Les fessées du prodige

(le cinéma de Damien Chazelle)

Première partie (Whiplash et First Man)

Damien Chazelle est un prodige, mais d'un type particulier. La vérité du prodige a été donnée par un groupe de musique électro au nom caractéristique, The Prodigy, quand il a intitulé son hit « Smack My Bitch Up » qui veut dire : « Claque ma chienne ».

 

 

 

Le prodige est prodigue, c'est-à-dire que sa prodigalité est poussée très loin, la dépense somptuaire jusqu'à la consumption, la profusion jusqu'à sa dissipation. La prodigalité du prodige a donc tout des éruptions de l'adolescent acnéique. Il a besoin à tout prix de faire savoir qu'il sait tout faire. Un monstre dans la démonstration, l'épate obscène et la virtuosité en petite pornographie de soi.

 

 

 

Compulsif dans le priapisme, le prodige en met plein les yeux en en mettant partout. Il déblaie en déballant et sa prodigalité a la viscosité exaspérante. Car le démonstratif se mord la queue, il ne peut rien faire de mieux et c'est pourquoi ses jouissances sont aussi bruyantes que malheureuses.

 

 

 

Le prodige tourne ainsi des films comme un maquereau claque la croupe de ses « chiennes », avec le swing frénétique qui lui permet de louer le spectacle en assurant que ses meilleures réussites sont des fessées nécessaires à faire gicler du pire le meilleur. Le spectacle est une chienne qu'il faut savoir dresser en la bifflant.

 

 

 

 

 

Damien Chazelle est un prodige, on vous dit

 

 

 

 

 

Damien Chazelle est un prodige. Fils d'un père mathématicien et informaticien franco-américain et d'une mère médiéviste, bilingue, le jeune homme né en 1985 tourne son premier film, Guy and Madeline on a Park Bench (2009) à l'âge de 24 ans seulement, un premier musical tiré d'un projet de thèse destiné à l'université de Harvard. Ce succès d'estime lui permet de transformer un court-métrage à valeur autobiographique (il a été membre d'un groupe de jazz à l'époque de ses études à Princeton) en long, Whiplash (2014), qui est un carton commercial et critique récompensé par des dizaines de prix. Il enchaîne avec La La Land (2016), autre comédie musicale qui fait plus fort que son prédécesseur en ruisselant de plus de récompenses encore, parmi lesquelles l'Oscar du meilleur réalisateur remis à un garçon de 31 ans seulement, ce qui est un record.

 

 

 

Après une série pour Netflix, The Eddy (2019), qui confirme son goût pour le musical, Damien Chazelle tourne First Man (2018), un film bien accueilli dédié à Neil Armstrong, l'homme des premiers pas sur la Lune le 20 juillet 1969, pour une exploration d'une durée de 2h30 suivie par 450 millions de téléspectateurs. Damien Chazelle a reconnu ainsi en l'astronaute un modèle : faire un film c'est conquérir la Lune ou rien. Et Babylon (2022) de s'imposer d'emblée comme un projectile tiré dans la Lune de Hollywood.

 

 

 

 

 

Le spectacle est une chienne

 

 

 

 

 

Damien Chazelle est un prodige, mais d'un type bien particulier. La vérité du prodige a été établie par un groupe britannique de musique électronique au nom caractéristique, The Prodigy, quand il a intitulé son hit de 1997 « Smack My Bitch Up » qui peut se traduire ainsi : « Claque ma chienne ».

 

 

 

Le prodige est prodigue, c'est-à-dire que sa prodigalité est poussée très loin, la dépense somptuaire jusqu'à la consumption, la profusion jusqu'à sa dissipation. La prodigalité du prodige a donc tout des éruptions de l'adolescent acnéique. Il a besoin à tout prix de faire savoir qu'il sait tout faire. Un monstre dans la démonstration, l'épate obscène et la virtuosité en petite pornographie de soi.

 

 

Compulsif dans le priapisme, le prodige en met plein les yeux en en mettant partout. Il déblaie en déballant et sa prodigalité a la viscosité exaspérante. Car le démonstratif se mord la queue, il ne peut rien faire de mieux et c'est pourquoi ses jouissances sont aussi bruyantes que malheureuses. Le prodige tourne ainsi des films comme un maquereau claque la croupe de ses « chiennes » dans le hit proverbial de The Prodigy. Aux « big beats » du groupe électro répond le swing frénétique de celui qui loue le spectacle en assurant que ses meilleures réussites sont des fessées nécessaires à faire gicler du pire le meilleur. Le spectacle est une chienne qu'il faut savoir dresser en la bifflant.

 

 

 

 

 

Soufflés et soufflets

 

(le cinéma, une crème fouettée – au lasso)

 

 

 

 

 

La prodigalité du prodige s'expose comme turgescence hystérique d'un enfant sans enfance dont les films voudraient tenir à la fois du soufflé et du soufflet, la crème fouettée du cinéma au lasso. Le génie ébouriffant qui se la pète (ah, la trompette, cet instrument fétiche) ventile à tout va ses plans et ses trouvailles afin d'éviter de se prendre des vents. Le talent est ici moins gonflé que gonflant.

 

 

 

Whiplash pose ainsi la nécessité quasi fasciste du maître autoritaire pour faire émerger le génie du batteur comme un accouchement dans la douleur, aux forceps du surmoi. La La Land rappelle qu'on ne satisfait pas à l'exigence de ses rêves, propriétaire d'un club de jazz et star de cinéma, sans céder sur son désir, l'amour dont la trahison n'est pas qu'un dommage collatéral mais un impératif. First Man voit dans le premier alunissage une série de catastrophes spectaculaires ayant pour fond le dépôt d'un deuil dans un cratère, le petit secret dans le derrière, la symbolique de la lune est une baudruche.

 

 

 

Désormais, Babylon fait de l'âge puéril de Hollywood le fondement souillé de fusées ultérieures qui font la grande constellation du cinéma et dont le film de Damien Chazelle se veut l'éjaculation forcément récapitulative, la cerise sur un gâteau régressif dont la base est merdeuse.

 

 

 

21 janvier 2023

Whiplash (2014) de Damien Chazelle

L'accouchement aux forceps du génie, un fascisme ?

Whiplash est un film d'une efficacité aussi redoutable que discutable, un roman de formation ayant pour contexte une école de jazz new-yorkaise qui marche à la baguette, dont l'enseignement distribue les coups de trique. C'est ainsi que l'on attrape au lasso le génie, accouché aux forceps par un maître autoritaire dont le discours a cette brutalité performative que valide la performance finale de l'élève qu'il fallait donc violenter, CQFD.

 

La vocation n'a pas d'autre raison que les forçages autorisés par une dialectique de la reconnaissance dont les commandes reviennent catégoriquement au surmoi. Si la servilité consentie rappelle que le maître gagne toujours à la fin, c'est un enfer pavé de bonnes intentions ouvrant au fascisme.

La leçon est une correction

 

 

 

 

 

Que désire le maître ? La réponse sera donnée au mitan du deuxième long-métrage de Damien Chazelle, qui a pratiqué quatre années durant la batterie alors qu'il était étudiant à Princeton avant de se lancer dans le cinéma et son film en porte la marque. Elle le sera par la bouche de Terence Fletcher (J. K. Simmons, abonné aux rôles de fachos depuis la série Oz et qui rêvait de devenir compositeur avant de devenir acteur). Le professeur tyrannique du Conservatoire de jazz Shaffer de New York la donne à l'un de ses anciens élèves, l'apprenti batteur Andrew Neiman (Miles Teller qui sait réellement jouer de cet instrument), après avoir jeté l'éponge suite à une énième humiliation.

 

 

 

Ce que le maître désire, c'est le forçage des limites. Ce qu'il désire c'est l'excès qui, seul, autorise d'arracher du registre de la perfection technique un être destiné à devenir un immense musicien. Car le maître voit mieux que l'élève la vocation qui l'habite. Ce à quoi le disciple, momentanément lessivé par des exercices qui transpirent la brutalité d'un enseignement d'élite, répond que cette haute exigence implique cependant une violence risquant d'entraîner a contrario le découragement pur et simple d'un éventuel génie musical. Mais le maître, qui s'appuie sur l'anecdote fameuse du saxophoniste Charlie Parker qui ne serait jamais devenu ce qu'il est si le batteur Jo Jones ne lui avait pas envoyé une cymbale dans la figure lors d'une session d'improvisation, enfonce par l'exemple le clou : l'excès qui caractérise l'autorité du maître est la garantie d'un surpassement légitime, le bon musicien poussé à faire sortir hors de ses gonds le génie qu'il ne possède jusque-là qu'en puissance.

 

 

 

La leçon du maître s'impose ainsi comme la correction infligée à l'élève qui doit en admettre la nécessité. Et si elle prend la forme du désir c'est seulement en apparence, formellement. Le désir apparent du maître martèle une volonté réelle, instructrice, injonctive : fais ce que tu dois et que je veux parce que tu le peux et que tu le veux aussi. L'impératif kantien pris dans la dialectique de la reconnaissance hégélienne s'accomplit dans les termes militaires du commandement et de la subordination. La discipline est une violence correctrice dont la volonté doit être à la fin partagée. On se trouve très loin ici du modèle pédagogique égalitaire de Joseph Jacotot réactualisé par Jacques Rancière afin de rappeler qu'il y a, avec tout savoir, un rapport de pouvoir et de hiérarchie.

 

 

 

Le passage de la puissance à l'acte est critique et le maître en est, en vertu d'une éthique supérieure à toute morale pédagogique, l'opérateur privilégié. Et tant pis pour les élèves qui craignent tant l'acte qu'ils se cantonnent ou se résignent dans la puissance dont témoigne seulement leur talent. Dans le nouage de ce « tant pis », on reconnaîtra cette ligne dure, autoritaire et surmoïque selon laquelle on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs et, parmi ces œufs, on apprendra off l'existence d'au moins un ancien élève suicidé par pendaison. Ce que donc désire le maître, le disciple le possède en puissance et l'excès tyrannique de l'un pousse l'autre à l'acte afin d'accoucher de son génie, même si un revers est la mort de l'autre de cet autre, l'élève ayant échoué à passer à l'acte. Et cela seulement si l'élève désire ce même désir : si et seulement si l'esclave fait du désir du maître son propre désir.

 

 

 

 

 

La jouissance et son appropriation

 

 

 

 

 

Que désire donc en toute connaissance de cause un maître, sinon ce que désire l'élève mais inconsciemment, sans en avoir le savoir ? Whiplash ne racontera pas autre chose, concentré comme il l'est, tous les muscles bandés, à rendre manifeste la jouissance surmoïque du professeur chauve et phallique (un avatar du sergent instructeur Hartman dans Full Metal Jacket de Stanley Kubrick), ainsi que le transfert par intériorisation de cette jouissance du côté de l'élève. En prenant de plus en plus de distance avec son père comme avec sa petite copine, l'apprenti batteur Andrew renoue avec l'ascèse et revient dans l'arène en acceptant in fine tous les mauvais coups du maître qui aura raison de vouloir le pousser à bout : le surpassement fait mal mais le génie n'est accouché qu'aux forceps. La leçon était déjà celle de l'horrible Élève libre (2008) de Joachim Lafosse : l'élève est abusé, humilié par son professeur et ses amis, mais c'est pour son bien qu'il ignore forcément ; et d'ailleurs, à la fin, le bac décroché est la preuve qu'un mal est toujours nécessaire afin d'accéder à un bien.

 

 

 

Whiplash mobilise à cet effet le triple souvenir des films noirs (la nuit new-yorkaise et jazzy propice au déploiement d'un monde souterrain et électrique – le héros va voir au cinéma avec son père Du rififi chez les hommes de Jules Dassin), des thrillers hitchcockiens (la partie de batterie finale filmée avec un suspense aussi intense que la partie de tennis de L'Inconnu du Nord-Express) et des films de boxe (les mains ensanglantées plongées dans des seaux de glace comme dans Raging Bull de Martin Scorsese). La forme adoptée joue d'effets de montage secs comme des coups de trique, certes indexés sur le tempo du morceau Whiplash de Hank Levy et Caravan de Duke Ellington, mais ils valent enfin et surtout comme autant de symptômes d'une jouissance qui mouille, suinte et gicle de partout, des gouttes de sang perlant sur la caisse claire jusqu'à la sueur qui ruisselle des cymbales.

 

 

 

Le film de Damien Chazelle relève à l'évidence du bon vieux roman de formation, mais dégraissé de tout humanisme (Whiplash est à ce titre l'anti Will Hunting ou Finding Forrester de Gus Van Sant), et aussi pervers qu'une séance de sadomasochisme, ce qui ne l'aura pas empêché d'être acclamé partout où le film a été sélectionné (en particulier à Sundance et Deauville). Il y aurait sûrement un symptôme à prélever dans la série contemporaine de films investis dans l'exploration de scénarios sadomasochistes (de La Vénus à la fourrure de Roman Polanski à l'adaptation de Cinquante nuances de Grey de Sam Taylor-Johnson d'après le roman éponyme de E. L. James en passant par Foxcatcher de Bennett Miller). On pose l'hypothèse que la perversion contractuelle des relations interpersonnelles serait une réponse à la perversité impersonnelle des ravages du capital.

 

 

 

Il est en tous les cas certain que Damien Chazelle connaît parfaitement les fondements obscurs de ce qu'il raconte, substituant au récit consensuel du jeune loup faisant la nique au vieux singe (le récit juridique des humiliations d'Andrew détermine le fait que Terence perde son poste d'enseignant – mais cela, ce n'est que le deuxième tiers du film) l'histoire autrement plus retorse (et pas seulement parce qu'elle aurait été intimement vécue par l'auteur) d'un maître dont le discours est suffisamment performatif pour que son esclave s'y identifie pleinement. Brillante illustration de la formalisation lacanienne portant sur le discours du maître (cf. « Les quatre discours » in Le Séminaire, Livre XVII, 1969), Whiplash a pour acmé une ultime séquence de quinze minutes. Terence sait bien qu'Andrew a dénoncé ses harcèlements et, pour se venger, invite son ancien élève sur scène devant les grands pontes des studios, mais en incluant à la dernière minute un morceau non répété, tandis qu'Andrew, après s'être viandé en chemin, revient pour se lancer dans une géniale performance improvisée obligeant ce dernier à se mouler dans son rythme. Le morceau de bravoure final est la délivrance du dernier tour de la leçon qui dit que le maître, toujours, s'approprie le surplus de jouissance propre au travail de l'esclave après avoir fini par consentir à sa dure volonté.

 

 

 

C'est ainsi que l'esclave est le maître de son maître (Andrew retourne la leçon à son envoyeur) ; c'est ainsi que le maître est l'esclave de son esclave (Terence s'en remet à lui) ; c'est ainsi que la maîtrise dévoile un esclavage et l'esclavage se révèle une maîtrise. Le cercle est parfait, il est infernal aussi.

 

 

 

 

 

Le maître gagne toujours à la fin

 

 

 

 

 

Semblable au singe mécanique précédemment évoqué par le professeur afin de se moquer de son élève, l'élève Andrew ne triomphe que pour autant que son triomphe vérifie aussi que le maître ne s'était pas trompé sur son compte. La jouissance de l'esclave aura dès lors moins consisté dans le meurtre symbolique d'un maître ayant joué à fond la carte de la concurrence et de la hiérarchie des titulaires et des suppléants, que dans l'incarnation de son discours avérant son caractère performatif, la consécration de l'un vérifiant que l'autre ne s'était pas trompé et que son intuition était la bonne.

 

 

 

Derrière tout (acte de) génie, il y aurait un maître dont le désir est la volonté de s'en faire l'accoucheur. Et l'accouchement, en tant qu'aura été posée la nécessité de son forçage, disposerait dès lors que l'accouché est l'incarnation de la vérité faite corps de son discours. On n'oubliera certes pas – une seule allusion y aura suffi – toutes les fausses couches et les morts-nés rendus nécessaires comme vice rendu à la vertu des accoucheurs aux forceps du génie des autres. Comme Starsky et Hutch (et le disciple a tout intérêt à l'admettre), le maître est celui qui gagne toujours à la fin.

 

 

 

Le désir du maître autoritaire est une servilité consentie, un enfer pavé de bonnes intentions qui ouvre au fascisme dont les nécessités, dès lors qu'il s'agit du génie, sembleraient moins discutables.

 

 

12 février 2015

First Man (2018) de Damien Chazelle

La douleur du meilleur à décrocher la Lune

First Man est la version lunaire de la conquête aéronautique, offrant la Lune à son conquérant comme l'étoile morte avec son sol blanc troué de noir sur lequel pouvoir déposer, sous la forme d'un bracelet portant le prénom de l'enfant disparu, le secret d'un insondable deuil. Décrocher la Lune est une discipline, c'est une ascèse qui exige d'y sacrifier beaucoup.

 

Le premier homme comme on parlerait d'un premier de la classe est celui d'une souffrance à être le méritant dont la consécration est la trahison de l'amour, solitaire et assumée. Car le deuil est sans partage et le mérite une chose sacrée qui est une antiquité. Il y a une souffrance à décrocher la Lune mais seuls les méritants y arrivent au prix d'un sacrifice holocaustique auquel l'amour n'échappe pas, voilà l'obsession du jour et elle n'est pas du toute réjouissante.

 La science-fiction à l'âge de son réalisme ?

 

 

 

 

 

Si on allait vite en besogne, on rangerait First Man dans la catégorie des films de science-fiction dits « adultes » ou « sérieux » qui, entre deux blockbusters issus de franchises rivales (Star Wars et Star Trek, Alien et Predator, Marvel et DC, La Planète des singes et Avatar), arrivent à susciter l'appétit commercial d'une industrie hollywoodienne encore soucieuse d'entretenir quelques niches.

 

 

 

Des films aussi différents que Gravity (2013) d'Alfonso Cuarón, Elysium (2013) de Neill Blomkamp, Interstellar (2014) de Christopher Nolan, Edge of Tomorrow (2014) de Doug Liman, Cloud Atlas (2012) et Jupiter Ascending (2015) des Wachowski, Mad Max – Fury Road (2015) de George Miller, Seul sur Mars (2015) de Ridley Scott, Life – Origine inconnue (2017) de Daniel Esposito, ArrivalPremier contact (2016) et Blade Runner 2049 (2017) de Denis Villeneuve prouvent en effet que le spectacle des effets spéciaux numériques peut être mobilisé au service de récits échappant au manichéisme puéril pilotant les vaisseaux spatiaux qui, contre toute loi élémentaire de l'astrophysique, vrombissent bruyamment dans les galaxies parcourues par les films de super-héros et autres issus du space-opera. Et la sortie concomitante de High Life de Claire Denis, ainsi que de Ad Astra de James Gray témoigneraient encore d'un réel intérêt des auteurs contemporains pour un genre qui a fini au cinéma par gagner ses lettres de noblesse depuis le bon demi-siècle nous séparant de la sortie de 2001, l'Odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick.

 

 

 

Après quelques tentatives isolées, la science-fiction serait définitivement entrée aujourd'hui à l'âge de son réalisme en déliant ses deux termes, science et fiction, l'imaginaire tenu au documentaire.

 

 

 

 

L'étoile morte du deuil

 

 

 

 

Sauf que le quatrième long-métrage de Damien Chazelle n'est pas un film de science-fiction, mais un film de fiction consacré aux exploits de la science astronautique exemplifiés dans la personne du pilote et astronaute Neil Armstrong, le premier homme à avoir posé le 20 juillet 1969 un pied sur la Lune. C'est alors l'une des promesses du film, celle qui consiste en ce que l'appareil logistique caractérisant l'actuelle fabrication hyper-industrielle des films de science-fiction se voit obligé à donner un supplément de réalisme à une phénoménologie de la conquête épique de l'espace. Et ce supplément de réalisme est censé se doubler d'un supplément d'âme, la phénoménologie étant ici strictement arrimée à la subjectivité du premier homme envoyé sur la Lune, officiellement chargé d'une mission technique à ressort idéologique (l'espace est l'un des terrains privilégiés de la Guerre froide), secrètement habité par plus d'un deuil à vivre dans les limites non-humaines de l'humanité (le décès accidentel des compagnons de travail, la mort de sa petite fille prénommée Karen).

 

 

 

Avec First Man, Damien Chazelle place donc un certain imaginaire technique de la science-fiction sous la condition respectueuse d'historicité du biopic. C'est pourquoi il assume le principe d'une grande concentration narrative (le film a beau durer 140 minutes, il se situe essentiellement dans l'intervalle séparant l'espace domestique avec son jardin et l'espace professionnel promettant la lune), qui se double aussi du privilège d'un manche subjectif appartenant au point de vue adopté (les décollages et atterrissages jusqu'à l'alunissage final, s'ils sont filmés en format de pellicule IMAX, le sont aussi depuis l'intérieur du poste de pilotage ou du cockpit). L'ambition cinématographique visée ne manque dès lors pas d'intérêt. D'une part en assujettissant le grand récit épique de la conquête spatiale à un gouvernail d'affects sombres et sans partage (Neil Armstrong est un taiseux impeccablement interprété par la star hollywoodienne la moins hystérique qui soit, Ryan Gosling). D'autre part en ponctuant à plusieurs reprises l'épopée d'une certaine ironie tragi-comique (l'épopée aérospatiale étasunienne serait composée, face aux réussites soviétiques, d'une série d'échecs cuisants pour lesquels plus d'une vie aura été consumée, une suite de catastrophes spectaculaires comme le montrait plus frontalement et sans chichi Notre siècle d'Artavazd Pelechian en 1982).

 

 

 

Comme s'il s'agissait de proposer une variante contemporaine de L'Étoffe des héros (1983) de Philip Kaufman, mais tout en y infiltrant avec originalité l'humeur du mélodrame. Une humeur aussi noire qu'est le deuil quand le deuil est aussi profond que la nuit infinie des espaces intersidéraux. En somme, First Man serait comme une version lunaire de la conquête aéronautique, offrant la Lune à son conquérant comme l'étoile morte avec son sol blanc troué de noir sur lequel pouvoir déposer, sous la forme d'un bracelet portant le prénom de l'enfant disparu, le secret d'un insondable deuil.

 

 

 

 

 

Le premier sur l'étoile, le meilleur à la décrocher

 

 

 

 

Pourtant, le film de Damien Chazelle raconte d'autres histoires dont on avait compris qu'il aime beaucoup à nous les raconter, ainsi que l'attestent ses précédents longs-métrages. Le titre du nouveau film est déjà en soi exemplaire : le premier homme, être le premier, être le meilleur. On le reconnaît, il s'agit là du récit étasunien typique, évidemment homogène à l'idéologie méritocratique prônée par ce monstre à deux dos que sont l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. C'est bien sûr le récit de Whiplash (2014), c'est encore celui de La La Land (2016). Et, à chaque fois, il s'agit d'arriver en effet à décrocher l'étoile tant convoitée (la Lune qui l'était déjà pour le meilleur élève en batterie d'un chef d'orchestre jazz tyrannique comme pour l'actrice rêvant de devenir star hollywoodienne et son ex-compagnon enfin propriétaire de la boîte de jazz longtemps fantasmée). Sauf que décrocher la Lune est une discipline, c'est une ascèse qui exige d'y sacrifier beaucoup.

 

 

 

Avec Whiplash, le fascisme banalisé du maître surmoïque s'en trouve à la fin totalement légitimé par l'élève, nécessaire à sa formation au terme d'une dialectique du maître et de l'esclave où l'esclave reconnaît le maître parce que le second a reconnu dans le premier le génie qu'il ignorait. Avec La La Land, la trahison de l'événement amoureux assure l'ascension professionnelle respective des anciens amants, qui se racontent au conditionnel l'histoire parallèle leur donnant raison, à l'inverse du modèle cinéphile trouvé chez Jacques Demy (à la fin des Parapluies de Cherbourg, faut-il le rappeler, la trahison est celle des obligations sociales contraignant dans la douleur deux êtres à ne pas pouvoir accomplir leur amour, sinon au conditionnel, c'est tout à fait différent).

 

 

 

Avec First Man, le deuil est une affaire personnelle, non seulement le gage d'une certaine réserve envers les autres, mais c'en est même une affaire réservée qui sépare le père de la mère de leur enfant défunte, au point limite où la ligne bleue de l'atmosphère finit par se rigidifier en surface de plexiglas empêchant les mains de pouvoir se toucher. Le spectateur est en terrain connu, qui n'est certes pas le plus enthousiasmant puisqu'il requiert systématiquement la trahison des désirs pour fonder des réussites professionnelles, aussi nécessaires qu'elles sont amères (chez Damien Chazelle, le pragmatisme est le principe réitéré d'un renoncement assumé à tout désir comme à tout amour).

 

 

 

 

Le mérite sacré du premier de la classe consacré, une vieillerie

 

 

 

 

Et le spectateur l'est encore autrement dès lors que First Man s'affirme comme ce film qui voudrait bien tutoyer les étoiles, parce qu'il est consacré à un géant de l'astronautique dont le portrait est habilement brossé par un réalisateur qui n'échappe pas à l'étiquette de premier de la classe une nouvelle fois engagé dans la course aux Oscars. Il n'en demeure pas moins lesté par deux masses plombées d'idéologie qui de fait contredisent l'idéal de légèreté répété de film en film, identifié au genre central de la comédie musicale (c'est le genre d'appartenance du tout premier long-métrage, Guy and Madeline on a Park Bench en 2009, c'est aussi un rêve de jeunesse de Neil Armstrong).

 

 

 

D'un côté, First Man refait le petit coup de la résilience parentale projetée dans les étoiles de Gravity, l'espace intersidéral réduit à la toile de fond d'un deuil à la solitude souveraine. On y gagnerait certes en émotion, en écart aux vacarmes de l'épopée. Sauf que la concentration narrative précédemment évoquée est ici telle qu'elle évacue dans le vide de ses intervalles beaucoup trop de choses en effet : entre le cockpit et la cuisine, il n'y a rien de réellement consistant. Rien qui intéresse vraiment le réalisateur, sinon l'incommunicabilité séparant un homme de la femme avec qui le deuil n'est pas une affaire partageable, quelquefois relevée çà et là certes d'échappées aériennes et familiales opportunément piochées dans le Tree of Life (2011) de Terrence Malick dont l'éventail de scènes est cependant devenu depuis un répertoire publicitaire de clichés familialiste (comme, déjà, dans Arrival de Denis Villeneuve). Le pire est atteint quand un « spoken word » engagé de Gil Scott-Heron, « Whitey On the Moon », qui critique les dépenses d'un État laissant crever une large partie de sa population prolétarisée et racisée, voit son rythme servir, une fois nettoyé de son message contestataire, de pur swing entretenant le suspense de la prochaine mission.

 

 

De l'autre côté, First Man rejoue de toute évidence la partition de American Sniper (2014) de Clint Eastwood, mais sur un mode toutefois moins aussi explicitement réactionnaire. Dans les deux cas, en effet, le technicien porteur du mandat patriotique l'est aussi d'une douleur passée pudiquement sous silence, mais qui rend tout amour impossible. Une différence, cependant : le sniper ne peut revenir complètement à la vie civile du fait de la tension psychologique ayant caractérisé son mandat christique, quand l'astronaute tire de son mandat l'éloignant de sa femme et de la possibilité de partager avec elle le deuil de leur enfant le pouvoir de vivre son deuil dans une solitude radicale.

 

 

La comparaison avec Buzz Aldrin est à ce titre particulièrement éclairante : Corey Stoll joue très bien un personnage jamais avare de critique jusqu'à la maladresse, qui se la pète en conférence de presse, sautillant comme un gosse une fois sur la Lune. Soit tout le contraire de Neil Armstrong, qui glisse sous l'épopée bruyante de la mission la note ténue et mélancolique d'un mélodrame personnel. Un mélodrame qui le condamne à une solitude presque autiste, au point où il cherche à se soustraire à la famille qu'il lui reste en n'ayant rien d'autre à proposer à ses deux fils que le succédané aberrant de professionnalisme de la conférence de presse qu'il vient tout juste de donner aux journalistes.

 

 

First Man aurait pourtant gagné à creuser plus profondément cette folie souveraine, radicale et solitaire dont le nucléus est le deuil, ce trope incontournable du récit hollywoodien. Mais Damien Chazelle ne peut s'empêcher de raconter une nouvelle fois qu'il y a une grande souffrance à être en tout le premier, le mérite condamnant à une certaine solitude qui engage aussi le coût d'une trahison de toute vérité amoureuse. Le mérite est ce qui offre au père endeuillé l'espace lunaire privilégié où y déposer le secret de son deuil, il constitue aussi le sacrifice qui appartient seulement au héros sacré, séparé de sa femme par la ligne bleue de l'atmosphère rigidifiée en surface de plexiglas.

 

 

Le survivant d'un holocauste d'un nouveau type (les morts successives des camarades pilotes qui savent tous courir de grands risques à gagner la guerre des étoiles) est un héros méritant et sacré. Le mérite est sacral et devrait encore mériter, forcément, sa consécration oscarisée. Il y a une souffrance à décrocher la Lune mais seuls les méritants y arrivent au prix d'un sacrifice holocaustique auquel l'amour n'échappe pas, voilà l'obsession et elle n'est pas du toute réjouissante.

 

 

Le premier de la classe figure en réalité un archaïsme, une vieillerie. Il y a tout lieu de lui préférer le primitif de demain, le dernier homme qui est le dernier d'entre nous, non pas le héros au nom fameux d'un monde finissant mais les héros anonymes du nouveau monde qui vient.

 

 

18 octobre 2018

Pour lire la seconde partie, cliquer ici.


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