Les fessées du prodige

(le cinéma de Damien Chazelle)

Seconde partie (La La Land)

Damien Chazelle est un prodige, mais d'un type particulier. La vérité du prodige a été donnée par un groupe de musique électro au nom caractéristique, The Prodigy, quand il a intitulé son hit « Smack My Bitch Up » qui veut dire : « Claque ma chienne ».

 

 

 

Le prodige est prodigue, c'est-à-dire que sa prodigalité est poussée très loin, la dépense somptuaire jusqu'à la consumption, la profusion jusqu'à sa dissipation. La prodigalité du prodige a donc tout des éruptions de l'adolescent acnéique. Il a besoin à tout prix de faire savoir qu'il sait tout faire. Un monstre dans la démonstration, l'épate obscène et la virtuosité en petite pornographie de soi.

 

 

 

Compulsif dans le priapisme, le prodige en met plein les yeux en en mettant partout. Il déblaie en déballant et sa prodigalité a la viscosité exaspérante. Car le démonstratif se mord la queue, il ne peut rien faire de mieux et c'est pourquoi ses jouissances sont aussi bruyantes que malheureuses.

 

 

 

Le prodige tourne ainsi des films comme un maquereau claque la croupe de ses « chiennes », avec le swing frénétique qui lui permet de louer le spectacle en assurant que ses meilleures réussites sont des fessées nécessaires à faire gicler du pire le meilleur. Le spectacle est une chienne qu'il faut savoir dresser en la bifflant.

 

 

 

 

 

Damien Chazelle est un prodige, on vous dit

 

 

 

 

 

Damien Chazelle est un prodige. Fils d'un père mathématicien et informaticien franco-américain et d'une mère médiéviste, bilingue, le jeune homme né en 1985 tourne son premier film, Guy and Madeline on a Park Bench (2009) à l'âge de 24 ans seulement, un premier musical tiré d'un projet de thèse destiné à l'université de Harvard. Ce succès d'estime lui permet de transformer un court-métrage à valeur autobiographique (il a été membre d'un groupe de jazz à l'époque de ses études à Princeton) en long, Whiplash (2014), qui est un carton commercial et critique récompensé par des dizaines de prix. Il enchaîne avec La La Land (2016), autre comédie musicale qui fait plus fort que son prédécesseur en ruisselant de plus de récompenses encore, parmi lesquelles l'Oscar du meilleur réalisateur remis à un garçon de 31 ans seulement, ce qui est un record.

 

 

 

Après une série pour Netflix, The Eddy (2019), qui confirme son goût pour le musical, Damien Chazelle tourne First Man (2018), un film bien accueilli dédié à Neil Armstrong, l'homme des premiers pas sur la Lune le 20 juillet 1969, pour une exploration d'une durée de 2h30 suivie par 450 millions de téléspectateurs. Damien Chazelle a reconnu ainsi en l'astronaute un modèle : faire un film c'est conquérir la Lune ou rien. Et Babylon (2022) de s'imposer d'emblée comme un projectile tiré dans la Lune de Hollywood.

 

 

 

 

 

Le spectacle est une chienne

 

 

 

 

 

Damien Chazelle est un prodige, mais d'un type bien particulier. La vérité du prodige a été établie par un groupe britannique de musique électronique au nom caractéristique, The Prodigy, quand il a intitulé son hit de 1997 « Smack My Bitch Up » qui peut se traduire ainsi : « Claque ma chienne ».

 

 

 

Le prodige est prodigue, c'est-à-dire que sa prodigalité est poussée très loin, la dépense somptuaire jusqu'à la consumption, la profusion jusqu'à sa dissipation. La prodigalité du prodige a donc tout des éruptions de l'adolescent acnéique. Il a besoin à tout prix de faire savoir qu'il sait tout faire. Un monstre dans la démonstration, l'épate obscène et la virtuosité en petite pornographie de soi.

 

 

 

Compulsif dans le priapisme, le prodige en met plein les yeux en en mettant partout. Il déblaie en déballant et sa prodigalité a la viscosité exaspérante. Car le démonstratif se mord la queue, il ne peut rien faire de mieux et c'est pourquoi ses jouissances sont aussi bruyantes que malheureuses. Le prodige tourne ainsi des films comme un maquereau claque la croupe de ses « chiennes » dans le hit proverbial de The Prodigy. Aux « big beats » du groupe électro répond le swing frénétique de celui qui loue le spectacle en assurant que ses meilleures réussites sont des fessées nécessaires à faire gicler du pire le meilleur. Le spectacle est une chienne qu'il faut savoir dresser en la bifflant.

 

 

 

 

 

Soufflés et soufflets

 

(le cinéma, une crème fouettée – au lasso)

 

 

 

 

 

La prodigalité du prodige s'expose comme turgescence hystérique d'un enfant sans enfance dont les films voudraient tenir à la fois du soufflé et du soufflet, la crème fouettée du cinéma au lasso. Le génie ébouriffant qui se la pète (ah, la trompette, cet instrument fétiche) ventile à tout va ses plans et ses trouvailles afin d'éviter de se prendre des vents. Le talent est ici moins gonflé que gonflant.

 

 

Whiplash pose ainsi la nécessité quasi fasciste du maître autoritaire pour faire émerger le génie du batteur comme un accouchement dans la douleur, aux forceps du surmoi. La La Land rappelle qu'on ne satisfait pas à l'exigence de ses rêves, propriétaire d'un club de jazz et star de cinéma, sans céder sur son désir, l'amour dont la trahison n'est pas qu'un dommage collatéral mais un impératif. First Man voit dans le premier alunissage une série de catastrophes spectaculaires ayant pour fond le dépôt d'un deuil dans un cratère, le petit secret dans le derrière, la symbolique de la lune est une baudruche. Désormais, Babylon fait de l'âge puéril de Hollywood le fondement souillé de fusées ultérieures qui font la grande constellation du cinéma et dont le film de Damien Chazelle se veut l'éjaculation récapitulative, la cerise sur un gâteau régressif dont la base est merdeuse.

 

 

23 janvier 2023

La La Land (2016) de Damien Chazelle

Déchanter devant l'enchanté de service

La La Land voudrait réussir à chorégraphier l'impossible en fondant en un seul élan, qui nécessite de sauter par-dessus l'impasse hollywoodienne actuelle, le grand héritage de jadis et les possibilités d'aujourd'hui, le musical de Broadway et Jacques Demy.

 

Si le cinéma de Jacques Demy pose que la « vraie vie » ne saurait faire l'économie de l'amour dont les trahisons trahissent l'inconsistance éthique des sujets sans vérité, celui de Damien Chazelle prône au nom de la restauration du legs hollywoodien classique la réactivation de son vieux fond réactionnaire, voulant que l'amour soit l'obstacle qui doit être sacrifié afin de ne pas trahir le désir de réussir dans le showbiz, qui est obscène.

 

On comprend alors que satisfaire aux exigences de la réussite n'est pas un désir mais une volonté, le contraire du désir et si le cinéma de Damien Chazelle a une obsession, c'est celle-là : trahissez vos désirs, c'est ainsi que l'on réussit le mieux en se soumettant au volontarisme hollywoodien de la consécration. Le succès est la pire des revanches et la gloire reste le deuil éclatant du bonheur.

Le musical pas mort ?

 

 

 

 

 

L'ouverture de La La Land est un grand moment d'ébouriffement. Une bretelle d'autoroute californienne, coupée de ses obligations de circulation habituelles, s'offre en scène centripète mais prélevée directement sur le réel. Accueillant les arabesques tracées dans l'espace par une caméra hyper-mobile, au diapason mélodique et monadique de la chorégraphie, la scène autorise tous les conducteurs à sortir de l'autarcie de leur véhicule respectif afin de constituer tous ensemble une brassée grisante et constamment recomposée de figures et de couleurs, de voix et de gestes.

 

 

 

On croit, une fois le titre du film s'imposant à l'image avec l'évidence d'un programme que rien ne saurait contrarier (le « musical » d'antan n'est donc pas mort), l'infatigable plan-séquence enfin au repos après une telle maestria dont on ne croyait plus vraiment Hollywood capable. Mais une nouvelle énergie en relance la dynamique, désormais au bénéfice des deux personnages principaux. Sebastian (Ryan Gosling) joue en féru de jazz avec la platine cassette de l'autoradio de sa voiture avant de doubler, exaspéré, le véhicule devant le sien où se trouve Mia (Emma Stone), tirant d'un petit moment d'embouteillage les quelques secondes nécessaires à peaufiner sa prochaine audition.

 

 

 

Le souffle qui envoie très haut le troisième long-métrage de Damien Chazelle semble tout bonnement irrésistible. Et comment y résister ? D'autant plus que La La Land ne ménage aucun de ses nombreux atouts, disposant en effet dans son jeu de plusieurs jokers : le glamour des stars investies à fond dans l'incarnation exigée par leur interprétation ; le swing de la musique du copain de fac Justin Hurwitz touchant avec grâce à la mélancolie de « City of Stars » et la joie de « Another Day of Sun » ; les bifurcations narratives entre les deux personnages jusqu'à la boucle finale narrée au conditionnel de l'indicatif ; les références maîtrisées à Stanley Donen et Gene Kelly comme à Leonard Bernstein et George Gershwin ; les hommages divers à Ingrid Bergman dans Casablanca et à La Fureur de vivre de Nicholas Ray, mais aussi aux origines nouvelle-orléanaises du jazz jusqu'à l'évocation du surnom de Charlie « Bird » Parker, déjà cité dans Whiplash (2014).

 

 

 

Toutes cartes jouées et abattues sur le tapis de l'écran au service d'une partie de séduction dont la conviction est si enivrante et bluffante qu'elle devrait idéalement réconcilier tout le monde autour de la table – le public et les critiques, le cinéma comme art (le film a brillé à la Mostra de Venise et l'actrice principale y a remporté une coupe Volpi) et le cinéma comme spectacle, le musée et les Oscars (la récolte de 14 nominations égale le record de Eve de Joseph L. Mankiewicz et Titanic de James Cameron – sans compter les sept prix raflés sur les sept nominations aux Golden Globes).

 

 

 

C'est donc une très grande énergie déployée par Damien Chazelle, plus extravertie et dès lors moins noueuse et nerveuse que dans Whiplash (2014) qui, pour sa part, s'amusait déjà à plier brillamment un récit de formation teinté d'autobiographie dans les allures scorsesiennes d'un film de boxe mâtiné de noir. Comme s'il fallait incessamment bander les muscles et démontrer ainsi les vertus d'un talent mobilisé afin de militer franchement à la restauration d'un idéal hollywoodien exemplifié par le musical du temps béni d'Arthur Freed (une ambition déjà caressée avec trente millions de dollars de moins à l'époque du premier long-métrage en chansons et noir et blanc intitulé Guy and Madeline on a Park Bench en 2009). Et cela à une époque où l'industrie s'est affaiblie dans la production effrénée, sans imagination et hyper-capitalisée, de franchises reboutées et numériquement relookées, séquelles et préquelles substituables à l'infini comme un clou chasse l'autre jusqu'à l'épuisement du spectateur. Il est certain qu'à l'aune d'une guerre faite au cinéma comme art par le spectaculaire en ses effets de surenchère, La La Land représenterait une pure démonstration de force dont l'incontestable brio impose après le succès de Whiplash son jeune auteur franco-étasunien alors âgé de 31 ans en pôle position d'une restauration aussi nécessaire que rédemptrice, en défense et illustration qu'un autre Hollywood est donc possible, dès lors que l'industrie sait ne pas passer par pertes et profits le grand héritage du cinéma classique et du musical en particulier.

 

 

 

Pour cela – autrement dit pour une entreprise esthétique de restauration néoclassique désireuse d'en finir avec le nihilisme de la liquidation postmoderne –, il ne faudrait rien d'autre que des vedettes sachant s'investir en mettant leur corps en jeu (Emma Stone et Ryan Gosling ont appris à chanter et danser pour l'occasion, et même jouer du piano pour le second). Mais il faudrait aussi des plans-séquences suffisamment longs et virtuoses pour préserver la continuité filmique de toute manipulation, et suffisamment mobiles pour donner au spectateur la sensation d'être projeté au cœur des chorégraphies (le réalisateur n'hésite d'ailleurs pas à citer en entretien le nom magique de Max Ophüls).

 

 

 

Mais il faudrait encore d'autres noms magiques cités au carrefour du jazz, du cinéma et de quelques spots mythiques de L.A. afin de faire fructifier ce qui leur reste d'aura, et ainsi pouvoir dérouler la carte au trésor nécessaire au réenchantement du présent. Et il faudrait enfin des éléments plus modernes qui garantissent une relance qui ne soit pas seulement la marque d'un désir abscons d'académisme. Ainsi, outre quelques crépitements de montage objectaux imités du style scorsesien, la crise du couple chiffonnant le luxe coloré des arrière-plans ferait signe du côté de One from the Heart – Coup de cœur (1982) de Francis Ford Coppola, tandis que l'amour à l'épreuve des carrières artistiques respectives rappellera bien sûr New York, New York (1977) de Martin Scorsese.

 

 

 

 

 

L'enchantement mais sans l'amour

 

 

 

 

 

La La Land réussirait donc à chorégraphier l'impossible en fondant en un seul élan cinématographique, qui nécessite de sauter par-dessus l'impasse hollywoodienne actuelle, le grand héritage de jadis et les quelques possibilités d'aujourd'hui. Tenir en effet à bout de bras le souvenir de On the Town – Un jour à New York (1949) de Stanley Donen et Gene Kelly et celui des comédies musicales de Baz Luhrmann (via la direction musicale de Marius de Vries), tout autant que lier des hommages à The Band Wagon – Tous en scène (1953) de Vincente Minnelli avec les chorégraphies de Mandy Moore (qui a travaillé sur l'émission de télé-réalité So You Think You Can Dance), c'est ainsi démontrer que Hollywood peut encore rester identique à Hollywood si tant est qu'y persévère la morale immarcescible de son exemplarité offerte par le genre du « musical ». La comédie musicale de Broadway adoptée par Hollywood est en effet ce spectacle cultivant le souci d'exposer la morale propre au genre comme à tout spectacle, et cela en trois postulats : « The World is a Stage and the Stage is a World », « The Show Must Go on » et « Every Business is Like Show business ».

 

 

 

Le souffle qui envoie donc très haut le troisième long-métrage de Damien Chazelle semblerait résolument irrésistible... si le terme d'une entreprise si démonstrative d'un souci de conjuguer restauration et réenchantement n'était pas semblable, au fond, à un aussi grand désenchantement, une fois les grandes promesses levées puis progressivement évanouies durant le développement d'une fiction qui ne raconte rien que l'on ne reconnaisse déjà de la part d'un auteur compulsif.

 

 

 

D'un côté, La La Land n'a de cesse de répéter l'impérieuse nécessité des rêveurs qui voient dans le monde vécu un spectacle merveilleux (c'est le numéro The Fools Who Dream pendant l'ultime audition de Mia), tout en promettant aux aspirants rêveurs qu'ils en deviendront les professionnels. Ainsi, dans la chaîne sans interruption du talent artistique et de sa consécration professionnelle, Mia sert au début du film une vedette avant d'en devenir à la fin une nouvelle, servie par une autre serveuse dont on ne peut dès lors douter plus qu'elle en deviendra une à son tour. De la chaîne sans interruption à la chaîne de restauration il n'y a donc qu'un pas, franchi allégrement par le film. De l'autre, il ne saurait rien y avoir de réussite authentiquement artistique (Mia devient une actrice renommée) et professionnelle (Sebastian possède sa propre boîte de jazz) qu'après avoir décidé de céder sur son désir (l'héroïne perdait effectivement son temps à auditionner pour des sitcoms quand, pour sa part, Sebastian commençait à devenir célèbre en tenant les claviers d'un groupe commercial mené par John Legend). Il n'y aurait donc pas davantage de consécration rêvée sans la part nécessaire d'un sacrifice inévitablement tragique (l'amour de Mia et Sebastian n'y survivra pas).

 

 

 

Dans l'intervalle, et tout à fait significativement, Damien Chazelle s'ingénie à passer de l'inscription inaugurale dans le réel d'une belle bulle musicale et chorégraphiée (dans l'inspiration exaltante de Gene Kelly et Stanley Donen) à son artificielle déréalisation (en lorgnant explicitement du côté de l'onirisme minnellien, mais celui-ci expurgé de la part absorbante et prédatrice, en tous les cas problématisée, du rêve). Au risque d'une régression fœtale : Hollywood s'offre ainsi telle une caverne maternelle ardemment désirée par son dernier rejeton, au point de proposer une histoire aussi éternelle que pauvre en inscription contemporaine – comme si la perpétuation restaurée du mythe suffisait à toute actualité. Mais forcément aussi fatale : la sortie hors des alvéoles autarciques de l'embouteillage avec l'ébouriffant numéro d'ouverture intitulé Traffic, en rappel probable du clip de Everybody Hurts de R.E.M. tourné par Jake Scott en 1992, se boucle via un passage référentiel dans le planétarium intact du film de Nicholas Ray sur l'autre bulle d'une boîte de jazz où l'on peut à loisir rêver des vies non vécues, ces virtualités qui se voient de fait déliées de toute actualité.

 

 

 

On n'oublie pas que le titre La La Land est une expression qui fait autant référence à un quartier de Hollywood qu'à une situation vécue en déconnexion de la réalité. Caractéristique est à cet égard la volonté de subordonner la carte géographique de Los Angeles sur la perspective triste, malgré l'écrin de rêve analogique du 35 mm. rehaussé du « Technicolor » et du « Cinémascope », d'un dépliant touristique du genre « Map to the Stars », égrenant à la croisée du jazz et du cinéma ses fétiches présents (The Lighthouse Café, les studios Warner à Burbank, le Rialto Theatre à Pasadena), passés (le studio d'enregistrement Van Beek devenu un restaurant de tapas) et censément inusables (le Griffith Observatory et l'hôtel de luxe Château Marmont). La collection de cartes postales incontournables fait contrepoint aux références nominales distribuées en éventail sur le mode scolaire d'un name-dropping indiscutable, gages d'une conviction achevant de convaincre un spectateur qui, à force de tant d'efforts de séduction, trouverait toutefois matière à résister aux sirènes de la victoire du réenchantement restauré, ce plastronnage plébiscité par les médias.

 

 

 

 

 

La restauration ressert le vieux plat réactionnaire

 

 

 

 

 

Il est quand même assez étonnant que la grande déclaration d'amour de Damien Chazelle au genre idéal qu'est le musical parce qu'il exemplifie tout l'esprit de l'industrie du spectacle hollywoodien, aussi enthousiasmante soit-elle en ses prometteuses prémisses, se soutienne finalement d'une idéologie aussi pétrifiée qu'inflexible, exposant sans problème le noyau réactionnaire d'un désir de restauration néoclassique. Comme si le monde n'avait pas changé depuis Doris Day et l'époque de la Guerre de Corée. Les rêveurs forcément toujours récompensés d'avoir su bosser au service de rêves individuels qui recoupent de fait le grand rêve collectif du meilleur spectacle possible, estampillé hollywoodien – le spectacle qui voit non seulement dans toute scène un monde comme dans le monde une enfilade de scènes, mais aussi et encore dans tout business le show-business.

 

 

 

Comme si des décennies de problématisation, de correction de tirs et de repentirs, de critiques et d'autocritiques cinématographiques n'avaient pas suffi (des films déjà consacrés à l'âge classique jusqu'au versant plus obscur de Hollywood, chez Billy Wilder, Vincente Minnelli et Robert Aldrich, en passant par tous les remakes d'Une étoile est née sans oublier l'œuvre de Bob Fosse, jusqu'à même Mulholland Drive de David Lynch dont la grande séquence d'audition est rejouée, mais avec une moindre intensité dans La La Land). Comme si tout cela devait donc déboucher sur le grand film de la réconciliation consensuelle, le retour en arrière (dont le motif est incessamment développé) en reprise de l'idée d'un réenchantement du présent assumant des trahisons nécessaires.

 

 

 

La réconciliation est consensuelle quand la restauration néoclassique des illusions nécessaires engage aux trahisons qui le sont autant, sans avoir honte d'afficher en bandoulière son idéologie individualiste et travailliste, sa morale aussi laborieuse (rêveurs, ne cédez pas sur vos rêves dès lors qu'ils alimentent la machine à rêve) qu'ambiguë (rêveurs, ne trahissez pas vos rêves en assumant toutefois de trahir les amours qui les contrarient ou qui les en empêcheraient). À l'exception d'une séquence vraiment marrante (Sebastian rêvant des grands jazzmen fait à l'occasion d'une fête pavillonnaire les claviers d'un groupe de reprises au kitsch très années 1980, parmi lesquelles l'inusable « Take on Me » de A-Ha), le film de Damien Chazelle fait montre d'un très grand sérieux dans ses nouages narratifs. D'abord on commence par suivre Mia pour revenir à Sebastian au moment de leur relation amoureuse ; à la fin, on reprend la route mais quelques temps après la fin de leur relation afin d'expérimenter une autre voie possible. La bretelle narrative alternative ne sert en définitive qu'à insister sur la nécessité catégorique du choix de la seule et unique voie existante.

 

 

 

On démontre ainsi qu'il y avait tout lieu de ne pas céder sur son désir (l'éthique artistique et professionnelle rejoint ainsi la morale du spectacle), ce qui induit le devoir de consentir au sacrifice de l'amour (la trahison de l'amour est ce qui doit être ici consentie, le sacrifice de l'amour étant ce qui vient assurer aux rêveurs consacrés dans leur rêve de pouvoir continuer à entretenir le rêve).

 

 

 

D'un côté, Mia sait se soustraire d'une relation sentimentale inauthentique afin de retrouver Sebastian pour une projection de La Fureur de vivre de Nicholas Ray (et ils seront récompensés avec la déclaration 'd'un amour au diapason de la séquence fameuse du planétarium, de la pellicule qui flambe et de sa reprise dans l'observatoire réel où fut tournée ladite séquence). De l'autre, Sebastian, après avoir commis l'erreur fatale d'avoir raté le spectacle original et autobiographique écrit par Mia, sait plus tard se rattraper en la retrouvant chez ses parents pour annoncer à une jeune femme désespérée de pouvoir un jour percer qu'une audition sérieuse l'attend enfin. La réussite de l'audition lui offre alors la possibilité d'un rôle dans un vrai film de cinéma, tourné à Paris sur un scénario improvisé sur place, qui la consacrera enfin comme star. Les deux héros auront ainsi figuré la garantie réciproque d'un désir continué (Sebastian laisse tomber la tournée du groupe commercial pour ouvrir sa boîte de jazz et Mia devient une star de premier plan et non une starlette de sitcoms). Et c'est bien au nom de cette réciprocité que la vision de leurs retrouvailles conjuguée au conditionnel, imaginées via la reprise ultime du thème City of Stars, disparaît dans une rêverie fantasmagorique partagée par eux, assumée en conscience comme en toute connaissance de cause.

 

 

 

Le réenchantement du présent est une restauration qui ressert aussi un vieux plat réactionnaire.

 

 

 

 

 

 

 

Demy trahi lui aussi

 

 

 

 

 

 

 

Outre la prestigieuse référence à Max Ophüls, Damien Chazelle ne se prive pas d'avouer en interview que sa plus grande influence reste en la circonstance Jacques Demy. Cela semblerait plutôt cohérent, tant l'auteur des Demoiselles de Rochefort (1967) a su tirer profit de l'inscription dans le réel de la scène du musical expérimentée durant la décennie précédente par Stanley Donen et Gene Kelly. Mais on aura déjà préalablement établi le constat du passage du réel (l'ouverture inaugurale sous les auspices de Gene Kelly et Jacques Demy) à l'imagerie (l'onirisme minnellien délesté de sa propre équivocité). Surtout, le déploiement final de la vision fantasmagorique et alternative permettant d'indexer la nostalgie de l'entreprise sur la note mélancolique de l'amour perdu, s'il fait sens en direction du grand cinéaste français des possibilités et des virtualités (que l'on songe en particulier aux fins respectives de Lola et Les Parapluies de Cherbourg), fait sens aussi en imposant une représentation univoque là où le maître aurait préféré en laisser la liberté à la seule imagination du spectateur (si l'on était vilain, on dirait alors que la séquence alternative de La La Land n'est pas loin d'être semblable à celle refermant la conclusion de la saga pour ados Twilight).

 

 

 

Surtout, il y a un échange final de regard incroyable, celui sur lequel se clôt La La Land. Mia et Sebastian se sourient en partageant alors la même position subjective : l'amour aura été ce qu'il fallait ici devoir nécessairement sacrifier pour y arriver et ce sacrifice réciproquement consenti de l'amour nie fondamentalement la vision du monde offerte par le cinéma de Jacques Demy. Un exercice décisif consisterait dès lors à imaginer les personnages respectivement interprétés par Catherine Deneuve et Nino Castelnuovo s'échanger un regard complice après s'être retrouvés par hasard après bien des années à la fin des Parapluies de Cherbourg. Elle devenue l'épouse d'un riche diamantaire, lui propriétaire d'une station-service, tous les deux finalement contentés d'avoir tiré un trait sur leur amour passé afin d'y reconnaître le biais nécessaire d'une réussite matérielle présente.

 

 

 

La leçon de cette hypothèse en serait que le film de Jacques Demy ne serait plus lui-même puisqu'il fait de la perte de l'amour ce qui rend justement toute réussite sociale inconsistante et inauthentique.

 

 

 

On se sera demandé durant tout le film de Damien Chazelle où diable pouvait bien être passée la discutable propension aux nécessités surmoïques tant valorisée par Whiplash. On rappelle ici que son récit de formation posait, dans un tour particulier infligé à la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave, la nécessité catégorique d'un maître autoritaire, brutal et proto-fasciste, afin qu'un génie de la batterie puisse être accouché aux forceps du cul d'un vulgaire instrumentiste. Malgré un rôle en forme de clin d'œil anecdotique donné à l'acteur J. K. Simmons, le surmoi obscène n'est plus dans La La Land seulement identifiable à un seul individu puisqu'il prend désormais la dimension du monde lui-même dans son intégralité. Non seulement parce qu'y sont nombreux les pisse-froids, rivales et agents sadiques des studios, mais aussi et surtout parce que tout un chacun partage la seule morale qui vaille en ce monde et dont ils sont les esclaves assumés, les adorateurs de la réussite, priés de consentir à sacrifier l'amour qui risque de contrarier la marche individuelle vers le succès.

 

 

 

Si le cinéma moderne de Jacques Demy pose que la « vraie vie » selon Alain Badiou inspiré par Spinoza ne saurait faire l'économie de l'amour dont les trahisons trahissent l'inconsistance éthique des sujets sans vérité, le cinéma néoclassique de Damien Chazelle prône au nom de la restauration du grand legs hollywoodien classique la réactivation de son vieux fond réactionnaire voulant que l'amour soit ce qui doit être sacrifié afin de ne pas trahir le désir de réussir, obscène et surmoïque.

 

 

 

On comprend enfin que satisfaire aux exigences de la réussite n'est pas un désir mais une volonté, le contraire du désir et si le cinéma de Damien Chazelle a une obsession, c'est celle-là : trahissez vos désirs, c'est ainsi que l'on réussit en se soumettant au volontarisme hollywoodien de la consécration. C'est, bénéficiant d'une vigoureuse cure de jouvence que la sainte alliance de la restauration et de la trahison caractéristique de nos temps consensuels a été plébiscitée lors de la cérémonie des Oscars. Mais tous ces gens-là ont bien oublié Mme de Staël : « La gloire est le deuil éclatant du bonheur ».

 

 

 

De quoi amplement déchanter des grands efforts déployés par l'enchanté de service à qui l'on a envie le titre d'un film de Jerzy Skolimowski mais en le retournant : Success is the Worst Revenge.

 

 

25 janvier 2017

Pour lire la première partie, cliquer ici.


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