fois traditionnelles et modernes la vieille loi du plus fort.

 

 

 

Sembène Ousmane n'a de toute évidence pas oublié ces lignes célèbres du Manifeste du parti communiste évoquant le triomphe de la bourgeoisie et son idéologie glaçante et liquidatrice : « Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Enfin, Sembène Ousmane apporte cette précision, décisive : l'ancien subsiste mais comme une coquille vide abritant le ver du parasitisme bourgeois. Ce qui est glaçant c'est un bourgeois qui profite de l'inculture de son oncle illettré pour lui voler l'argent nécessaire à l'achat d'une voiture neuve. Ce qui l'est peut-être davantage est que l'homme est si fatigué par ses mésaventures administratives qu'il n'est même plus attentif au fait que les sacs de riz donnés en compensation par le neveu sont vidés par les voisines qui ne peuvent pas ne pas le faire parce que leurs enfants crèvent la faim.

 

 

 

Le Mandat a la dette pour objet, qui est une farce autant qu'une tragédie. Et ce n'est pas une mince affaire pour le cinéaste qui doit beaucoup à ses années de formation (le docker de la place de la Joliette se cultive dans les cours du PCF et les bibliothèques de la CGT avant de partir à Moscou en 1961 pour y intégrer l'école de cinéma du VGIK) tout en puisant dans son marxisme les éléments d'analyse lui permettant de comprendre comment la décolonisation subordonne l'émancipation des peuples au piège d'une nouvelle forme de dépendance, d'un autre colonialisme (l'économiste franco-égyptien Samir Amin montre à la même époque que le tiers-mondisme est aussi le passage des économies pré-capitalistes au néocolonialisme). La dette est double quand sa duplicité indique les contradictions des bonnes dettes et des mauvaises, celles qui émancipent en posant la liberté subjective des devoirs et celles qui aliènent en imposant avec la redevabilité des débiteurs les sanctions créancières pour les mauvais payeurs. La duplicité de la dette caractérise ainsi le monde qui, dans les années 60, a permis au premier cinéaste africain d'apparaître et ce monde est le même qui voit s'organiser avec la dépendance néocoloniale des nouveaux pays du sud au bénéfice de ceux du nord l'émergence corrélative d'une bourgeoisie nationale qui s'enrichit en faisant les poches des classes populaires. Le colonialisme aura donc été une dette imposée par la France à l'Afrique et le néocolonialisme consistera dès lors à en faire payer les frais aux générations successives des peuples qui ont désiré avec le temps de la décolonisation obtenir sans condition leur émancipation.

 

 

 

De ce point de vue-là, Le Mandat prolonge et amplifie les deux premiers courts-métrages de Sembène Ousmane : Borom Sarret (1963) et son charretier abusé par ceux qui ont besoin de ses services quand il n'est pas victime, déjà, des règles administratives ; Niaye (1964) où le meurtre d'un chef de village incestueux poignardé par son fils revenu fou des guerres françaises induit un transfert de pouvoir au bénéfice de son rival qui peut négocier désormais avec les représentants de la tutelle coloniale. Les manières traditionnelles sont vidées de leur substance par ceux qui bafouent la confiance au risque du discrédit généralisé quand le legs colonial consiste à dénuder et accentuer des rivalités que tranche le sens bien compris de l'intérêt privé. Voilà un cruel paradoxe qui voit le neveu, balayeur à Paris (et son balai est dans un beau plan comme une extension de la Tour Eiffel), envoyer le mandat qui va entraîner la ruine son oncle quand, de son côté, l'exil de l'ancien colonisé le prémunit toutes choses égales par ailleurs des effets délétères de la tradition du don profanée par les chaînes de l'endettement d'une modernisation dont l'un des vices consiste aussi à intégrer l'islam et sa culture conservatrice comme un pilier de justification supérieure.

 

 

 

Le paradoxe apparent indique le réel d'une contradiction non perçue qui est la contradiction logée dans la modernité même qui vend à ses sujets une certaine idée de l'indépendance sur le marché des interdépendances qui sont aussi des dépendances renouvelées. Cette contradiction constitue le nerf du Mandat qui a la grande intelligence de répondre esthétiquement au problème que pose son récit. En effet, la fiction jouit d'une économie classique reposant sur la logique des causes et des conséquences à laquelle le cinéaste ne sacrifie cependant jamais la richesse inutile des notations sensuelles (une épouse qui se lave), enfantines (le reflet des enfants sur une vitre de voiture qui s'amusent du tournage), ethnographiques (les gestes du porteur de boubou et ceux de son épouse nourrissant les enfants qu'il n'élève jamais) et documentaires (l'appel à la prière, le marché) qui décrivent le monde vécu accueillant la possibilité de cette histoire. L'intelligence est même suprême pour qui tourne son film en wolof en donnant à entendre la langue française, legs colonial dont jouit la nouvelle bourgeoisie locale, comme une langue étrangère.

 

 

 

Au début du Mandat, Ibrahima Dieng mange goulûment son thiep au poisson, il sue à grosses gouttes et manque de s'étrangler avec les arêtes. Ses rots répétés indiquent un mal de ventre persistant. À la fin du film, on se dit que les tracas rencontrés pour toucher le mandat envoyé par son neveu vont renforcer ce qui peut-être commence à ressembler à un ulcère. Ce qui l'emporte pourtant à la fin ce n'est pas le mal de ventre mais celui de tête quand la mémoire du héros est assailli des souvenirs accumulés durant son calvaire à l'occasion d'une synthèse éminemment didactique dédiée aux dévastations objectives et subjectives des misères populaires nécessaires à l'accumulation primitive d'une nouvelle classe bourgeoise. Du mal de ventre au mal de tête il y a eu une étape intermédiaire, la voix off de qui commence à penser ce qu'il subit en violentant sa sensibilité.

 

 

 

Le Mandat raconte l'histoire d'un homme qui s'est réveillé un jour en comprenant que le monde, que son monde avait changé, définitivement. Mais c'est en troquant un mal de ventre contre un mal de tête que le réveil peut devenir aussi la pensée d'un éveil. La leçon est éclairante et l'autre grand cinéaste sénégalais, Djibril Diop Mambéty de 22 ans le cadet de Sembène Ousmane, la reprendra à son compte en poussant le règlement de comptes qui est un dérèglement des dettes multiples, créances et discrédit des vieilles croyances, jusqu'à l'allégorie géniale de Hyènes (1992).

 

 

 

 

13 août 2021


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