Des nouvelles du front cinématographique (48) : Essential Killing de Jerzy Skolimowski

Sauvage innocence

« Nous avions bondi, nous, les esclaves ; nous, le fumier : nous, les bêtes au sabot de patience / Nous courions comme des forcenés ; les coups de feu éclatèrent... Nous frappions. La sueur et le sang nous faisaient une fraîcheur » (Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient, cité par Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, éd. Gallimard-coll. « folio actuel », 1991 [1961 pour la première édition], p. 121).

 

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L'expérience cinématographique proposée par le nouveau long métrage de Jerzy Skolimowski intitulé Essential Killing s'inscrit dans une perspective singulière, parce que radicalement phénoménologique. Le radicalisme esthétique du seizième film du cinéaste polonais consiste en effet à ménager au spectateur l'espace difficilement habitable au sein duquel symboliquement (et sans interruption pendant les 90 minutes que dure le film) partager la violente expérience vécue par un moudjahid afghan fuyant l'armée étasunienne qui l'a fait prisonnier, et tentant de survivre dans un environnement naturel hostile afin d'échapper définitivement à ses poursuivants. Les notions d'« expérience vécue » et d'« empathie », de « monde de la vie » et de « corporéité de la pensée » développées notamment par Edmund Husserl (en Allemagne durant l'entre-deux-guerres) et Maurice Merleau-Ponty (en France après la seconde guerre mondiale) afin de valoriser le caractère intentionnel des actes de la conscience, ainsi que l'indexation de l'objectivité du monde perçu sur la subjectivité de l'individu percevant, sont appropriées pour faire l'analyse de la pertinence de cette véritable machine de guerre cinématographique qu’est Essential Killing. Nous avons bel et bien affaire ici à un film sensationnel (au sens propre du terme) conçu par un cinéaste qui, rappelons-le, a connu la brutalité du nazisme dans sa prime jeunesse (né en 1938, il a été retrouvé vivant sous les décombres de la maison familiale détruite lors des bombardements à la fin de la guerre au cours de laquelle son père a été fusillé par les nazis), a été intellectuellement formé à l'époque du triomphe historique de la philosophie phénoménologique, et est demeuré un amateur éclairé de boxe et de jazz (le cinéaste a travaillé dans sa jeunesse avec le compositeur Krzysztof Komeda, l'auteur mort accidentellement en 1969 des musiques des premiers films de Roman Polanski). Et il y a effectivement du jazz dans la manière dont a été pensée la rythmique narrative et filmique de son film, convulsive et tortueuse, afin de pouvoir coller à la ligne de fuite vitaliste et anarchique empruntée par un homme dont la dépense physique ne connaît que pour seul objectif sa survie en milieu hostile (et ce milieu l'est doublement, par suite de la présence militaire de l’armée étasunienne en Afghanistan, et à cause des régions montagneuses et forestières russes ou polonaises dans lesquelles le protagoniste erre en voulant semer ses poursuivants). Comme Essential Killing relève un peu aussi, toujours de manière analogique, de la pratique pugilistique au sens où il s’agit d’un film nerveux et électrique, endurant et athlétique, musclé et anguleux, tout en contraction et accélération, en esquive et fulgurance, et dont le nerf paraît directement branché dans (ou tiré comme un câble électrique à partir de) la conscience d'un homme dont le sens pratique lui offre a minima et spontanément la boussole « sensori-motrice » (aurait dit Henri Bergson) lui permettant de se mouvoir sans pouvoir rebrousser chemin dans un monde touffu et labyrinthique fait de creux et de bosses, de pointes et de trous, de cimes et de crevasses, de crêtes et d’abîmes – un monde fait de piétinement et d'empiétement : en ce sens, Essential Killing propose une expérience phénoménologique de l'« empiétement » au sens où « par-delà l'alternative de l'extériorité corporelle et de l'intériorité spirituelle, l'Être est l'empiétement de tout sur tout, être de promiscuité » (Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, éd. Gallimard, 1964, p. 287).

1/ Une phénoménologie de la lutte pour la survie :

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Certes, le radicalisme esthétique du film de Jerzy Skolimowski repose sur une conception phénoménologique du filmage qui justifie une caméra sur l'épaule filant dans l'espace court propre à l'environnement perceptif du protagoniste, et du montage qui entraîne un jeu de coupes très hachées (ou cut) afin de multiplier les inserts comme autant de touches perceptives ponctuant l’action et manifestant la perception azimutée et désorientée du personnage. Montage et filmage arrivent ainsi à renouveler le régime représentatif habituel régissant les codes et normes du film d'action (en l’occurrence ici le sous-genre actuellement en vogue du survival movie) en l'intensifiant par un puissant régime de perceptions-sensations (un « flux de vécus intentionnels » aurait dit Edmund Husserl dans ses Leçons sur les problèmes fondamentaux de la phénoménologie en 1910) qui trame la conscience corporelle du protagoniste. Certes, l’approche esthétique ici privilégiée empêche de fait de faire reposer la diégèse sur une contextualisation rassurante parce que didactique, ou bien encore neutralise le développement d’éléments psychologiques censés justifier la conduite du héros (la phénoménologie a d'ailleurs été historiquement constituée comme discipline afin de dépasser justement les limites de la psychologie incapable de s'élever à la compréhension du caractère transcendantal de la conscience). La pure expérience cinématographique de l’empathie (Einfühlung en allemand – nous reviendrons sur l'importance analytique de ce concept husserlien) pour les aventures vécues par un corps brutalement jeté dans le monde appréhendé sur le mode animal de l’existence intensément contractée dans l'interzone étroite de la seule survie peut évidemment dynamiser largement les habitudes narratives et les conventions formelles régissant ce que Hollywood valorise sous la forme (et la norme) du « film d'action ». Mais cette même expérience d’un corps en guerre peut aussi confiner le film en le restreignant dans le champ perceptif court du protagoniste (telle une taupe à la vue basse, le personnage happé par la pente de la fuite et de la survie se retrouve dans l'incapacité de se projeter dans un lointain spatio-temporel qui permettrait alors de l’arracher des pressantes réquisitions de l’existant immédiat). Et, ce faisant, le film peut se croire autorisé à faire l'économie du champ social large (autrement dit géostratégique) incluant et surdéterminant une telle perspective micrologique, et par conséquent à se murer sous prétexte de radicalisme dans la posture butée de l’apolitisme artiste (mais surtout autiste). Le privilège accordé au concret brut et à la pure sensation ne paraît pas devoir suffire à comprendre une situation exigeant, à l’instar de la guerre en Afghanistan dans laquelle est engagée l’armée étasunienne depuis bientôt dix ans, recul analytique et recours à la pensée rationnelle et conceptuelle. Et cette exigence ne saurait se réduire au subjectivisme le plus affirmé proposé par le meilleur exemple contemporain d’une forme d’art brut ici décliné dans le champ cinématographique. C’est une même mutilation que de privilégier les abstractions allégoriques qui seraient les équivalentes des « réductions eidétiques » promues par la discipline phénoménologique mais réalisées sans avoir fait l'expérience obligatoire du « monde de la vie » (Lebenswelt selon Edmund Husserl), abstractions qui se délestent alors trop facilement des singularités concrètes appartenant à des situations circonstanciées pour pouvoir véritablement peser en terme de pensée.

 

S’il faut penser, suivant en cela hier Jean-Paul Sartre (dont le premier ouvrage philosophique majeur, L'Etre et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique écrit en 1943, a donc été explicitement marqué par l'école phénoménologique allemande) et aujourd’hui Alain Badiou, en terme de situation, par singularité situationnelle, il faut être tout aussi capable d’extraire de façon dialectique de l’infinie particularité de l’existant les vérités structurales ou les universaux génériques constituant, par-delà le règne ontologique des différences, le commun de notre monde (ce que Edmund Husserl aurait alors nommé « transcendantal »). Le confinement exigeant dans une sorte de particularisme subjectif (en cela Essential Killing ressemble lointainement aux essais expérimentaux de Philippe Grandrieux, Sombre en 1995 et Un lac en 2006, et plus proche encore à Lebanon de Samuel Maoz sorti en février 2010) peut équivaloir à une forme artiste et autiste de régression intellectuelle professée au nom du radical investissement dans la « pensée sauvage » comme l’aurait dit Claude Lévi-Strauss (c’est souvent le cas du cinéma de Philippe Grandrieux) ou dans un radicalisme subjectiviste nettoyant l’os des actions de la chair de leur contexte social-historique ou géopolitique (c’est le tort politique du film de Samuel Maoz que de réduire la première guerre du Liban à l’habitacle surchauffé d’un tank israélien). A contrario, quelles que soient les qualités esthétiques de films aussi divers que Les Carabiniers (1963) de Jean-Luc Godard, Libera me (1993) d’Alain Cavalier, ou Flandres (2006) de Bruno Dumont, l’assomption allégorique imposée d’emblée (la Guerre en général, c’est n’importe quelle guerre, c’est donc aucune guerre en particulier) « abstractise » la réalité, la réifie pour mieux l'évaporer dans une fiction trop générale ou vague pour accrocher ne serait-ce qu'un tout petit peu de réel concret. Dans les deux cas, une même mutilation de la « culture » valorisée par Friedrich Schiller à l'époque des Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme (1795), culture qui repose sur la dialectique de la raison sensible (ou « nature instinctuelle ») et de la raison intelligible (ou « instinct de la forme »), de la sensation et de l’intellection composant dialectiquement la synthèse perpétuellement recommencée des jeux dont l'art devrait permettre selon le philosophe allemand l'émancipation du genre humain. De quelle manière Essential Killing arrive-t-il alors à esquiver tel un boxeur les limites esthétiques (et donc politiques si l’on suit ici Jacques Rancière dont le geste philosophique s'appuie sur l'esthétique de Schiller – cf. Le Partage du sensible. Esthétique et politique, éd. La Fabrique, 2000) du formalisme subjectiviste et particulariste inhérent à son approche phénoménologique ? De quelle façon Jerzy Skolimowski réussit-il alors, tout en maintenant rigoureusement le cap de la subjectivité affolée de son personnage telle qu’elle détermine l’allure et le rythme d’un dispositif cinématographique quasi free jazz, à dépasser ses propres limites, à outrepasser ses propres bornes pour produire une fiction touchant sublimement à l’universel ? Comment faire que la ligne de fuite du protagoniste se confonde (après la question de l'« empiétement ») avec la dynamique de l'« échappement » toujours au sens philosophique de Maurice Merleau-Ponty : « Tout ce que nous sommes, nous le sommes sur la base d'une situation de fait que nous faisons nôtre et que nous transformons sans cesse par une sorte d'échappement qui n'est jamais une liberté inconditionnée [mais plutôt] puissance ouverte et indéfinie de signifier (…), génie de l'équivoque, (…) productivité » (in Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, 1945, pp. 199, 221, 226 et 229).

2/ A fleur de peau, à corps perdu : la racine écorchée de l'espèce humaine

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Jerzy Skolimowski a en premier lieu décidé de privilégier un insolite fil subjectif en suivant le personnage d’un moudjahid afghan avec lequel nous partageons donc un même bain sensoriel (acouphènes lors de l’explosion d’un missile, hard-rock saturé dégueulant de l’autoradio d’une voiture volée, gros plans de visages au bord de l’informe regardant la caméra en guise de regard adressé au héros, inserts fonctionnant sur un registre haptique et prolongeant l'hypersensibilité du protagoniste), en même temps que ce personnage, jeté dans le régime ininterrompu de la poursuite (dont la philosophe Marie-José Mondzain rappelle qu'elle a partie liée étymologiquement avec le motif de la persécution), se trouve donc arraché à toute forme d’inscription psychologique. Seule manifestation de son intériorité : des visions relevant autant de l’opacité culturelle relative à son monde vécu (images surexposées et aveuglantes de l’existence quotidienne rythmée par le chant du muezzin) que de l’hallucination (lorsque le personnage, seulement guidé par son animale intuition lui permettant de trier les options du pur présent qu’est devenu son temps vécu, semble à deux reprises sentir ce qui va lui arriver, ou bien lorsqu'il délire après avoir mangé des baies sauvages en s’imaginant meute de chiens organique). Cette plongée dans l'« environnement » (Umgebung) du héros formé conjointement par un « monde de choses » (Sachenwelt) ainsi qu'un « monde de valeurs » (Wertewelt) pour reprendre le vocabulaire d'Edmund Husserl (in Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, Livre I, section II, éd. Gallimard, 1950, pp. 87-90) conduit le spectateur à se trouver dans l’étrange et inconfortable position de développer a minima une forme d’empathie avec un être dont la représentation habituelle, conformée par l’intense propagande pro-étasunienne alimentant les flux informationnelles et médiatiques depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001, le désigne à la vindicte du monde occidental : le taliban, apôtre connu de la version la plus barbare de l’islamisme (ce « fascisme vert » comme le dit encore Michel Onfray hurlant malgré son libéralisme libertaire avec les loups réactionnaires de l'islamophobie contemporaine). Dans ce domaine, le film de Jerzy Skolimowski est très fort, parce que très pervers, et en cela pleinement conforme avec le trajet électrique et zigzaguant de son héros-éclaireur. Ainsi, le symbole chez nous honni de la burqa compris comme signe d’oppression patriarcale des femmes revient hanter le personnage de manière fantasmatique, tantôt sous la forme hallucinatoire d’une poétique coulée turquoise recouvrant les eaux claires d’une rivière, tantôt sous la forme d’une femme émergeant droite comme un arbre bleu perçant l’aveuglante blancheur d’un vaste fond neigeux. Dans les deux cas, c’est une même impulsion fétichiste, un même élan érotique affirmant son caractère de naturalité, donc à mille lieux des exégèses idéologiques proposées par des experts improvisés ou patentés confondant parfois, sinon souvent, islamologie et islamophobie. Il ne s'agira alors moins ici de discourir sur les soubassements symboliques et patriarcaux réels d'un vêtement comme le niqab ou la burqa, que de donner à ressentir la naturalité d'un monde de valeurs vécue par un homme qui n'est pas en situation, parce qu'il tente de survivre en terrain hostile, de le remettre en question. Il faut en outre percevoir la pertinence dialectique de cette mise en relation entre burqa (dont une loi récemment votée et disposant désormais de sa circulaire d'application interdit en France le port) et la cagoule noire qui recouvre la tête d'Afghans arrêtés et torturés par l'armée étasunienne sans autre forme de procès : comme si le scandale déclenché dans le monde occidental par le port de la burqa chez les femmes afghanes (ou françaises, puisque la loi concerne environ 2.000 d'entre elles) voilait une plus grande tolérance à la torture que certaines armées du même monde occidental pratiquent scandaleusement contre les hommes afghans arrêtés pendant l'occupation tout aussi scandaleuse de leur pays. De plus, le personnage est incarné par un acteur étasunien, le rare et intense Vincent Gallo dont on connaissait le magnétisme animal depuis Trouble Every Day de Claire Denis en 2001 (qui partage avec le film de Jerzy Skolimowski un même goût de la chair martyrisée comme mode phénoménologique de restitution esthétique de la violence). Avec ses grands yeux bleus ici recouverts de lentilles noires, l'acteur s’est entièrement jeté, au nom des habituels préceptes de la méthode de l’Actor’s Studio requérant une totale identification de l'acteur à son personnage par-delà ses propres positions politiques plutôt conservatrices, et comme à corps perdu dans un rôle de troglodyte hirsute, totalement crédible en autochtone afghan résistant à l’envahisseur étasunien comme au rude hiver de la forêt où, comme le raconte Dante dans La Divine comédie, il est perdu. La désorientation du héros paraît devoir alors symboliquement consoner avec la perte de l'orient que signifient et véhiculent les campagnes impérialistes de l'occident (le désert, de glace ou de sable, comme espace de la désorientation et du retour hallucinant de l'orient perdu est aussi ce dont traite Gerry de Gus van Sant réalisé en 2001, soit l'année des attentats terroristes du 11 septembre et de la seconde guerre étasunienne contre l'Irak). Qui d'autre alors que Vincent Gallo pour produire (à rebrousse-poil, répétons-le, de ses propres opinions politiques) une telle incarnation de cet « être à deux feuillets » dont parlait Maurice Merleau-Ponty, « chose parmi les choses et, par ailleurs, celui qui les voit et les touche », « être des profondeurs, à plusieurs feuillets ou plusieurs faces » dont la chair est à la fois « déhiscence » et « réversibilité » entre le dedans du corps voyant et le dehors du corps visible (in Le Visible et l'invisible, opus cité, pp. 179-190) ? Et qui d'autre que Jerzy Skolimowski pour confronter dialectiquement la nature d'un pareil acteur avec l'hostile nature environnante, comme le fit auparavant, à l'époque de Aguirre, la colère de dieu (1972) et Fitzcarraldo (1982), le cinéaste allemand Werner Herzog projetant dans la jungle amazonienne son acteur Klaus Kinski ?

 

Jerzy Skolimowski ne propose alors pas d’autre point de vue au spectateur occidental que celui de l’ennemi idéologique dont il lui restitue via un corps souffrant et résistant tout un monde vécu plus aisément appropriable parce que justement expurgé de toute considération psychologique : comme dans Les Harmonies Werckmeister (2000) de Bela Tarr et Gerry de Gus van Sant (qui témoigne de l'influence du film précédent), Essential Killing est aussi l'histoire d'un "Homme qui marche" (pour reprendre le nom d'une statue célèbre d'Alberto Giacometti). En ce sens, cette machine de guerre qu'est Essential Killing est en tout point l'anti-Rambo, film inscrit dans le champ d'action symbolique de cet « appareil idéologique d'Etat » (Louis Althusser) qu'est aussi Hollywood (et quand on pense que le troisième épisode de la série Rambose déroulait précisément en Afghanistan à l'époque où les moudjahidin luttaient contre l'invasion soviétique, on se dit que définitivement la dialectique de la raison historique chère à Hegel est bien ironique puisque les mêmes moudjahidin ou leurs héritiers actuels retournent contre l'oppresseur étasunien les mêmes armes que ces derniers leur avaient donné contre l'occupation militaire et impérialiste précédente). La restitution cinématographique d’un tel bloc d’altérité farouche, arraché à toute forme d’inscription psychologique et idéologique (Mohammed, dont nous ne connaissons le prénom qu’avec le générique-fin, et dont certaines critiques disent qu'il est peut-être un occidental converti à la cause afghane, paraît visiblement habité, voire fanatisé par les incantations du muezzin dont il est pourtant difficile de distinguer et séparer le contenu religieux d’un contenu supposément plus offensif et politique), s’opère sur la base esthétique d’un partage empathique de ce vieux fonds sauvage et sensitif constituant le champ primordial d’une commune identité, à savoir l’espèce humaine. Comme le disait Karl Marx à l’époque des Manuscrits de 1844, être radical, c’est prendre littéralement l’être humain à sa racine ; et la racine de l’humain, c’est l’humain. Dans L’Espèce humaine que Robert Antelme, rescapé des camps de concentration de Buchenwald et Gandersheim, a rédigé en 1947 pour tenter de décrire l’enfer concentrationnaire auquel il a pu survivre, l’auteur de ce livre doublement unique (puisque c’est le seul qu’il ait jamais rédigé, et puisqu’il aura exercé une influence notable sur le milieu intellectuel français d’après-guerre, de Marguerite Duras à Maurice Blanchot et Dionys Mascolo en passant par Georges Perec, Gilles Deleuze et Jean-Luc Nancy) aura largement et puissamment insisté sur la commune identité générique liant, par-delà le différentiel radical des positions politiques séparant les victimes des bourreaux, tous les êtres humains. L’os brisé, le squelette ratatiné, les muscles froissés, la chair martyrisée, la peau pourrie, le corps violenté : toute cette boue organique et corporelle présente l’irréductible matériau dont nous sommes sans exception faits. Et la brutalité de la survie est le terrible et élémentaire rappel de notre commune identité générique, de notre qualité tout à la fois et communément ontologique et biologique d’être humain : « La mise en question de la qualité d'homme provoque une revendication presque biologique d'appartenance à l'espèce humaine » pouvait ainsi affirmer Robert Antelme dans son avant-propose à L'Espèce humaine (éd. Gallimard-coll. « Tel », 1957, p. 11).

 

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L’inhumanité de ces hommes torturant d’autres hommes (et Mohammed est torturé dans les prisons cachées dans toute l’Europe de l’Est, Russie ou Pologne, par l’armée étasunienne), comme l’inhumanité de ces autres hommes déchus de l’existence car tombés dans la vie animale et le temps minimal propres à la survie – ce pur présent incapable de se fondre en durée et de constituer l’étagement d’une temporalité – induisent d’affronter et de côtoyer la plus extrême bordure de notre humanité avant son mortel évanouissement (et Mohammed victime d’une chasse à l’homme, à l'instar du héros de Man Hunt en 1941 de Fritz Lang comme de celui de No Country For Old Men en 2007 de Joel et Ethan Coen, et traqué comme une bête par ses poursuivants, en devient littéralement une). Et ce que nous accordons au narrateur de L’Espèce humaine doit en conséquence l’être à destination du héros de Essential Killing en vertu du caractère empathique de la liaison établie cinématographiquement entre le personnage et le spectateur. L'empathie (ou « intropathie ») désigne, selon Edmund Husserl, le fait d'éprouver un sentiment qui fait pénétrer dans la compréhension même de ce que à quoi il se rapporte, et qui concerne la constitution du sens d'autrui pour chaque ego individuel : autrement dit, l'ouverture de chaque milieu intentionnel sur un champ intersubjectif où existent d'autres ego est ce qui rend possible l'être transcendantal du monde, ce qui rend possible le monde même des êtres humains (cf. Jacques English, Le Vocabulaire de Husserl, éd. Ellipses, 2002, pp. 36-46). Alors l’empathie, qui ne signifie pas l’adhésion totale ou la fusion identitaire, est cet acte éthique qui, en appréhendant une subjectivité différente sur le mode intersubjectif de la semblance et de la compréhension, peut tout à la fois rompre avec la glace de la morale manichéenne (même si Mohammed tue aussi sans sommation des soldats, même s'il assassine aussi des civils russes ou polonais, dont l’un horriblement, un bûcheron dont il se sert contre lui de sa tronçonneuse). Comme elle peut briser la glace du consensus moraliste contemporain selon lequel la figure idéologique de l’ennemi, cet autre haï parce qu’il est censé s’attaquer au même de notre identité occidentale, n’aurait droit qu’à l’exclusion définitive du champ de l'intersubjectivité, et partant du genre humain. Cette suspension du jugement afin de libérer le regard et de s'émanciper des anciennes positions devenues dès lors éthiquement et politiquement intenables, cette mise hors circuit (Ausschaltung) ou entre parenthèses (Einklammerung) induisant une altération radicale d'attitude, c'est ce que Edmund Husserl inspiré par la philosophie sceptique grecque, appelait « époqué » (in La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, éd. Gallimard, 1976, p. 271). N’est-ce pas Alain Cavalier qui, capable de cette même suspension « époquale », affirmait aussi dans Le Filmeur (2005) que la question que lui posait les auteurs des attentats du 11 septembre 2001 n’était pas de savoir quelle était la violence qui nourrissait leur action à eux, mais bel et bien quelle était la violence obscurément enfouie en lui et que pareilles déflagrations venaient virtuellement rappeler ? La perspective phénoménologique promue par Jerzy Skolimowski équivaut alors à permettre au spectateur occidental de faire l'épreuve d'un semblable mouvement d'« époqué », soit de passer par-dessus toute forme de prévention moralisatrice, de faire le mur des représentations collectives, culturelles et idéologiques le séparant de la représentation médiatique et consensuelle régissant ici pour mieux la figer la figure du taliban, et par conséquent de réussir cette épreuve symbolique de saut en hauteur afin de reconnaître en Mohammed un autre soi-même barbarisé (et dont la barbarisation éprouvée par nous par le biais de l'empathie devient alors insupportable), un frère humain, trop humain dont la douleur ne peut pas ne pas devenir partageable universellement (« transcendantalement » aurait encore dit Edmund Husserl). « Et le monde ne m'épargne pas... Il n'y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois pas assassiné » (Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient, cité par Frantz Fanon, Les Damnés de l'impérialisme, op. cit., p. 120). 

3/ Le viol de l'état d'exception et la vie nue profanée :

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La plupart des films de Jerzy Skolimowski sont électrisés par les motifs de la fébrilité, de l’inadaptation, et de la précarité. Qu’il s’agisse de films d’inspiration autobiographique, comme son premier long métrage (après la co-écriture du scénario du premier film de Roman Polanski, Le Couteau dans l’eau en 1962) intitulé Signes particuliers : néant (1964) dans lequel le cinéaste interprète le rôle récurrent d’Andrzej Leszezyc cette fois-ci à la veille de son départ pour le service militaire, ou bien Walkover (1965) qui est la suite du film précédent narrant la participation du héros à un combat de boxe cette fois-là, ou bien encore Success Is The Best Revenge (1984) tourné à Londres (ajoutons à la liste de films consacrés à l’adolescence, âge idéal en terme de fébrile inadaptation, le belge Le Départ avec Jean-Pierre Léaud en 1967 et l’anglais Deep End en 1970). Qu’il s’agisse de films qui sont aussi des adaptations littéraires ou des reconstitutions historiques, à l’exemple de Roi, dame, valet (1972) tourné aux Etats-Unis d’après Vladimir Nabokov, Le Cri du sorcier (1978) tourné en Angleterre d’après une nouvelle de Robert Graves, Les Eaux printanières (1989) d’après Ivan Tourgueniev ainsi que Ferdydurke (1991) d’après Witold Gombrowicz, un film qui a permis au cinéaste de revenir tourner dans son pays d’origine. Qu’ils proposent encore des allégories politiques émancipées de toute obligation de réalisme représentatif et narratif comme cela était le cas avec l’onirique La Barrière (1966) et puis surtout le baroque Haut les mains (démarré en 1967 en Pologne, achevé en 1981 en Allemagne de l’ouest avec un prologue tourné au Liban, ce film censuré a signifié le début de l’exil du cinéaste). Ou bien qu’ils manifestent enfin le regain d’un geste cinématographique profondément jazz et syncopé (entre les saccades des genres, les fugues des lieux de tournage, les longues pauses ou silences entre les films, entre 1972 et 1978 ou entre 1991 et 2007, et les apparitions dans les films des autres, avec pour dernier exemple en date l'oncle raciste de l'héroïne du film Les Promesses de l’ombre en 2007 de David Cronenberg), comme le prouvent le tragicomique et heurté Quatre nuits avec Anna (2007) et donc le sauvage et furibard Essential Killing qui a légitimement renversé le jury de la Mostra de Venise (le film y a reçu le Prix spécial du Jury ainsi que le Prix de la meilleure interprétation masculine). Mais c’est probablement avec son nouveau film que Jerzy Skolimowski, âgé cette année de 73 ans, atteint au plus haut degré – incisif, haletant, coupant – de son art. Exemplairement, Mohammed souffre de la plus grande précarité ou de la plus grande inadaptation, deux fois victime de la guerre impérialiste que mène en Afghanistan les Etats-Unis, la première fois en étant le prisonnier torturé de l’armée occupante, et la seconde fois en tentant d’en réchapper en fuyant dans un milieu naturel plus qu’hostile. Sommes-nous sur la frontière reliant l’Afghanistan à la Russie ? Mohammed a-t-il été transféré dans une prison polonaise (ce qu’une anecdote racontée dans plusieurs entretiens par le réalisateur laisserait supposer – cf. Cahiers du cinéma, n°666, avril 2011, p. 23-27) ?

 

Dans tous les cas, il s’agit de déambuler le long de la frontière séparant-partageant l’humain du non-humain sur le mode de ce que Maurice Merleau-Ponty appelait « chiasme », ce concept permettant de penser « le dedans et le dehors articulés l'un à l'autre » (Le Visible et l'invisible, ibid., p. 316), comme de radicaliser aussi la notion d'empathie par l'insistance sur l'entrelacement – l' « entrelacs » dirait encore le philosophe afin de préciser la notion déjà rencontrée ici de « chiasme » – des rapports entre moi et autrui (« L'agression est aussi masochisme : c'est moi que je poursuis en autrui, c'est autrui que je poursuis en moi », Notes de cours – 1959-1961, éd. Gallimard, 1996, p. 153 ). Le sentiment de la plus extrême extranéité, de la plus intense « exterritorialité » (Siegfried Kracauer) éprouvée par un « homme sans monde » (Günther Anders) arraché à son monde social et culturel et jeté dans le monde inconnu de l’incarcération militaire puis de l’hiver forestier et montagneux, est donc symboliquement offert en partage au spectateur embarqué – embedded – et dont l'embarquement équivalant à un attachement empathique à l’encontre de celui qui essaie de se maintenir à la lisière de l’animal en gardant le cap de l’humain participe justement à ne pas l’exclure de notre humanité commune. Comme l'écrivit Jean Améry, « Celui qui a été soumis à la torture est désormais incapable de se sentir chez soi dans le monde (…) La confiance dans le monde qu'ébranle déjà le premier coup reçu et que la torture finit d'éteindre est irrécupérable » (in Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l'insurmontable, éd. Actes sud, 1995, p. 79). C'est d'ailleurs toute l'intelligence du cinéaste que d'avoir esthétiquement investi la situation paradoxale selon laquelle l'homme torturé et barbarisé perd symboliquement le sentiment d'appartenir au monde, en même temps que son rapport élémentaire au réel est surdéterminé par une hypersensibilité qui l'enferme encore plus dans une situation proprement intolérable.On a précédemment souligné l’investissement de l’acteur étasunien dans l’incarnation de la figure abstraite idéologiquement désignée comme l’ennemi par la propagande occidentale. On devra également ajouté que la première partie du film située dans un désert crevassé a été tournée en Israël, que la partie intermédiaire dans les geôles étasuniennes a été tournée dans les studios polonais, et que la dernière partie a enfin été tournée dans les forêts de Norvège. Les agencements territoriaux créateurs d'une géographie heurtée et mouvementée participent aussi à ce que le film puisse universaliser son récit.

 

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Après la question de l’empathie concernant la relation entre le personnage et son spectateur, de l'« époqué » dont ce dernier doit en conséquence être capable au nom de l'intersubjectivité assurant l'unité humaine, et la question de l’incarnation reliant le personnage à son interprète, toutes formes relationnelles s’établissant par-delà l’abîme des divisions ou coupures existantes, on arrive ici à la quatrième formulation du processus d’universalisation que Essential Killing impulse esthétiquement à l’encontre des processus de barbarisation et de bestialisation dont Mohammed est diégétiquement la victime. Il faut alors comprendre, par-delà syncopes narratives et saccades filmiques, saturations auditives et hallucinations visuelles, la logique dialectique qui anime un film montrant comment l’ennemi combattu sur le terrain de la guerre contre la barbarie qu’il est censé du point de vue occidental représenter déchoit humainement au rang de bête traquée et contrainte de survivre dans un milieu hérissé de conifères et grêlé de crevasses où règnent les animaux, sangliers, daims, cerfs, biches, chiens, fourmis et végétaux empoisonnés (l'expérience vécue par Mohammed ressemble alors beaucoup à celle du personnage de Dieter Dengler dont la survie dans la jungle vietnamienne a inspiré à Werner Herzog le documentaire Little Dieter needs to fly en 1997 ainsi que la fiction Rescue Dawn en 2007). Arraché du monde de l’existence humaine pour être jeté dans l’immonde de la survie animale où une fourmilière apparaît comme un possible réservoir de nourriture, et où une femme donnant le sein à son enfant s’expose moins à l’élan pulsionnel du viol qu’à celui, plus archaïque encore, de l’irrépressible envie de lait dont est forcément gros l’autre sein disponible. Et si, du point de vue de la femme terrassée par un homme hirsute sorti d’on ne sait quelle tanière, cet assaut équivaut légitimement à un viol entraînant l’évanouissement de la conscience – cette « aphanisis » dont parlait Jacques Lacan –, Mohammed connaît une nouvelle situation d'humiliation (on a reconnu dans une de ses visions issues de son mondé vécu l'image de sa compagne et leur enfant auxquels il a dû forcément penser face à cette paysanne donnant le sein) qui s'ajoute à toutes les humiliations précédemment accumulées, lui qui ne cesse pas d'éprouver au plus profond de son corps la violence de « l’état d’exception qui est devenu la règle » comme le dirait Giorgio Agamben (in Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, éd. Seuil-coll. « L'ordre philosophique », 1997).

 

A l’intersection des philosophies spécifiques de Walter Benjamin, Hannah Arendt et Michel Foucault, Giorgio Agamben explique que le monde occidental a toujours compris son geste politique sous l’angle « biopolitique » pour lequel la sphère juridique assurant à la vie d’être soutenue par des droits (soit une existence proprement humaine, autrement dit une vie digne) s’est toujours constituée en relation étroite avec le cercle infernal (dantesque, aurait-on alors envie de dire) plus large du non-droit où Bios, l’existence soutenue juridiquement, n’est plus que Zoé, « vie nue » vouée à la déréliction et au meurtre. C’est pourquoi le philosophe peut affirmer que « le camp est le nomos de notre modernité », d’Auschwitz à Guantanamo en passant par le camp de rétention des sociétés occidentales en proie à la fébrile gestion des flux migratoires, que l’exception de la vie précaire et nue est la règle de nos existences protégées par le cercle du droit – pour autant qu’il demeure inclusif puisque nous savons désormais que ce cercle est également exclusif. « Dans sa forme extrême, le corps biopolitique de l'Occident (cette ultime incarnation de la vie de l'homo sacer) se présente, en fait, comme un seuil d'indifférence absolue entre droit et fait, norme et vie biologique (…) Toute tentative de repenser l'espace politique de l'Occident doit se fonder sur la claire conscience que, de la distinction classique entre zoé et bios, vie privée et existence politique, entre l'homme comme simple être vivant, qui a pour lieu propre la domus, et l'homme comme sujet politique, dont la demeure est la cité, nous ne savons plus rien » affirme Giorgio Agamben (in Homo sacer, op.cit., pp. 201-202). Et c'est bien précisément à cet endroit qu’a été projeté Mohammed, homo sacer grâce à qui nous expérimentons l’empathie autorisant la suspension de nos jugements habituels comme d’éprouver cette vie précaire et déchue, cette vie anomique et nue qui est d’abord produite par un régime de (dé)figuration de l’ennemi barbarisé, qui est ensuite produite dans les geôles invisibles de la juridiction militaire étasunienne qui projette dans le monde entier le caractère exceptionnel de son fonctionnement (donc par-delà la sphère juridique internationale), et qui trouve enfin dans le milieu naturel hostile son parachèvement matériel. « L'état d'exception a même atteint aujourd'hui son plus large déploiement planétaire. L'aspect normatif du droit peut être ainsi impunément oblitéré et contredit par une violence gouvernementale qui, en ignorant à l'extérieur le droit international et en produisant à l'intérieur un état d'exception permanent, prétend cependant appliquer encore le droit » dit encore le philosophe italien (dans Etat d'exception. Homo sacer, II, 1, éd. Seuil-coll. « L'ordre philosophique », 2003, p. 146). L’ensauvagement du barbarisé (cf. Des nouvelles du front cinématographique (37) : Vénus noire d'Abdellatif Kechiche) avec lequel nous sommes malgré tout embarqués afin d’éprouver par empathie le fonds sauvage commun à l’espèce humaine, voilà ce que met en scène Jerzy Skolimowski dans un récit dont l’abord phénoménologique excède ses propres limites intrinsèques pour déboucher sur l’allégorie de la situation d’exception devenue universellement la règle, notre règle commune et sans exception. L’Afghanistan, on le trouvera donc en Scandinavie et en Palestine, dans les pays slaves et en Amérique (d'après l'audacieux montage géographique agencé par le film de Jerzy Skolimowski). L’Afghan, notre frère ennemi qui n’en demeure pas moins notre frère humain, c’est Vincent Gallo, c'est l'homo sacer des temps nouveaux et obscurs de la lutte anti-terroriste. Et cet homo sacer, c’est potentiellement nous-mêmes.

4/ Profanation de l'intouchable, consécration du profané :

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Au terme du film et comme en écho à la fin de La Grande illusion (1937) de Jean Renoir, Mohammed rencontre une fermière muette (interprétée par Emmanuelle Seigner, l'actrice qui est la compagne de Roman Polanski et dont la nationalité française prolonge l'allégorique monstration cinématographique menée tambour battant par le cinéaste du déploiement planétaire de l'état d'exception) qui va, sans mot dire, l’accueillir et lui prodiguer les quelques soins minimaux réintroduisant ainsi dans l’espace imaginaire de la fiction une humanité commune que le cinéaste reconstitue esthétiquement par le truchement de l’empathie produite par la perspective phénoménologique de son dispositif. Mais, nous l’avons aussi compris, le partage de notre commune identité générique qu’expose notre irréductible appartenance à l’espèce humaine (qui est donc à Zoé, à la vie nue, ce que le genre humain serait alors à Bios, à la vie soutenue et protégée par des droits) est mise en regard avec l’universalisation géostratégique d’un état d’exception devenu la règle de la globalisation au filtre ou au crible des intérêts de l’impérialisme occidental. La vie nue est l'irréductible fonds commun de l'espèce humaine, en même temps que la zone de non-droit où végètent et croupissent les homo sacer contemporains ne cesse pas d’enfler et de comprimer toujours plus la sphère juridique en y incluant le monde entier (en ce sens, on dira aussi du héros de Essential Killing qu'il est aussi le cousin lointain des protagonistes de certains films de Roman Polanski, Repulsion en 1964 et Le Pianiste en 2002). Les processus de barbarisation promues universellement par l’impérialisme biopolitique occidental, s’ils viennent buter sur la matière sauvage de la vie nue vécue par l’espèce humaine jetée dans la « dead zone » du non-droit, véhiculent avec eux l’intense mouvement d’une scandaleuse profanation. Si Mohammed ne dit pas un mot de tout le film, mais en revanche s’il hurle plus d’une fois, c’est pour manifester la violente régression biopolitique dans l’état d’exception, dans la vie nue où l’espèce humaine s’éprouve sur le mode de l’animalité souffrante. De faim et de froid. A corps perdu, à fleur de peau.

 

La peau écorchée, le ventre noué et troué, l’épiderme électrisée par la peur et vrillée par l'hiver : autrement dit, le corps violé. Le viol était déjà l’obscur motif de Quatre nuits avec Anna où le rapport entre un homme et une femme était médiatisé à l’aune du viol vécu par la seconde et perçu par le premier qui avait été lui-même violé quelques années auparavant (insolite forme de reconnaissance dont on reconnaît la réminiscence formelle dans la séquence entre Mohammed et la paysanne donnant le sein à son enfant, puis dans celle de la fermière muette valant pour rédimer la précédente). Il l’est à nouveau pour Essential Killing qui radicalise la question du viol en l’indexant sur un monstrueux principe de généralisation biopolitique. C’est que l’approche phénoménologique, dialectiquement déterminée par la perspective biopolitique pour laquelle l’autre est l’ennemi barbarisé et jeté dans l'anomie de la zoé, rend compte de l’hypersensibilité d’un corps autant traversé par les ondes dégagées par l'ingénierie propre aux appareils militaires étasuniens (les hélicoptères, les prisons) qu’il est électrisé par les flux (de chien, de froid, de bois) produits par le milieu naturel environnant. Le barbare est violé par les appareils de la guerre, le sauvage l’est par des pressions naturelles qui prolongent et parachèvent la bestialisation dont il est l’objet. Sauf que le point ultime de la profanation éprouvée par le personnage, c’est le fait qu’il devienne littéralement intouchable. Le mutique Mohammed hurle lorsque la muette fermière tente de nettoyer la plaie qui coule, purulente, de son ventre. Profané, intouchable : parce que l’Afghan prend soudain des allures christiques et que l’héroïne (dont le prénom, donné comme celui de Mohammed lors du générique-fin, est Margaret) en conséquence prend les traits d'une Marie-Madeleine occasionnelle, l’homo sacer est devenu sacré. Il est celui qui peut alors dire, à l’instar du Christ ressuscité s’adressant selon l’Evangile de Jean le dimanche de Pâques à Marie-Madeleine, « Noli me tangere » : « Que personne ne me touche » (Cf. Jean-Luc Nancy, Noli me tangere. Essai sur la levée du corps, éd. Bayard, 2003). La vigueur haptique du montage des inserts déterminée par la perspective phénoménologique et la pratique de la peinture par un cinéaste visiblement influencé par l’expressionnisme abstrait (Le Cri du sorcier, The Shout en version originale, citait pour sa part Francis Bacon), la fulgurance quasi-pugilistique des raccords, la blessure ouverte dans le ventre du héros dont on ignore la provenance exacte, ainsi que sa volatilisation littérale (bressonienne – le cinéma haptique de Robert Bresson étant explicitement au cœur de Quatre nuits avec Anna) dans l’intervalle séparant les deux derniers plans du film (au moment où Mohammed, emmené au loin par un cheval de fortune, vomit du sang sur le flanc blanc de sa monture) instruisent in fine la conversion ultime et sublime du profané – littéralement sa consécration pourtant puisée dans la vile matière de la vie nue qui aurait dû empêcher pareil mouvement d'élévation et de sublimation (cf. Des nouvelles du front cinématographique (7) : Toto qui vécut deux fois).

 

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Un condamné à l’état d’exception s’est échappé, et cette victoire distingue Essential Killing des récents Indigène d’Eurasie (2010) de Sharunas Bartas et My Joy (2010) de Sergueï Loznitsa, deux autres contes rejouant lointainement la partition de The Night of the Hunter (1955) de Charles Laughton, et portant surtout sur les formes contemporaines d'un mal radical vouant l’existence humaine dans la fange de l’animale vie anomique et nue (cf. Des nouvelles du front cinématographique (39) : Le mal radical au cinéma). Mais cette victoire rapprocherait aussi le film de Jerzy Skolimowski de Hunger (2008) de Steve McQueen qui met également en scène un autre condamné à l’état d’exception (l’irlandais Bobby Sands) ayant réussi à convertir la profanation des corps en consécration politique. C'est donc là le sens profond de la machine de guerre esthétique de Jerzy Skolimowski : l’extension mondiale de la biopolitique occidentale et de la règle universelle de son état d’exception vient buter sur la singulière consécration de l’altérité profanée, sublimée en intouchable combattant de notre commune généricité. Sauvage innocence, résumerait-on en citant le titre d'un beau film tourné en 2001 par Philippe Garrel lui-même inspiré du titre (The Savage Innocents Les Dents du diable en français) d'un autre beau film tourné en 1959 par Nicholas Ray dans les glaces du pôle nord. L’icône saigne, et son retour messianique annoncerait la fin des temps biopolitiques dont le cinéaste polonais serait aujourd’hui le prophète un peu fou, certes halluciné, mais tellement convaincant. « Nous ne pouvons plus supporter qu'on nous touche, nous nous sentons sacrés (…) C'est-à-dire avoir reconquis d'un coup un pouvoir que personne n'a le droit d'imiter » (Robert Antelme, ibid., p. 319).

 

Vendredi 15 avril 2011

 

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