Des nouvelles du front cinématographique (57) : Malaise dans la société étasunienne (III)

"Nashville" (1975) de Robert Altman

The Show Must Go on

Les films réalisés par Robert Altman ont souvent ressemblé à des coupes transversales opérées sur des mondes sociaux qui, parce qu’ils sont étudiés pour eux-mêmes, demanderaient à la fiction de ne rien faire d’autre que de se dissoudre a priori dans une dynamique narrative générale à la croisée de la balade pointilliste et du constat pointilleux. Ainsi, on ne trouvera pas chez ce cinéaste décédé en 2006, par ailleurs un homme aussi sourcilleux que sardonique dont la causticité pouvait souvent virer au cynisme à l’encontre de ses pauvres créatures, de grand récit héroïque riche en rebondissements dramatiques, mais une préférence accordée à la coexistence narrative de fragments brassés en souples et onduleuses combinaisons de mouvements physiques (les travellings latéraux) et optiques (les zooms).

 

 

Des mots, des gestes, des motifs (un rire, une chanson) autorisent ainsi une fluidité des raccords dans le mouvement afin de rendre manifeste une esthétique qui opère par flux et balayage, qui fonctionne en coulée et brassée, qui balance constamment tel un ostinato entre décadrages et recadrages. Le régime fictionnel ne relève alors pas ici, comme c’était le cas avec le cinéma classique hollywoodien et comme cela continue à l’être à l’époque contemporaine de son académisation, d’un enchaînement logique de causes et d’effets résultant de l’action volontaire de personnages alors identifiés au sein d’un espace diégétique positionnel fortement différencié et hiérarchisé. Ce n’est donc pas, dans les films les plus représentatifs de la manière cinématographique de Robert Altman, à la fiction d’indexer à ses traditionnels besoins symboliques et téléologiques des formes narratives particulières qu’elle surdéterminerait en ultime instance pour en arrêter le sens rétrospectif.

 

 

Mais c’est bien plutôt à elle de se fondre et se dissoudre dans un éparpillement narratif déterminé par la dynamique intrinsèque au monde social étudié. Un monde notamment observé dans la simultanéité temporelle de ses espaces contigus, et dont la saisie quasi-ethnographique ne peut alors s’effectuer que sur le mode phénoménologique de la fragmentation. A l’image de la sphère infinie chère à Pascal dont le centre est partout et la circonférence nulle part, la fiction est partout et nulle part dans la partie la plus significative de l’œuvre du cinéaste étasunien qui se présente donc sous la forme de balades nonchalantes glissant le long des surfaces propres à des mondes sociaux différenciés.

 

 

Ce qui induit un régime narratif moins hiérarchique qu’anarchiste, moins centralisé qu’éclaté, moins compact et unilinéaire que fuyant et fourmillant. Comme si le cinéaste filmait avec le regard d'un autre que lui qui serait le documentariste ses propres mises en scènes. Comme si le filmage au téléobjectif et en plan large, ainsi que la relative improvisation des acteurs induisaient un relâchement des obligations actorales et fictionnelles habituelles, tout cela au nom d’une perspective télescopique, et partant d’une vision macroscopique.

 

 

Ce goût pour s’attarder dans les bordures éloignées de ses propres mises en scène s’explique, au-delà d’une volonté moderniste de distanciation, parce que le cinéaste a pu bénéficier, bien avant de tourner des fictions hollywoodiennes, d’une riche expérience accumulée dans le cinéma documentaire (six films entre 1951 et 1957) puis pour la télévision (entre 1955 et 1965). Toutes choses qui lui ont permis de s’habituer aux techniques de filmage « live » avec plusieurs caméras et de la prise de son à la fois directe et multi-piste (grâce aux microphones portatifs).

 

 

Toutes choses égales par ailleurs, Robert Altman représenterait alors aux États-Unis l’équivalent structural dans le domaine de la fiction de ce que Frederick Wiseman représente pour le cinéma documentaire, à savoir des cinéastes du multiple. Plus précisément des artistes à l’ambition cosmologique parce qu’attentifs à la multiplicité des mondes. Car filmer un monde social, c’est filmer l’interdépendance de ses habitants, la multiplicité de leurs interrelations communes, mais aussi le caractère concurrentiel de leurs rapports mutuels. C’est aussi filmer la multiplicité de ses formes sociales et des manifestations sensibles qui les accompagnent. C’est également filmer la multiplicité alvéolaire des espaces que ce monde abrite, et des institutions érigées en son sein afin d’assurer sa légitimité ainsi que sa reproduction.

 

 

Filmer un monde, c’est encore rendre manifeste le pouvoir symbolique des normes et des valeurs établies qui déterminent et motivent la hiérarchie des activités particulières qu’il contient.

 

 

Filmer un monde social différencié, c’est enfin rendre visible et audible une double illusion collectivement partagée à la base de sa différence spécifique et de la croyance commune en celle-ci, autrement dit l’illusion de sa nécessité absolue comme de son autonomie totale, alors que celle-ci ne cesse jamais d’être relative comme le montre par ailleurs toute la sociologie de Pierre Bourdieu (on préférera pour notre part parler de « monde » comme le faisait le sociologue étasunien Howard Becker plutôt que de « champ » à l’instar de Pierre Bourdieu).

 

 

Parfois, les mondes chez Robert Altman peuvent alors se mettre à ressembler dangereusement aux monades chères à Leibniz qui parlaient pour l’âme d’unités sans fenêtre, quand la double illusion collective fonctionnant à plein pour les personnages peut parfois finir par intégrer le point de vue d’un cinéaste alors oublieux, malgré le ton sarcastique, de l’existence d’un dehors au théâtre social qu’il met en scène. La cosmologie altmanienne frôle toujours un peu le risque de la monadologie.

 

 

Pour le meilleur, l’esthétique altmanienne combinerait alors l’attention documentaire pour l’homogénéité du monde filmé et la mise en crise fictionnelle de la croyance collective dans ses valeurs, sa nécessité, et son autonomie. Le tour des genres accompli par le cinéaste notamment durant les années 1970, la décennie du « Nouvel Hollywood » (Peter Biskind) dont il aura été l’un des hérauts à une époque de profonde crise sociale, économique et symbolique aux États-Unis, aura ainsi favorisé la relecture hétérodoxe et critique des mythologies hollywoodiennes et plus généralement étasuniennes (ce que nous appelons ici à la suite de Gramsci l’« américanisme »).

1/ Un monde social qui tourne en rond : le Grand Ole Opry de Nashville

Avec Nashville (1975) qui représente pour son auteur ce que Phantom Of The Paradise réalisé la même année vaut pour Brian de Palma par rapport à l'industrie de la musique pop, Robert Altman propose une balade dans la capitale étasunienne de la chanson country, précisément ici lors de ce grand rendez-vous hebdomadaire et médiatique qu’est le Grand Ole Opry. Le film prolonge ainsi magistralement la dynamique instituée avec M.A.S.H. (1970) qui, croquant les activités de son groupe de carabins cyniques et hédonistes agissant en pleine guerre de Corée, proposait ainsi l’allégorie explicite du consumérisme étasunien alors projeté en pleine guerre du Vietnam.

 

 

Cette même dynamique propre à l’œuvre cinématographique de Robert Altman sera parachevée avec tant d’autres films, par exemple Buffalo Bill And The Indians, Or Sitting Bull’s History Lesson (1976) qui succède logiquement à Nashville en s’appuyant sur la mémoire critique des numéros du cirque Wild West Show dirigé en 1885 par le marchand de mythologies westerniennes William F. Cody alors surnommé Buffalo Bill. Suit A Wedding (1978) avec sa grande et fastueuse cérémonie de mariage entre deux familles différemment bourgeoises (l’une héritière et l’autre parvenue) et communément intéressées à cette alliance. L’échec commercial de ce film assez renoirien en un certain sens (celui de la multiplicité égalitaire des personnages), ainsi que de l’adaptation pour les studios Disney du dessin animé Popeye (1980) qui poursuit le rêve altmanien d’une grande comédie musicale déjà virtuellement avancé dans Nashville, entraîneront le cinéaste à revoir sa propre méthode.

 

 

Cette révision est évidemment contemporaine de la fin historique du « Nouvel Hollywood » dont la parenthèse enchantée se referme alors avec la reprise en main financière des studios hollywoodiens par les multinationales de la communication et du divertissement dont le cinéaste n’avait par ailleurs jamais cessé de moquer les intentions idéologiques. C’est pourquoi les années 1980 apparaissent rétrospectivement comme une réorientation dans sa carrière qui durera toute la décennie, et qui le verra partir de Los Angeles pour venir travailler principalement à New York, pour le théâtre à Broadway, l'opéra et pour la télévision avec laquelle il a décidé alors de renouer.

 

 

Les projets apparaissent plus mineurs et modestes, largement imprégnés de théâtre (Streamers en 1983, The Laundromat tourné en France en 1985), encore que la virulence politique peut continuer à s’exercer par le biais de ces entreprises insolites que sont Secret Honor (1984) sur la solitude paranoïaque de Richard Nixon, ainsi que les dix épisodes de la série télévisée Tanner’88 portant sur la campagne électorale au moment des élections présidentielles de 1988. The Player (1992) marque le grand retour hollywoodien de Robert Altman, en même temps que le film se présente comme une satire pirandellienne de l’industrie du cinéma à laquelle a participé tout le gratin actoral de l’époque.

 

 

Le portrait kaléidoscopique des « classes moyennes à la dérive » (Louis Chauvel) résidant dans le Los Angeles de Short Cuts (1993) d’après un original agencement de nouvelles de l’écrivain Raymond Carver constitue probablement l’aboutissement de la manière esthétique de Robert Altman : considéré comme son chef-d’œuvre, le film a été justement récompensé par un Lion d’or à Venise et influencera un réalisateur comme Paul Thomas Anderson (particulièrement avec Magnolia en 2000). Suivent le superficiel Prêt-à-Porter (1995) sur le tout petit monde transnational de la mode, Kansas City (1996) consacré à la capitale du jazz à l’époque de l’enfance du cinéaste (qui est né en 1925), Cookie’s Fortune (1999) avec sa communauté désœuvrée de la sudiste Holly Springs situé dans le Mississippi, Dr. T. And The Women (2000) et son portrait mineur et acide de la bourgeoise texane à Dallas, et Gosford Park (2001) avec son ambitieux portrait à la soude caustique de la haute société anglaise de 1932.

 

 

A l’instar de Frederick Wiseman qui s’est intéressé à deux reprises jusqu’à présent au monde de la danse (avec Ballet en 1995 sur l’American Ballet Theater de New York et La Danse. Le Ballet de l’Opéra de Paris en 2009), Robert Altman a filmé avec The Company (2003) la compagnie de danse Joffrey Ballet de Chicago avec l'actrice Neve Campbell, une danseuse classique qui a été à l’initiative du projet. Enfin, avec A Prairie Home Companion (intitulé en français The Last Show !), il s’est agi avec cet ultime film réalisé en 2005, comme en miroir de Nashville réalisé trente ans auparavant mais de façon plus nostalgique que caustique, de rendre hommage à la musique country via la véritable émission radiophonique de Garrison Keillor enregistré à l’intérieur du Fitzgerald Theater de Saint Paul dans l'état du Minnesota. Toutes les fois donc où Robert Altman a réalisé des films « choraux » ou « polyphoniques » (pour employer les formules consacrées) s’ajoutant les uns aux autres comme les chapitres d’une vaste comédie humaine outre-Atlantique, il aura en réalité filmé autant de mondes sociaux qui forment une constellation de petites planètes tournant sur elles-mêmes afin de s’auto-conserver en évitant ainsi la rupture révolutionnaire.

 

 

Des mondes au sein desquels le cours des actions individuelles n’a de forme et de sens (n'a de prix, aurait-on envie de dire vu l'esprit capitaliste qui y règne) qu’en fonction du courant général offert par la ronde des rapports sociaux déterminant leur configuration circulaire.

 

 

Pas un hasard alors si certains titres, comme Nashville, Kansas City et Gosford Park désignent des noms de localités qui caractérisent les fictions les plus représentatives de la manière altmanienne en tant qu’elles s’offrent sous la forme d’exploration spatiale de lieux littéralement communs (et on verra l'importance des clichés dans la constitution symbolique de ces lieux). Pas un hasard non plus si Gosford Park s’est voulu comme le remake de La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir, mais plongé dans le bain de l’aristocratie anglaise et inscrit dans une perspective narrative issue des romans policiers d’Agatha Christie.

 

 

Car, comme pour Jean Renoir et aujourd’hui le cinéaste d’origine géorgienne Otar Iosseliani, le monde est pour Robert Altman une super-scène méta-théâtrale, l’intrication spectaculaire de petites scènes sociales emboîtées ou fonctionnant en réseaux plus ou moins denses les unes avec les autres. Pas un hasard enfin, s’agissant des deux derniers longs métrages du cinéaste, si A Prairie Home Companion succède à The Company, ces titres indiquant le goût altmanien pour le collectif, compagnies, collectivités et autres communautés. Enfin, Short Cuts aura pour sa part nommé l’aspect fragmentaire, pointilliste et kaléidoscopique propre à un geste esthétique dont le souci consiste dans la saisie de la myriade de manifestations appartenant à un monde particulier.

 

 

Alors que règne aux États-Unis un individualisme forcené imposé par l’idéologie libérale de l’égalité des chances ou des possibles entraperçue par Tocqueville, Robert Altman aura été ce cinéaste ayant su réintroduire sur le plan des représentations de la démocratie américaniste un matérialisme des rapports sociaux arrimant les individus aux flots et flux collectifs. Le cinéaste aura donc été cet artiste durkheimien, partisan d’une vision « holiste » (Louis Dumont) pour qui les parties doivent être subordonnées au tout, pour qui le tout social enveloppe les parties individuelles dont il représente moins la somme que la forme supérieure de détermination.

 

 

Exemplairement dans Nashville qui montre durant quasiment 160 minutes l’effervescence sociale dans la capitale de l’état du Tennessee au moment du grand rendez-vous hebdomadaire représenté par le Grand Ole Opry, cette institution qui offre depuis le milieu des années 1920 à la scène musicale locale un écho radiophonique assurant le prolongement médiatique d’une industrie culturelle alors balbutiante. Si c’est à partir des années 1960 que la sudiste Nashville devient le deuxième centre de production musicale des États-Unis après New York (en 2006, ce sont six milliards de dollars de recettes et 20.000 personnes salariées), c’est en 1927 que la salle de spectacle accueillant le Barn Dance Show diffusé toutes les semaines par la radio WSM devient le Grand Ole Opry dont la popularité (radiophonique puis télévisuelle) n’a depuis jamais cessé de croître.

 

 

Elvis Presley y fit d’ailleurs sa toute première apparition en 1954, deux ans après que Hank Williams, un des plus grands chanteurs et compositeurs de musique country,en fut licencié en raison de son alcoolisme (sa vie a d’ailleurs inspiré le personnage de Red Stovall interprété par Clint Eastwood dans son film Honkytonk Man en 1982 tourné aussi à Nashville). Après plusieurs déménagements, le Grand Ole Opry s’installe en 1974 dans un nouveau bâtiment construit à cette occasion, pouvant accueillir plus de 4.000 personnes, et proposant également un parc d’attractions appelé Opryland USA qui sera détruit en 1997.

 

 

Dans le Nashville revisité par le film éponyme de Robert Altman tourné à l'époque du grand déménagement, 24 personnages se croiseront pendant toute la durée (48 heures) du Grand Ole Opry. Parmi eux, la chanteuse Connie White (Karen Black) voudra profiter de l’accident de voiture de sa grande rivale Barbara Jean (Ronee Blakley, elle-même véritable chanteuse country dont le personnage s'inspire d'une autre chanteuse, Loretta Lynn) pour lui voler la vedette pendant l’événement.

 

 

Pendant ce temps, le roi de la country Haven Hamilton (Henry Gibson) accompagné de sa reine la catholique Lady Pearl (Barbara Baxley) sera approché, ainsi qu’un jeune trio folk composé de Bill (Allan F. Nichols), Mary (Cristina Raines) et Tom (Keith Carradine), par John Triplette (Michael Murphy), le représentant des intérêts politiques de Hal Philipp Walker, futur candidat aux élections présidentielles qui fait sa promotion durant le Grand Ole Opry et dont on ne verra jamais le visage. Ainsi d’ailleurs que celui de la tante mourante de la dégingandée L.A. Joan (Shelley Duvall découverte par le cinéaste en 1970), une hippie venue de Californie sur invitation de son oncle M. Green (Keenan Wynn) et qui change aussi rapidement de perruques que de copains, parmi eux Bud Hamilton (Dave Peel) qui est l'héritier putatif du roi local de la country (mais à regret seulement sur le plan des affaires), ainsi qu’un mutique conducteur de chopper et magicien à ses heures (Jeff Goldblum).

 

 

On remarque d’autres personnages mutiques, d’abord Glenn Kelly (Scott Glenn), un jeune marine revenu du Vietnam qui ne cesse de vouloir approcher Barbara Jean parce que la mère du héros lui aurait, dit-il, sauvé la vie au moment de son accident, et puis un autre garçon introverti, Kenny Frasier (David Hayward), muni d’un étui à violon qui louera une chambre chez l’oncle de L.A. Joan parce qu'il cherche en fait à assassiner la chanteuse.

 

 

On croisera encore Opal (Géraldine Chaplin), une journaliste anglaise envoyée par la BBC qui tente malgré les clichés voilant ses perceptions de suivre le Grand Ole Opry en ratant d'ailleurs tout de la tentative d’assassinat, et Linnea Reese (Lily Tomlin) qui est la mère deux enfants sourds et l’épouse dévouée de l’avocat Delbert Reese (Ned Beatty), mais qui succombera malgré tout au charme du tombeur Tom.

 

 

On croisera enfin deux apprenties chanteuses dont l’une, Sueleen Gay (Gwen Wells), échouera à rendre crédible sa passion pendant que l’autre, Albuquerque (Barbara Harris), profitera de l’attentat commis contre Barbara Jean à peine sortie de l’hôpital pour sauter sur l’occasion d’un vide musical à combler afin que le spectacle puisse continuer. Dans les interstices de la fiction, apparaîtront dans leur propre rôle respectivement Jonnie Barnett et Vassar Clements, les Misty Mountain Boys et Sue Barton, Julie Christie et Elliott Gould (ce dernier étant par ailleurs un acteur récurrent chez Robert Altman).

 

 

Quant aux 27 chansons qui scandent toute la durée du film, elles ne sont pas des standards country comme on aurait pu s'y attendre, mais ont été pour la plupart composées entre autres par le superviseur musical du film, Richard Baskin (qui joue le pianiste Frog houspillé par Haven Hamilton en début de film), Ronee Blakeley et Keith Carradine (auteur de I'm Easy qui reçut un Oscar), et chantées en « live » par les actrices et les acteurs interprétant les chanteuses et les chanteurs de la fiction.

 

 

Il ne s'est donc pas seulement agi chez ce cinéaste de mettre en scène des collectifs de fiction, mais bien aussi de les faire advenir dans la réalité de la production du film. Si les films de Robert Altman ont souvent ressemblé à des plats de spaghetti à force de multiplier les personnages, les pistes et les fils narratifs entrecroisés les uns avec les autres, l’intrication ou l’entremêlement entre avant-plans fictionnels et arrière-plans documentaires n’aura peut-être jamais été aussi accompli qu’avec l’épuisant Nashville (dont un premier montage de quatre heures aurait dû induire, si la Paramount avait suivi l'idée, la sortie d'un diptyque avec deux volets intitulés Nashville Blue et Nashville Red).

2/ Clichés, tubes et déchets

Robert Altman aime jouer dans ses films avec la musique de manière moderne, comme d'un instrument à la fois de distanciation et de signification, tel un commentaire indirect ou off. C'est par exemple le thème musical récurrent et constamment réinterprété dans The Long Goodbye adapté de Raymond Chandler (Le Privé en français avec Elliott Gould) en 1973 ou dans Cookie's Fortune. Ce sont aussi les trois chansons de Leonard Cohen rythmant le western McCabe & Mrs. Miller (1971). La musique comme ritournelle exprime ici la rotondité de mondes sociaux dont le rêve enfantin est de perpétuellement tourner sur eux-mêmes.

 

 

Mais il se trouve que la récurrence est aussi celle de la fiente d'oiseaux dans Brewster McCloud (1970) et des déjections canines dans Prêt-à-Porter. Les chansons country de Nashville représenteraient-elles alors l'insolite synthèse entre la fonction ritournelle identifiant le fantasme d'un monde clos sur lui-même et tournant jusqu'à la fin des temps et la fonction excrémentielle désignant la production de marchandises musicales voués à devenir les déchets d'une industrie culturelle particulièrement productive ? « L'unique et le cliché, l'incomparable et l'interchangeable, la psyché et le marché : telle pourrait donc être la grande affaire des tubes [qui] nouent, en un nœud inouï, ces qualités apparemment incompatibles que sont le banal et le singulier » écrit le philosophe Peter Szendy dans Tubes. La philosophie dans le juke-box (éd. Minuit, coll. « Paradoxe », 2008, p. 32).

 

 

Le tube country dans le film de Robert Altman représenterait alors l'homologie structurale avec les clichés débités en série par la logorrhéique Opal dont la fonction symbolique fait écho au journaliste de Amarcord (1973) de Federico Fellini, et prolonge les apparitions du conférencier de Brewster McCloud et les émissions radiophoniques de Thieves Like Us (1974), en attendant enfin la directrice de la mise en scène de la cérémonie de A Wedding interprétée par la même actrice. Tubes et clichés seraient donc des déchets, autrement dit les symptômes d'une bêtise idéologique (l'américanisme) à partir de laquelle se greffent malgré tout des affections réelles. Si le tube est un cliché musical quand le cliché lui-même est le déchet des représentations collectives, « (...) le tube est d'autant plus hospitalier à tous les spectres émotionnels qu'il leur offre un espace quelconque, déjà tant de fois visité et revisité qu'il est proprement un lieu commun » (opus cité, p. 48).

 

 

L'apologie de la « destinée manifeste » du peuple étasunien (200 Years) précédant la célébration du bicentenaire de l'indépendance du pays en 1976, la célébration de la fidélité conjugale au nom de l'élevage des enfants (For The Sake Of The Children), ou encore la valorisation de la méritocratie récompensant les efforts individuels (Keep A-Goin) sont les offrandes que Haven Hamilton fait à son public. Elles réitèrent les banales et familières injonctions nationalistes et familialistes, à une époque où justement la contestation des normes (hétéro)sexuelles dominantes et l'humiliante défaite vietnamienne fragilisent tous les conservatismes idéologiques.

 

 

Le cliché musical a beau être écorné lorsque son discours rassurant et hospitalier est confronté à ses conditions objectives de production qui par exemple autorisent le chanteur respectable à rappeler brutalement à l'ordre du respect qui lui est dû la cohorte de ses employés, techniciens et instrumentistes (c'est la première séquence de Nashville où l'on reconnaît dans un reflet Robert Altman lui-même). Il n'en demeure pas moins vrai que le tube fonctionne toujours, qu'il demeure opératoire précisément parce qu'il maintient sa capacité symbolique à indexer l'incomparable ou l'unique des existences individuelles sur la logique industrielle et commerciale déterminant la production et l'écoulement des marchandises musicales sur le marché de la production country. « (...) des clichés : ce qu'il y a de plus banal sur le marché des marchandises musicales, ce qu'il y a de plus interchangeable dans la circulation des échanges (...) » affirme le philosophe (ibidem, p. 77) qui continue en nuançant : « Et pourtant, ce dont ils paraissent le plus disposés à se charger, c'est précisément de ce qui s'est cristallisé comme une vie ou une tranche de vie : ce qui a pris forme pour devenir un, unique, une propriété à nulle autre pareille » (ibid., p. 85).

 

 

Deux exemples remarquables dans Nashville. Lorsque le trio Bill, Mary et Tom se reforme à l'occasion d'un concert donné en solo par le troisième qui invite ses deux amis à le rejoindre sur scène tout en leur faisant ainsi comprendre qu'il désire se séparer d'eux, la chanson qu'ils interprètent (Since You've Gone) paraît parfaitement devoir commenter la situation affective de la chanteuse divisée entre son mari qu'elle n'aime plus (Bill) et son amant qui ne l'aime pas (Tom).

 

 

Mieux, la chanson suivante interprétée par Tom en solo et intitulé I'm Easy est une magnifique ballade folk entre Cat Stevens et Neil Young, capable à la fois de dire l'amour universel dans lequel aimeraient se reconnaître ses trois amantes présentes dans le public (Mary comme on l'a vu, mais aussi Opal et L.A. Joan), comme de signifier l'unicité du sentiment qui semblerait relier seulement le chanteur avec Linnea Reese présente dans la salle sur l'invitation insistante de celui-ci.

 

 

La séquence suivante certes détruira la sincérité du chanteur qui se passe la bande de sa propre chanson après avoir fait l'amour avec Linnea, et qui sans attendre en appelle une autre à partir du moment où Linnea doit partir pour rejoindre le foyer conjugal. Pourtant, quel que soit le degré de bêtise du donjuanisme du chanteur folk, la force intrinsèque de la chanson demeure. Tel est le paradoxe du cliché musical donné par le tube (ici de musique country) : « l'accès à soi, au plus singulier et au plus caché de soi, passe par l'absolument quelconque. Il s'ouvre – s'il s'ouvre – dans l'expérience de la banalité, du cliché » (Peter Szendy, ibid., p. 92).

3/ Tout est politique et rien n'est politique

« Ce que nous consommons alors, ce n'est pas tel spectacle ou telle image de soi : c'est la virtualité de la succession de tous les spectacles possibles – et la certitude que la loi de succession et de découpage des programmes fera que rien ne risque d'y émerger autrement que comme spectacle et signe parmi d'autres » (Jean Baudrillard, La Société de consommation, éd. Denoël, coll. « folio essais », 1970, p. 187). Nashville démarre au quart de tour, avec sa pseudo-publicité faisant tournoyer le kaléidoscope coloré du  juke-box contenant les titres des chansons qui suivront. C'est ensuite une enfilade de spectacles, des studios où l'on enregistre des chansons à l'accueil en fanfare de Barbara Jean dont le retour triomphal après son accident est retransmis par la télévision. Il y a des caméras et des micros partout, et l'on ne sait plus très bien quels sont ceux qui appartiennent à la fiction et ceux qui soutiennent l'enregistrement du son et de l'image du film que l'on est en train de regarder.

 

 

On pense à nouveau à Jean Renoir, particulièrement à l'ouverture de La Règle du jeu (1939) avec l'arrivée médiatique de l'aviateur Jurieux à l'aéroport du Bourget. La foule des fans anticipe celle au début de The King Of Comedy (1982) de Martin Scorsese, et le personnage de Suelenn Gay celui de Rupert Pupkin, tous les deux désirant jouir du prestige de la spectacle sans avoir accumulé du crédit sur la scène. Cette foule gonfle et chahute une image étirée et anamorphosée par la Panavision, pendant que la bande sonore est saturée par la cacophonie ambiante. Un accident de voiture provoquant un embouteillage monstre sur l'autoroute reliant l'aéroport au Grand Ole Opry n'empêchera ensuite ni les journalistes de radio et de télé de continuer à peaufiner leurs reportages, ni la foule de fans de s'agglutiner auprès de leur star adorée, ni les vendeurs de fourguer leurs marchandises.

 

 

Comme Jacques Tati à l'époque de Playtime (1967) et de Trafic (1971), Robert Altman capte la multiplicité des occurrences où les promesses de circulation transitive de l'idéologie de la communication s'effondrent dans un magma bruyant dont on comprend qu'il n'est pas l'exception mais la règle de la communication moderne. « Medium Is A Message » disait à l'époque Marshall McLuhan, sauf que le message, c'est ici du déchet sonore, du bruit. La civilisation industrielle avec la société de consommation qu'elle a promue afin d'élargir la sphère de l'écoulement de ses marchandises est une civilisation de l'entropie sonore.

 

 

Et le cinéaste aura su brillamment donner à entendre le bruit de fond d'une époque engluée dans ses propres déchets industriels et sonores, musicaux et discursifs. Le déchet n'est donc pas qu'industriel, telle la séquence assez godardienne dans l'esprit montrant des empilements d'automobiles abandonnées dans un terrain vague qui représentent la conséquence logique de l'embouteillage précédemment décrit, et dont la journaliste Opal souhaiterait faire l'image de notre modernité, elle qui par ailleurs n'imagine sûrement pas que son amphigouri trouve pourtant à prolonger symboliquement un pareil environnement.

 

 

Le déchet n'est pas non plus que musical, tel le tube colportant un message politique conservateur si rassurant au moment du reflux de la séquence contestataire. C'est aussi le langage qui s'affaisse et s'ossifie dans la croissance de sa technicisation et de son industrialisation. Entre les clichés journalistiques (parfois mêmes racistes s'agissant de la description exaltée par Opal du gospel comme d'une manifestation typiquement culturelle de l'Afrique archaïque) et les clichés conservateurs des tubes de Haven Hamilton, nous trouverons les deux enfants sourds de Linnea Reese, mais aussi le mutisme de certains (celui du biker et de L.A. Joan, du marine et du jeune homme hébergé chez M. Green) et le délire verbal de Barbara Jean.

 

 

Sortie trop tôt de l'hôpital sous prétexte de rassurer ses fans, la pauvre se ridiculise sur scène, au grand désespoir de son mari et manager (Barnett joué par Allen Garfield), en débitant des anecdotes brumeuses qui trahissent la profondeur clinique de son traumatisme psychique. Mais nous trouvons également les flux propagandistes accompagnant la campagne du politicien Hal Philipp Walker dont la camionnette de promotion répand dans toute la ville les bribes électriques de ses discours perdus dans le brouhaha général. L'entropie communicationnelle jouit d'être paradoxale. En effet, parmi tous les énoncés politiques, on trouve une variante propre à l'époque contestataire du « Tout est politique » qui est noyée dans le bruit de fond en même temps qu'il va trouver dans la tentative de meurtre sur Barbara Jean abattue en plein concert par Kenny Frasier, une forme ultime d'actualisation.

 

 

Tout est politique si les stars de la country sont victimes des mêmes déflagrations de violence que les hommes politiques. Mais rien n'est politique non plus si les stars de country se substituent aux politiciens comme destinataires privilégiés du refus radical de l'ordre existant. Cette indistinction entre deux énoncés a priori contradictoires (« Tout est politique » et « Rien n'est politique ») résulte de l'ordre social dominant dévolu à la loi du spectacle : « Ce qui caractérise la société de consommation, c'est l'universalité du fait divers dans la communication de masse. Toute l'information politique, historique, culturelle est reçue sous la même forme, à la fois anodine et miraculeuse, du fait divers. Elle est toute entière actualisée, c'est-à-dire dramatisée sur le mode spectaculaire – et tout entière inactualisée, c'est-à-dire distanciée par le médium de la communication et réduite à des signes » (Jean Baudrillard, op. cit., p. 31).

 

 

Parfois, les personnages de Robert Altman ne sont dotés que d'une ou deux fonctions élémentaires (le mutisme et les tours de magie pour le biker comme issu de Easy  Rider, l'allure hippie, les perruques et les aventures sexuelles de L.A. Joan, notamment avec le premier). Mais c'est pour mieux rendre visible la structure générale qui par exemple unit le marine jouant aux anges gardiens auprès de Barbara Jean et le jeune homme qui tuera son idole, pendant que demeure dans la protection du hors-champ l'homme qui aurait normalement dû être le destinataire de l'attentat : Hal Philipp Walker. L'amoncellement d'énoncés politiques hétérogènes (taxer les revenus du patrimoine des églises d'un côté, et critiquer les impositions fiscales du gouvernement fédéral de l'autre) traduit et trahit chez ce dernier la nouvelle donne idéologique. Celle de la « fin des idéologies » (voire « la fin de l'histoire  » chère à Francis Fukuyama) conforme au néolibéralisme en passe à l'époque du film de Robert Altman de devenir dominant.

 

 

Le recours aux stars de la scène country locale exprime donc l'immixtion du politique et du culturel au nom de leur commune appartenance à l'idéologie de la consommation des biens symboliques et des spectacles. A l'inverse, la participation des stars aux spectacles politiques s'inscrit dans une démarche pragmatique illustrée en trois temps par le personnage de Haven Hamilton. D'abord, refuser l'étiquetage politique comme celui-ci l'affirme, c'est refuser les clivages qui pourraient briser la masse du public établie sur la base du consensus le plus large. Ensuite, cela ne signifie pas ne pas contribuer financièrement aux carrières politiques, et ce quelle que soit leur affiliation afin d'être sûr d'être gagnant à tous les coups. Accepter au final d'apparaître sur scène sous la bannière d'un candidat particulier, c'est consentir à un étiquetage à partir du moment où celui-ci recoupe le consensus du public. L'expression politique doit se compromettre avec le kitsch du Grand Ole Opry sous la forme de la reproduction exacte du Parthénon où aura lieu le show final.

 

 

Parce que « le kitsch, c'est l'équivalent du ''cliché'' dans le discours » (ibid., p. 165). Parce que le kitsch est l'équivalent structural du tube dans le domaine de l'industrie musicale et du cliché dans celui du journalisme culturel. C'est pourquoi l'homme politique est absent du champ, et c'est pourquoi la star de musique country sera abattue en lieu et place de ce dernier (ce en quoi le film de Robert Altman anticipe l'assassinat de John Lennon en décembre 1980).

 

 

Parce que le temps conforme au développement culturel du capitalisme exige de nouveaux héros, non plus les pionniers et les producteurs, mais « les héros de la consommation » dont la fonction sociale précise consiste en « la dépense somptuaire, inutile, démesurée » (ibid., p. 53). Ce sont par exemple les costumes kitsch des chanteuses et des chanteurs, particulièrement celui tout de blanc et de paillettes dorées de Haven Hamilton qui fait dire en douce à John Triplette venu le solliciter qu'il semble inspiré par la voie lactée. Et cette dépense somptuaire (les grandes maisons, les réceptions, etc.) va d'ailleurs à l'encontre des messages de simplicité et de modestie paysannes et protestantes distillées dans ses chansons.

 

 

L'hédonisme de cette  « classe de loisir » comme l'avait appelé Thorstein Veblen est ici l'équivalent de ce qu'Antonio Gramsci nommait quant à lui  « libertinisme » étant « propre aux classes qui ne sont pas liées étroitement au travail producteur, et qui se propage de ces classes à celles des travailleurs » (Textes, éditions Sociales/Messidor, coll. "essentiel", 1983, pp. 347-348). C'est que ces héros de la consommation remplissent, comme l'aurait dit Jean Baudrillard, cette fonction sociale de dépense somptuaire par procuration pour un public qui, ne pouvant y participer, jouit seulement d'être spectateur et destinataire de cette démesure symbolique. Comme c'était le cas à l'époque des grandes cérémonies catholiques dans l'Europe médiévale par exemple.

 

 

L'anti-catholicisme dont se plaint Lady Pearl dans une région dévouée au protestantisme connaît donc des limites dans une société certes dominée par les WASP, mais qui n'a rien oublié de l'universelle symbolique festive (d'où l'allure carnavalesque de Nashville). Il n'y aurait alors que la tentative de meurtre sur Barbara Jean qui signale du côté du public le désir négatif et mortifère de répondre à l'irresponsable dépense exposée sur les scènes de Nashville (même si ce désir s'inscrit complètement dans les nouveaux codes spectaculaires de la mort publiquement donnée, comme on a hélas encore pu le voir en Norvège).

 

 

Ce qui définit ces meurtres spectaculaires, dont le paradigme aura été pour les États-Unis l'assassinat du président John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1962 à Dallas, c'est « leur connotation spectaculaire de fait divers, tels qu'ils sont conçus d'emblée comme scénarios de film ou de reportage, et leur tentative désespérée, en reculant les limites de la violence, d'être ''irrécupérables'', de transgresser et de briser cet ordre mass-médiatisé dont ils sont complices jusque dans leur véhémence sociale » (ibid., p. 287-288). L'assassinat de JFK représente sûrement la séquence primitive de tout le cinéma moderne étasunien (cf. Jean-Baptiste Thoret, 26 secondes : l'Amérique éclaboussée. L'assassinat de JFK et le cinéma américain, éd. Rouge profond, 2003).

 

 

On sait à quel point elle hante par exemple tout le cinéma de Brian de Palma, de Greetings (1968) à Snake Eyes (1998). On la retrouve encore dans Taxi Driver (1976) avec le personnage de Travis Bickle (Robert de Niro) qui tente de tuer le sénateur Charles Palantine après avoir été éconduit par son assistante Betsy (Cybill Shepherd). Comme si les affections négatives vécues dans la sphère privée devaient trouver leur exutoire et leur compensation dans la sphère publique et politique.

 

 

Avec Nashville, Robert Altman propose l'idée d'une actualisation (qui est une translation) de cette scène primitive au mitan des 1970. L'indistinction symbolique entre le fait divers et le meurtre sacrificiel et rituel (l'avocat Delbert Reese ne dit-il pas que tout ce qui est bon vient du ciel, le dernier plan du film consistant alors en un travelling ascendant dans les nuages au-dessus de la scène de crime ?) trouve à s'articuler avec la substitution de la star au politicien comme destinataire de la réponse publique violente au fait consumériste. Et ces deux éléments se combinent avec le remplacement improvisé de la star déclinante (peut-être aurait-elle payé de sa vie son déclin mental et artistique ?) par Albuquerque qui espère ainsi combler le vide dans la représentation afin de devenir une star montante.

 

 

Tout cela forme donc une constellation cohérente exposant allégoriquement les ultimes indices d'un changement de perspective. Comme un travelling latéral qui montrerait dans le même mouvement paradoxal l'abolition de la politique à force de sa généralisation spectaculaire. Tout est politique et rien n'est politique, parce que la politique c'est du spectacle, et le spectacle c'est de la politique. Cette indistinction relativiste propre à l'idéologie américaniste est produite dans le cadre de l'extension culturelle du capitalisme à laquelle participe Robert Altman, même sur le mode cynique et rigolard, et en regard de laquelle il n'existerait plus aucun dehors.

 

 

C'est la limite politique de ce grand cinéaste : confondre le politique (comme classe de politiciens professionnels préoccupés par l'accession au pouvoir d’État) avec la politique (comme irruption dissensuelle d'individus n'ayant aucun titre à gouverner mais prétendant à le faire dans une optique démocratique et égalitaire), et faire de cette confusion le point d'évanouissement de toute dialectique. Robert Altman n'ignorait pas cette aporie, lui qui a été un homme de spectacle qui fait de la politique en montant des spectacles qui sont de la politique qui... ad libitum, ad nauseam.

 

 

 

Dimanche 21 août 2011

 

 

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