Gare au loup

Hurlements (1980) de Joe Dante

Le Loup-garou de Londres (1981) de John Landis

Le loup-garou dit littéralement le loup dont il faut se garder. Gare au loup nous disent en effet le garou du vieux français, le werewolf anglo-saxon et le berserker des mythologies scandinaves. Gare au loup-garou qu’il y a dans tout humain dont on retourne la peau – varou, versipellis.

 

 

 

Gare au loup parce que le lycanthrope a la garde emblématique d’une défaillance ou hybridité cultivée à l’époque médiévale, dans les forêts qui sont les marges ou franges de l’humaine société, son dehors ou for extérieur où maraudent loups mangeurs d’hommes, croyances diverses dans le corps astral, ermites cannibales comme Gilles Garnier ou bien encore monstres ayant conservé leur mystère et leur attrait à l’instar de la bête du Gévaudan. Tout cela avant que la psychiatrie n’impose la lycanthropie clinique dont les prémisses remontent à Jean Wier, médecin hollandais de la Renaissance. Gare au loup en sachant que l’animal mythique garde sous la peau de notre humanité les secrets de notre trop humaine bestialité.

 

 

 

Si la transformation a lieu lors de la pleine lune en étant renforcée avec la lune nouvelle, c’est pour allégoriser la nature lunatique et cyclothymique de l’espèce humaine, capable d’humanité autant que d’inhumanité. La lycanthropie symbolise ainsi l’être humain au sens où il peut se dire également, en adoptant un terme de Bernard Stiegler, un être non-inhumain.

 

 

 

 

Lycos déchire l'écran

 

 

 

 

Le loup-garou est à la société médiévale ce que le tueur en série vaut pour l’époque contemporaine : un mythe convertissant des horreurs réelles en signifiants imaginaires. Le cinéma, loin de trahir la tradition avec son cortège désuet d’archaïsmes, au contraire la reconduit en participant même à en accentuer certains aspects (la malédiction et sa passation virale par une morsure contaminatrice, l’argent dont les balles sont fatales au loup-garou).

 

 

 

Du roi Lycaon transformé en loup par Zeus et raconté dans les Métamorphoses d’Ovide aux meutes numériques des franchises pour adolescents Underworld et Twilight, la lycanthropie est une histoire du cinéma quand sa question est celle de la figure humaine, son hybridité et son instabilité. Le métamorphe accueillant les disputes de l’ancien et du moderne, de la nature et de la culture, de l’animal et de l’anima est un mutant incarnant la violence de nos mutations comme la brutalité de nos excès. Lycos déchire l’écran des nuits que dévorent Éros et Pornos.

 

 

 

Le lycanthrope est un monstre caressé dans le sens du poil par la culture pop qui lui montre pourtant, bouts de viande entre les dents, comment l’horreur révèle la viscosité de sa pornographie intrinsèque (Hurlements de Joe Dante), en lui racontant également comment la tradition la sodomise (Le Loup-garou de Londres de John Landis).

 

 

 

18 juillet 2022

Hurlements (1980) de Joe Dante

Le loup-garou et son maître-chien

Le loup-garou est un mythe qui a la dent dure et le poil fourni. Le monstre a beau nous rappeler à une nature impossible à domestiquer, il s'impose comme un fait de culture dont la conscience historique atteint désormais son point d'ironie autocritique.

 

L'auto-réflexivité est alors une grimace dans un miroir. Joe Dante est un cinéphile qui ironise sur ses propres fétiches, mais l'ironie est aussi le gage d'une lucidité mordante, carnassière forcément.

 

Hurlements est un film dont la viscosité lubrifie l'actualité du lycanthrope à l'épreuve des réalités étonnamment mimétiques du journalisme télévisuel et de l'industrie pornographique. Le loup-garou figure ainsi un test de réalisme à l'ère obscène de la société du spectacle.

Le « complexe du loup-garou »

 

 

 

 

 

Le loup-garou est un mythe qui a la dent dure et le poil fourni. Des guerriers berserker des mythologies nordiques et germaniques aux tueurs en série contemporains qui s'en voudraient les héritiers, l'homme déployant une bestialité qui ne doit qu'à l'inhumanité dont il est capable est un bon sujet du cinéma d'horreur. Le « complexe du loup-garou » appartient cependant à un imaginaire qui doit beaucoup également au pessimisme anthropologique de Thomas Hobbes dont la philosophie politique, amplement partagée dans le monde anglo-saxon en lui donnant sa consistance symbolique, fixe la légitimité d'un État Léviathan au nom du présupposé, aussi fictif que le mythe du bon sauvage que lui aura opposé Jean-Jacques Rousseau, que l'homme est un loup pour l'homme.

 

 

 

Homo homini lupus est ainsi le dictum d'une représentation consensuelle du monde qui avance le pion de la bestialité pour y opposer la nécessité de l'État policier. Issu de la forêt des rapports entre la culture et la nature, le loup-garou toujours survient dans la requête réitérée de son maître-chien.

 

 

 

Joe Dante est un ironiste lucide. D'un côté, il sait que l'histoire de loup-garou que ses producteurs lui demandent de tourner s'inscrit dans une histoire culturelle des représentations. Dans Hurlements, les citations abondent, patronymes d'artisans du genre (George Waggner, Roy William Neill, Terence Fisher, Freddie Francis, Stuart Walker), caméos amicaux (du producteur Roger Corman au spécialiste Forrest J. Ackerman) et autres références significatives (une photo de Lon Chaney jr., une illustration du Petit chaperon rouge). Deux films sont posés comme d'incontournables modèles : Le Monstre de Londres (1935) de Stuart Walker (le médecin légiste joué par John Sayles évoque un cas nommé tel) et Le Loup-garou (1941) de George Waggner (le docteur interprété par Patrick Macnee porte ce nom et le film cite un extrait du classique de la Universal avant de se clore par un autre).

 

 

 

Le loup-garou a beau nous rappeler à une nature impossible à domestiquer, il s'impose comme un fait de culture dont la conscience historique atteint désormais son point d'ironie critique, et autocritique. L'auto-réflexivité est ainsi une grimace dans un miroir, un tirage de langue lupin.

 

 

 

Joe Dante est un cinéphile qui ironise sur ses propres fétiches, mais l'ironie est aussi le gage d'une lucidité mordante, carnassière forcément. Le réalisateur qui venait tout juste de signer Piranhas (1978), aidé par un scénario ambitieux auquel a participé John Sayles, a en effet la causticité nécessaire pour jouer de la proximité du genre du cinéma d'horreur avec d'autres régimes de représentation, d'une part le journal télévisé, de l'autre la pornographie. Hurlements a fait date en offrant au mythe du lycanthrope de nouvelles puissances figuratives offertes par les artefacts en latex et prothèses robotiques de l'animatronique. Avec Rick Baker parti pour travailler sur Le Loup-garou de Londres (1981) de John Landis, c'est son disciple, Rob Bottin, qui se charge des effets spéciaux, insistant pour sa part davantage sur le sale et le suintant des corps se transformant. La viscosité participe pleinement de la cohérence esthétique d'un film lubrifiant l'actualité du mythe à l'épreuve des réalités étonnamment mimétiques du journalisme télévisuel et de l'industrie pornographique.

 

 

 

Le loup-garou figure ainsi un test de réalisme à l'ère obscène de l'hyper – l'hypermodernité d'une société du spectaculaire dont les images circulent et s’altèrent avec la plus grande viscosité.

 

 

 

 

 

Un, deux, trois cris

 

(d'horreur et de rire)

 

 

 

 

 

Car que raconte Hurlements ? On pourrait dire qu'un hurlement est le nouage d'au moins trois cris. Le premier cri est celui que pousse Karen White, journaliste embarquée dans la traque nocturne d'un tueur en série qu'elle retrouve dans la cabine de projection d'un film pornographique. Hurlements commence sur les chapeaux de roue, comme un film de Brian De Palma (la proximité est renforcée par la musique composée par Pino Donaggio). Il démarre surtout sur les liaisons dangereuses de la police et de la télévision qu'amplifie la projection pornographique. Avant Brian De Palma, il y avait déjà Fritz Lang et La Cinquième victime (1955). La cinéphilie de Joe Dante a suffisamment de poils pour rendre urticante la fourrure d'un film qui, d’abord, ne voit rien d'autre que le caractère pornographique des alliances de la police et de la télévision. Le tueur qui revendique sa bestialité en exacerbant son narcissisme via les médias est le vecteur d'une transformation plus générale, la mutation de la société du spectacle elle-même où le reportage télé tient à la fois du cinéma d'horreur et du film pornographique. La réalité la plus crue est la boucle récursive d'une projection obscène. En atteste ce plan, osé, où Karen reconnaît dans l'objectif de la caméra de télévision le projecteur de la cabine pornographique, qui possède une dimension aussi hallucinatoire que cyclopéenne.

 

 

 

Dans le dos de la journaliste, il y a un loup-garou moderne, il y a aussi un faisceau aveuglant qui troue la nuit en éclairant la pornographie des noces barbares (un lupanar) du direct télévisuel et de la traque policière. Le film d'horreur est aussi celui qui voit gonfler l'organe de cette obscénité-là.

 

 

 

Le deuxième cri entendu dans Hurlements retentit dans la forêt où vit une communauté isolée, dirigée par un médecin dont l'inspiration freudienne participe du côté de la théorie à domestiquer le « don » qui nomme en réalité un legs maudit partagé par ses membres, tous des loups-garous. Après la folle nuit qui suscite en elle des cauchemars répétés, Karen et son compagnon sont donc invités à se ressourcer dans cette communauté peuplée de vieilles connaissances (c'est une autre branche de la cinéphilie de Joe Dante, incarnée par des acteurs comme Slim Pickens et John Carradine). Le ressourcement promis s'effectue toutefois dans une fontaine aux eaux troubles, aussi troubles que celles où barbotaient les piranhas. Exemplaire d'une époque encore marquée par ses mouvements contestataires, le fantasme d'une refondation communautaire débouche en effet sur la réactivation d'antiques archaïsmes que la connaissance rationnelle sous la forme de la théorie freudienne est impuissante à juguler. Même modernisée, la communauté s'autorise des pentes régressives, des passions sacrificielles et des pulsions mimétiques. La communauté organise ainsi sa propre horreur et sa propre pornographie, jouissant de l'illicite en commençant par se défaire de ses tutelles (l'inceste entre frère et sœur participe aussi à l'élimination du chef du groupe, le docteur Waggner).

 

 

 

Si le tueur en série arrive après le guerrier berserker pour incarner le nouveau sujet de la bestialité, la communauté fantasmant sa réinvention à l'écart de la société est l'expression symptomatique d'un abêtissement de révoltes qui n'ont jamais accédé à leur potentiel réellement révolutionnaire. Hurlements est à ce titre assez proche de The Wicker Man – Le Dieu d'osier (1973) de Robin Hardy.

 

 

 

Il y a encore un troisième cri proféré par Hurlements. C'est le dernier, et le plus paradoxal. Karen White arrive avec un ami journaliste à fuir la communauté des lycanthropes. Elle y a laissé son compagnon littéralement griffé et mordu par la nymphomane Marsha. Joe Dante ne s'est alors épargné ni l'érotisme intrinsèque à la figure de la louve, ni l'obscénité quasi-pornographique de l'homme se transformant en loup-garou. D'un côté, il ironise en montrant comment le nouvel âge des effets spéciaux dépendant des techniques de l'animatronique succède à deux autres âges plus enfantins, celui du stop-motion et même de l'animation. De l'autre, il terrifie en insistant sur les cycles de tumescence et de tumescence de certaines parties du corps de l'homme en train de muter, main et cou qui gonflent et se dégonflent en évoquant irrésistiblement des organes sexuels excités.

 

 

 

Le loup-garou a la libido visqueuse et cradingue et sa viscosité imprègne tout, elle s'infiltre partout.

 

 

 

Karen n'échappe pas à cette viscosité-là. Elle aussi a été mordue. La morsure qui vient de son mari lui rappelle que ce dernier souffrait aussi d'un renversement symbolique des hiérarchies (sa compagne, une journaliste célèbre et héroïque, le domine socialement) qui ne trouvait plus de compensation dans le sexe. Mordue, Karen n'en reste pas moins le sujet du savoir qui veut faire savoir. La cinéphilie de Joe Dante s'en amuse d'ailleurs avec l'incrédulité de son producteur interprété par Kevin McCarthy, le héros de L'Invasion des profanateurs de sépultures (1956) de Don Siegel qui cherchait déjà à faire savoir ce qu'il avait vu mais que personne alors ne voulait croire. Karen sait en voulant partager à la télévision ce qu'elle sait, sauf qu'entre le début et la fin du film, le mal est passé en elle. La morsure en explicite alors une autre, celle d'une volonté de savoir dont l'impératif catégorique appartient au discours habituel de légitimation de la télévision. Quand Karen se transforme face caméra, elle ressemble à un petit toutou, entre le York et le pékinois. On peut en rire mais le rire est dévoré par la métaphore : si l'apparition du loup-garou fait surgir un besoin de maître-chien, le maître-chien trouve son propre maître dans le cynisme des logiques télévisuelles.

 

 

 

Le mal circule, c'est une idée reçue. L'idée l'est davantage en devenant même vraiment pertinente quand la circulation du mal a pour vecteur de viralité le bain des images à l'époque d'une viscosité généralisée de ses régimes. Journalisme d'investigation et traque policière, tueur médiatique et fantasme communautaire, culture pop et mythologies archaïques, cinéma d'horreur et industrie pornographique : le mal nomme un principe de circulation et de contamination, d'amplification et d'exacerbation, d'altération réciproque et d'hypothétique indiscernabilité. Le loup-garou a son maître-chien et les deux se suivent en formant une boucle récursive, ce trou diabolique par où se vérifient appareillages et équivalences, médias et police, pornographie et cinéma d'horreur. Et, pour finir, le steak qui cuit en s'imposant en ultime ponctuation d'une industrie carnivore des images.

 

 

 

Hurlements fait ainsi entendre tous les cris, d'horreur et de rire, d'un monde où la volonté de savoir finit en grimace devant le miroir où un loup-garou reconnaît son maître-chien comme un double, sœur ou frère. L'inceste contribue aussi aux boucles récursives de l'horreur et la pornographie.

 

 

 

19 juillet 2022

Le Loup-garou de Londres (1981) de John Landis

La culture pop par derrière

Ce qu'accomplit John Landis avec Le Loup-garou de Londres consiste à prendre la culture pop par derrière – a tergo. Il y reconnaît alors une culture saturée qui se méprend sur l'oubli de ses origines, archaïques. La parodie est une piètre immunité devant des hantises qui cachent des fantasmes inavoués et des continuités réprimées.

 

La parodie elle-même participe à l'économie de ses reprises et recyclages, qui sont en réalité des enculages et des sodomies. Le fondement de la culture saturée, référentielle et parodique, n'étant rien d'autre au fond qu'une culture dérivée pour consommateurs blasés, c'est la tradition dont les mythes insistent en méritant une forme de proctologie.

 

À East Proctor, personnages comme spectateurs, nous sommes tous des lycanthropes.

D'un loup-garou l'autre

 

 

 

 

 

Le tournage de Hurlements a eu lieu durant le mois de mai 1980 entre Los Angeles et la campagne californienne. Celui du Loup-garou de Londres s'est déroulé entre février et juin 1981 au Royaume-Uni, entre le pays de Galles et Londres. Le film de Joe Dante, dont le budget s'élève (seulement) à un million de dollars, a bénéficié des effets spéciaux de Rob Bottin, son maître Rick Baker ayant quant à lui été invité à faire ceux du film de John Landis qui aura coûté, lui, dix fois plus. Les deux films partagent également de nombreuses références, du Monstre de Londres (1935) de Stuart Walker au Loup-garou (1941) de George Waggner, animés par une même cinéphilie élargie aussi à toute la sphère de la culture pop(Le Loup-garou de Londres accueille en caméo le marionnettiste Frank Oz en citant légitimement, outre le souris Mickey et Minnie, un épisode du Muppet Show).

 

 

 

Joe Dante (né en 1946) et John Landis (né en 1950) appartiennent à la même génération, celle des campus des années 60 où régnait alors un esprit libertaire et indiscipliné qui s’est dévergondé dès leur premier film respectif, le montage-collage d'extraits The Movie Orgy (1966) pour l'un et, pour l'autre, la parodie Schlock (1973) et le film à sketchs Hamburger Film Sandwich (1977). La proximité est même si grande entre Hurlements et Le Loup-garou de Londres que le second, comme le premier, en passe par la case pornographique afin de vérifier que le film d'horreur s'accouplant à la comédie est un genre privilégié pour sonder l'obscénité spectaculaire de l'époque, qui est aussi celle de la culture saturée.

 

 

 

 

 

Au fond de la culture saturée,

 

la tradition refoulée

 

 

 

 

 

Le Loup-garou de Londres est pourtant un film qui ne se cantonne pas de coller à la roue de son prédécesseur immédiat en proposant, avec le périple anglais entrepris par deux copains étasuniens, un retour aux sources d'une mythologie résistant à ses dépiautages culturels. John Landis est aussi ironiste que Joe Dante mais la culture saturée, au sens où elle est pleine de sa conscience d'elle-même, loin de se replier comme un œuf, bave de nouvelles intensités figuratives, optiques pour autant qu'elles sont haptiques. Celles-ci auront participé à rénover de fond en comble la tradition représentative du lycanthrope, sans connaître aucun équivalent actuel. Le début des années 80 marque en effet l'apogée esthétique du cinéma d'horreur quand l'attirail proposé par l'animatronique offrait alors un surcroît de matérialité évacué par l'hyper-matière numérique et son langage binaire.

 

 

 

La lande a des paysages caractéristiques, brume et prairies dont le vert tire vers le gris, qui s'imposent d'emblée comme le monde originaire de l'esthétique naturaliste, le milieu d'où surgissent des pulsions qui hantent tous les mondes dérivés, sans conjuration définitive. La différence structurale entre monde originaire et monde dérivé se rejouerait ainsi dans le cadre de la culture saturée, entre les mythologies traditionnelles et leurs reprises parodiques. Les deux amis qui viennent des États-Unis, David Kessler (David Naughton) et Jack Goodman (Griffin Dunne), sont emmitouflés dans leurs anoraks comme la culture de masse est un cocon censé les immuniser de toute rencontre traumatique avec l'autre. Pittoresques à souhait, les habitants de la bourgade d'East Proctor les auront cependant bien prévenus de ne jamais quitter le chemin. Ils s'en écartent pourtant, assaillis de nuit par une bête qui tue Jack en abandonnant David blessé, persuadé avant de perdre connaissance que l'homme qui les a attaqués, abattu par les villageois, ressemblait à un gros chien.

 

 

 

Les références viennent vite à l'esprit sans nul besoin d'être nommées, Le Chien des Baskerville (le roman d'Arthur Conan Doyle en 1901 et son adaptation cinématographique par Terence Fisher en 1959) et Le Bal des vampires (1967) de Roman Polanski, paradigme du film d'horreur parodique. On parierait qu'y ont pensé Jack et David mais la culture qui a tellement conscience d'elle-même a moins la conscience peut-être de se protéger aussi contre ses propres archaïsmes, ses vestiges constituant sa hantise et qu'aucune parodie n'arriverait à neutraliser. L'Angleterre est la terre mythique de la tradition et y aller pour un voyage touristique c'est revenir en accomplissant un rituel initiatique. Le récit de formation est ainsi celui d'une culture qui, de la tradition à la parodie, n'en a pas fini de rejouer, sans jamais la déjouer, la séparation anthropologique entre nature et culture.

 

 

 

 

 

Proctologie

 

 

 

 

 

East Proctor : sur ses bords a surgi le pire. Avant que tout ne se résolve du côté des cinémas pornos de Picadilly, il faut revenir là où tout a commencé, à l'endroit où l'anus mundi induit un jeu de mot. En grec, prôktós signifie anus. Le trou du cul du monde (anglo-saxon) est littéralement une affaire d'anus. L'origine mythique du loup-garou serait comme un witz freudien, un mot d'esprit pour le médecin viennois dont l'un des cinq cas de psychanalyse est « l'Homme aux loups ». Le fond de cette affaire ? Le fondement. John Landis irait dès lors un pas plus loin que Joe Dante seulement intéressé par la dialectique entre l'érotisme de louve de la nymphomane Marsha et la pornographie du lycanthrope dont la bestialité médiatisée témoignerait pour son originaire supériorité. Un pas plus loin et c'est alors sortir du chemin en apercevant l'homosexualité sur les bords obscurs de l'amitié.

 

 

 

La séquence de transformation de David, si elle représente l'acmé du Loup-garou de Londres et la raison de son statut de film culte, reste définitivement impressionnante. Vraiment, elle dépasse ses équivalents de Hurlements, et de loin. On s'explique ainsi pourquoi John Landis en diffère autant le moment (il faut attendre en effet une heure, soit les deux tiers du film, pour que la scène advienne). La curiosité du spectateur risque le relâchement au moment où David, après tant d'atermoiements, mute. L'apparition du fantôme de son ami Jack, ce spectre qui le culpabilise en lui annonçant ce qu'il va forcément se passer lors de la prochaine nuit de pleine lune, ainsi que ses cauchemars répétés, dont l'un avec des monstres nazis, entretiennent le goût de l'horreur mais la part de la parodie l'emporte à chaque fois.

 

 

 

Quand David se transforme, la part de la parodie elle-même se résorbe. S'il y a parodie, c'est celle de l'homme même quand il en a fini de coïncider avec lui-même en se divisant entre le monstre errant dans les rues et l'innocent qui se réveille en se croyant noctambule.

 

 

 

David a beau être le spectateur effaré de ce qui lui arrive, l'effarement est la distance encore maintenue jusqu'à son point limite d'abolition en restant seulement celui du spectateur. Et si nous avons beau savoir que ce qui lui arrive ne pouvait pas ne pas lui arriver, nous sommes éberlués par ce que nous voyons. Parce que la lycanthropie est cet événement qui défie tout effet d'annonce et, excédant tout le savoir accumulé par la culture saturée, en arrive même à diviser l'image en trois : un homme se transforme en bête hybride ; l'animal qui est un être organique est un montage machinique d'artefacts ; David tombe à quatre pattes comme s'il était sodomisé. David révèle ainsi un être chimérique, mi-acteur réel, mi-marionnette munie de prothèses synthétiques, mi-fantasme homosexuel, mi-créature fantastique.

 

 

 

La proximité de David, avec les figurines estampillées Walt Disney à l'instar de Minnie et Mickey comme avec les marionnettes de Frank Oz, est plus qu'avérée. Aussi la citation cinéphile quand il tend le bras en direction du spectateur à l'instar de Grace Kelly dans Le crime était presque parfait (1954) d'Alfred Hitchcock. Il s'agit davantage d'une affinité structurelle témoignant pour un certain destin culturel de l'anthropomorphisme dont les machines (les prothèses de l'animatronique) et les machinations (scénaristiques) revisitent et déconstruisent la figure humaine dont nous héritons. L'héritage est plus généralement celui d'une « machine anthropologique » (Giorgio Agamben) qui rejoue sa césure constitutive, entre nature et culture, haussée désormais au second degré de la culture saturée (entre culture traditionnelle et culture de masse). Et il en va alors d'un enculage qui dépasse de loin le secret du refoulé homosexuel niché dans l'amitié de Jack et David. La sodomie est autant une leurre fantasmatique pour la « pensée straight » (Monique Wittig) qu'une image de vérité disant la bêtise des blasés dont l'incrédulité est la mascarade d'une crédulité inavouée. Les non dupes errent ? De dos, ils forment un Muppet Show.

 

 

 

Ce qu'accomplit John Landis avec Le Loup-garou de Londres consiste à prendre la culture pop par derrière – a tergo. Il peut y reconnaître alors qu'il s'agit d'une culture saturée qui se méprend sur l'oubli de ses origines, traditionnelles ou archaïques. La parodie est une faible immunité devant des insistances et des hantises qui camouflent des continuités réprimées. La parodie elle-même participe à l'économie des recyclages et des reprises, qui sont en réalité des enculages et des sodomies. La boucle récursive ne relie plus, comme dans Hurlements, le tueur en série ayant soif de médiatisation et la journaliste qui travaille pour la police, mais la culture qui dorénavant parodie ses héritages mythologiques et la tradition travaillant dans son dos à les perpétuer. Le fondement de la culture saturée, qui n'est donc qu'une culture dérivée, c'est la tradition persévérant à s'agiter dans notre dos.

 

 

 

La boucle récursive est alors un trou diabolique par où, prise a tergo par la tradition, la culture pop est la forêt d'une meute de loups. D'East Proctor à Picadilly, nous sommes tous des lycanthropes.

 

 

 

La parodie consciente d'elle-même, en l'étant aussi de la tradition qui s'agite dans son dos, méritait bien une analyse en forme de proctologie. Le recyclage est un enculage, la reprise une sodomie, voilà qui trouble. Au fond de la culture saturée et la parodie d'antiques mythologies, il y a la tradition dont la persévérance tient du coït a tergo. « L'homme aux loups » à l'époque de la culture pop et de l'animatronique, c'est David persistant dans la dénégation, comme tous les non dupes et les blasés. Mais John Landis est un cinéaste infiniment sympathique. C'est pourquoi David a droit à son daïmôn. Le génie qui lui dit l'impossible vérité est le spectre de Jack, son copain dévoré et dont l'image marque à chaque reprise le progrès d'une décomposition avancée. Ce qui se décompose est aussi la conscience du garçon qui, aussi sympathique soit-il, refuse de savoir ce qui le meut en se tenant dans son fondement, alors que ce savoir s'expose dans une salle de Picadilly, plein écran.

 

 

 

La culture saturée est réellement pornographique quand ses dénégations sur les insistances de la tradition, révélant d'inavoués sodomies, ont l'innocence pour dernier masque, et ultime parodie. On ne s’étonnera donc pas que, fasciné par Le Loup-garou de Londres, Michael Jackson ait demandé à John Landis de réaliser en 1983 le clip de « Thriller », indispensable addendum au long-métrage (et émouvant portrait après coup d'un adolescent mordu, jeune mutant dévoré par le business, si jeune et déjà le mort-vivant qu'il n'aura plus cessé d'être).

 

 

 

20 juillet 2022


Commentaires: 0