Du continent aux archipels

L’Algérie, l’État, les cinémas

Prémisses :

 

 

 

Il ne s’agira pas d’un cours mais d’une course, celle de l’esclave en fuite qui cherche une arme. L’histoire écrite du point de vue sédentaire est l’affaire de l’État, capture massive, molaire. Au contraire, ce dont nous avons besoin aujourd’hui est d’une nomadologie. On désire tracer des diagonales croisant de lignes de fuite, des singularités – les films qui sont des événements. Des exceptions et des cristaux d’intensité qui diagonalisent l’écriture de l’histoire en court-circuitant le rapport de dépendance économique et idéologique du cinéma et de l’État existant en Algérie.

 

 

 

Notre désir est celui d’un archipel qui ferait éclater le continent sous pression maritime et océanique. Un rhizome de lignes minoritaires, minorités politiques comme les algériens à l’époque coloniale, minorités civiles comme les enfants, minorités sexuelles comme les femmes, minorités linguistiques comme les peuples berbères, minorité politique comme la société algérienne face à l'État. Notre constellation d’étoiles, du matin ou du berger, est un montage qui pense ses rapports dans une perspective archipélique, celle d’Édouard Glissant.

 

 

 

Après tout, Al Djazaïr qui a donné le nom d’Alger dit à l’origine les îles.

 

 

 

Dix films choisis

 

 

 

1) Le Bled (1930) de Jean Renoir

 

(l'épopée coloniale et ses petits soldats de plomb, l'amour et ses anges indigènes)

 

2) J'ai huit ans (1962) de Yann Le Masson et Olga Poliakoff

 

(les enfants dessinent et parlent les blessures coloniales)

 

3) Une si jeune paix (1964) de Jacques Charby

 

(les enfants des rues – les yaouled pensent à la révolution comme à Brigitte Bardot)

 

4) La Bataille d'Alger (1966) de Gillo Pontecorvo

 

(le petit Omar au micro, le génie est un djinn, la voix du FLN comme un démon parasite)

 

5) Tahya ya Didou ! (1971) de Mohamed Zinet

 

(des enfants chaplinesques descendent les escaliers et courant les rues, zébrures algéroises)

 

6) La Zerda ou les chants de l'oubli (1982) d’Assia Djebar

 

(une femme parle, sa voix en dessous du voile des archives coloniales)

 

7) Algérie, la vie quand même (1998) de Djamila Sahraoui

 

(deux hommes sont regardés par une femme, l’échange est un pacte d’alliance érotique)

 

8) Rome plutôt que vous (2006) de Tariq Teguia

 

(Zina descend l’escalier en spirale, la rue s’emplit des stridences free d’Archie Shepp)

 

9) La Parade de Taos (2009) de Nazim Djemaï

 

(Amel Kateb entre fards cosmétiques et voile islamique dévoile les secrets de son jardin amoureux)

 

10) Loubia Hamra (2013) de Narimane Mari

 

(le ventre des enfants est gros du souvenir de Vigo, les ballonnements deviennent des soulèvements)

 

 

 

Nota bene : le texte qui suit est la retranscription de la course de cinéma donnée dans le cadre de la programmation Tigritudes au Forum des Images le 7 janvier 2022, intitulée Du continent aux archipels (l'Algérie, l’État, les cinémas). La captation est disponible plus bas.

1895-1954,

 

l’âge de l’algérianisme

 

 

 

 

 

Le cinéma en Algérie c’est d’abord celui de la France coloniale, le cinéma de l’Algérie colonisée.

 

Alexandre Promio (vue d’Alger en décembre 1896), Le Musulman rigolo de Georges Méliès. Les vues documentaires de Félix Mesguich, elles, sont filmées d’un peu plus près. Rachid Boudjedra parle en 1971 d’algérianisme comme Edward Saïd parlera en 1978 d’orientalisme.

 

 

 

Une trentaine de films entre 1895 et la guerre (l’Algérie c’est surtout un réservoir de décors naturels, tout le reste est du studio parisien), un des plus emblématiques est Pépé le Moko (1937) de Julien Duvivier avec sa Casbah reconstituée dans les studios Pathé-Cinéma à Joinville-le-Pont, Fréhel jouant l’algérienne Tania et le juif Marcel Dalio dans celui du mouchard arabe dit Larbi.

 

 

 

         1) Le Bled (1930) de Jean Renoir Un diptyque est commandité par la même société de production, Les Films Historiques, avec Le Tournoi dans la cité (1928) tourné à Carcassonne dans le cadre des fêtes du bimillénaire de la cité médiévale et Le Bled (1929), coproduit avec le Gouvernement général d’Alger afin de célébrer le centenaire de la conquête française de l’Algérie. Les deux derniers films muets de Jean Renoir ne représentent pas un sommets de l’œuvre, tous les deux scénarisés par Henry Dupuy-Mazuel. Pourtant… Comme l’a montré Jacques Rivette dans le premier volet de son triptyque documentaire dédié à Jean Renoir pour la série Cinéastes de notre temps (1967) de Janine Bazin et André S Labarthe, la recherche du relatif est l’un des traits du génie renoirien. Ainsi, l’introduction documentaire avec l’arrivée depuis Marseille sur Alger, si elle amorce la fiction sentimentale entre le désargenté Pierre Hoffer et la jeune héritière Claudie Duvernet, se conclut malgré tout, implacablement, par la misère des enfants autochtones, peut-être les premiers yaouleds de l’histoire du cinéma. Un autre moment significatif est celui où l’oncle de Pierre, Christian, exemple du gars parti sans ressources de la métropole et qui s’est enrichi en Algérie, lui explique la grandeur de la colonisation, avec l’arrivée en 1830 des troupes de Charles X à la fertilisation des terres algériennes. Non seulement le film prend à cette occasion allégorique des accents eisensteiniens (lorsque les tracteurs succèdent aux canons), mais les soldats ressemblent étrangement aux soldats de plomb du rêve de l’héroïne de La Petite Marchande d’allumettes (1928). L’ironie est réelle, et étonnante. Enfin, Pierre est surtout convaincu de rester en Algérie parce qu’il sait Claudie pas loin d’ici. Là encore, la chair l’emporte, concrètement et relativement, sur les abstractions générales de l’idéologie.

 

 

 

Le Bled, s’il respecte la hiérarchie raciale distinguant la minorité coloniale occupant l’avant-plan et le peuple des colonisés relégués à l’arrière-plan, trouve toutefois de quoi tracer des lignes de fuite. Les inserts documentaires y sont nombreux, ainsi que des inserts animaliers de toute beauté (celui des deux ânes enlacés). Pierre retrouve un ami du régiment, Zoubir, dont l’hospitalité, corrélée à la forte présence documentaire des lieux et de gens, annonce à bien des égards Le Fleuve (1951). Une pluie champêtre est battante comme le cœur bat la chamade et on reconnaîtra la même disposition lyrique et cosmogonique à l’œuvre dans Toni (1934), Partie de campagne (1936) et Le Déjeuner sur l’herbe (1959). Le citadin se découvrant un goût pour la paysannerie préfigure aussi Maréchal à la fin de La Grande illusion (1937). De fait, Jean Renoir a réalisé avec Le Bled comme l’équivalent français d’un western et s’il avait continué sa carrière en Algérie, la proximité esthétique avec le cinéma de John Ford n’en aurait été que plus accentuée, écarts avec l’idéologie compris.

 

 

 

 

 

1954, la guerre d’indépendance,

 

naissance d’une nation et de son cinéma

 

 

 

 

 

« Il était impossible de faire une étude sur le cinéma algérien sans faire intervenir un élément fondamental : la guerre de libération nationale, cela dans la mesure où le cinéma algérien est né dans le combat. (…) » (Rachid Boudjedra, Naissance du cinéma algérien, éd. Maspero, 1971)

 

 

 

Le cinéma algérien précède en fait la création de l’État algérien, il en constitue l’une des amorces. S’y joue en particulier un internationalisme pratique (des militants rejoignent la cause) qui participe aussi symboliquement à sortir du discours consensuel des « événements » franco-français.

 

 

 

En 1956-1957, Cécile Decugis réalise un court métrage tourné en Tunisie : Les Réfugiés. Sa participation au réseau Jeanson lui vaudra deux années de détention dans les prisons françaises (elle deviendra la monteuse des premiers films de François Truffaut et Jean-Luc Godard puis ceux d’Eric Rohmer de Ma nuit chez Maud jusqu’aux Nuits de la pleine lune). En 1957, des courts métrages sont tournés par les élèves de l’école de formation du cinéma. Il s’agit de L’école de Formation de Cinéma, Les Infirmières de l’A.L.N, L’Attaque des mines de l’Ouenza. En 1957-1958, René Vautier réalise et produit avec l’aide de la D.E.F.A (RDA) L’Algérie en flammes, court métrage 16 mm couleurs. Pierre Chaulet, Djamel Chanderli, Mohammed Lakhdar-Hamina y participent.

 

 

 

Michèle Firk, élève de Henri Agel au Lycée Voltaire, critique à Positif et militante communiste et anticolonialiste, participe au réseau de « porteurs de valises » monté par Francis Janson comme aux projections clandestines de J’ai huit ans (1961) de Yann Le Masson et Olga Poliakoff. Elle part en Algérie en 1962 puis à Cuba l’année suivante avant de s’envoler pour le maquis du Guatemala en rejoignant la guérilla et son commandant en chef, Camillo Sanchez. Alors qu’elle allait être arrêtée par la police guatémaltèque, elle suicide dans son appartement le 7 septembre 1968. Jean-Luc Godard lui a dédié l’un des épisodes de ses Histoire(s) du cinéma.

 

 

 

En 1960-1961, le cinéma algérien s’organise par la constitution d’un comité de cinéma (lié au Gouvernement Provisoire de la République algérienne) puis par la création d’un Service du cinéma du G.P.R.A., enfin par la mise sur pied d’un Service du cinéma de l’Armée de Libération Nationale (A.L.N.) Les négatifs des films tournés dans les maquis, notamment ceux du constantinois, sont mis en sécurité en Yougoslavie, pays solidaire de la cause de l’indépendance algérienne.

 

 

 

Concernant l’investissement des militants français pour la cause algérienne et la construction d’une Algérie indépendante (on pourrait encore citer le géographe André Prenant, père de la cinéaste Franssou Prenant), on peut lire à profit de Catherine SIMON, Algérie, les années pieds-rouges : Des rêves de l'indépendance au désenchantement (1962 – 1969) (éd. La Découverte, 2009).

 

 

 

           2) Au cours de ces années, la production s’affirme. Ce fut d’abord J’ai huit ans, court métrage qui est réalisé par Olga Poliakoff, Yann Le Masson et René Vautier réalisé à partir de dessins d’enfants algériens recueillis en 1961 dans un camp de réfugiés en Tunisie. La préparation du film fut assurée par Jacques Charby et Frantz Fanon et la production par le Comité Maurice Audin. À partir de leurs dessins, des enfants algériens parlent de leur expérience de la guerre. Projeté clandestinement, saisi dix-sept fois et censuré pendant douze ans, un film majeur sur la guerre d'Algérie. Ce film est l’inspiration de La Fillette et le papillon (1980) d’Azzedine Meddour.

 

 

 

Sa première projection eut lieu à Paris le 10 février 1962, sans précautions, sans autorisation, sans faux-fuyants, pour une cinquantaine de personnes. L’avant-veille, c’était Charonne. Ces dessins sont très beaux et terribles, sans remède : ils racontent la répression menée par l’armée française, la fuite des familles vers la Tunisie en traversant la « ligne Challe » minée, électrifiée et battue par l’artillerie. Dessins d’enfants traumatisés, harcelés par des cauchemars, beaucoup amputés.

 

 

 

Les longs métrages réalisés après l’indépendance de 1962 par des Algériens ont été produits par divers organismes de production étatiques, d’abord le Centre National du Cinéma Algérien (CNCA) qui produisit trois longs métrages entre 1965 et 1966, notamment celui de Jacques Charby, et l’Office des Actualités Algériennes (OAA) qui fut transformé en organisme de production cinématographique (ONCIC) par son directeur Mohamed Lakhdar-Hamina, qui y réalisa deux longs métrage importants entre 1966 et 1967, Le Vent des Aurès et Hassan Terro.

 

 

 

    3) Le père de Jacques Charby, juif originaire de Tlemcen en Algérie, est typographe. C'est un militant anarcho-syndicaliste, fondateur avec Alfred Rosmer et Pierre Monatte de la revue La Révolution prolétarienne. Sa mère est enseignante. Résistante, elle se suicide en 1941 pour éviter l'arrestation par la Gestapo. Syndicaliste actif au Syndicat français des acteurs (CGT) et adhérent à l'Union de la gauche socialiste, pendant la guerre d'indépendance il lit Kateb Yacine et rejoint le Réseau Jeanson en 1958. Arrêté en février 1960 il est incarcéré à la prison de Fresnes où il enseigne le français aux détenus algériens et rédige son livre L'Algérie en prison, interdit en France dès sa parution. Il simule la folie et s’évade en décembre 1960 de l'asile de Ville-Evrard.

 

 

 

Réfugie à Tunis, il y produit des émissions pour Radio-Tunis, travaille pour le Gouvernement provisoire algérien (GPRA) et participe avec Frantz Fanon à la mise sur pied des Maisons d'enfants pour orphelins de guerre. Jacques Charby y adopte un petit garçon algérien mutilé par les paras français, Mustapha Belaïd. Il recueille également les témoignages des enfants qui seront publiés avec leurs dessins en 1962 par François Maspéro dans Les Enfants d'Algérie, livre aussitôt interdit en France. Condamné par contumace à dix ans de prison, il gagne Alger dès l’Indépendance où il réalise le premier long-métrage de fiction algérien, Une si jeune paix (Al-Salam Al-Walid), qui raconte l'histoire de son fils adoptif Mustapha (l'enfant y tient d’ailleurs son propre rôle).

 

 

 

Une si jeune paix est le premier long-métrage de fiction de l'Algérie indépendante, tourné en 1964 et projeté en 1965 à Cannes et à Moscou où il reçoit le Prix du Jeune cinéma. Un film unique aussi parce qu’il s’agit du seul film tourné par Jacques Charby. L’histoire : trois mois après l'indépendance, les enfants de deux orphelinats s'affrontent à l'occasion d'un match de football qui, le résultat étant âprement discuté, se poursuit sous la forme d'un jeu représentant la guerre entre l'OAS et le FLN. Encore des enfants, qui sont les cousins d'Algérie des enfants du néoréalisme italien et des gamins rosselliniens. Devant l'affiche de La Vérité qui montre le visage de sa vedette, Brigitte Bardot, trois enfants répètent à tour de rôle : la vérité, la vérité, la vérité.

 

 

 

Moins de deux mois avant sa mort en janvier 2006, une polémique dans la presse oppose Jacques Charby à Henri Alleg sur le rôle du PCF durant la guerre d'indépendance algérienne. Jacques Charby reproche au PCF d'avoir désapprouvé l'insurrection du 1er novembre 1954, d'avoir voté le 12 mars 1956 les pouvoirs spéciaux au socialiste Guy Mollet transmettant en Algérie les compétences des autorités civiles à l'armée et à la police, d'avoir désavoué déserteurs, insoumis et réseaux de soutien au FLN et d'avoir prôné « Paix en Algérie ! » plutôt qu'« Indépendance de l'Algérie ! ».

 

 

 

 

 

Après l’indépendance,

 

le cinéma national est un cinéma de l’État

 

 

 

 

 

Dès 1962, l’Algérie compte 450 salles de cinéma pour 15 millions d’habitants et 50 rien qu’à Alger. La cinémathèque d’Alger est créée en 1965 avec Ahmed Hocine, Mohamed Sadek Moussaoui et Jean-Michel Arnold missionné par Henri Langlois. Les premières fictions revisitent l’histoire récente de l’Algérie en prenant pour thèmes le colonialisme et le mouvement de libération nationale. Une tendance aux films historiques qui se confirmera par la suite.

 

 

 

Un autre organisme de production important est la Radiodiffusion Télévision Algérienne (RTA), qui coproduit Une si jeune paix et développe les carrières d’un grand nombre de ceux qui allaient contribuer à la réputation internationale du cinéma algérien. La seule maison de production privée, en activité de 1965 à 1967, était Casbah Film. Son fondateur était l’ancien chef du FLN responsable de la zone autonome d’Alger, Yacef Saadi, dont la biographie a constitué la base du film le plus célèbre de la compagnie, La Bataille d’Alger (1966) de Gillo Pontecorvo.

 

 

 

                     4) En 1965, trois ans après l’indépendance de l’Algérie, le cinéaste italien Gillo Pontecorvo entreprend le tournage d’un film reconstituant la bataille d’Alger (1956-1957). Ce film en noir et blanc à l’esthétique inspirée des reportages d’actualités fait l’effet d’une bombe et rafle en 1966 le Lion d’Or à Venise. Alors qu’en France le film est de fait interdit jusqu’en 1971, en Algérie il devient mythique, programmé chaque année par la télévision pour la commémoration de l’indépendance. Il est coproduit par la société de Yacef Saadi, un des héros de la lutte de libération devenu producteur et qui joue son propre rôle. On sait désormais que le tournage du film à Alger va servir de leurre pour faire entrer discrètement les chars de l’armée de Boumédiene dans la ville lors du coup d’État qui renverse le Président Ben Bella. En 2003, lors des opérations militaires en Irak, le film est montré à des officiers américains comme un exemple de combat réussi contre le terrorisme urbain (voir La Bataille d'Alger, un film dans l'histoire de Malek Bensmaïl).

 

 

 

Larbi Ben M'hidi, un des fondateurs du FLN est arrêté. Il meurt dans sa cellule dans des circonstances troublantes. La torture est employée au cours d'interrogatoires. Les attentats continuent. Les militaires remontent jusqu'à l'état-major du FLN. Pris au piège, Jaffar/Saadi se rend le 24 septembre 1957. Le 8 octobre 1957, Ali la Pointe est aussi pris au piège avec d'autres combattants. Il ne se rend pas, l'armée fait exploser la cachette. Il meurt aux côtés de Yacef Omar surnommé le petit Omar et neveu de Yacef Saadi, Hassiba Ben Bouali et Hamid Bouhamidi surnommé Mahmoud.

 

 

 

Initialement interdit en France, le film est diffusé brièvement en 1970 mais vite retiré des écrans, sous la pression d'associations d'anciens combattants, de manifestations d'extrême droite, après une campagne haineuse et des menaces d'attentats à la bombe. Plusieurs projections sont annulées après différents incidents à Orléans, à Laval et à Lons-le-Saunier. À Saint-Étienne, le projectionniste découvre un sac bourré d'explosifs. Le film attendit juin 1970 pour disposer de son visa de censure et sortir normalement mais les agressions se multiplient. Le 18 décembre 1980 une forte charge de plastic, placée dans le hall d'un cinéma de Béziers qui projetait La Bataille d'Alger, explose et cause d'importants dégâts matériels. En janvier 1981 à Paris, deux personnes sont blessées lors d'un attentat contre le cinéma Saint-Séverin. Le film reste invisible en France jusqu'en 2004.

 

 

 

L'historienne Christelle Taraud a porté l’analyse sur ce qu'elle considère comme l’un des tabous de l’histoire française, à savoir la violence sexuelle d’origine coloniale : « tout ce que la vieille Europe comptait de pédophiles accourait en Algérie pour donner libre cours à ses vices. Les grands artistes homosexuels d’André Gide à Henry de Montherlant passaient chaque année quelques semaines en Algérie sous prétexte de “voyages d’études" ». Pour elle, « entre le petit Omar et Ali la Pointe il y a donc un lien évident : celui de la pauvreté et de la révolte contre l’humiliation et l’injustice – lien qui les a tous les deux conduits au nationalisme. » Ce que montre bien le film, selon elle, « ce n’est pas seulement la reprise en main politique de la casbah mais aussi sa moralisation ». (« Les yaouleds : entre marginalisation sociale et sédition politique », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 10 | 2008, 59-74).

 

 

 

Les enfants des rues de la casbah se retrouvent donc aux avant-postes de la lutte contre l’ordre colonial, qu’il s’agisse de délivrer des messages à des agents du FLN, de leur livrer des armes ou bien de se mettre au service du discours nationaliste. À cet égard, le rôle joué dans le film par le petit Omar est très symptomatique de cette véritable « mue du yaouled » au contact d’un idéal patriotique visant à construire, collectivement, l’umma wataniyya (la communauté nationale).

 

 

 

 

 

Dès la création de l’Office national pour le commerce et l’industrie cinématographique (ONCIC, Office national pour le commerce et l’industrie cinématographique) en 1967 qui se substitue au CNCA, le cinéma algérien connaîtra durant plus d’une décennie (entre 1970 et 1980) une véritable explosion culturelle. Le FDATIC est un financement qui apparaît en 1968. Les deux directeurs historiques de l’ONCIC sont Ahmed Rachedi entre 1967 et 1974, Mohamed Lakhdar-Hamina entre 1981 et 1995. Dans L’Aube des damnés (1965), Ahmed Rachedi retrace la colonisation en Afrique et les luttes pour l’indépendance à travers un montage d’images d’archives. Puis il décrit les souffrances des habitants d’un village de montagne en Kabylie où s’affrontent maquisards et occupants dans L’Opium et le Bâton (1969) d’après Mouloud Mammeri.

 

 

 

En 1975, Mohamed Lakhdar-Hamina remporte la palme d’or au Festival de Cannes avec Chronique des années de braise, unique Palme d’or africaine de l’histoire du Festival de Cannes. Si le film ne traite pas directement de la guerre d’indépendance, son récit s’arrêtant à novembre 1954, il alterne les scènes de genre (la misère de la vie paysanne) et la recherche d’émotion portées par des personnages fragilisés (une famille emportée dans la tourmente de la vie coloniale).

 

 

 

Le cinéma algérien examine, fouille alors dans le passé proche, mais il n’y a pas d’image-première de référence. Il n’y a pas de fondation, tout est à construire ex nihilo. Ce qui n’empêche pas qu’il y a des choix très connotés politiquement. Dans ces films, en effet, il n’y a rien sur les figures fondatrices du nationalisme algérien, de Messali Hadj à Ferhat Abbas en passant par Abane Ramdane et le colonel Amirouche.

 

 

 

 

 

La grande décennie,

 

les années 70

 

 

 

 

 

Les années 70 ont été l’unique décennie au cours de laquelle la production cinématographique algérienne ne fut pas interrompue par des bouleversement administratifs. C’est peut-être la raison pour laquelle on assiste à une augmentation de la production cinématographique avec 35 longs métrages réalisés pendant cette période. La guerre d’indépendance ne constitue plus un sujet exclusif pour les cinéastes qui commencent à s’intéresser également au contexte social et aux conditions de vie de leurs concitoyens. La mise en œuvre de la réforme agraire en 1972 entraîne la réalisation cette année-là de plusieurs films sur le monde rural. Parmi eux, on doit compter sur Le Charbonnier de Mohamed Bouamari qui dépeint la situation difficile de la paysannerie face à la nouvelle politique du pays, tandis que Noua d’Abdelaziz Tolbi revient sur la révolte des paysans algériens contre l’autorité du gouvernement français à l’époque de la colonisation.

 

 

 

Un grand carton d’alors, ce sont Les Vacances de l’inspecteur Tahar (1972) de Moussa Haddad écrit par Hadj Abderrahmane qui joue le personnage principal tandis que son acolyte, « l’apprenti », est génialement interprété par Yahia Benmabrouk. C’est le cinquième film d’une série de sept inspirée par l’inspecteur Clouseau de La Panthère rose de Blake Edwards.

 

 

 

Merzak Allouache amorce ensuite un tournant en évoquant pour la première fois la vie ordinaire d’un algérois dans Omar Gatlato (1976). Cette œuvre phare du cinéma algérien dévoile de manière originale, de manière à la fois naturaliste et distanciée, les illusions de la jeunesse algérienne urbaine, passionnée par la musique chaâbi et les films hindous, désœuvrée aussi, et dont le machisme est une parade qui masque mal un climat d’insécurité sociale permanente.

 

 

 

            5) Si les réalisateurs algériens contemporains se donnent des figures tutélaires, à l’instar de Lamine Ammar-Khodja (Bla cinima, 2013), c’est du côté des francs-tireurs comme Mohamed Zinet. Ce dernier est un réalisateur et un comédien de théâtre, un militant qui a fait aussi la guerre d’indépendance. Il a également travaillé avec René Vautier, homme important dans la construction de la nouvelle Algérie décolonisée et de son cinéma national. Ils ont fait tous les deux le court Les Ajoncs (1970) et c’est cette participation qui va pousser Mohamed Zinet à passer à la réalisation avec Tahia ya didou ! où l’on voit le petit Redouane, enfant nietzschéen descendre les escaliers d’Alger, puis refaire un corps au poète de la casbah et grand nageur apnéiste Himoud Brahimi.

 

 

 

Au départ, ce film était une commande de l’Assemblée populaire communale d’Alger, la collectivité territoriale de la capitale ayant commandé un film touristique au début des années 70. Mais Mohamed Zinet a fait un film qui ressemble plus à À propos de Nice (1930) de Jean Vigo avec des accents chaplinesques car le petit Redouane (Rida dit en arabe la satisfaction) est poursuivi par un policier comme dans Le Kid (1921), tout cela avec la musique de Michel Portal comme sorti d’un film de Satyajit Ray. Tahia Ya Didou ! (Salut mon gars !) est un film d’une grande audace, d’une inventivité avec un sens du coq-à-l’âne et de l’hétérogénéité car ce n’est ni un documentaire ni une fiction. Par moments, le film ressemble à une œuvre de Jacques Tati ou bien, tout à coup, propose un montage qui pourrait s’apparenter à celui des films dédiés aux grandes villes dans les années 20 ou 30 réalisés par Walter Ruttmann ou Dziga Vertov. C’est aussi un film qui n’oublie pas les traumas colonial et de la guerre sur cette génération des années 60 et 70. Et puis cette blague : « Le capitalisme c’est l’exploitation de l’homme par l’homme et le socialisme c’est le contraire ».

 

 

 

Après Jacques Charby et avant Farouk Beloufa, Mohamed Zinet est l’homme d’un seul film, comme Charles Laughton aussi. Mohamed Zinet a été ensuite cantonné en France aux rôles d’« arabes » à cette l’époque, dans Dupont Lajoie (1974) d’Yves Boisset agressé par l’OAS, dans Les Sous-doués (1980) de Claude Zidi. Il est mort dans la misère en 1995 à Bondy, en Seine-Saint-Denis. Quand on le croisait dans la rue, il se plaignait de ne se voir offrir que des coups à boire, et jamais à manger.

 

 

 

Z comme les escaliers d'Alger, rue Généraux Morris, dans la casbah derrière la Place des Martyrs. Z comme Zorro et Zarathoustra, Z comme la bifurcation et l’éclair, Z comme l’étonnement philosophique de Socrate à Deleuze en passant par Nietzsche et Spinoza – le Yaz du tifinagh, l’alphabet amazigh qui symbolise les hommes libres. Z comme Zorro, Zinet, Zarathoustra.

 

 

 

La salle de cinéma d’Alger qui a abrité l’association Chrysalide s’appelle Mohamed Zinet. Lamine Ammar-Khodja lui rend hommage dans Bla cinima. Créée par la réalisatrice Drifa Mezenner, Tahya Cinéma est depuis 2018 une plateforme dédiée aux acteurs du secteur de l'audiovisuel et du cinéma.

 

 

 

Depuis les années 1970, les cinéastes amateurs créent des films et organisent des festivals, à coté de l’État. Ces œuvres sont dispersées et constituent, au même titre que le cinéma professionnel, une mémoire audiovisuelle qu'il faut préserver en lui redonnant une nouvelle visibilité. Cinémémoire continue sa collecte en Algérie, afin de sauvegarder les films amateurs en petits formats, 8mm, super 8 et 16mm, et constituer ainsi un panorama du cinéma amateur algérien, voie alternative au cinéma d’État. L'intérêt historique, sociologique et cinématographique des films amateurs est incontestable : ils représentent un espace de liberté d'expression et de critique sociale rare en Algérie. Hamid Benamra vient du cinéma amateur (De la vie des amateurs, 1982), Malek Bensmaïl aussi. Animateur de la cinémathèque algérienne dès 1971, Boudjemâa Karèche y est nommé directeur en 1978 en succédant à son fondateur, Ahmed Hocine. En 1981, il organise avec la cinémathèque algérienne le premier festival de films amateur en Algérie.

 

 

 

 

 

De la fin du monopole

 

à octobre 1988

 

 

 

 

 

À la fin des années 1970, des cinéastes algériens installés en France commencent à se faire connaître à travers leurs films. Ils vont créer le premier noyau de la coproduction franco-algérienne en France. Mais en Algérie, dans un pays dirigé par un parti unique, fortement marqué par une volonté de mise au pas de la culture, la production est soumise à la censure. Ce sont alors les silences du cinéma algérien qui sont les plus parlants, avec l’exclusion des communistes, messalistes, minorités berbères, femmes militantes et « compagnons de route » français.

 

 

 

Les années 80 connurent de nouveaux bouleversements dans l’organisation de la production. L’ONCIC fut dissoute en 1984. L’abolition du monopole étatique de la production cinématographique aurait dû permettre aux cinéastes de monter leurs propres sociétés de production mais l’abandon délibéré de l’outil cinéma a eu pour contexte les premières privatisations commandées par le FMI qui iront en s’accentuant durant la guerre civile des années 90.

 

 

 

Ainsi, on découvre Okacha Touita avec Les Sacrifiés (1982), un film produit en France peu apprécié à Alger puisqu’il dénonce les luttes des Algériens en France et les sanglants affrontements entre le MNA et le FLN dans le bidonville de Nanterre en 1955. Brahim Tsaki (1946-2021) s’attarde ainsi sur l’enfance dans le documentaire Les Enfants du vent (1981), puis sur la complicité qui se nouent entre un garçon et une fille sourds-muets dans Histoire d’une rencontre (1983). Encore des enfants, et d’inoubliables qui arrivent à communiquer quand les adultes se divisent entre les aphasiques incapables de transmettre leurs récits et les nouveaux transmetteurs de la propagande marchande mondiale. À Paris, Mahmoud Zemmouri (1946-2017) réalise la comédie Prends dix mille balles et casse-toi (1981) dans laquelle deux jeunes Algériens, ayant grandi en France et incapables de parler l’arabe, saisissent les 10.000 francs offert par le gouvernement français pour rentrer « chez eux » sans parvenir à s’adapter à la vie algérienne. Avec Les Folles Années du twist (1983), Mahmoud Zemmouri démystifie avec ironie les récits traditionnels sur l’engagement héroïque pendant la guerre d’indépendance. Mahmoud Zemmouri, qui a également commencé sa carrière en France, tourne son troisième long métrage, De Hollywood à Tamanrasset (1990), une autre fiction satirique abordant de façon comique l’influence aliénante de la télévision étrangère sur la communauté algérienne rurale dans laquelle le réalisateur est né et où il a grandi.

 

 

 

                 6) On retient deux propositions qui sont de grandes singularités : Combien je vous aime (1985) d’Azzedine Meddour et La Zerda ou les chants de l’oubli (1982) d’Assia Djebar. Leur point commun consiste dans le montage dialectique des archives en forme de démontage critique de l’orientalisme caractéristique du colonialisme et de l’algérianisme. Un autre point commun c’est leur production par la Radio Télévision Algérienne (RTA) qui avait déjà produit Nahla (1979) de Farouk Beloufa sur un scénario coécrit par Rachid Boudjedra et Mouny Berrah, autre exception qui se veut un manifeste de la modernité (Farouk Beloufa cite Ingmar Bergman et Jean-Luc Godard) en filmant depuis Beyrouth la décomposition des espoirs du panarabisme.

 

 

 

À partir de séquences d’archives tournées entre 1912 et 1942 dans le Maghreb colonial, Assia Djebar compose avec La Zerda ou les chants de l’oubli un essai où la bande-son révèle ce que taisent et offusquent les images. C’est un poème en quatre chants qui sont comme autant de tableaux, réalisé à partir d’archives de la colonisation, et s’attelant à un travail de déconstruction de la mise en image du Maghreb colonial. Face à l’archive, la bande-son tente de faire lever d’autres images du Maghreb méprisé en (re)donnant la parole aux Maghrébins au moyen de voix anonymes recueillies ou ré-imaginées.

 

 

 

À partir d'images d'archives, notamment des journaux télévisés français, l'auteur dresse un portrait au vitriol de la colonisation française en Algérie, avec beaucoup d'humour et d'ironie. Subversif et brillant montage d'archives qui considère l’anachronisme comme une arme de guerre, Combien je vous aime d’Azzedine Meddour n'est pas un film d’'histoire mais sur le pouvoir des discours et des représentations. Plus de trente années après, ces archives disent par elles-mêmes tout ce qu’elles s'assignaient précisément pour tache de ne pas dire. Un morceau d'anthologie dynamitant l'imagerie coloniale, notamment avec la musique de western servant à llustrer des scènes de ratissage.

 

 

Assia Djebar, nom de plume de Fatima-Zohra Imalayène, née le 30 juin 1936 à Cherchell dans l’actuelle wilaya de Tipaza, et décédée le 6 février 2015 à Paris, est une femme de lettres algérienne d'expression française. À partir de 1956, elle décide de suivre le mot d'ordre de grève de l'UGEMA, l’Union générale des étudiants musulmans algériens, pour protester contre la répression en Algérie, et refuse de passer ses examens. Elle est exclue de l'école de la rue de Sèvres pour avoir participé à la grève. C'est à cette occasion qu'elle écrit son premier roman, La Soif. Pour ne pas choquer sa famille, elle adopte un nom de plume, Assia Djebar : Assia, la consolation, et Djebar, l'intransigeance. Assia Djebar quitte la France pour l'Afrique du Nord. Le Général de Gaulle lui-même demande sa réintégration dans l’École en 1959 en raison de son « talent littéraire ».

 

 

 

À partir de cette année-là, elle étudie et enseigne l'histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la Faculté des lettres de Rabat. Le 1er juillet 1962, elle retourne en Algérie. Elle est nommée professeure à l'université d'Alger. Elle y est la seule professeure à dispenser des cours d’histoire moderne et contemporaine de l'Algérie. Dans cette période de transition post-coloniale, la question de la langue de l'enseignement se pose. L'enseignement en arabe littéraire est imposé, ce qu'elle refuse. Assia Djebar quitte alors l'Algérie. Pendant une dizaine d'années, elle délaisse l'écriture pour se tourner vers un autre mode d'expression artistique, le cinéma.

 

 

 

Assia Djebar réalise deux films, La Nouba des Femmes du Mont Chenoua en 1978, long-métrage qui lui vaudra le prix de la critique internationale à la Biennale de Venise de 1979, et un court-métrage, La Zerda ou les chants de l'oubli, en 1982. Le 16 juin 2005, elle est élue au fauteuil 5 de l'Académie française. Elle meurt le 6 février 2015 à Paris.

 

 

 

Tourné au printemps 1976, La Nouba des femmes du mont Chenoua met en scène Lila, une architecte de trente ans de retour dans ses montagnes natales du Chenoua, en compagnie de sa fille et de son mari handicapé, cloué sur un fauteuil après un accident. Entre fiction, ponctuations documentaires et incises littéraires, ce premier film d’Assia Djebar documente et orchestre un va-et-vient incessant entre mémoire, histoire et présent, nourri de la musique de Béla Bartók (1881-1945) qui séjourna en Algérie en 1913 afin d’y étudier la musique populaire. Ce film lui est dédié en même temps qu’à Zoulikha (veuve Oudai, née Yamina Echaïb), une héroïne de la guerre d’indépendance à laquelle Assia Djebar consacrera La Femme sans sépulture en 2002.

 

 

 

Lila recueille des témoignages des habitantes sur l’histoire de la région, ce à quoi fait écho la « nouba » du titre, qui, selon le générique de début, désigne non seulement un style de musique andalouse et, plus généralement la fête, mais également une « histoire quotidienne des femmes (qui parlent ’’à leur tour’’) ». Le film réunit ainsi des chants, des légendes, des conversations sur les insurrections du XIXe siècle et la guerre d’indépendance algérienne, qui consolident sa dimension documentaire. Le film étant bilingue, le français est utilisé dans la voix-off de Lila pour des résumés simultanés des dialogues en algérien, en surimpression vocale, puis comme commentaire off et dans ses monologues intérieurs. L’algérien dialectal est parlé quant à lui dans les dialogues de Lila, avec sa fille et avec les femmes âgées.

 

 

 

De ce point de vue, la choix cinématographique du bilinguisme, qui intègre l’hétérogénéité des langues, devient un moyen de résistance à la diglossie imposée par la politique linguistique nationale. Le détour par le dispositif audio-visuel permet à Assia Djebar de régler son rapport avec ses propres langues parce qu’il y a, en Algérie comme ailleurs, plus d’une langue (cf. Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, éd. Galilée, 1996). Le moment du tournage de La Nouba correspond à la période dite de « silence » de l’auteure, celle des années soixante-dix où elle n’a rien publié, alors qu’elle avait déjà écrit quatre romans (on pensera inévitablement à Marguerite Duras). Assia Djebar elle-même explique ce retrait à la fois par un questionnement qu’elle a eu au sujet de son statut de femme qui écrit et, surtout, par rapport à sa langue d’expression : le cinéma représentait pour elle un moyen de sortir du français, pour se sensibiliser à un « arabe de femmes ». Le cinéma s’impose donc comme un médiateur nécessaire pour que le français devienne une langue d’écriture choisie, et qui laisse résonner, comme dans le film, les autres langues. C’est pourquoi Assia Djebar parle de sa propre pratique plurilingue non pas en termes de francophonie, mais en termes de « franco-graphie » (pensons au plurilinguisme d’Édouard Glissant). Le travail d’Assia Djebar exercera une influence notable sur Nassima Guessoum avec 10989 femmes (2015) sur Nassima Hablal, ainsi que sur les documentaires de Fatima Sissani comme Résistantes (2019).

 

 

 

Avec La Zerda ou les chants de l’oubli, l’analyse du regard – regard colonial, regard orientaliste – devient hypothèse de travail, corpus à analyser à travers un autre regard, celui de la cinéaste. Le scénario est cosigné par la romancière et par Malek Alloula, poète et écrivain, qui était alors le mari d'Assia Djebar. Le prélude du film annonce les intentions esthétiques et politiques de la cinéaste : « 1912-1942, trente ans au Maghreb. Dans un Maghreb totalement soumis et réduit au silence, des photographes et des cinéastes ont afflué pour nous prendre en images. La Zerda est cette ''fête'' moribonde qu’ils prétendent saisir de nous. Malgré leurs images, à partir du hors-champ de leur regard qui fusille, nous avons tenté de faire lever d’autres images, lambeaux d’un quotidien méprisé... Surtout, derrière le voile de cette réalité exposée, se sont réveillées des voix anonymes, recueillies ou re-imaginées, l’âme d’un Maghreb réunifié et de notre passé. »

 

 

 

La zerda c'est le festin dans la cérémonie d'hommage à un saint local, c'est aussi la voracité du regard colonial, autrement dit la dévoration qui caractérise ce que Karima Lazali a récemment appelé la « colonialité ». Plus d’un demi-siècle après l’indépendance, les subjectivités continuent à se débattre dans des blancs de mémoire et de parole, en Algérie comme en France. Ces « blancs » doivent à la violence extrême de la colonisation : exterminations avec les enfumades et les emmurades dont la mémoire enfouie n’a jamais disparu, falsifications des généalogies à la fin du 19e siècle, sentiment massif que les individus sont réduits à des corps sans nom. La « colonialité » a été une machine à produire des effacements mémoriels falsifiant le sens de l’histoire.

 

 

 

« Comment affronter les sons du passé » se demande Assia Djebar dans son roman L’amour, la fantasia ? Les critiques ont souvent évoqué le parallélisme entre La Zerda ou les chants de l’oubli et le livre L’Amour, la fantasia, qui le reprend, qui lui fait écho comme auparavant La Nouba des femmes du Mont Chenoua avait introduit et dialoguait avec Femmes d’Alger dans leurs appartements. De la conquête (2022) de Franssou Prenant pourrait faire idéalement un diptyque avec La Zerda en montant des images contemporaines sur la lecture des textes historiques prônant entre 1830 et 1848 la colonisation de l’Algérie.

 

 

 

 

 

Pendant la guerre civile

 

le cinéma continue

 

 

 

 

 

Octobre 1988, éclatent les émeutes de la faim. La répression est féroce, des centaines de morts. Un processus de démocratisation du régime est amorcé qui conduit à la victoire électorale des islamistes. Le processus est interrompu, la guerre lente commence, dix ans.

 

 

 

Après 1992, le cinéma algérien affronte directement un double péril : le marteau islamiste, qui pèse de tout son poids par le chantage au scénario, les menaces et intimidations sur les comédiens et les techniciens, les tentatives d’assassinat sur les cinéastes (Djamel Fezzaz est grièvement blessé le 6 février 1995) ; et l’enclume étatique des gouvernements qui ne favorisent pas la diffusion de films qui leur déplaisent durant ces années infernales. Dans ce contexte, les rares films tournés par des réalisateurs algériens ont forcément quelque chose d’héroïque.

 

 

 

Octobre 1993 vit une nouvelle réorganisation, drastique, du secteur cinématographique algérien : la production fut privatisée, on attribue aux réalisateurs trois ans de salaire en les invitant à monter leurs propres sociétés. D’autres structures étatiques concernant la télévision et le cinéma sont supprimées en 1998.

 

 

 

En 1995, la Cinémathèque d’Alger a été l´objet d´un attentat à la bombe qui a fait 8 morts. Cela sans compter, les lettres de menaces et autres condamnations à mort proférées par les terroristes. Malgré le climat de terreur, Boudjemaâ Karèche ne s´est jamais plié devant les intégristes radicaux. Il a ainsi continué à mettre son savoir-faire au service du cinéma. Jamais la Cinémathèque d´Alger n’a suspendu une séance durant la guerre. Son directeur est viré en 2004.

 

 

 

Pourtant des films sont tournées pendant la guerre civile, fictions soutenues par l’État algérien et documentaires aidées par les télévisions et organismes publics français. Les fictions tournées dans cette période violente conversent avec le passé en nous faisant pénétrer dans l’inépuisable champ des interrogations portant sur la « première » guerre d’Algérie. Les images actuelles font ainsi surgir des spectres issues de la guerre d’indépendance entre 1954 et 1962.

 

 

 

Ahmed Rachedi avec C’était la guerre (1993) n’hésitera plus à évoquer la violence interne du mouvement nationaliste, notamment ce qui concerne les liquidations physiques dans les maquis. Ce téléfilm est réalisé conjointement par Maurice Failevic et Ahmed Rachedi, d’une durée de 180 minutes et en deux parties. Produit à la fois par des fonds privés et des télévisions publiques française et algérienne, il est tourné dans la région de Bou Saâda en 1992. Le film est inspiré d’un récit signé Jean-Claude Carrière (La Paix des braves) et du commandant Azzedine (On nous appelait fellaghas).

 

 

 

Bab el-Oued City (1994) de Merzak Allouache relate la montée de l’intégrisme religieux, le développement des petits trafics et les rêves d’exil de la jeunesse algérienne. Bab el Oued City est réalisé quasi clandestinement à la fin du printemps et au début de l’été 1993. Pendant le tournage, les meurtres d’intellectuels (dont celui du poète Tahar Djaout qui inspire l’ouverture de Abou Leïla en 2020), la terreur contre ceux qui pensent, écrivent ou créent redoublent. Bab el Oued City évoque directement la montée de l’intolérance, portée par l’islamisme, dans la capitale algérienne. Le film est présenté au Festival de Cannes en mai 1994, mais il ne sera pas distribué en Algérie.

 

 

 

À la fin des années 1990, un autre film tentera de raconter le passage d’un cinéma de survie à celui de l’allégorie. Comme s’il était possible de se détacher du naturalisme pour donner une visibilité énigmatique du conflit, si adaptée à cette guerre indescriptible. C’est Le Harem de madame Osman. Dans ce film tourné en 1998 et sorti en 1999, la vie des personnages se situe entièrement dans le présent et le récit ne tente de spéculer sur rien d’autre, ni sur le passé ni sur le futur. Ce film de Nadir Moknèche, qui signe à 35 ans son premier long métrage, est une chronique de la vie d’un immeuble à Alger dans l’année 1993.

 

 

 

Les femmes, elles, sont paradoxalement plus nombreuses à tourner. Dans l’écriture d’une histoire qui dénonce l’intolérance de l’intégrisme religieux, une femme romancière et cinéaste, Hafsa Zinaï Koudil se lance dans l’aventure d’un premier long métrage, Le Démon au féminin. Sous les pieds des femmes, le film de Rachida Krim, tourné en 1997, lie là encore les « événements » de 1958 avec ceux de 1996, en les faisant circuler d’un point à l’autre de la mémoire. L’indépendance de l’Algérie est un récit qui se double aussi de l’indépendance acquise par une femme algérienne, Aya (interprétée par Claudia Cardinale). D’autres films revisitent la « décennie noire » qui vient de s’écouler, comme Yamina Bachir-Chouikh avec Rachida (2003) monté par Franssou Prenant, où une jeune institutrice essaie de fuir la violence des terroristes en se réfugiant dans un petit village à la campagne.

 

 

 

                    7) Il faut désormais s’intéresser aux documentaires rares et précieux de Djamila Sahraoui, Avoir 2000 ans dans les Aurès (1990), La Moitié du ciel d’Allah (1995), Algérie, la vie quand même (1995) et Algérie, la vie toujours (2001). La documentariste tourne sa première fiction, Barakat ! (2006) qui revient sur la guerre civile. Barakat ! est l'histoire de deux femmes dont l’une, Amel (Rachida Brakni) est une occidentale dont le mari, un journaliste, a disparu, peut-être kidnappé et assassiné pour des articles qu'il a écrits. Djamila Sahraoui assume avec le même élan son regard de femme et la culture amazigh dont elle est issue, minoritaire doublement.

 

 

 

Algérie, la vie quand même : Abdenour et Sadek ont 27 ans et vivent dans la cité des Martyrs à Tazmalt, ville de la réalisatrice située dans la wilaya de Béjaïa en Kabylie à l’ombre de la guerre. Tous deux sont « hittistes », c’est-à-dire que, selon la fameuse formule inspirée par l’humour du désespoir, ils calent les murs (« hit », en arabe) comme Harpo dans un gag fameux d’Une nuit à Casablanca (1946). Touchés par la crise, ils vivent de combines pour se procurer l’indispensable. Comment construire son existence, alors, et lui donner sens ?

 

 

 

Ce film a eu deux suites : L’Algérie, la vie toujours (2000) et Et les arbres poussent en Kabylie (2003). Les trois composent une chronique de la jeunesse entre le printemps berbère de 1980 et les émeutes de 2001. Habiba Djahnine, figure importante de passeuse et de pédagogue, prendra le relais avec Lettre à ma sœur (2006). Les conversations nocturnes autour d'un feu préfigurent Atlal (2018) de Djamel Kerkar et Sur les pentes des collines (2018) d'Abdallah Badis.

 

 

 

Machaho de Belkacem Hadjadj (1995) s’attaque à l’aveuglement qui conduit au fanatisme et rend hommage aux femmes algériennes, tout comme La Montagne de Baya d’Azzedine Meddour (1997). La Colline oubliée d’Abderrahmane Bouguermouh (1996) d’après Mouloud Mammeri livre une chronique de la jeunesse kabyle au cours de la Seconde Guerre mondiale. Chérif Aggoun a réalisé le premier court en tamazight, Taggara lejnun (La Fin des djinns) en 1990, et Amor Hakkar originaire des Aurès, auteur de La Maison jaune (2008), le premier film en chaoui.

 

 

 

 

 

2000 et après,

 

un continent englouti et l’émergence des archipels

 

 

 

 

 

Au début des années 2000, le paysage cinématographique algérien est sinistré, avec l’abandon d’une politique de production et de diversification, l’effondrement du réseau des salles et l’absence de structures de distributions, peu de producteurs indépendants et aucune école de cinéma. La diffusion des films se fait par DVD piratés, elle se poursuit désormais avec le téléchargement illégal. De nouvelles propositions se préparent, certaines à l'écart de l'Etat. Après l'engloutissement du continent, vient le temps des archipels.

 

 

 

Des succès, non seulement critiques mais publics, attestent qu’il y a encore du désir pour le cinéma et pour les films en salle comme le montrent les courts Jean-Farès (2001) et Cousines (2004) et puis le long Mascarades (2008) de Lyes Salem qui renoue brillamment avec la comédie. De son côté, l’infatigable Merzak Allouache renouvelle ses manières avec le numérique en tournant avec plus de légèreté et en prise avec l’actualité Harragas (2009), Normal ! (2011) et Le Repenti (2012).

 

 

 

Heureusement il y a des ponts (la France avec les Ateliers Varan et la Fémis, avec l’INA), des associations cinéphiles importantes (Chrysalide), des lieux de projection et de discussion en Algérie (les Rencontres Cinématographiques de Béjaïa et les ateliers de Habiba Djahnine), également en France (le Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient à Saint-Denis, le Maghreb des Films à Paris, le Cinémed de Montpellier, Marseille avec l’association Aflam, le Polygone étoilée et le FID, le Festival des Cinémas d'Afrique du Pays d'Apt, les amis bretons de Douarnenez – Gouel ar filmoù et ceux d'Averroès à Toulouse, Premiers Plans d’Angers, Entrevues à Belfort, Festival des 3 Continents à Nantes), sans omettre quelques bailleurs de fond (AFAC au Liban, Doha au Qatar).

 

 

En 2000, le ciné-club Chrysalide à Alger, Riad el Feth, est abrité par la salle Mohamed Zinet. S’y sont rencontrés Hassen Ferhani et Karim Moussaoui, plus tard Djamel Kerkar et Sofia Djama. Djalila Kadi-Hanifi qui a été enseignante de mathématiques à l’Université des sciences d’Alger en étant devenue romancière et dramaturge (sous le nom de Hajar Bali) a été la présidente. On n’oubliera pas de citer non plus l’excellent Mohamed El Keurti, à la tête du ciné-club Mascara 1987, le plus vieux existant sur la vingtaine actuellement en Algérie.

 

 

 

Il y avait 450 salles dans les années 1970, il y en a à peine une vingtaine aujourd'hui.

 

 

 

L’association Project'Heurts à Béjaïa organise les Rencontres Cinématographiques de Béjaïa depuis 2003, malheureusement interrompue depuis 2020. D’autres ressources existent, éparses, inégalement dotées, décisives pour continuer à désirer le cinéma : l’Institut français d'Alger, le ciné-club Cinuvers à Alger, le Festival International du Cinéma d'Alger dédié aux films engagés, l’émission de Samir Ardjoum Microciné sur YouTube, les Ateliers Sauvages de Wassyla Tamzali et Les Archives numériques du cinéma algérien de Nabil Djedouani, acteur chez Rabah Ameur-Zaïmèche et réalisateur (Afric Hotel avec Hassen Ferhani et Rock the Police).

 

 

 

Le FDATIC, Fond d’Aide Aux Techniques et Industries Cinématographiques, créé en 1968, a été suspendu le 31 décembre 2021. Un collectif pour la sauvegarde du FDATIC a aussitôt été crée et une pétition regroupant près de 90 signatures a été envoyée au ministère de la Culture contre ce qu’ils considèrent comme « une mise en danger pour le cinéma algérien ». Il faut savoir que ce fonds a souvent représenté la seule source nationale de financement pour des films algériens.

 

 

 

Sinon, mieux que des bailleurs de fonds privés, sont apparus de jeunes producteurs comme Jaber Debzi (Prolégomènes), Yacine Bouaziz et Fayçal Hammoum (Thala Films), Narimane Mari (Allers et Retours Films, Centrale électrique). Aident les coproductions françaises, avec le CNC (le Fonds Sud Cinéma depuis 1984, Aide aux cinémas du monde depuis 2012) et les télés locales françaises (et même) européennes, dont les attentes, qui peuvent faciliter les sélections dans les grands festivals internationaux, peuvent également induire une pente au formatage contre lequel les plus lucides savent se prémunir.

 

 

 

Trois auteurs majeurs sont apparus durant les années 2000 : Malek Bensmaïl, Rabah Ameur-Zaïmèche et Tariq Teguia. Ce qu’ils ont en commun, c’est le recours au documentaire afin de contester la primauté historique accordée à la fiction, c’est aussi le souci moderne de la forme au carrefour de l’esthétique et de la politique, c’est encore l’autonomie économique relative (l’INA pour le premier, l’auto-production pour les deux autres).

 

 

 

                     8) Né en 1966 à Alger, Tariq Teguia étudie la philosophie et les arts plastiques, travaille comme pigiste dans le quotidien Alger républicain, se pose à Paris en 1992 et devient assistant du photographe Krysztof Pruszkowski. Il réalise avec les moyens du bord – en clando plusieurs courts-métrages vidéo comme autant de petites fusées de détresse éclairant la nuit polaire de la guerre intérieure qui ne s'avoue pas comme telle. Après Kech'mouvement (1992) entrepris avec Yacine Teguia qui travaillera à l'écriture des scénarios et la production des films de son frère, puis Le Chien (1996) saisi à la douane, Tariq Teguia tourne Ferrailles d'attente (1998) puis Haçla – La Clôture (2002). Après la présentation en 2001 de sa thèse d'habilitation à l'université Paris-VIII intitulée Robert Frank, fictions cartographiques, il travaille comme professeur d'art contemporain à l'École des Beaux-Arts d'Alger et prépare son premier long-métrage, Rome plutôt que vous (2006).

 

 

 

Tariq Teguia a demandé au photographe de presse Nasser Medjkane (1956-2019) de devenir son opérateur, qui l’a été aussi pour Narimane Mari, Abdenour Zahzah, Bahia Bencheïkh-el-Fegoun, Meriem Achour Bouakkaz, Abdellah Aggoune, Viviane Candas, Amel Blidi.

 

 

 

Rome plutôt que vous – Roma wa la n'touma (2006), il a fallu six ans pour le monter en toute indépendance avec son frère Yacine (Neffa Films, membre du bureau national du MDS – Mouvement démocratique et social, créé en 98, héritier du PCA disparu en 62). Le film qui se passe à la fin des années 90,emprunte son titre à un chant de supporters de football algérois dans lequel le « vous » désigne la société algérienne et « Rome » son dehors (on songe alors à La Casa del Mouradia, hymne d’un club de supporters de Bab el Oued et la Casbah au printemps 2018 devenu le chant-phare du Hirak en 2019). Rome plutôt que vous montre comment Zineb et Kamel veulent fuir les séquelles de la « guerre lente ». Il s’agit d’un road-movie ralenti, hanté par le faux mouvement, tourné notamment à la Madrague (devenue El Djamila, station balnéaire à l’ouest de la wilaya d’Alger). Une séquence saturée en images dialectiques fait se croiser Emma Lazarus (avec son sonnet « Le Nouveau Colosse » dédié en 1883 à la Statue de la Liberté) L’Amérique de Franz Kafka (son premier roman inachevé en 1911), le film Klassenverhältnisse de Straub-Huillet (dans K comme Kolonie, Marie-José Mondzain née en Algérie rappelle que Karl Rossman est à la fin surnommé Negro), ainsi qu’une citation de Friedrich Ratzel, concepteur de l’anthropo-géographie et introducteur du concept de « lebensraum » dont les nazis feront un terrifiant profit.

 

 

 

Avec Rome plutôt que vous, c’est comme si A bout de souffle rencontrait le free jazz, la Nouvelle Vague croisée avec le Panaf. Avec l’été 1969, le free jazz bat son plein des deux côtés de l’Atlantique lorsque Archie Shepp débarque en France à la tête d’une formation réunissant tout le gratin des énervés de la « Great Black Music » (Lester Bowie, Malachi Favors ou la chanteuse Jeanne Lee) pour y enregistrer Blasé. À la fin du mois de juillet 1969, on le retrouve au Festival Panafricain d’Alger à la tête d’un nouveau gang et d’un orchestre de musiciens traditionnels algériens, gnaouas et touaregs sahéliens, avec deux longues compositions échevelées, odes à une Afrique synonyme de libération : We Have Come Back. Abdallah Badis a travaillé à plusieurs reprises avec Archie Shepp.

 

 

 

                 9) Nazim Djemaï est né en 1977 à Leningrad en Russie d'un père algérien exilé et d'une mère russe, il a grandi à Alger (Bab Ezzouar, la même banlieue que Lamine Ammar-Khodja) et arrive en France à 17 ans. En 2004, il sort diplômé de l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris. Nawna (je ne sais pas) (2007) à Cambridge Bay dans l'Arctique canadien, À peine ombre (2012) à la clinique de La Borde à Cour Cheverny. Parade de Taos, production Capricci. Il décède à Blois en juin 2021. Son souci a consisté à faire durer les plans parce que seul dure le doux. Avoir le tact de les dérober au temps quand il n'est qu'entropie, c’est avoir le sens de la juste mesure qui est le rythme entre deux pas, le pas de l'irréparable et celui de l'indestructible.

 

 

 

La Parade de Taos a été tourné dans plusieurs parcs algérois : Parc de la Liberté, parc Beyrouth (voir Bîr d’eau de Djamil Beloucif), jardin zoologique Ben Aknoun (un seul plan du jardin d'essai du Hamma, de loin parce qu'alors en travaux – cf. Le Jardin d'essai de Dania Reymond). La Parade de Taos est un blason bressonien en noir et blanc dédié à Amal Kateb, ainsi qu’à tous les amoureux clandestins des jardins d’Alger. Taos c'est le paon, la femme dont la beauté est un sortilège suscitant le désir de sacrifice des enfants (comme dans Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni).

 

 

 

                   10) Narimane Mari est née à Alger en 1969, est basée sur Marseille. Elle réalise à partir de 2010 (Loubia Hamra, 2013 ; Le Fort des Fous, 2017 ; Attraction Holy Days, 2019 ; On a eu la journée, bonsoir, 2022). Elle est productrice avec Centrale Électrique à Paris et Allers Retours Films à Alger des films de Bahia Bencheikh-El-Feggoun et Meriem Achour Bouakkaz, Hassen Ferhani et Djamel Kerkar.

 

 

 

Loubia Hamra – Haricots rouges : l’image est du sorcier Nasser Medjkane, la musique des farfadets de Zombie Zombie. Une marmaille nue algéroise, les souvenirs mêlés de l’anarchiste Vigo du néoréalisme italien, une ciné-transe à la Jean Rouch, un poème d’Antonin Artaud : « Mieux vaut être qu’obéir ». Le peuple algérien, son avant-garde, il la trouve du côté des enfants, depuis J'ai huit ans (1961) de Yann Le Masson, Olga Baïdar-Poliakoff et René Vautier et La Fillette et le Papillon (1982) d'Azzedine Meddour, Une si jeune paix (1965) de Jacques Charby et Tahya ya Didou ! (1971) de Mohamed Zinet. La meute des enfants émeutiers, notre enfance révolutionnaire.

 

 

 

Des expériences, des singularités, des exceptions, des archipels. Comment conclure, alors ? Il est impossible de conclure. À suivre aurait dit un autre algérien, Jean-Louis Comolli. Seuls s’imposent, toujours s’imposeront ces mots sublimes issus de L’Exil et le désarroi (1976) de Nabil Farès, fils d’un des dirigeants de la révolution confisquée : « N’inventez pas de nouvelles blessures, mais de nouvelles profondeurs à nos sourires et nos joies. Le monde est là, posé dans votre geste comme l’étoile dessinée par l’astre de la main. ».

 

 

7 janvier 2022

 

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