Ghassan Salhab, impressions soleil levant, surimpressions soleil couchant

A Gabès on y a recroisé Ghassan Salhab, pas le meilleur cinéaste libanais, ni le plus important de la région (mais laquelle ? proche-orient ? monde arabe ? Méditerranée ?), mais un grand contemporain. Il l’est en ne cédant pas sur une modernité dont il sait, en dépit des épuisements, qu’elle est le nom d’un désir de cinéma qui prend acte de l’Histoire en étant celle des horreurs qui font césure, à grands coups de hache.

 

Le contemporain tient au moderne malgré tout ; il y tient malgré lui, comme une blessure dont on peut faire un destin. Contemporain, Ghassan Salhab est un cinéaste moderne, et désœuvré au sens où il a suspendu la guerre en lui. Le nom de cette suspension s’appelle le cinéma. L’appareillage d’une autre manière de continuer la guerre tout en ayant cessé de la faire, déplacée sur le front des images qui n’est pas moins un champ de ruines et de luttes.




Une rétrospective réussie vise moins la cible de l'intégrale qu'à regarder dans le rétroviseur (attention, Orphée !) pour voir comment une œuvre, même incomplète ou fragmentaire, se tient face à la question cruciale du contemporain. Comment l'œuvre se tient est bien une question de tension et de tenue, à l'écart des pressions de l'actualité qui sont toujours celles du marché, à cheval entre un passé qui a de la mémoire à venir et un avenir qui est celui de la relève du passé. Cet entre-deux qu'est le contemporain lui-même quand il permet à l'inactuel d'être le faisceau de lumière éclairant de loin les ténèbres du présent. Cultiver le souci du contemporain va plus loin que la notion restrictive d'art contemporain en tirant les forces nécessaires à diagonaliser les temps fracturés, corps blessés et mondes désaccordés. Le contemporain est une invitation réitérée à tirer depuis des lignes de faille, défaillances momentanées et faillites prolongées, des fils comme autant de lignes de fuite. Une invitation dont l'adresse est cependant indiscernable, pour tout le monde, personne et n'importe qui. Le contemporain est l'appel du dehors à faire bouger les lignes de front du consensus, la qualification d'un désir d'images dialectiques, croisements chiasmatiques et écarts parallactiques.

 

 

 

Faire un pas arrière pour faire un pas au-delà, des pas qui sont autant de côté comme Ghassan Salhab le dit lui-même dans L'Encre de Chine (2016), l'un des plus beaux films toute catégorie comme hors catégorie de la décennie, décennies passées, présente et celles à venir.

 

 

 

La rétrospective organisée par Ikbal Zalila au Gabès Cinéma Fen aura eu l'excellente idée de s'inspirer du principe organisateur des barres parallèles mais asymétriques caractérisant le geste du cinéaste libanais, avec la projection des longs-métrages de fiction dans la grande salle de l'Agora et celle des essais vidéos au centre culturel universitaire. Si l'absence du premier long, Beyrouth fantôme (1998), s'explique par une copie numérique médiocre en attendant une restauration promise, la projection du nouveau long, La Rivière (2021) montré l'année dernière au Festival de Locarno, aura été un événement puisque c'est la première fois que le triptyque désormais achevé, ouvert avec La Montagne (2010) et poursuivi par La Vallée (2014), aura été projeté dans son intégralité. On expérimente alors ce que l'on savait toujours déjà : Ghassan Salhab n'est pas le meilleur cinéaste libanais, ni le plus important de la région (mais laquelle ? proche-orient ? monde arabe ? Méditerranée ?) : il est un grand contemporain. Il l'est notamment en ce qu'il ne cède pas, malgré la séduction des inconséquences postmodernes, sur une modernité dont il sait, en dépit des épuisements, qu'elle est le nom d'un désir de cinéma qui prend acte de l'Histoire en tant qu'elle est celle des horreurs qui font césure, à grands coups de hache majuscule. Le contemporain tient au moderne malgré tout ; il y tient malgré lui, comme une blessure dont on peut faire un destin.

 

 

 

Si le contemporain persévère dans le moderne, est moderne celui qui fait du cinéma critique parce que le cinéma est en crise comme le monde est en crise. Plus d'une crise et la crise sanitaire vient désormais s'ajouter à toutes les autres, une crise générale du vivant malmené par l'espèce – la nôtre – qui a une passion inextinguible pour le destructible. Moderne est aussi celui qui vient au cinéma dans le contexte répété de la guerre civile : la guerre des partisans en Italie en 1944 est l'acte de naissance du néoréalisme ; la guerre d'indépendance algérienne en 1959 est celui de la Nouvelle Vague. La guerre civile libanaise – plus d'une guerre civile en réalité qui consiste à amplifier jusqu'à l'intolérable l'incivilité – est le fond sans fond dont procède le cinéma de Ghassan Salhab, cet enfant du siècle, le 20ème qui ne cesse pas d'agoniser en empiétant sur le suivant.

 

 

 

Ce fils de la décolonisation africaine (il est né à Dakar) comme d'une guerre civile oubliée (celle de 1958, année de naissance du cinéaste) est, à son corps défendant, cet héritier de plus d'un fracas, plus d'une dévastation dont les gravats se sont déposés dans les cavités de son corps en faisant le sédiment de ses images, leur limon. Se faire un corps de cinéma se comprend dès lors comme une manière de protection, un réarmement après avoir été radicalement désarmé, un bouclier quand le monde entier, cosmos et chaos jusqu'à l'indistinction, vous tombe sur la tête mais encore sur le dos.

 

 

 

Le dos est d'ailleurs un motif important pour autant qu'il permet à la frontalité de renverser les polarités, dos filmés comme s'ils l'étaient de face et vice-versa. Filmer consiste aussi à avoir la duplicité du dieu Janus quand les images sont l'acte d'un seuil, à chaque instant ou maintenant tracé entre l'avenir et le passé. Le dos indique également la tradition, la seule dont le cinéaste se réclamerait, celle des opprimés, la tradition des vaincus qui se révèlent être toujours des titans, à l'exemple d'Atlas condamné par Zeus après la guerre des dieux (la Titanomachie) à porter la voûte céleste sur son dos, et dont le cadavre est devenu la chaîne de montagne bornant la fin du monde arabe – le Maghreb, l'occident. Le cinéma de Ghassan Salhab est un atlas, un livre d'images à la fois réversibles (face et dos comme des cartes retournées, raccord à 180° comme le cinéma de Yasujirô Ozu, tant aimé), mais pas seulement. Il y a du statisme, il y a des stases (on le lui reproche sottement) dont les nécessités plongent loin : dans la stasis qui est le nom grec pour dire la guerre civile, celle qui a lieu à l'intérieur des foyers (en s'opposant au polemos, la guerre entre les nations). La guerre se joue toujours déjà dans la maison et elle y ouvre un seuil d'indistinction entre l'économie domestique qui se politise (c'est la position révolutionnaire) et ceux qui considèrent que la cité se gère comme une simple affaire de famille (c'est la position réactionnaire).

 

 

 

De Nicole Loraux à Giorgio Agamben en passant par Carl Schmitt et Hannah Arendt jusqu'à Enzo Traverso, on aura retenu la leçon qui éclaire d'un jour nouveau la règle actuelle de l'état d'exception : la guerre est dans la maison et se mettre debout, se dresser pour se soulever (c'est là le sens premier de stasis), autrement dit prendre position en la main-tenant consiste à savoir la proximité de la guerre civile et sa résolution, toujours déjà divisée entre réaction et révolution. Pas un plan statique chez Ghassan Salhab, avec la sensation forte de la caméra posée, pas une stase par la durée étirée des prises qui n'indiquent la menace toujours présente de la guerre civile, plus d'une guerre amplifiant l'incivilité quand, au fond, conserver l'existant veut retenir la révolution. On ne s'étonnera donc pas que les grands cinéastes de la frontalité, entre autres John Ford et Jean-Marie Straub, sont aussi ceux de la guerre civile (la guerre de Sécession pour le premier) et de la révolution manquée (la Commune de Paris pour le second, l’Algérie aussi). Si Ghassan Salhab est un enfant du siècle qui dure en empêchant le 21ème d'advenir, c'est qu'il est celui d'une guerre civile européenne, mondiale.

 

 

 

Voilà ce qui pèse sur son dos, tout en l'obligeant à prendre position et la main-tenir au-delà toute affiliation partisane : une prise de position, c'est d'abord une prise, vue ou son, c'est aussi voir la guerre devant soi comme derrière, c'est la voir venir en la sentant toujours déjà en soi. C'est enfin la retenir en offrant aux puissances du neutre (ne-uter signifie d'abord ni l'un ni l'autre) d'accomplir le désœuvrement, l'impuissance qu'il faut impérativement quand la puissance consiste à pouvoir ne pas.

 

 

 

Stase et statismes invitent à se lever pour tenir parce qu'en main-tenant, il s'agit toujours de retenir. Stases et statisme sont des marques de tenue et de retenue. Contemporain, Ghassan Salhab est un cinéaste moderne, et désœuvré au sens où il a suspendu la guerre en lui. Le nom de cette suspension s'appelle le cinéma. L'appareillage d'une autre manière de continuer la guerre tout en ayant cessé de la faire, en la déplaçant sur le front des images qui n'est pas moins un champ de luttes et de ruines.

 

 

 

Dans Terra incognita (2002), deuxième opus d'un premier triptyque dédié à la ville de Beyrouth, la narration s'expose toujours déjà comme montage, croisement de figures dont les trajectoires sont des boucles qui diagonalisent le quadrillage urbain, en poussant même jusque dans le sud du pays et la ville de Tyr. Les ruines de l'ancienne cité romaine ne sont pas les seules. Elles n'épargnent personne, ni l'ami architecte (Walid Sadek) qui recompose sur l'écran de son ordinateur l'image de la capitale comme s'il ne cessait pas d'en détruire la fixité, ni Soraya la guide touristique (Carole Abboud) dont le nomadisme sexuel est sanctionné par les bleus de la violence masculine. Avec elle, le rapport sexuel avère qu'il manque et son manque éclaire par défaut l'excès de tous les autres dès lors qu’un cinéaste est un monteur proposant des rapports là où a priori il n'y en aurait pas. Les ruines sont encore le fait du flux radiophonique des mauvaises nouvelles, une came toxique aussi que le stock des chansons d'amour. Le montage délivre alors sa double vérité : rhapsodique quand le rhapsode était à l'origine l'interprète nomade qui chantait des fragments des poèmes de Homère et Hésiode ; allégorique quand l’unique sujet est la ruine. Les ruines ont du passé, sont du présent, les ruines ont de l'avenir aussi. Terra incognita montre ainsi les signes avant-coureurs de la guerre israélienne de l'été 2006. Le film présente également la possibilité d'un raccord bouleversant entre le visage tuméfié d'une femme qui marche, entêtée, et les ruines d'un temple dédié à une déesse oubliée.

 

 

 

Avec Le Dernier homme (2006), le premier triptyque se boucle sur une variation autour d'un genre cinématographique bien particulier : le film de vampires. Le porteur solitaire des mauvaises nouvelles du film précédent, comme la peste vient avec Nosferatu, est devenu un médecin incapable d'identifier en lui la propagation d'un mal qui échappe à tout diagnostic clinique, rétif à toute représentation graphique. La plongée sous-marine, elle-même, ne résout rien d'un mal qui fuit hors de la partition catégorique entre profondeur et surface. Le vampire comme figure ou état laisse place à un devenir vampire, un processus de vampirisation qui infiltre et contamine la narration. L'acteur Carlos Chahine impressionne, notamment par son hermaphrodisme, stature masculine et douceur féminine (et, bien sûr, ces polarités s'entrecroisent de façon chiasmatique, toutes choses déjà amorcées par le personnage de Soraya, séductrice la nuit mais le jour garçonne au pantalon kaki). Ghassan Salhab réussit alors un double tour de force, tout en peaufinant de nouveaux rythmes, ralentis et hypnotiques, qui vont caractériser davantage ses films suivants. D'abord, il imagine la localisation du genre en voyant comment la guerre civile a déposé dans les corps les germes d'un mal qui se disait déjà frontalement dans Beyrouth fantôme : les survivants ne sont ni morts ni vivants. Des ruines (le titre original est Atlal comme, plus tard, le documentaire de Djamel Kerkar). Ensuite, le cinéaste réduit le folklore du genre à la substantifique moelle vérifiant la contemporanéité de Murnau : le cinéma est un dispositif par lui-même toujours déjà vampirique. Et il l'est même deux fois : pour les acteurs dont l'image flotte dans une spectralité effaçant la séparation entre mort et vivant ; pour les spectateurs éprouvant physiquement comment le film se sera durant 105 minutes nourri de leur énergie. La dimension anthropologique, et même écologique, de la question posée par le vampire, en identifiant le genre humain comme l'espèce parasitique et vampirique par excellence, permet de reposer à nouveaux frais la question de la séduction, qui est comme le cinéma affaire d'ambivalence et de réversibilité, mais aussi celle de l'impuissance. Voir le médecin résister et lutter pour ne pas passer à l'acte, et n'y passer que parce qu'il aura été précédé par un maître dont il se reconnaît tardivement le disciple, est décisif. Le mal est fait, la descente a commencé. Elle a déjà commencé en pénétrant la salle, le spectateur séduit par l'expérience lancinante d'une nuit blanche organisée par un homme victime d'insomnie depuis l'enfance, et dont la mère l'appelait affectueusement chauve-souris.

 

 

 

La Montagne (2010) est à tous égards un film de rupture : c'est le premier film tourné en numérique par Ghassan Salhab, son unique en noir et blanc à ce jour, comme son long de fiction le plus court. Il s'agit alors de tourner résolument le dos à Beyrouth, capitale devenue insupportable, en allant se ressourcer en direction de la montagne, le Mont Liban, pour une retraite ascétique initiée en la compagnie de quelques amis, sans scénario préalable et pour un budget extrêmement réduit. On pense d'abord que La Montagne va tenter de tracer sa propre voie en diagonale, quelque part entre Shining (1980) de Stanley Kubrick et Barton Fink (1991) des frères Coen. L'hôtel et la neige, l'écrivain et la page blanche, le dehors qui gronde, et qui est peut-être celui de la folie, légitiment ces rapprochements. Mais on croit sûr de reconnaître davantage, dans les feuilles du palimpseste cinéphile, les premiers films de Robert Bresson, Journal d'un curé de campagne (1951), Un condamné à mort s'est échappé (1956) et Pickpocket (1959), films de retraite et d'écriture, gestes de soustraction et de claustration volontaire pour des libérations qui se jouent entre les objets du quotidien comme à l'intérieur des oreilles. Film de rupture, et pourtant de continuité : La Montagne est une autre nuit blanche, celle des paradoxes (l'engourdissement de l'hiver est une invitation aux aguets et à l'hyperesthésie) et des études (l'étude d'un corps impossible à épuiser par le regard, celui de l'acteur Fadi Abi Samra, a pour toile de fond la calligraphie japonaise en révélant que la montagne, c'est aussi lui), des transsubstantiations alchimiques (entre l'encre, le sang et le sperme, mais aussi entre la neige, la feuille et l'écran), des conjurations qui sont des transfigurations (un homme dompte la bête en lui, qui est son désir d'apocalypse, en répondant à l'appel des traces, l'image des pas dans la neige qui provient personnellement d'un rêve d'enfance). Dédié à l'homme en noir (Johnny Cash), La Montagne concentre le geste dans la nécessité du dépôt des traces pour retenir le sang de souiller la neige. Il tient aussi cette nécessité dans le savoir qu'expose le dernier plan après le générique-fin du film, ce plan qui dure le temps qu'il faut pour voir, avec la trace et son archive (un pas dans la neige qui commence à fondre sous le soleil), son inéluctable disparition.

 

 

 

La Vallée (2014) constitue le panneau central du triptyque dont l'inspiration picturale a commandé qu'il soit le plus important, non pas en terme esthétique mais de place (c'est le film le plus long de Ghassan Salhab, avoisinant les 135 minutes). Son ouverture est l'une des plus fortes de tout le cinéma de Ghassan Salhab : un plan de rose défraîchie fendue par le couperet d'une lumière intermittente, un plan noir reléguant sur la bande sonore un accident de voiture en deux temps (un dérapage avant l'explosion), un serpent (numérique) sectionné par le milieu. C'est un blason, une charade exposant qu'il n'y a pas de vision sans division préalable. La division est la condition de toute vision, comme l'accident est l'événement d'une nouvelle naissance, en attendant la catastrophe suivante qui ne peut pas ne pas répéter la précédente. L'interruption inaugurale en préfigure d'autres quand la guerre finit par arriver en faisant retour pour l’énième fois, chars invisibles et avions qui violent le bleu du ciel en traçant des lignes redoublées par les lances d'un tableau d'Uccello en surimpression, La Bataille de San Romano. Le serpent mort suivi du cadavre de l'aigle dans la forêt en auront été des signes annonciateurs. Carlos Chahine qui joue l'accidenté ayant perdu la mémoire dans la foulée figure à nouveau le porteur de nouvelles, bonnes ou nouvelles, c'est indistinct. L'ange qui, toujours, est terrible comme y insistait Rainer Maria Rilke. L'amnésique n'est pas l'avatar laïc de Gabriel comme dans l'Annonciation de Piero della Francesca pourtant citée ici (comme, ailleurs, une photo de classe à l’époque de l’enfance à Dakar), mais l'ange porteur malgré lui d'une vérité comme l'âne sans maître, comme la note de guitare suspendue avant la basse martiale de Exercise One de Joy Division sur lequel danse l'actrice Yumna Marwan. Les identités communautaires sont tombées comme des fruits blets et, errant entre les catastrophes, celles passées et les autres encore à venir, nous y pouvons y reconnaître aussi la possibilité d'un désœuvrement. C’est le neutre autorisant de laisser tomber la mauvaise cuisine d'un laboratoire de drogue de la Bekaa en libérant un peu d'amour. C'est le zen crachotant dans le poste de radio, qui est l'indifférence permettant de se tenir droit en affrontant ce qui arrive quand ce qui vient est la guerre revenant encore une fois.

 

 

 

L'Encre de Chine (2016) est l'un des sommets du geste de Ghassan Salhab quand il se décline sur le versant de la vidéo. Plus radicalement encore que La Montagne, L'Encre de Chine s'est fait sans préparation, sa construction affleurant au fur et à mesure, dans l'après coup constitué de vues captées sur un smartphone 4s. Le film s'est imposé dans une série de décisions excédant toute décision, organiquement, comme le portrait (chinois) d'un homme explorant de vieilles blessures et leur grondement entêtant, bourdonnements et lancinances. L'autoportrait, s'il se fait, c'est en advenant diagonalement, de biais. C’est l'hétéro-portrait d'un homme qui survit dans le monde ressaisi comme inter-monde, entre un appartement et un autre, entre Beyrouth et la Bekaa, entre les poètes lus (Pierre Reverdy et Leopold Maria Panero) et les autres entendus (Anna Akhmatova et Paul Celan), certains filmés (l'ami Adel Nasser), d'autres ayant déposé leurs traces autrement (ce sont les ponctuations d'encre de Henri Michaux). L'abri crypté est un caveau cryptique. Il s'agit d'une crypte offerte aux amis qui passent ou sont passés, ceux que l'on a connu sur le champ de bataille aux côtés des fedayins, ceux que l'on n'a pas connu comme les cinéastes aimés, Yasujirô Ozu (avec la lecture de fragments de Ozu ou l'anti-cinéma écrit par Kijû Yoshida) et Pier Paolo Pasolini (avec la citation en cinq fragments d'un passage de Porcherie). Avec L'Encre de Chine, Ghassan Salhab recompose ses propres ruines. C'est pourquoi il se montre en rocker aussi (il cite Elvis Presley après Johnny Cash et Nick Cave, John Cale et Ian Curtis), c'est pourquoi il filme encore un camion d'éboueurs. En recomposant le décomposé de sa propre vie, il donne à voir ce qu'il reste des combats passés en voyant comment ce reste passe d'une archive retrouvée sur le net (un film-tract pro-palestinien de Masao Adachi et Koji Wakamatsu le temps d'un passage libanais) dans l'image d'une abeille qui agonise. Qu'est-ce qu'il y a derrière la montagne, demande le cinéaste à l'ami poète ? Ce dernier lui répond qu'il vaut mieux ne pas le savoir. La crypte dédiée aux amis est l'abri donné aux secrets que rien ne saurait profaner, le grain que l'on garde pour soi et qui s'apparente à un éclat de shrapnel.

 

 

 

Ghassan Salhab a tourné plusieurs courtes vidéos ces deux dernières années : Le Voyage immobile (2019) avec son ami Mohamed Soueid, Rear Window et Le Jour est la nuit (2020), Maintenant et C'est ici (2021). Elles témoignent d'une nouvelle de couche de deuil, la sédimentation continuée des espoirs levés lors du soulèvement libanais de 2019 avant leur enfouissement redoublé par la crise sanitaire et l'explosion du port de Beyrouth. Le jour est la nuit est un film de deuil dont les vues arriment au geste inaugural des frères Lumière l'iconographie spontanée du genre (post)apocalyptique. De face ce sont des espaces vides, des lieux vidés de leurs passants, territoires dépeuplés. On en reconnaît le dos : partout le peuple manque, partout le peuple soulevé a disparu comme dans The Leftovers (2014-2017) de Tom Perrotta et Damon Lindelof. Quelques fragments de Ce jardin d'encre de Bernard Noël (disparu le 13 avril 2021 – le 13 avril comme celui de l'année 1975 où le pays a encore une fois basculé) serviront de boussole pour tenter encore, comme Joy Division, de tenir la note : « et maintenant c'est encore maintenant bien que tout glisse ».

 

 

 

Voilà tout ce que le cinéma de Ghassan Salhab abrite de palpitant, en le donnant à ses spectateurs qui s'y reconnaîtront ou non comme l'étranger qu'ils n'ont de cesse d'être en devenant l'autre qu'ils ne savaient être toujours déjà. Et pourtant, rien n'aura été dit. Rien ou si peu. Par exemple au sujet de la surimpression, ce motif récurrent qui est une obsession, une signature formelle qui tient de l'insistance. Une image-symptôme, celle des dialectisations qui n'en finissent jamais de batailler en luttant contre le vieux principe de non-contradiction. Avec la surimpression qui ne se confond pas avec le fondu-enchaîné dévolu au classicisme des transitions narratives, la superposition des plans déploie un feuilleté qui est un effritement, elle ouvre aux plissements d'une peau à l'épreuve de la desquamation. On expérimente alors diverses hallucinations, spectralisation et dédoublement-redoublement, division et décollement, sédimentation et saturation, hétérotopie et hétérochronie, abolition des limites entre le dehors et le dedans. Avec la surimpression, dont l'acmé aura été donnée par (Posthume) tourné peu après la guerre de 2006, l'impression n'arrive jamais seule, en arrivant à faire coïncider la première fois et la dernière – soleil levant et soleil couchant, orient et occident.

 

 

 

Avec la surimpression, et parmi ses effets de palimpseste, on reconnaît encore la rose (malade pour Panero, de personne selon Celan), qui conjoint au poème, promis à durer un peu plus longtemps que la fleur de l'amour, le cœur fatigué du poète déposant sur le papier-écran de sa peau l'encre de son sang.

La Rivière (2021) de Ghassan Salhab

L’amour à son nadir

La Montagne, La Vallée, La Rivière : une décennie est passée, le triptyque est achevé. L’achèvement n’est pourtant pas (ou pas seulement) une clôture, mais également l’invitation d’une réouverture, les recommencements du geste plus forts que toute fermeture. Recommencements natifs, essentiels pour autant qu’avec Hannah Arendt on dira qu’ils sont naissanciels. Si l’achèvement sent toujours la mort, la résurrection n’est jamais loin cependant. L’aboutissement n’a pas toujours l’assèchement des synthèses, n’est pas forcément le moment d’un inventaire avant liquidation. Il y a, oui, le travail bien fait, l’exécution qui rappelle au plan qu’il est l’enregistrement filmique des êtres et des choses avant leur disparition (on a en tête, cité dans L’Encre de Chine, le propos de Kijû Yoshida au sujet de Yasujirô Ozu). Il y a aussi ce qui se joue au-delà, et qui peut se tenir à côté.

 

 

 

C’est la bifurcation qui emmène ailleurs, à l’endroit des raffinements lustraux d’un cinéaste qui boit directement à l’une de ses sources. L’épuisement est là, autant que le ressourcement dans des eaux toujours ambivalentes, vives et fatales, écume mythologique et bouillon originaire via lesquelles recommencer encore. Parce qu’on ne peut rien faire d’autre que continuer, même quand il semble impossible de continuer.

 

 

 

La Rivière relance La Montagne et La Vallée comme l’enfant d’Héraclite joue aux dés : jouvence.

 

 

 

Le triptyque n’aura pourtant pas été prémédité, imposant à son auteur la carte de ses accidents, trouvailles et dénivelés, belles échappées. On fait du cinéma aussi pour réinventer la carte du pays où l’on travaille et vit, celle des guerres pour cesser de la faire, l’autre carte du Tendre à laquelle on aspirait secrètement après avoir tenté la retraite ascétique au nom d’un désir de calmer par l’écriture la bête de l’apocalypse (La Montagne), puis le retour au groupe mais depuis l’exception de celui qui, en ayant perdu la mémoire, est l’ange annonciateur des catastrophes identitaires (La Vallée).

 

 

 

Ce qui s’est imposé est la géographie d’une descente en cinéma. En passant, on a souvenir que le générique-début de La Vallée, godardien dans l’esprit (celui de Pierrot le fou), affichait les lettres de ses crédits en commençant par la fin de l’ordre alphabétique et la lettre Z (le nom de l’auteur se déduisait alors de celles-là par l’usage de la couleur rouge) ; on se rappelle aussi que le tout premier plan du triptyque est, ouvrant La Montagne, la lettre A d’une enseigne publicitaire. Le premier mouvement aura dès lors été à la montée, toujours difficile, avant d’entamer, après la grande stase, centrale et vallonnée, l’autre mouvement qui est la descente, un mouvement aussi difficile mais autrement, qui le serait peut-être même davantage. Pour descendre, il aura donc fallu commencer par monter en aller vers la montagne (le Mont Liban). Puis passer de l’autre côté et la dévaler en s’orientant dans la vallée (la Bekaa), espace de l’entre-deux privilégié (à l’ouest, le Mont Liban, à l’est l’Anti-Liban), avant de finir plus bas, dans une forêt d’automne jouxtant l’antique Byblos (et sa cavité montagneuse, la grotte d’Afqa).

 

 

 

La montée en préalable à toute descente : si le cinéma est montage, c’est en se dédoublant, zénith et nadir, anabase et catabase. Descendre c’est décliner aussi. C’est la déclination affrontée au risque du déclin, c’est la déclinaison avant toute remontée comme le plongeur du Dernier homme remonte d’entre les eaux après avoir vu son pauvre cœur, au fond.

 

 

 

La décision de tourner le dos à Beyrouth aura donc conduit Ghassan Salhab à filmer le dos du Liban. Y tracer des sentiers dans la guise d’autres cicatrices qui participent à l’écriture. Et révéler qu’il y a des guerres autres que civiles et communautaires, autres qu’inciviles et identitaires. Des catastrophes qui ont fragilisé autrement le cœur de l’homme qui leur aura survécu. D’autres fracas dont les grondements, insistants et menaçants, mènent à d’autres cavités, de nouvelles anfractuosités : le caveau abritant des blessures aussi irrémédiables que les engagements militants ; la caverne où les désastres sont les événements d’une vie qui y a trouvé le sens de ses destinations, en différé.

 

 

 

Le dos n’est pas rien dans un geste de cinéma qui joue de l’ambivalence des signes et des images (la séduction, encore et toujours). L’ambivalence, comme l’entre-deux, a partie liée au neutre, non seulement au sens où il s’agit de neutraliser (le sentiment de déjà-vu ou de piétinement, l’héritage culturel des symboles, le sentimentalisme des chansons d’amour), mais dans le sens où il s’agit aussi et surtout de tracer un autre chemin, de suivre la voie diagonale où l’épure est le sentier le plus périlleux, celui de l’exposition à la plus grande vulnérabilité. Elle est déjà celle des amoureux dont l’amour est l’aventure d’entrer à deux dans une forêt qui est la zone d’une non-connaissance partagée, avec l’incertitude jamais abolie quant à savoir de quoi l’instant d’après sera fait, et aussi la confiance au principe d’un pari qui a sa déclaration privilégiée (« je t’aime ») comme le silence qui y répond, celui, mystique et non moins nécessaire, de ce qui ne peut se dire, jamais. La vulnérabilité de qui se dénude avec l’habit de la fiction en laissant affleurer l’os de l’histoire vraie qui l’aura motivée rejoint alors celle du spectateur. Invité à descendre à l’intérieur de lui-même il aura tout loisir de fouiller dans ses propres cavités de quoi repasser par le milieu (du chemin de notre vie, Chant I de L’Enfer).

 

 

 

Le milieu qui est l’écart d’une extrême tension : l’amour miné par les clichés (qui sont comme des mines en effet), son sens (la décision d’un engagement arrimé à l’indécidable) comme sa vérité (l’événement d’une différence et la fidélité entretenue quant à ses conséquences).

 

 

 

On se souvient alors d’un vacillement du sens dans un dialogue de Nathalie Granger (1972) de Marguerite Duras : la directrice de l’école évaluant le cas d’une petite fille rétive à la discipline scolaire disait sèchement savoir être à son sujet « en terrain connu » ; et nous d’entendre au contraire qu’avec la petite Nathalie, nous serions bien plutôt en « terre inconnue ». Terra incognita. Au début de La Rivière, l’impression fait craindre en effet d’être en terrain connu : la guerre, l’énième survient comme à la fin de La Vallée ; Yumna Marwan fait lien entre les deux films en se dédoublant ; un vieux CD montre un visage connu (celui de Fadi Abi Samra, pressenti avant d’avoir été remplacé par l’acteur palestinien Ali Suliman) et un nom qui l’est aussi (Khalil Chams est le nom du médecin du Dernier homme) ; un peuplier porte le chiffre de 58, année de naissance du cinéaste qui est aussi celle d’une première guerre civile libanaise oubliée, ensevelie par la suivante.

 

 

 

Voilà le périlleux : se croire en terrain connu en ne voyant plus la terre inconnue, la terra incognita du nouveau film qui referme moins le jeu des précédents qu’il fait fuir le triptyque par tous les bouts, la fin comme le milieu. Plus loin, un champ de mines marque le réel dangereux des limites de la fiction, mais aussi sa manière de jouer avec les signes en rendant inopérant les plus susceptibles de contribuer à réparer les vases comme le prescrit le symbolique. Les symboles tombent alors comme des pommes blettes, des fruits pourris qui font le sol de la terre, son humus. À la place, on tombe sur l’os des diaboles, des signes qui flottent dans l’absence de leur explication, les emblèmes d’un mystère rappelant à la représentation la nécessité de ses silences – son mutisme fondamental.

 

 

 

L’enfant de 1958 qui joue aux dés ressemble aussi à Horus enfant, Harpocrate, l’index posé sur la lèvre en guise d’avertissement. L’index, c’était déjà celui de Soraya indiquant au début de Terra incognita les vestiges d’un temple dédié à une déesse inconnue. Il indiquait aussi que l’amour pour elle n’était plus que ruines. « Ce dont on ne peut pas parler il faut le taire » est l’aphorisme final du Tractatus logico-philosophicus ; il est aussi, en suivant Slavoj Žižek, une définition pour l’amour.

 

 

 

C’est, au début de La Rivière, ce point de lumière clignotante en plein jour auquel répondra plus tard une étoile tracée dans la terre. D’abord, un clin de ciel en annonce de tout déclin, la déclination conduisant à l’intérieur de la terre, son ventre, le nôtre. Ensuite, l’astre chu d’un désastre obscur. Une explosion stellaire, celle de l’étoile du berger ou du matin, la mort de Vénus ou son orgasme. La dyade stellaire dirait ce qu’il en est aussi de la fameuse, trop fameuse mélancolie libanaise quand le (faux) bourdon, musique bourdonnante et caméra volante téléguidée pour surveiller et tuer à distance, recoupe la matérialité du drone israélien. Le clin est un dard, c’est aussi la chute de la lumière (Lucrèce et son clinamen). C’est encore la mort d’une étoile et son rayonnement fossile dont la vérité physique, au-delà toute métaphore, caractériserait aussi la projection de cinéma et ce qu’il en reste à l’heure de la vidéo à la demande et des plateformes. On pense encore, manipulé après l’épuisement des corps happés par le désir, à ce petit éclat de gypse tenu dans un geste enfantin qui donne au ciel, labouré par des avions à réaction crevant le mur de son, une couleur de miel. Le ciel gorgé de la sève des amoureux. L’éternité retrouvée, promesse rimbaldienne ?

 

 

 

La jouissance n’est pas une petite mort, mais l’expérience réitérée de notre « immortelle finitude » (Jean-Luc Nancy).

 

 

 

On songe encore à ce flingue (comme on en trimballe tant dans la région), l’arme qui ne sert rigoureusement à rien, une vieillerie archéologique témoignant des engagements militants qui ont sédimenté, son usage désactivé comme dans la fin ensablée d’Abou Leïla d’Amin Sidi-Boumédiène. Comme dans Un chien andalou où l’homme a dans le dos tout ce qui alourdit son désir, les vieux restes de la culture héritée, les rebuts qui font le limon de nos désirs contrariés. Parmi les strates qui ont sédimenté, il y a ce magnifique souvenir, celui d’une visite au musée des Beaux-Arts de Budapest le temps d’une mission qui sera en fait la dernière. L’art commence là où finit la guerre, qui la continue autrement quand la décapitation de Saint Jean-Baptiste peint par Lucas Cranach l’Ancien contracte plusieurs têtes tranchées, toute une surimpression, têtes des copains tombés, têtes des garçons dont le cœur chavire en continuant d’entretenir une méfiance biblique à l’égard des femmes, potentielles Salomé. Mais revenons à l’arme. On pourrait encore évoquer le geste consistant à faire semblant de tirer dans le ciel. Il porte l’annonce révoltée d’un désir de hauteur qui finira inversé, avec la descente qui ne pourra pas ne pas arriver (c’est un geste semblable reliant la fin du Tigre du Bengale au Tombeau hindou, sublime dilogie de Fritz Lang).

 

 

 

L'amour à son nadir indique le zénith perdu, autre étoile chue.

 

 

 

Le temps des amoureux a pour noyau de vérité le terrain miné d’une impuissance recommencée. Son acte fondateur en serait la castration d’un violeur par son fils (Ouranos par Chronos sur demande express de Gaïa sa mère), la semence du pénis tranché ayant été à la source de la naissance de Vénus. La grotte d’Afqa bouillonne encore de ces eaux-là avant d’avoir été détournées par les promoteurs d’Abraham, quand son ventre abriterait les ruines appartenant à un temple dédié à Aphrodite et son Adonis. Al-Naher consiste aussi à débaptiser le Nahr Abraham, nom actuel de la rivière, pour sortir des sacrifices vétérotestamentaires des fils par les pères en retrouvant le couple édénique, pas celui des leçons de morale catéchistiques, mais un couple qui possède cependant une valeur paradigmatique, singulier et exemplaire plutôt qu’abstraitement universel. Un couple dont l’amour est un paradis toujours déjà perdu (le présent vécu dans le deuil du passé continûment) et un royaume encore à venir (avec la mémoire donnant de l’avenir aux souvenirs, le paradis retrouvé, le seul dont on ne peut être chassé). Mélancolie à un pôle, à l’autre messianique sans messianisme.

 

 

 

Un homme, une femme : le premier est armé, la seconde le désarme. L’homme l’est même deux fois, avec son téléphone portable qu’elle retourne contre lui dans un geste antonionien, lui qui l’a filmée dans son sommeil en espérant la voir peut-être se réveiller comme dans le plan, en tout point unique, de La Jetée de Chris. Marker. Le temps est comme suspendu et, là encore, doublement : par les implicites d’un amour intervallaire, finissant, et par les fracas d’un énième épisode militaire (l’amour irradie ici des puissances de ravissement et d’évanouissement, quasi fantastiques, entre The Leftovers et Marguerite Duras). L’amour est un monde dans un monde, les parenthèses d’un inter-monde – une époque au sens originaire du terme, celui de la suspension de tout jugement. Alors, un homme peut consentir à la désorientation dans la forêt comme le cinéaste consent à multiplier exceptionnellement les plans tournés caméra sur l’épaule pour épouser la topographie irrégulière du lieu. « Aimer c’est consentir à la distance » Simone Weil dit vrai. Le suc coule des arbres qui saignent pour les amoureux, eux qui ont besoin l’un de l’autre pour jouir seul (Soraya, encore). Le brouillard vient comme il veut en répondant, fantastiquement, au désir secret de l’amant désœuvré de disparaître, entre The Fog et Identification d’une femme. Le sol tapissé de feuilles devient de pierre, un premier labyrinthe à la surface avant le suivant, dans les profondeurs. Le tiers invisible nourrissant la paranoïa habituelle révèle que le double est un chien, fidèle gardien quand le temps est celui de frayer dans la zone. Enfin, la descente dans une grotte ouvre sur l’ossuaire de plus d’un vestige (dont une caisse d’armes israélienne) et le bouillonnement écumant des amours d’Aphrodite et Adonis (AA suivi d’une date marque l’entrée, pour l’occasion fabriquée, de la grotte).

 

 

 

Le caveau est aussi une caverne au trésor qui porte dans son ventre le souvenir des grottes ornées, Lascaux ou Chauvet, dont les peintures pariétales constituent l'archi-image dont procéderaient toutes les autres (et l'on se souvient en passant d'une main négative qu'expose un mur dans un couloir de la Tour Murr, cette ruine d'avant les ruines, filmée dans 1958).

 

 

 

La Rivière organise la lustration d’un lieu commun : l’amour, otage des chansons kitsch et des variétés dont l’incessante diffusion rejoint par radio celle des mauvaises nouvelles, deux versants d’un même fatalisme invitant à prévoir le pire. Avec la lustration qui invite à l’épurement au risque de la purification, le terrain demeure miné mais il n’y a pas d’autre endroit où aller, où se perdre pour se retrouver. Pour que l’eau revivifie, il faut descendre, il faut plonger avant de ressortir comme l’autre promis par le devenir, celui d’Héraclite et de Nietzsche. La catabase est le passage obligé d’une tradition antique, Gilgamesh déjà, puis d’Homère à Ovide, de Platon à Virgile, de Dante à Lewis Carroll (cité au début du film), sans oublier les grandes séries télé, Twin Peaks et The Leftovers, encore. La catabase est l’épreuve initiatique d’un Orphée qui descend dans ses propres enfers sans y retrouver son Eurydice, elle qui n’y sera jamais, l’attendant toujours à la surface.

 

 

 

Le temps des amoureux est un temps fini et divisé, marqué par le désaccord ultime d’un oui (la déclaration d’amour, masculine) et d’un peut-être (le silence féminin y répondant dans la guise d’un écart sans résolution). Le temps fini se double aussi d’un temps infini (l’origine est un tourbillon dans le flux du devenir, une écume de l’être dont l’amour nomme la visitation, une aventure existentielle qui promet de durer longtemps après son évanouissement, un rayonnement – fossile). Aimer c’est toujours donner ce que l’on n’a pas (le don est celui d’une non possession) à quelqu’un qui n’en veut pas (s’y abandonner ne répond en effet à aucune volonté). Aimer c’est notre immortelle finitude expérimentée à deux, c’est aussi vivre en immortel un amour fini. Les histoires d’amour naissent, vivent et meurent, parfois même crèvent. L’amour passe, toujours, mais sa passe est celle de l’ange, terrible précisait Rilke, une aile battant pour la mort, une autre pour l’immortel.

 

 

 

Il n’y a rien de plus beau qu’un amour, rien sinon son souvenir, paradis perdu et royaume à venir.

 

 

 

Le nadir indique le zénith perdu, l’amour est une étoile chue. L’amour à son nadir est celui dont l’évanouissement est le préalable à son souvenir et son retour, hantise et survivance, spectre que l’on conjure de rester. Le reste qui est silence, le secret grâce auquel on peut, malgré tout, continuer.

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