Des nouvelles du front cinématographique (60) : figures de l'impouvoir dans Melancholia et Habemus Papam

Impuissance du pouvoir, puissance dans l'impouvoir

Considérer d’un seul tenant Melancholia du cinéaste danois Lars von Trier et Habemus Papam du cinéaste italien Nanni Moretti, c’est vouloir faire remarquer à quel point, au-delà des hasards de leur programmation commune à la sélection officielle du Festival de Cannes 2011 comme de la latinité de leur titre, les deux films partagent un semblable désir pour les figures de la défection et de la déception comme formes non pas d’impuissance mais d’impouvoir. Et ce désir cinématographique partagé peut d’ailleurs être envisagé comme le symptôme actuel d’un refus a minima, proto-politique ou infra-politique, de jouer le jeu de l’existant.

 

 

Soit l'ensemble des appareils ou des dispositifs configurant des formes de la domination tout en assurant la légitimité de leurs normes. Les onzièmes longs métrages respectifs de deux cinéastes, qui sont par ailleurs des habitués du Festival de Cannes (Lars von Trier a reçu la Palme d’or pour Dancer In The Dark en 2000, Nanni Moretti l'année suivante pour La Chambre du fils), mettent en scène les apories de la domination qui s’affaisse et s'effondre en son centre symbolique à partir du moment où la passivité de personnages désinvestis ne leur permet alors plus de soutenir l’incarnation de l’institution. Alors peuvent se réfléchir la mélancolie de Justine (Kirsten Dunst, récipiendaire du prix d’interprétation féminine à Cannes) et la dépression de Melville (Michel Piccoli, qui avait déjà reçu le prix en 1980 pour Le Saut dans le vide de Marco Bellocchio, et qui aurait pu légitimement obtenir le prix revenu cette année à Jean Dujardin pour L’Artiste de Michel Hazanavicius).

 

 

Ainsi peuvent se répondre la cérémonie de mariage du film de Lars von Trier et les rituels pontificaux du film de Nanni Moretti, expressions semblables d’un pouvoir dont le régime représentatif et spectaculaire ne peut plus longtemps continuer à exercer ses effets et ses impératifs symboliques à partir du moment où les individus censés être consacrés par ces institutions, et dont la consécration vient en retour reproduire la légitimité institutionnelle, font à ce point littéralement défaut. Ce défaut est un refus de l'occupation de la place prévue par un pouvoir pour légitimer son autorité à partir de l’incarnation offerte par des individus en voie de consécration. Et il ne relève dans les deux cas ni d’une décision volontaire et assurée, ni d’un acte politique consciemment subversif, sinon révolutionnaire. 

 

 

En ce sens, Melancholia s’oppose à Antichrist (2009), substituant à l’hystérie sadomasochiste et la folie autodestructrice de l’héroïne du film précédent de Lars von Trier la douceur d’une angoisse réelle mais étrangement majestueuse. Charlotte Gainsbourg fait d’ailleurs le lien entre les deux films, rejouant en mode mineur avec le personnage de Claire la partition névrosée de celui d’Antichrist qui finit amortie et étouffée par la puissance de neutralisation portée par le personnage de sa sœur, la catatonique Justine. De la même façon, Habemus Papam semblerait à première vue lorgner du côté de La Messe est finie (1985) tourné par Nanni Moretti qui y interprétait un curé revenant dans sa Rome natale pour y professer une éthique militante opposée à la morale déliquescente de sa communauté paroissiale.

 

 

Mais justement, là où le personnage de Don Julio dans La Messe est finie était un militant en guerre contre la résignation et les aigreurs de son entourage confit dans le passé et le ressentiment, le personnage de Melville dans Habemus Papam ne mène aucun combat, n’affirme aucune prise de position, ne tient aucun discours. La seule chose qu’il sent confusément et qu’il découvre progressivement, c’est qu’il ne veut tout simplement pas occuper la place qu’il aurait dû occuper en vertu des règles protocolaires en vigueur. C’est qu’il veut être ailleurs que là où l’ordre lui dit d’être. C'est qu'il veut fuir, et cette fuite est une défection instillant alors une dynamique de mise en déception de l’institution pontificale dont il devait occuper le centre symbolique et rayonnant.

 

 

A l’instar de Justine, qui s’abandonne progressivement dans l’absence mélancolique de conviction et de motivation requises par un mariage bourgeois dont la cérémonie nocturne devait constituer l’apothéose. En ce sens, la figure du défaut et de la déception proposée par Melville représente également l’antithèse du personnage de Silvio Berlusconi dans l'éclaté Le Caïman (2006), une figure qui fonctionnait sur le registre de l’excès et de la démultiplication, et dont les multiples avatars finissaient par occuper et saturer tout l’espace public laissé vacant par la gauche. La nuit de noces n’aura pas lieu dans Melancholia, comme le balcon central de la basilique Saint-Pierre n’accueillera pas le nouveau pape désigné par la fumée blanche et par la formule consacrée « Habemus papam » prononcée par le cardinal proto-diacre à l’issue du conclave.

 

 

L’abandon des mandats symboliques par ces deux personnages démotivées appelle donc une mise en crise des institutions au sein desquelles une place leur était destinée, et où ils étaient donc attendus en tant qu’ils en auraient alors incarné la légitimité institutionnelle.

 

 

Moins des figures réactives que des figures passives, moins des figures de résistance que des figures de l’absence, moins des figures fatiguées que des figures de l’épuisement, Justine et Melville dans les films respectifs de Lars von Trier et Nanni Moretti font du défaut de leurs envies ou de l’absence de leurs désirs ou encore de leur démotivation une puissance de défection et de déception. Et cela à l’endroit même où des pouvoirs s’offrent en spectacle sous le mode symbolique bien connu de la réception et de la consécration.

 

 

Défection plutôt que consécration, déception plutôt que réception, démotivation plutôt que légitimation : le pouvoir perd son assurance et sa stabilité, s’épuise et donc échoue à retenir une puissance qui se déploie et s’amplifie toujours davantage, moins sur le mode fatigant du contre-pouvoir (qui demeure un pouvoir exigeant un grand labeur) que sur le mode épuisant de l’impouvoir (afin d’épuiser tous les pouvoirs). Au pouvoir comme impuissance, Melancholia et Habemus Papam opposent la puissance comme impouvoir.

1/ Puissance et impuissance, pouvoir et impouvoir : une introduction

Comme l’écrivait en 1960 Elias Canetti dans Masse et puissance, « au pouvoir s’associe l’idée de quelque chose de proche, de présent, c’est une force plus immédiate que la puissance [qui est] plus générale et plus vaste que le pouvoir, elle contient bien davantage » (éd. Gallimard, coll. « Tel », 1966 p. 299). On commence donc à approcher un peu de la différence philosophique constitutive de la spécificité des deux concepts : à la proximité et l’immédiateté déterminées du pouvoir s’oppose la vastitude générique et indéterminée de la puissance. L’intellectuel use d’un exemple éclairant, celui du chat et de la souris, dont on voudrait croire qu’il a influencé l’éthique philosophique défendue par Giorgio Agamben (cf. Moyens sans fins : notes sur la politique, éd. Payot & Rivages, 1995, pp. 59-72).

 

 

Alors que la souris attrapée par le chat est captive de son pouvoir, elle ne relève de sa puissance qu’à partir du moment où la souris échappe à l’emprise du pouvoir du félin tout en demeurant incluse dans sa sphère prédatrice. On retrouvera de manière structurale la même chose avec l’insolite séquence des dinosaures de The Tree of Life (2011) de Terrence Malick, où l’on voyait un animal blessé tombant sous l’emprise d’un autre qui, posant sa patte sur sa gueule, préférait la puissance ludique du geste au pouvoir de la pulsion pronatrice dès lors suspendue. La puissance n’est donc pas identique au pouvoir. Il ne s’agit pas seulement d’une distinction simplement terminologique, mais également de portée philosophique. Ce n’est pas tant que la puissance se distingue du pouvoir, c’est qu’elle s’y oppose.

 

 

Miguel Benasayag et Diego Sztulwark n’écrivent pas autre chose dans leur ouvrage commun intitulé Du contre-pouvoir : de la subjectivité contestataire à la construction de contre-pouvoirs (éd. La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2000). « Or la puissance est ce devenir multiple non catalogable, alors que le pouvoir est une dimension statique – qui se veut transcendante – et qui, en définissant des frontières et des formes, indique avant tout ce que l’on ‘‘ne peut pas’’ » (p. 58) expliquent les deux philosophes d’origine argentine qui continuent ainsi : « Pour paradoxal que cela puisse paraître, la puissance est le fondement de tout ‘‘pouvoir faire’’, tandis que ce que nous nommons habituellement le pouvoir n’est autre qu’un des lieux de l’impuissance, permettant, tout au plus, de récolter l’usufruit de la puissance d’autrui » (idem).

 

 

Si la puissance est le contraire du pouvoir, c’est que la puissance appelle l’impouvoir quand le pouvoir entraîne l’impuissance.

 

 

Dans une perspective militante assez proche de celle défendue par Miguel Benasayag et Diego Sztulwark, John Holloway considère la distinction conceptuelle entre pouvoir et puissance à partir de l’analyse foucaldienne du « biopouvoir » dont la naissance a été établie à l’époque classique et avec lequel il ne s’agissait plus pour le pouvoir souverain de « faire mourir et laisser vivre » comme à l’époque du Moyen Age, mais bien plutôt de « faire vivre et laisser mourir ». C’est pourquoi, selon l’auteur de Changer le monde sans prendre le pouvoir : le sens de la révolution aujourd’hui paru en 2002 (éd. Syllepse, coll. « Utopie critique », 2008) qui veut reconnaître l’effectuation pratique de son marxisme anti-léniniste et libertaire dans la lutte zapatiste menée au Chiapas, la puissance est la puissance de faire alors que le pouvoir est en fait le pouvoir de faire faire.

 

 

Reprenant les catégories spinoziennes de « potestas » et de « potentia », John Holloway distingue en conséquence dans ses Douze thèses sur l’anti-pouvoir (in ContreTemps, n°6, février 2003) le « pouvoir-domination » du « pouvoir-action ». Alors que la « potestas » désigne le pouvoir de la domination, la « potentia » nomme la puissance qui ne se résout pas à se solidifier, se figer et se réifier en « pouvoir-domination », et dont l’action consiste précisément à refuser, résister et contre-attaquer face à toutes les formes de « potestas » ou de « pouvoir-domination ».

 

 

Remontons plus loin avec Aristote et son fameux exemple tiré de sa Métaphysique, celui de la statue virtuellement contenue dans le marbre travaillé par l’artiste sculpteur. La puissance (ou « dynamis » qui s’oppose à l’acte ou « energeia ») est le possible ou l’indéterminé qui attend passivement l’acte qui va la réaliser. Pour résumer, et pour notre part, on l’écrira ainsi : le pouvoir est celui de l’état défini de l’existant dominant circonscrivant le champ du possible et de l’impossible, alors que la puissance désigne l’indéfinie des possibilités excédant et court-circuitant le champ de la domination.

 

 

Le pouvoir réside donc du côté du fini et du défini, du consensus, de l’institué ou du constitué (l’Etat pour Proudhon, le Capital pour Marx, l’Empire pour Toni Negri), alors que la puissance se situe du côté de l’indéfini et du « dissensus » (Jacques Rancière), de l’instituant ou du constituant (le prolétariat pour Bakounine et Engels, la multitude pour Michael Hardt). Se saisir de la puissance du point de vue de ses effets quand elle est synonyme d’impouvoir, c’est donc moins valoriser le désir actif de l’émancipation que rendre passivement impossible la perpétuation de la domination.

 

 

L’impouvoir, ce n’est privilégier ni le « non » au « pouvoir-domination » ni le « oui » du « pouvoir-action » de l’émancipation. L'impouvoir, c’est laisser glisser la puissance dans l’intervalle entre les deux positions afin de désamorcer tous les pouvoirs, quelle que soit leur réalité ou leur possibilité. C’est moins préférer l’institution de l’émancipation que pratiquer le refus ou le retrait destituant la domination, en miner la réalité et l’affecter de l’intérieur pour précipiter son effondrement. On remarque que cette position est précisément celle qui a été adoptée par les deux cinéastes dans leur film respectif : si elle témoigne d'une absence de désir pour le didactisme militant, cette position exprime tout aussi bien un refus du monde tel qu'il va, et tel qu'il ne peut plus persévérer dans son être si ses sujets se retirent de sa sphère d'influence.

 

C’est la puissance mystérieuse de Justine dans Melancholia de Lars von Trier, dont le défaut mélancolique d’être détermine sa lente défection lors de sa prestigieuse cérémonie de mariage et, par voie de conséquence, l’impouvoir de l’institution maritale qui entraîne dans son sillage d'autres institutions neutralisées. C’est la puissance secrète de Melville dans Habemus Papam de Nanni Moretti, dont la défection laisse le cœur symbolique du pouvoir pontifical vacant, la vacance étant synonyme de suspension ludique et d’impouvoir.

 

 

Le vide de la place inoccupée et la suspension corrélative des ordres symboliques déterminaient déjà le sens de ces deux fictions du deuil filial et de la fuite que sont Les Idiots de Lars von Trier en 1998 et La Chambre du fils de Nanni Moretti en 2001. Dorénavant, la passivité de la défection s’est substituée à l’activité de la fuite. Les nouveaux films des deux cinéastes se rejoignent effectivement en ceci qu’ils expriment une crise profonde des institutions, crise de l’institution maritale dans le premier film (incluant par extension les ordres conjugal, familial, professionnel – ordre consumériste du côté de l’héroïne publicitaire et ordre scientifique du côté de son beau-frère interprété par Kiefer Sutherland) et dans le second crise de l’institution vaticane (voire, par extension théologico-politique, une crise qui serait aussi à la fois patriarcale et étatique) mais aussi psychanalytique (c'est le personnage de Brezzi interprété par Nanni Moretti lui-même qui échoue à psychanalyser le pape dont le cas lui glisse aussi entre les doigts et qui, bloqué à l'intérieur de l'enceinte vaticane, va devoir tromper son ennui partagé par des cardinaux tous confits dans l'impouvoir général).

 

 

Ce qui d’ailleurs n’est pas nouveau chez ces deux cinéastes (l’amnésie comme vacance de la mémoire pour le député communiste Michele Apicella de Palombella Rossa en 1989, l’ahurissante déglutition finale de l’héroïne du film Les Idiots dont l’idiotie anticipant d’ailleurs celle de Justine exprime autant l’impouvoir des rituels consensuels propres au deuil filial que sa violente réappropriation affective). La défaillance des pouvoirs de la représentation politique et familiale, des imaginaires du communisme et du christianisme, des croyances scientifiques et psychanalytiques : voilà la puissance, voilà l’impouvoir. Ce sont déjà, dès l'ouverture des deux films, les manifestations obscures d'une défaillance qui ne fera que s'actualiser et se généraliser : la panne de courant de Habemus Papam ; la voiture des mariés coincée dans un chemin dans Melancholia (par ailleurs la séquence préférée du cinéaste).

 

 

Puis ce sont le cri hors-champ de Melville au moment de l’annonce sur le balcon de la basilique Saint-Pierre et l’avachissement progressif de Justine lors de la fête de mariage mise en scène par sa sœur Claire : on retrouverait là certains symptômes d’un « impouvoir de la pensée » dont Gilles Deleuze analyse les échos chez Martin Heidegger, Antonin Artaud, Maurice Blanchot et Jean-Louis Schefer afin de montrer comment le cinéma peut particulièrement essayer de penser l’impensable (cf. Cinéma 2. L’image-temps, éd. Minuit, 1985, coll. « Critique », p. 218).

 

 

La rupture du lien sensori-moteur et la montée des situations optiques et sonores dégagées par Gilles Deleuze afin de signifier le passage de l’« image-mouvement » à l’« image-temps » déterminent un nouveau type de personnages, des « automates spirituels » qui seraient également des voyants frappés par l’intolérable toléré dans le monde et l’impensable dans la pensée. « Quelle est alors la subtile issue ? Croire, non pas à un autre monde, mais au lien de l’homme et du monde, à l’amour ou à la vie, y croire comme à l’impossible, à l’impensable, qui pourtant ne peut être que pensé : ’’du possible, sinon j’étouffe’’. C’est cette croyance qui fait de l’impensé la puissance propre de la pensée, par l’absurde, en vertu de l’absurde » (opus cité, p. 221).

 

 

La dépression de Melville et la mélancolie de Justine appellent le désastre, littéral dans le film de Lars von Trier avec la collision des planètes, réel lors du discours final tenu par Melville sur le balcon qui entraîne le désespoir de tout son auditoire assemblé sur la Place Saint-Pierre (et au-delà via la télévision). Le désastre est donc celui de pouvoirs (conjugal et familial, théologique et scientifique) faillis. Et la défaillance des deux personnages qui cessent d'être les croyants des pouvoirs qu'ils devaient relayer déterminent alors la faillite de pouvoirs révélés dans leur impouvoir par une puissance qui excède toute volonté, tout calcul, et toute pensée : « L’impuissance à penser, Artaud ne l’a jamais saisie comme une simple infériorité qui nous frapperait par rapport à la pensée. Elle appartient à la pensée, si bien que nous devons en faire notre manière de penser, sans prétendre restaurer une pensée toute-puissante » peut alors affirmer Gilles Deleuze (idem).

 

 

L’intolérable pour la puissance, c’est certes le pouvoir. Mais l’impensable pour le pouvoir, c’est son impouvoir que seule la puissance permet d’accomplir. Alors ne reste plus, sur les rivages de pouvoirs empêchés ou contrariés, que quelques jeux, tantôt un fil de fer en guise de lunette astronomique et une ronde sous un tipi de branches dans Melancholia, tantôt un tournoi de volley-ball des cardinaux et le goût revenu du théâtre pour le pape en fuite dans Habemus Papam,comme manifestations d'un désœuvrement venu de l'enfance, puissance à l'état pur émancipée de l'impuissance à penser dont les pouvoirs existants se font l'ordinaire relais.

2/ L’épuisée dans la seule attente de l'extase cosmique : Melancholia

Etrange comme les films peuvent jouir involontairement de points de réel à partir desquels se soutient leur véridicité. On le voit bien avec Melancholia, projeté dans le cadre de la sélection officielle du Festival de Cannes quand on le met en regard avec Habemus Papam de Nanni Moretti. Mais on le voit aussi quand on met en relation le film de Lars von Trier avec un autre film projeté en compétition officielle (et qui a reçu la Palme d’or) : The Tree Of Life de Terrence Malick. Melancholia partage effectivement avec ce dernier film un même désir de conjoindre esthétiquement l’échelle microcosmique de la vie quotidienne avec l’échelle macrocosmique des déflagrations intersidérales.

 

 

Là où le film de Terrence Malick donne à sentir la continuité des effets cosmiques du Big Bang palpitant dans la myriade de petites manifestations naturelles quelconques qui sont ressouvenues par l’homme replongeant dans le bain mémoriel de son enfance, le film de Lars von Trier offre la possibilité de sentir la montée des palpitations relatives à la fin de notre monde telle qu’elle irise, enveloppe et irradie progressivement la vie environnante pour finir par l’abolir. A chaque fois, c’est un accident, impossible parce que tellement réel, impossible parce qu’imprévisible et imprédictible, pur hasard (pure « tuché ») qui trouve son ultime nécessité dans sa sublime dimension non-humaine : la disparition des dinosaures rapportée à celle du frère cadet dans le film de Terrence Malick ; la mélancolie de Justine s’accordant, pressentant et même annonçant par-delà tout calcul scientifique (dont la faillite est in fine incarnée par le suicide solitaire de son beau-frère) la collision avec la planète Mélancholia dans le film éponyme de Lars von Trier.

 

 

Sauf que Tree Of Life considère les choses du point de vue du début du monde dont il renouvelle perpétuellement l’origine, pendant que Melancholia considère le monde à partir de sa fin telle qu’elle doit être accueillie irréversiblement, avec tout son souffle d’irrémissible. Deux films super-naturalistes en somme, évidemment hors-normes, qui extirpent ambitieusement de la matière naturelle élémentaire les vibrantes visions romantiques (Tristan et Isolde de Richard Wagner chez Lars von Trier, Robert Schumann, Johannes Brahms et Gustav Mahler chez Terrence Malick) de commencements qui sont tantôt des recommencements (The Tree Of Life), tantôt les signes d’un anéantissement total et sans retour (Melancholia).

 

 

Dans les deux cas, une semblable souveraineté tranquille dans le geste artistique, qui autorise Terrence Malick à privilégier le fourmillement mémoriel, sensitif et narratif plutôt que le classicisme dramaturgique et diégétique linéaire, et qui permet à Lars von Trier de faire défaut (c'était logique) à tous les clichés attendus et afférents au genre spectaculaire du film-catastrophe hollywoodien. La mise en défaut des réflexes narratifs et représentatifs proposée par le film de Lars von Trier, moins frontale et agressive comme l’était Dancer In The Dark qui morcelait l'archétype de la comédie musicale classique afin d’en révéler le potentiel d’aliénation, doit évidemment se comprendre en étroite relation avec la défection de son héroïne qui ne remplit plus ses obligations symboliques (en termes de mariage, mais aussi d’hygiène, et même de communication, etc.).

 

 

Cette puissance de passivité dont elle est capable, qui est puissance de neutralisation qu’elle partage avec le personnage de Melville dans Habemus Papam de Nanni Moretti, est commune aux personnages de l’œuvre de Marguerite Duras, par exemple la petite fille de Nathalie Granger (1972) ou les deux femmes (incarnées par Lucia Bose et Jeanne Moreau) qui opposent tranquillement un simple « non » répété au représentant de commerce (Gérard Depardieu) qui tente de leur vendre une machine à laver qu'elles possèdent déjà. Les travaux de Roland Barthes autour de la notion de « neutre » (cf. Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), éd. Seuil/IMEC, Paris, 2002) avaient alors permis d'extraire du film de Marguerite Duras les forces intenses et inouïes permettant de déjouer les assignations signifiantes et symboliques, comme de neutraliser les logiques identitaires et oppositionnelles.

 

 

L’indifférence et l’imprévisible, la fragmentation et la suspension des continuités, l’écartement et la soustraction, l’aléatoire et le subversif : voilà la puissance du neutre qui permet désormais, après la petite sauvageonne de Nathalie Granger, à la mariée de Melancholia d’expérimenter au cœur de la maladie une liberté d’être inimaginable pour la mariée de Breaking the Waves (1996) qui demeurait pour sa part captive des scénarios pervers de son mari alité, double fictionnel évident du metteur en scène. La puissance du neutre s’articule ainsi avec l’admirable volonté d’amortissement de l’hystérie spectaculaire telle qu’elle détermine les fictions (majoritairement hollywoodiennes) qui joue avec le feu du motif de la catastrophe en évitant de se brûler avec. On remarquera d’ailleurs ce paradoxe qui veut que Melancholia propose la mise en sourdine, voire l’étouffement des habitudes de représentation cinématographique s’agissant du motif de la fin du monde.

 

 

En même temps que le film de Lars von Trier jouit d’être infiniment plus conséquent que tous les blockbusters hollywoodiens, puisqu’il ne fait pour sa part jamais mine de tourner autour de son objet sans jamais oser l’affronter. Si le spectateur est touché par Melancholia et peut ainsi pardonner au film de Lars von Trier ses quelques faiblesses (une introduction qui propose le résumé du film sous la forme de tableaux pompiers, une première partie rejouant mollement Festen tourné dans le cadre du Dogme en 1998 par le copain Thomas Vinterberg, la mesquinerie scénarique du suicide du beau-frère de l'héroïne), c’est parce que le film est conséquent, qu’il va jusqu’au bout de son objet, en se terminant avec une séquence soutenue à la frontalité saisissante, littéralement soufflante. Il n’y avait eu récemment que Les Derniers jours du monde (2009) des frères Arnaud et Jean-Marie Larrieu, d’après un roman éponyme de Dominique Noguez paru en 1991 et lointainement inspiré par un film de Abel Gance intitulé La Fin du monde sorti en 1931, à avoir su pareillement aller jusqu’au terme du programme catastrophiste ou apocalyptique qu’il s’était fixé (dans les films de 2009 et 2011, seul le plan noir peut signifier la conséquence du projet cinématographique : la dé-monstration du néant).

 

 

La passivité mélancolique de Justine ne s’agence donc pas seulement avec la neutralité esthétique qui autorise Lars von Trier à faire un sort aux clichés hollywoodiens s’agissant du motif de la fin du monde dont par ailleurs le spectre ne cesse de hanter toute son œuvre (en particulier ses trois premiers films dits de la « trilogie européenne » : Element of Crime en 1984, Epidemic en 1987, et Europa en 1991); ainsi que l'actualité d'un capitalisme écologiquement insoutenable (cf. Slavoj Zizek, Vivre la fin des temps, éd. Flammarion, 2011).

 

 

On retrouvera bien sûr dans Melancholia les éléments formels ou stylistiques qui ont assis la griffe auteuriste d’un cinéaste qui aime pratiquer les collages les plus hétérogènes : chapitrage romanesque du récit et horizon allégorique de son sens, plasticité d’images (ici en début de film) dont la sublimité s’oppose au reste du film tourné caméra sur l’épaule, effets spéciaux hollywoodiens et références artistiques (musique postromantique de Richard Wagner, tableaux surréalistes de René Magritte, ralentis de la séquence d’ouverture qui lorgnent du côté de l’art vidéo pratiqué par Bill Viola, citations de toiles de Breughel et de peintres préraphaélites, ambiance tarkovskienne entre Solaris en 1972 et Le Sacrifice en 1986, clins d’œil à la pièce Hamlet de William Shakespeare et à la gravure d’Albrecht Dürer allégorisant l'idée de mélancolie).

 

 

La composition métastable de l’ensemble ne converge dorénavant plus, comme dans Antichrist, vers la fureur chaotique, mais se distingue en proposant une ambiance de sérénité accordée à une psyché qui sent et sait intuitivement le désastre en cours, qui voit venir la catastrophe, et qui sait aussi devoir l’accueillir, la recevoir avec la plus grande simplicité ou modestie : littéralement dans le plus simple appareil (d'où la séquence de nudité nocturne de l'héroïne qui se prépare à un événement ainsi doté d'un inattendu érotisme). C’est cette simplicité qui empêche le film de Lars von Trier de succomber tant au narcissisme culturel qu’à l’épate spectaculaire. Melancholia bouleverse parce qu’il touche du bout des doigts l’extrême simplicité de l'idée de destruction du monde (une planète à la trajectoire déjouant tous les calculs scientifiques entrera en collision avec la Terre) et l’extrême modestie requise (le récit de Lars von Trier est ainsi expurgé de tout délire eschatologique ou millénariste) pour vivre cette fin avec une passivité (celle de Justine) neutralisant ainsi toute forme de réactivité (celle de Claire).

 

 

Il y a même une première partie qui, on l'a dit, s’amuse à rejouer en mode mineur Festen à la grande époque du Dogme. Mais justement, la perspective esthétique du neutre comme force de neutralisation s’empare du souvenir du règlement de compte familial hystérique, faussement bergmanien et réellement insupportable qu’était le film de Thomas Vinterberg, pour en livrer une version épurée sous la forme du tableau en demi-teinte d’une impossibilité sociale, rituelle et symbolique, d’une impossibilité du consensus. La puissance de neutre de Melancholia, avec sa fiction qui refuse toute mondialisation médiatique de son apocalypse en la restreignant dans le tout petit monde de la famille de l’héroïne (il n’y a que trois personnes pour tenir dans le dernier plan occupé par la sphère grandissante de la planète Mélancholia), accomplit sereinement l’impouvoir des modèles précédents dont la faillite est ainsi révélée, modèles millénariste et eschatologique, modèles familial et conjugal, modèles religieux et scientifique, modèles hollywoodien et « dogmatique ».

 

 

L’impouvoir signifierait alors l’épuisement des modèles, et ce n’est pas un hasard si Justine, ainsi que le personnage de Melville dans Habemus Papam, sont des figures proprement épuisées. L’épuisement serait-il synonyme de fatigue ? Non, à l’instar de ce que l’on a montré concernant la différence entre pouvoir et puissance. « L’épuisé » est un texte écrit par Gilles Deleuze pour l’édition de Quad et autres pièces pour la télévision (éd. Minuit, 1992, pp. 55-106). « L’épuisé, c’est beaucoup plus que le fatigué » écrit le philosophe (p. 57). « Le fatigué a seulement épuisé la réalisation, tandis que l’épuisé épuise tout le possible. Le fatigué ne peut plus réaliser, mais l’épuisé ne peut plus possibiliser » (idem).

 

 

Pour le comprendre, comparons le personnage de Saartjie Baartman dans Vénus noire (2010) d’Abdellatif Kechiche avec celui de Justine dans Melancholia et de Melville dans Habemus Papam. Celle que ses oppresseurs surnommaient la « Vénus hottentote » est une grande figure de la fatigue qui déterminait d’ailleurs l’esthétique naturaliste avec laquelle le cinéaste a tourné son film. C’est-à-dire qu’il la montre en lutte constante contre le pouvoir masculin et raciste qui s’exerce sur elle. Et sa fatigue est la résultante de cette résistance opiniâtre qui prend forme à partir même de son corps lorsqu’il est contraint à l’exécution de ses danses dans les baraques foraines et les salons mondains, puis de ses passes au bordel. Sa fatigue instruit d’un contre-pouvoir dont le corps est le porteur en même temps que son corps est le siège de la domination. L’épuisement de Justine (ce sont ses paupières lourdes) et de Melville (c'est son souffle court) ne s’inscrit plus dans la perspective de la résistance et du contre-pouvoir (du « pouvoir-action » contre le « pouvoir-domination » pour reprendre les catégories de John Holloway). Ce n’est plus une fatigue qui ne concerne que la réalisation, c’est un épuisement qui inclut autant le réel que le possible.

 

 

Autrement dit, l’épuisé propose donc ce corps qui interrompt la continuité des pouvoirs, qui ne les reconduit plus, même plus sur le mode dialectique de la résistance ou de la contre-attaque. Ni positif ni négatif : le neutre. Le pouvoir neutralisé par l’épuisé devient impouvoir : l’impouvoir est donc synonyme de pouvoir épuisé, y compris dans ses possibilités. L’épuisement appelle en toute logique et en toute conséquence la radicalité de la fin de Melancholia et de Habemus Papam : la destruction soufflante de notre monde vécue comme la plus sublime et la dernière extase pour le premier film et, pour le second, l'effondrement de la croyance dans le monde catholique à partir du moment où son plus prestigieux représentant ne croit plus à l'institution qu'il devait servir en l'incarnant.

 

 

On peut quand même regretter, dans Melancholia, la manière dont le pouvoir scientifique se trouve dans le scénario discrédité par le suicide mesquin, dans un coin de l’écurie, du personnage du beau-frère pourtant bien défendu par l'acteur Kiefer Sutherland. La même idée était traitée avec plus d’ironie s'agissant du médecin idéaliste (le docteur Messmer) imaginé par Lars von trier et son co-scénariste Niels Vorsel à l'occasion de Epidemic.

 

 

Cette faiblesse scénaristique est largement compensée par la situation réelle à l’intérieur de laquelle le film a été officiellement projeté. C’est l’autre point de réel, étrange, qui rend Melancholia si singulier. La conférence de presse qui suivit la projection officielle du film et à la suite de laquelle le cinéaste a été déclaré par les autorités du Festival de Cannes persona non grata pour des propos confus concernant dans un mélange incohérent Hitler, les Juifs et Israël, a été l’imprévisible occasion pour le cinéaste de se comporter exactement à l’image de son héroïne. Les sujets étaient politiquement sensibles, souffrant d’une hypersensibilité entretenue par les partisans philosémites du sionisme israélien entendu comme prolongement au Moyen-Orient de l'impérialisme étasunien (cf. Ivan Segré, La Réaction philosémite, ou La trahison des clercs, éd. Lignes, 2009).

 

 

Au-delà du caractère absurde et inconséquent, voire imbécile, de propos tenus par un cinéaste toujours menacé par la pente régressive de l’adolescence potache, mais dont on a étrangement aussi oublié qu’il avait interprété un Juif rescapé des camps de la mort nazis dans Europa, on retrouve une irrévérence semblable qui détermine la mise en défaut des obligations symboliques exigées par les institutions. Bêtise plutôt qu’idiotie ? Peut-être que la bêtise aura été celle de Lars von Trier quand l’idéal de l’idiotie aura plutôt été expérimenté par Justine à la suite de l'héroïne du film Les Idiots. L’effondrement symbolique, à côté de celui de Melville dans Habemus Papam, des deux individus, le réel (Lars von Trier) et le fictionnel (Justine) qui déçoivent donc les attentes collectives et institutionnelles (celles du « Grand Autre » comme le dirait de manière lacanienne Slavoj Zizek), attesterait de l’inexistence fondamentale de l’Autre, de son manque structural, de son défaut fondamental.

3/ L'épuisé dont le retrait retire à l'institution les prestiges de l'incarnation : Habemus Papam

Les ruines sont, dans Melancholia et Habemus Papam, celles du « Grand Autre » qui désigne une fiction, celle de l'ordre social et symbolique avec lequel toutes les individualités doivent explicitement et implicitement composer pour s'extraire de la tendance pulsionnelle d'une libido dont l'auto-centrage peut virer à l'autisme (« Le "grand Autre" lacanien ne désigne pas seulement les règles symboliques explicites qui régissent les interactions sociales, mais également le réseau complexe des règles non écrites, "implicites" » comme la écrit Slavoj Zizek dans Vous avez dit totalitarisme. Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion : éd. Amsterdam-coll. « Poches », 2007 [2001 pour la première édition], p. 145).

 

 

Le sens n’est donc plus délivré par les habituelles figures de l'Autre (on connaît ses déclinaisons allégoriques : la Société, le Parti, le Peuple, l'Etat, Dieu, les Marchés, le Capital, etc.) ici révélées dans le fait qu'elles tournent autour d'un vide central vérifiant que l'Autre est manquant, que son défaut est la véritable création du sujet, le véritable support de ses attentes, de ses investissements et de ses questions relatives au sens de son existence et de son désir (cf. Jacques Lacan, Ecrits, éd. Seuil, 1966, pp. 549 et suivantes). Cette inexistence au sens d'un vide structural est au cœur de bien des films de Nanni Moretti (on a déjà évoqué ce film au titre si explicite : La Chambre du fils). Elle détermine particulièrement l'amnésie du député communiste de Palombella Rossa quand elle était mise en regard avec l'effondrement historique du bloc soviétique (le film a été tourné en 1989). Elle se prolongeait dans le documentaire tourné dans la foulée par Nanni Moretti, La Cosa (1990), consacré à un parti politique contemporain de l'affaissement temporaire de l'hypothèse communiste et qui croyait devoir changer de nom afin de solder les comptes avec ce qui restait de l'empire du « socialisme réel » à l'Est.

 

 

Après l'amnésie, le reniement : dans les deux cas, une vacance, un interrègne, une suspension intervallaire du « Grand Autre » qui autorise alors le député à jouer un match de water-polo, puis des militants du parti sans nom réduit à une chose indicible (« la cosa ») à penser l'impensable ou l'intolérable de la situation en ouvrant les vannes de la parole subjective et du discours critique. Cette inexistence du « Grand Autre » autorise aujourd'hui un pape à fuir l'institution qu'il devait incarner en désirant renouer avec son ancienne passion pour le théâtre, pendant qu'un psychanalyste et des cardinaux, tous contrariés dans leurs obligations symboliques, se jettent avec enthousiasme dans l'organisation d'un tournoi de volley-ball à l'intérieur des enceintes vaticanes.

 

 

Là encore, Nanni Moretti déjoue les attentes, comme Lars von Trier a su neutraliser les obligations relatives au sous-genre hollywoodien du film-catastrophe. Au lieu de proposer une charge anticléricale qui n'aurait plus qu'aux convaincus, le cinéaste italien a préféré plus subtilement respecter son objet (comme il l'avait déjà fait avec le personnage de Silvio Berlusconi dans Le Caïman), mais en l'inscrivant dans l'optique plus insidieuse de la défection et de la déception, soit de l'impouvoir. Tromper les attentes, c'est donc décevoir les obligations, c'est faire défaut, et c'est pourquoi le personnage principal de Habemus Papam ressemble tant à un cinéaste qui, au-delà de la stricte question posée par la fiction, affirme de manière allégorique assumer d'avoir fait défaut à tous ceux qui avaient rêvé de faire de lui durant les années 2000 le héraut médiatique et internationalement reconnu du combat anti-berlusconien.

 

 

Fuir et décevoir le mandat proposé par le « Grand Autre », c'est refuser pour Nanni Moretti d'occuper une place héroïque en sous-entendant à la suite du film Le Caïman que le vide laissé dans la société italienne par la gauche doit être collectivement reconquis afin d'en déloger l'ignoble figure parasitaire. « We Don't Need Another Hero » chantait Tina Turner (mais déjà tout le théâtre de Bertolt Brecht ne dit pas autre chose). Et le message a été entendu par le cinéaste, justement parce que la posture individualiste et héroïque ou providentielle que beaucoup ont voulu lui faire porter aura été adoptée jusqu'à saturation par Silvio Berlusconi, le représentant par excellence du pouvoir (de quelques-uns) corrélative de l'impuissance (de tous les autres).

 

 

Le récit de l'impouvoir figeant la posture héroïque se trouve désormais relayé par le personnage de pape qu'il a imaginé pour son nouveau film, et dont le désir de liberté renseigne sur la marge de manœuvre accordée par le cinéaste à Michel Piccoli, un acteur qui n'a pas besoin d'en faire des tonnes pour être légitimement considéré comme l'un des meilleurs du monde. Ce faisant, c'est du point de vue de la fiction l'institution pontificale elle-même qui vacille sur son socle, et dans le même mouvement la religion catholique comme pouvoir idéologique qui s'effondre.

 

 

Pour le Melville de Habemus Papam, c’est moins l’angoisse déprimante que peut-être Dieu n’existerait pas qui détermine son retrait et sa fuite (autrement dit la défection qui fait défaut à la consécration pontificale tant attendue), eu égard au mandat symbolique exigé par le « Grand Autre », que l'absence de croyance et de motivation dans l'institution elle-même. Avec intelligence, Nanni Moretti sait faire le distinguo entre croyance religieuse personnelle et désir collectif dont se soutient une institution pour entretenir sa légitimité et persévérer dans son être social. Le credo du cinéaste tel qu'il le défend dans son film ne s'inscrit donc ni dans la perspective d'un athéisme qui souhaiterait en finir avec l'idée de Dieu (même si son personnage de psychanalyste défend l'évolutionnisme darwinien contre la thèse créationniste soutenue par l'un des prélats), ni dans celle d'un anticléricalisme militant puisque ce discours nécessite le désir dialectique d'un combat afin d'en finir matériellement avec les institutions concrétisant l'idée de Dieu (ce que montrerait plutôt un film de Marco Bellocchio intitulé en français Le Sourire de ma mère et sorti en 2001).

 

 

Ce qui est cause, d'abord inconsciente puis consciente, de l'exil de Melville, c'est le pouvoir clérical (ici pontifical) accompli dans son impouvoir à partir du moment où fait défaut le désir de celui censé l'incarner.

 

 

Pouvoir neutralisé mais dont la neutralisation participe à libérer de nouvelles puissances (ludiques sous la forme d'une chanson dansée ou d'un jeu sportif) qui sommeillaient en chacun de ses représentants (c'est là un point commun entre le film de Nanni Moretti et The Tree Of Life de Terrence Malick avec son incomprise séquence des dinosaures qui manifestait une suspension des pouvoirs de la pulsion biologique au profit de la libération des gestes de la puissance du jeu, purs « moyens sans fins » dirait Giorgio Agamben, dont l'enfance humaine entretiendrait encore le secret).

 

 

Pouvoir contrarié, parce que la règle est désormais à la contrariété généralisée de tous les dispositifs (électif et psychanalytique, le pape nouvellement élu se soustrayant à la cure psychanalytique proposée par Brezzi qui de toute manière est rendue impossible par son caractère public) qui ont comme but d'arraisonner et de contenir, de conformer et d'indexer les puissances subjectives sur la raison des pouvoirs constitués et des institutions dominantes.

 

 

Pouvoir enfin désincarné, précisément parce que le sujet censé en assurer l'incarnation se retire, fuit et s'évanouit dans la nature : parce qu'il fait défaut et son défaut est le « défaut qu'il faut » (Bernard Stiegler) ébranlant l'institution sur ses propres bases.

 

 

De surcroît, l'homme chargé par le pouvoir pontifical d'arranger les choses en les mettant un peu en scène (il est interprété par l'acteur polonais Jerzy Stuhr que l'on avait découvert dans La Cicatrice de Krzysztof Kieslowski en 1976 et qui jouait déjà dans Le Caïman) s'assure de la mise en place d'un simulacre (un garde-suisse agite les rideaux de la chambre de Melville afin de faire croire aux cardinaux désœuvrés que ce dernier est toujours dans sa chambre alors qu'il s'est enfui). Corriger l'affolement des cardinaux déjà bien désorientés par la situation avec un simulacre atteste puissamment du désœuvrement en cours.

 

 

Le simulacre et la désorientation des (points) cardinaux parachèvent ainsi, avec la sensation du héros affirmant qu'il est sur le point de disparaître, la dynamique selon laquelle la contrariété entraîne les motifs du blocage et de l'évanouissement, de la neutralisation et de la désincarnation, de l'épuisement et de l'impouvoir. Le nom du possible-impossible pape (il est élu par ses pairs mais refuse de se présenter sur le balcon de la basilique Saint-Pierre : du coup, son nom n'est pas rendu public et le différé de sa prononciation creuse l'intervalle de la vacance du pouvoir pontifical) est évidemment un indice littéraire puissant de ce que fait en termes de désœuvrement le défaut de l'épuisé.

 

 

Melville, qui est aussi et surtout le nom d'un des plus grands écrivains étasuniens, est par ailleurs l'auteur de Bartleby publié pour la première fois en 1853 (pour l'édition la plus récente : Bartleby, une histoire de Wall Street, éd. Amsterdam, 2007). Dans son opuscule intitulé Bartleby ou La création paru aux éditions Circé en 1995 (hélas aujourd'hui épuisé – ce qui paraît logique au fond), Giorgio Agamben interroge cette figure littéraire qui a exercé une grande influence sur certains grands écrivains du 20ème siècle, par exemple Georges Perec avec son personnage de Percival Bartlebooth dans son opus magnum intitulé La Vie mode d'emploi (éd. Hachette, 1978). Aristote, explique le philosophe italien, avait de l'intellect en puissance l’image de la tablette d’écrire en cire vierge.

 

 

Avec Bartleby, c'est le récit du modeste scribe new-yorkais qui travaillait si bien du point de vue de l’avoué qui en raconte l’histoire dans le court roman de Herman Melville, et qui d’un coup refuse poliment les commandes qu'on lui propose en se justifiant par la répétition de la même fameuse formule (« I would prefer not to » qui serait traduisible par « Je préfèrerais ne pas »). Avec la figure allégorique de Bartleby, c’est l’écrivain qui cesserait idéalement d'écrire, qui se présenterait lui-même dans la blancheur virginale de toute inscription, qui apparaîtrait pour Giorgio Agamben comme une figure exemplaire de la « puissance pure ».

 

 

Cette puissance qui s'excepte alors des obligations du pouvoir qui, on l'a précédemment vu, fait faire. Puissance pure, puissance du neutre, puissance du désœuvrement (et là il faudrait citer l'ouvrage intitulé La Communauté désœuvrée de Jean Luc Nancy publié par les éditions Christian Bourgois en 1986), puissance de la pensée comme impensable et du pouvoir devenu impouvoir : c'est, dans Habemus Papam, la pure puissance de la chanson et de la danse qu'elle suscite chez les cardinaux et le garde-suisse qui s'est substitué au pape pour parfaire le simulacre imaginé par le porte-parole du Vatican ; et c'est aussi le tournoi de volley-ball que met au point Brezzi afin d'occuper le temps vide de la cure psychanalytique rendue impossible, ainsi que le temps morne des cardinaux désorientés par le refus de leur pair qui a de son côté préféré renouer dans sa fuite avec le théâtre mélancolique d'Anton Tchekov.

 

 

Voir monter progressivement dans Habemus Papam les puissances pures du jeu ou les purs « moyens sans fins » que libère le désœuvrement du pouvoir pontifical est une joie qui à la fois rappelle ce chef-d'œuvre qu'est Je rentre à la maison (2001) de Manoel de Oliveira (où Michel Piccoli incarnait déjà le goût du théâtre, de la fuite et du désœuvrement), comme elle nous sauve de l'humanisme platement consensuel incarné par les moines bénédictins du film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux, sorti l'année dernière.

 

 

Avant Giorgio Agamben, Gilles Deleuze avait montré, dans son texte « Bartleby ou la formule » publié dans Critique et clinique (éd. Minuit, coll. « Paradoxe », 1993, pp. 89-114), que la fameuse formule de Bartleby, « I would prefer not to », « (…) n’était ni une affirmation ni une négation [puisqu'elle creusait] une zone d’indiscernabilité, d’indétermination » (p. 92). Il s’agit d’une neutralisation de la pensée dialectique, non pas au profit du consensus idéologique, mais au nom de l’accomplissement d’un impouvoir consécutif au désamorçage ou à la mise en défaut de tous les pouvoirs.

 

 

La beauté du film de Nanni Moretti consiste peut-être moins à montrer le caractère artificiel de tout pouvoir spectaculaire grâce à la mise en rapport de l'absence de désir de Melville pour l'incarnation du pouvoir pontifical avec son désir de jeunesse ressuscité pour le théâtre, qu'à rendre surtout manifeste les deux temps (c'est d'abord le cri de celui qui est mu par les incontrôlables puissances de l'inconscient, c'est ensuite et enfin le discours tenu en toute conscience à destination des fidèles de la Place Saint-Pierre) nécessaires à l'avènement d'un acte disjonctif pur. L'acte qui fait rupture avec la continuité ou la reproduction de l'existant, c'est dans son premier temps une poussée de l'inconscient témoignant symptomatiquement d'un problème général et commun à tous les membres du même corps social (et d'abord celui-ci : aucun cardinal qui se souvient du cas de Jean-Paul 1er décédé après un mois d'exercice du pouvoir ne veut être pape).

 

 

L'acte dans sa force à la fois disruptive (c'est un événement) et subversive (c'est une transformation) exprime dans son second temps l'affirmation d'une subjectivité motivée par son passage par la performance théâtrale, une subjectivité consciente que la puissance de son geste porte avec lui autant de destruction (le désarroi général sur lequel se clôt le film, équivalent structural de cet autre désastre qu'est la catastrophe interplanétaire finale de Melancholia) que de création (un autre monde s'agissant de l'organisation des croyants est possible).

 

 

C'est la puissance de l'indéterminé dans le refus de Melville, qui court-circuite l'état des choses institué pour laisser advenir un mouvement constituant, et qui arrive ainsi à tenir ensemble la part du négatif (la vacance du pouvoir en s'affirmant comme tel désormais demeure et creuse dans le cœur des croyants le vide de la démotivation) et celle dévolue au positif (l'impouvoir devra bien libérer les puissances individuelles et collectives de la communauté de croyants ainsi requis à s'auto-organiser en se dispensant de la tutelle hétéronome ou transcendante exercée par le Vatican).

 

 

Le retrait et l'évanouissement de de la figure héroïque s'opposent donc aux tractations secrètes entre les favorisé de l'élection pontificale (filmée avec le même maniérisme comique que dans les westerns de Sergio Leone) afin de faire que l'insupportable charge symbolique soit assumée par un outsider censé se réjouir du choix « divin » en sa faveur. Parce qu'il s'agit in fine de favoriser l'autodétermination et l'autogestion des subjectivités moins assujetties à des jeux pipés d'avance qu'elles sont les sujets d'un jeu ainsi maîtrisé en toute égalité, démocratiquement. C'est pourquoi Nanni Moretti surenchérit avec Habemus Papam sur cet horizon anthropologique et utopique qui structure tout son cinéma et que désignerait le concept d'« homo ludens » (pour reprendre l'idéal-type analysé par l'historien de la culture Johan Huizinga en 1938). L'humain qui joue est un enfant dont les jeux sont « une tâche sérieuse » comme l'aurait dit l'historien néerlandais. C'est d'ailleurs le sérieux des jeux qui détermine dans les films du cinéaste les célèbres colères qui les ponctuent depuis Je suis un autarcique en 1976.

 

 

Dans Habemus Papam, on voit d'ailleurs que le psychanalyste Brezzi est autant capable de ce genre de colère que Melville lui-même. C'est qu'il y a un sadisme profond dans l'œuvre de Nanni Moretti qui distribue coups et admonestations, coups de gueule et coups dans la gueule (par exemple l'inoubliable baffe du député fichue à la journaliste dans Palombella Rossa parce que « les mots sont importants »), afin de réveiller les puissances d'agir trop longtemps écrasées par le consensuel agencement des dispositifs du pouvoir. Ce sadisme pourrait alors entrer en relation avec celui de Lars von Trier, notamment en aidant à comprendre l’origine sadienne du prénom de l’héroïne de Melancholia qui ne désire comme son homologue italien aucun pouvoir (le dernier qu’elle abandonne est celui de faire traverser un pont à sa monture qu’elle cravache de manière sadique, seule occurrence qui pourrait rappeler l’univers de l’auteur de trois versions des Infortunes de la vertu entre 1787 et 1799).

 

 

Gilles Deleuze fournit un élément de réponse quand il articule le geste littéraire d’Herman Melville avec celui de D.A.F. Sade : « la loi, les lois commandent à une nature sensible seconde, tandis que des êtres dépravés par innéité participent d’une terrible Nature suprasensible et première, originale, océanique, qui poursuit son propre but irrationnel à travers eux, Néant, Néant, et qui ne connaît pas de loi » (ibidem, p. 102). Moby Dick la baleine blanche est au capitaine Achab ce que la planète Mélancholia est à Justine : le néant comme objet de volonté. Du coup, la distinction deleuzienne entre démons monomaniaques et anges hypocondriaques, « presque stupides, créatures d’innocence et de pureté, frappés d’une faiblesse constitutive, mais aussi d’une étrange beauté, pétrifiés par nature, et qui préfèrent… pas de volonté du tout » (idem) fonctionnerait à plein ici s'agissant du protagoniste de Habemus Papam.

 

 

Tel un clown blanc, Melville chez Nanni Moretti appartiendrait alors à la lignée des anges hypocondriaques, et son absence de volonté répondrait en miroir à la volonté de néant de l’obscure et diabolique Justine. Dans les deux cas, nous avons affaire à des « originaux [qui] révèlent le vide, l’imperfection des lois, la médiocrité des créatures particulières, le monde comme mascarade » (ibid., p. 106). Mascarades cérémonielles, maritale et pontificale, bourgeoise et théologique, conjugale et psychanalytique. Alors, parmi les ruines des pouvoirs anciens bloqués, dans le désœuvrement consécutif à l'impouvoir généralisé, et dans la neutralisation du « Grand Autre », se constituerait une bien étrange « communauté des célibataires » (ibid., p. 108) faite d'anges blancs et de noirs démons dont l'absence de volonté ou le désir de néant aboutiraient à la tabula rasa. Le monde détruit de Melancholia est un monde à reconstruire dans Habemus Papam.

Dans un article paru dans la revue Actuel Marx n°34 (2/2003, p. 99-109) et intitulé « Fétichisme et intersubjectivité », le philosophe Slavoj Zizek explique que le cynisme contemporain réside paradoxalement dans l’idéologie de la supposée transparence du mode de production et de consommation dominant. D’un côté, le mouvement toujours plus diffus du fétichisme de la marchandise, que soutiennent et prolongent les « nouvelles technologies (électroniques ou numériques) de l’information et de la communication » (NTIC), nourrit la croyance fétichiste selon laquelle les rapports entre les choses se substituent aux rapports entre les personnes. De l’autre, l’immatérialité de certaines formes actuelles de marchandises poursuit donc l’emprise de la spectralité marchande sur les sujets supposés pourtant savoir ce qui leur arrive à l’ère de la réflexivité (post)moderne.

 

 

Tout cela n’empêche pourtant pas le sujet supposé savoir de ne pas cesser d’être le croyant de l’inversion fétichiste. Cela se remarque pleinement avec l’usage voulu participatif et interactif que certains médias électroniques valorisent : la potentialité démocratique promise par les NTIC produit moins l’interactivité censée étendre le champ de la démocratie, qu’elle induit en fait une « interpassivité » au nom de laquelle ce sont les objets qui participent en lieu et place des personnes, qui se substituent symboliquement à elles, qui les privent de leur propre passivité. Comme le sujet, qui à la fois est le sujet supposé savoir la puissance du fétichisme parce que la mode est à la transparence dans les rapports de production, est aussi le sujet qui continue de croire en la naturalité de la marchandise, l’« interpassivité » se révèle in fine être l’autre de l’interactivité, son double démoniaque qui en neutralise la promesse en termes d'égalité démocratique.

 

 

Enfin, le sujet supposé savoir qui se double du sujet supposé croire est aussi le sujet supposé jouir : sachant, il n’en demeure pas moins croyant, et croyant jouir, il est privé de son jouir par les petites machines de l’interactivité qui sont celles de l’« interpassivité ». Slavoj Zizek conclut ainsi : « (…) il faudrait plutôt affirmer que la dite menace des nouveaux médias réside dans le fait qu’ils nous privent de notre passivité, de notre expérience authentiquement passive, nous préparant ainsi à l’activité frénétique abrutissante et irréfléchie » (opus cité). Les personnages neutres et épuisés de Melancholia et Habemus Papam, d'un côté Melville l'ange blanc dépressif et de l'autre Justine la noire démone catatonique, en accomplissant les formes de l’impouvoir qui libèrent les puissances de l'invention enfantine et  de la création ludique, restituent à l'être les « moyens sans fins » pour une libre passivité qui, à l’heure du fétichisme de l’interactivité concomitante de l’expropriation de l’« interpassivité », est la seule liberté que le néolibéralisme ne vantera jamais.

 

 

Précisément parce qu'elle est, dans la perspective des pouvoirs que le néolibéralisme aujourd'hui articule (le Capital et l’État que suture la relation sociale asymétrique créancier-débiteur), proprement improductive. De ce point de vue-là, les protagonistes des films de Lars von Trier et Nanni Moretti peuvent apparaître comme de lointains héritiers de Paul Lafargue vantant en 1880 le Droit à la paresse, ou de Guy Debord qui écrivit un jour sur un mur de Paris : « Ne travaillez jamais ».

 

 

 

Mardi 13 septembre 2011


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