Des nouvelles du front cinématographique (94) : Hollywood, entre marchandises spectaculaires et prescriptions idéologiques (I)

Resterait-il un peu d’espace, au sein de l’industrie cinématographique hollywoodienne contemporaine, pour des films qui ne relèveraient ni du genre du film de super-héros ni de celui de la fantasy ? Oui, si l’on songe aux sorties récentes de films aussi différents, ambitieux et diversement réussis que Life of Pi d’Ang Lee, Django Unchained de Quentin Tarantino, Lincoln de Steven Spielberg et Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow (voire The Master de Paul Thomas Anderson et Spring Breakers de Harmony Korine pour mentionner des productions certes indépendantes des vieux studios mais ayant pu relativement bénéficier des circuits de promotion et de diffusion hollywoodiens). Mais ces films, héritiers plus ou moins avoués de l'esprit libertaire et critique du  « Nouvel Hollywood » à l'époque des années 1970, occupent aujourd'hui un espace clairement devenu minoritaire. Et cette minorisation est symptomatique du resserrement productif d’une industrie culturelle dont les ambitions spectaculaires ne se mesurent vraiment plus, depuis dix ans, qu’à l’aune de critères financiers contractés sur la rentabilité rapide des produits et la profitabilité élevée pour leurs ayant-droits.

 

 

De la même façon que nous serions passés, depuis l’avènement de l’hégémonie néolibérale, d’un capitalisme (« fordien ») de projet ou d’entreprise à un capitalisme (« tardif ») de maximisation des profits à très court terme, Hollywood désignerait alors aujourd’hui moins une industrie cinématographique nationale soucieuse de combiner exigences commerciales et qualités culturelles (voire artistiques) afin d’entretenir son rayonnement international, qu’un dispositif transnational favorisant de vastes économies d’échelle et labellisant des produits usinés selon des normes de fabrication formatées et massificatrices. Les logiques combinées de la franchise (une série de fictions et ses déclinaisons narratives) et du remake (la nouvelle version d'un récit connu) ou du reboot (le redémarrage à zéro d'une série) comme du sequel (un récit se déroulant chronologiquement après un récit déjà connu) et du prequel (un récit se déroulant en antériorité d'un autre déjà connu) ou tout simplement du spin-off (une série dérivée projetant un ou plusieurs personnages issus d'un monde fictionnel déjà balisé dans un univers fictionnel différent et vierge) dominent ainsi des films produits sans producteur et inscrits dans un régime sériel significatif d’un amoindrissement du champ de l’invention narrative et formelle (censément compensé par l’explosion des effets spéciaux résultant des nouvelles technologies numériques).

 

 

Une sérialité résultant également d’un renchérissement du souci de captation du public lui-même « franchisé », autrement dit pré-vendu aux grandes marques qui, participant largement au financement des produits cinématographiques par le biais des fameux placements de produits, peuvent ainsi acheter du « temps de cerveau disponible » pour reprendre la formule consacrée. Enfin, il semblerait qu’à une époque de crise de la politique (qualifiée par Slavoj Zizek de « post-politique » ou par Jacques Rancière de « para-politique ») surdéterminée par l’extension de la sphère de la marchandise et la privatisation corrélative des biens publics comme du registre d’action étatique, et induisant la plus grande visibilité des engagements identitaires religieux, Hollywood ait décidé d’investir dans les ressources offertes par le fonds mythologique, d’hier et d’aujourd’hui. Un registre mythologique tantôt décliné sur le versant d’une problématisation de l’individualisme contemporain (avec la figure du super-héros), tantôt sur celui d’un retour épique et fantasmatique aux communautés archaïques (avec le genre de la fantasy). Un registre en tous les cas conforme à des temps idéologiquement conservateurs (l’avenir sera individualiste), pour ne pas dire réactionnaires (l’avenir sera communautariste).

Zone franche : remake, reboot, spin-off, sequel, prequel

Toutes choses égales par ailleurs, l’investissement urbain des films de super-héros, leur identité louche ou duplice et les problèmes éthiques ou l’ambiguïté morale qualifiant leurs actions caractérisent un genre qui serait pour l’époque actuelle homologique à ce qu’a pu représenter le film noir à l’époque hollywoodienne classique. De la même façon, le western ou le péplum (avec ses développements mythologiques déjà « fantasy » avant l'heure comme en attestent les films dotés des effets spéciaux de Ray Harryhausen) présentent des motifs évidemment hérités de l’épopée (la fondation légendaire d’une communauté incluant l’affrontement avec un « grand Autre » incarné dans des formes de vie inhumaines et monstrueuses) structuralement proches de ceux qui participent à la codification fantasy de films appartenant à un genre ayant momentanément, semble-t-il, gagné du terrain sur la science-fiction. Surtout que ce dernier genre avait longtemps été présenté comme étant le successeur (sous la forme synthétique du space-opera avec la première trilogie Star Wars entre 1977 et 1983 de George Lucas) du western et du péplum conjugués.

 

 

Évoquons deux exemples parfaitement significatifs de cet état des lieux (que l’on pourrait dès lors résumer par la réduction du marché hollywoodien à deux niches majoritaires, mythologique-urbaine avec la figure du super-héros pour l’une et mythologique-archaïque avec la forme communautaire et épique pour l’autre). D’une part, la trilogie Le Seigneur des anneaux (2001-2003) de Peter Jackson d’après l’œuvre de J.R.R. Tolkien, qui a coûté 285 millions de dollars et en a remporté dix fois plus, et dont le dernier volet a empoché à lui seul onze Oscars (comme Ben-Hur et Titanic), a autorisé l’établissement durable d’une mode hollywoodienne de la fantasy. Toutes choses ayant participé aussi à ce que la trilogie de Peter Jackson éclipse son grand rival d’alors dans le champ du blockbuster (la série Matrix mise à part), soit la nouvelle trilogie Star Wars (1999-2005) de George Lucas qui a coûté un peu plus, qui a remporté un peu moins, et dont aucun volet n’a empoché d’Oscar. D’autre part, un réalisateur de deuxième catégorie comme Bryan Singer, qui s’est fait connaître avec un exercice superficiellement habile de néo-polar (Usual Suspects en 1995), peut aujourd’hui alterner films de super-héros (l’inégale série X-Men issue de Marvel Comics ou la réactualisation particulièrement ratée de la figure de Superman issu de DC Comics) et films marqués du coin de la fantasy (l’inutile Jack, le chasseur de géants).

 

 

Il semblerait malgré tout que, concernant les blockbusters de la dernière décennie, les réussites cinématographiques récentes appartiennent indubitablement davantage au genre de films de super-héros qu’à celui de la fantasy (et ce d’autant plus que le film de super-héros arrive à intégrer un autre genre qui marche très bien – celui du film-catastrophe). Preuve en est avec la trilogie Spiderman de Sam Raimi (2002-2007), avec Hulk (2003) d’Ang Lee, avec le deuxième film de la trilogie Batman (2005-2012) de Christopher Nolan, avec Watchmen (2009) de Zack Snyder, avec X-Men : First Class (2011) de Matthew Vaughn, ou encore avec Avengers (2012) de Joss Whedon. On sera plus en peine de trouver autant d’exemples équivalents dans le registre de la fantasy (dont on attend encore le chef-d’œuvre). Ce qui n’empêchera pas malgré tout d’être attentif à la façon dont ce dernier genre contamine aussi largement la plupart des blockbusters récemment produits. On peut à cette occasion faire provisoirement un point sur le cinéma hollywoodien actuel en passant au crible divers films réalisés ces six derniers mois et relevant significativement de la frange économique la plus rentable et profitable de l’industrie hollywoodienne : The Hobbit de Peter Jackson, Twilight, chapitre IV : Révélation (seconde partie) de Bill Condon, Oz, the Great and Powerful de Sam Raimi et Cloud Atlas d’Andy et Lana Wachowski et Tom Tykwer.

S'adapter pour survivre : la loi des séries

On remarque d’abord que tous ces films sont des adaptations littéraires (J.R.R. Tolkien pour le premier, Stephenie Meyer pour le deuxième, Lyman Frank Baum pour le troisième et David Mitchell pour le quatrième). On notera ensuite qu’ils s’inscrivent peu ou prou dans le régime sériel décrit précédemment, mais avec des différences plus ou moins notables. Soit parce que, avec The Hobbit (produit par la MGM et New Line Cinema), Peter Jackson initie une nouvelle trilogie qui, réalisée dans la continuité formelle et narrative du cycle Le Seigneur des anneaux, se situe chronologiquement avant celle-ci. Soit parce que, avec Twilight, chapitre IV : Révélation (seconde partie), Bill Condon clôt avec ce cinquième long-métrage (produit par Summit Entertainment) la série de films adaptés du cycle romanesque (en quatre tomes) de Stephenie Meyer. Soit parce que, avec Oz, the Great and Powerful (produit pour Disney par Roth Films), Sam Raimi livre une préquelle du Magicien d’Oz (1939) de Victor Fleming, un film dont le remake est impossible en termes juridiques (les droits appartenant à la MGM). Soit enfin parce que, avec Cloud Atlas (coproduit en indépendant par les trois réalisateurs), le film agence et entremêle en son sein six segments narratifs se passant dans des espace-temps distincts, comme s’il s’agissait de proposer en un seul long-métrage une minisérie digne des expérimentations narratives d’un J.J. Abrams (un peu à l’instar de ce que proposa Inception de Christopher Nolan en 2010 avec son montage narratif vertical en cinq couches distinctes).

 

 

Affirmons d’emblée que Cloud Atlas est le film le plus singulier du lot, un blockbuster de cent millions de dollars mais indépendant des studios qui tenait à cœur aux Wachowski au point que, face au refus des compagnies de production enduré pendant quatre ans, ils l’ont eux-mêmes financé en compagnie du réalisateur allemand Tom Tykwer. Concernant ce dernier, on rappellera qu’il est adepte d’une esthétique possibiliste héritée de Krzysztof Kieslowski avec l’adaptation de Heaven (2002) d’après un scénario non tourné du cinéaste polonais comme des bidules narratifs ainsi que le prouvait déjà Cours, Lola, cours (1998). Cloud Atlas fait également preuve de singularité en raison d’un sérialisme qui ne s’inscrit pas dans le registre des films précédents puisque cette sérialité relève de son dispositif narratif même. Refusant de proposer le décalque tel quel du roman adapté, Cloud Atlas a donc substitué à une structure narrative en miroir proposée par le roman de David Mitchell (du premier segment historique au dernier puis retour en sens inverse de la chronologie) un morcellement perpétuel simulant un zapping aléatoire qui, a minima, se distingue des formes narratives classiques des autres films.

 

 

Enfin, le film d’Andy et Lana Wachowski et Tom Tykwer n’affiche aucun élément de fantasy (pas même son dernier segment qui, quoi qu’en disent certains critiques, appartient davantage au genre post-apocalyptique qu’à la fantasy). A contrario des films de Peter Jackson (totalement représentatif du genre), mais aussi des films de Bill Condon et de Sam Raimi (qui incorporent de nombreux éléments appartenant à la fantasy sans pour autant totalement s’y identifier). C’est dire l’importance caractéristique du genre fantasy dont la centralité, commercialement stratégique pour l’industrie hollywoodienne (avec également la comédie, ô combien moins gloutonne en capitaux), a fini par affecter les codes représentatifs de films qui relèvent normalement du genre du film de vampires destiné aux adolescents (s’agissant du dernier volet de Twilight) ou bien du conte merveilleux à destination des enfants (concernant Oz, the Great and Powerful). L’hyper-segmentation par types de publics cloisonnés (adolescents, enfants, geeks fans de l’univers de Tolkien, etc.) parachève enfin un renforcement structurel des processus de production et de commercialisation des films hollywoodiens à gros budgets. Des processus surdéterminés par la dissolution (sous condition de la mondialisation et de la financiarisation du capital) des vieilles compagnies hollywoodiennes dans les multinationales des télécommunications et du loisir de masse.

Un Hobbit inhabité

Ce qui est particulièrement terrible avec The Hobbit de Peter Jackson (qui aurait au départ dû être réalisé par Guillermo del Toro, coscénariste du film), c’est que sa pauvreté esthétique est strictement déductible des conditions économiques ayant présidé à sa production. Quel intérêt d’initier une nouvelle trilogie (à partir d’un ouvrage de 200 pages) marchant dans les pas de la trilogie précédente (qui s’appuyait quant à elle sur un matériel romanesque de plus de mille pages), sinon pour reproduire un succès commercial susceptible d’exploser à nouveau le box-office ? Tout est lourd et fastidieux dans The Hobbit qui se satisfait de profiter mollement (pendant 165 longues minutes) d’un univers balisé et pré-constitué à l’occasion des trois premiers films, se contentant seulement de proposer une 3D bien incapable de renouveler quoi que ce soit d’un monde revisité ici sur le mode réifié du tourisme culturel.

 

 

Le Rollarcoaster cinématographique frôle parfois quelques grands moments spectaculaires (le choc des montagnes gravies par les héros ou l’affrontement des nains et du hobbit contre des trolls gloutons). Et ils auraient pu renouer avec la meilleure part du cinéma hollywoodien de l’australien Peter Jackson qui propose de soumettre la plasticité des plans aux différences d’échelles les plus radicales comme à l’irruption des bestiaires les plus monstrueusement farfelues (comme on l’a vu, ailleurs et mieux, dans son propre remake de King-Kong en 2005). Peine perdue, tout doit visiblement être sacrifié à la reprise d’une vieille idée fictionnelle déjà au cœur de la trilogie précédente (offrir à un personnage moyen, le prosaïque et casanier Bilbon Sacquet qui est l’oncle de Frodon, l’occasion d’une aventure épique anticipant celle de son neveu ou bien que ce dernier réitérera). Sauf que Le Seigneur des anneaux racontait parallèlement plusieurs histoires quand The Hobbit ne se réduit qu’à un seul récit monolithique.

 

 

Tout est sacrifié, y compris ce dragon destructeur de la Terre du Milieu parce qu’il est aiguillonné par le démon de la chrématistique (ce qui aurait pu fournir la possibilité d’une allégorie de la crise de la dette qui est, comme tout le monde le sait, une crise non des États endettés mais de la valorisation et de la sur-accumulation du capital). A peine ébauchée, cette piste est délaissée au profit d’un tour operator qui fera autant ronronner de plaisir les aficionados que son ronronnement endormira les autres. Ceux qui sont plus rétifs ou réfractaires à une cosmogonie mythologique dont les origines littéraires et historiques s’expliquent par la volonté nationaliste d’un écrivain d’offrir à son peuple un cycle mythique susceptible de rivaliser avec les Nibelungen des Allemands alors historiquement sous hypnose hitlérienne.

 

 

Un ronronnement touristique parmi les lieux communs composant la Terre du Milieu, à peine troublé par le retour tant attendu de l’avili et corrompu Gollum qui perd à coup d’énigmes enfantines échangées avec son rival Bilbon son fameux anneau, son « précieux » (et c’est effectivement la meilleure séquence du film, à peine un quart d’heure sur les presque trois heures qu’il en dure et nous fait endurer). On peut alors regretter que Guillermo Del Toro n’ait pu récupérer le projet. Mais on ne peut éviter de saisir dans cet échec le refus significatif des studios de changer une politique (économique) qui fonctionne sur le plan commercial. Mais ce mercantilisme est-il suffisant pour assurer la valorisation des capitaux investis dans des superproductions dont même leur public-cible se satisfait que très modérément, moins nombreux pour The Hobbit que pour le premier volet du Seigneur des anneaux tourné il y a plus de dix ans ?

Oz n'ose que peu

A l’opposé, on pouvait légitimement être preneur d’une préquelle au Magicien d’Oz réalisée par le sympathique Sam Raimi. Même si l’on n’ignore pas que la proposition d’un récit narrant les origines du magicien d’Oz s’explique parce que les propriétaires du film original à la MGM refusent d’en autoriser le remake. Et même si l’on connaît aussi la passion (hollywoodienne tout autant qu’étasunienne) pour le motif de la remontée explicative aux origines (que l’on songe encore récemment, dans le domaine de la science-fiction, à The Thing en 2011 de Matthijs von Heijningen jr. ou à Prometheus en 2012 de Ridley Scott). Las, Oz, the Great and Powerful s’enveloppe avec une application désarmante dans la garde-robe aisément reconnaissable remplie des costumes à la fois pop et gothiques dessinés par Tim Burton. Ainsi, ce sont une ambiance merveilleuse digne de sa version récente d’Alice in Wonderland (2010), des chorégraphies de nains issues de Charlie and the Chocolate Factory (2004), une forêt fantastique revenue de Big Fish (2002), ou encore quelques sorcières de retour de Sleepy Hollow (1999).

 

Et l’on voit mal comment la musique aux inflexions typiques du compositeur Danny Elfman peut contrarier une identification mimétique avec un univers griffé dont la personnalité s’est d’autant plus émoussée ces dix dernières années qu’elle est de toute évidence marquée par le retour à la maison d’un fils prodigue longtemps considéré comme le mouton noir ou le canard boiteux de la famille (Alice in Wonderland et Frankenweenie en 2012 ont été réalisés pour Disney Pictures). La réconciliation consensuelle de la marque familiale Disney et de l’univers fantasmagorique de Tim Burton définit donc le périmètre de représentation du film de Sam Raimi (ah, ces herbes ou ces racines dont les pointes se finissent en spirale !), dont le sens figuratif, vitaliste et excessif ne clignote qu’au (beau et seul) moment de la tempête de sable emmenant au loin dans un tourbillon d’objets le magicien de baraque de foire Oscar Diggs (James Franco) surnommé Oz. Sinon, tout est du cousu main dans l’histoire d’un homme faible qui devra s’identifier à la légende dorée que l’on projette sur lui pour se relever de ses défauts.

 

 

Certes, l’idée scénaristique de fondre attente messianique (des habitants du monde fabuleux d’Oz) et prophétie auto-réalisatrice (Oscar finissant par accepter le mandat symbolique que ces derniers envisagent pour lui) n’est pas inintéressante en soi, d’autant plus quand elle est notifiée par une belle formule du héros (« Je ne suis peut-être pas celui que vous attendiez, mais je suis celui qu’il vous faut »), ce dernier retrouvant explicitement la position de Ash (tombé déjà du ciel depuis une tornade inter-dimensionnelle) dans le troisième volet de Evil Dead - Army of Darkness (1992). Certes, la proposition d’une esthétique néo-primitiviste au nom de laquelle les effets spéciaux dernier cri (toiles vertes et incrustations graphiques, effets spéciaux numériques et projection 3D) se voient légitimer sous la forme d’une rétroprojection historique des technologies par le biais de l’histoire d’un homme de la fin du 19ème siècle rêvant d’être à la fois Harry Houdini et Thomas Edison peut largement faire songer à Hugo Cabret (2011) de Martin Scorsese.

 

 

Ce film en effet proposait déjà un même néo-primitivisme envisageant la 3D à partir du cinématographe des frères Lumière comme effet spécial à l’imaginaire tridimensionnel et surtout à partir de la figure du magicien et truqueur Georges Méliès. Sauf que ces nobles intentions scénaristiques ou esthétiques ne sont jamais soumises à problématisation par le film de Sam Raimi, qui préfère rendre manifeste la fonction rédemptrice de la seconde partie (en couleurs et format large) en regard de la première (en noir et blanc et format 4/3). Cette fonction rédemptrice s’inscrit évidemment dans le récit, archétypal de Hollywood, de la « seconde chance » conforme au grand récit national du peuple étasunien « born again » (et Georges Méliès lui-même n’y échappe pas dans Hugo Cabret, invité à jouir d’une seconde chance fictionnelle rédimant sa misérable fin biographique). Cette intemporalité contredit hélas son film précédent, Drag me to Hell (2006), une petite production horrifique et indépendante qui renouait avec l’esprit jouissif du gore des premiers films de l’auteur (comme Evil Dead en 1981) en offrant, via une sorcière bien plus effrayante que celles interprétés par Mila Kunis et Rachel Weisz, un commentaire inattendu et malicieux de la contraction du crédit et de la crise bancaire étasunienne.

Twilight bouché  

On ne saura jamais si le monde merveilleux d’Oz est le produit subjectif des fantasmes d’Oscar Diggs ou bien s’il possède une autonomie réellement objective (il s’agissait d’un rêve pour la petite Dorothy du Magicien d’Oz). On a en tous les cas bien compris que ce monde offrait la possibilité d’une seconde chance (sous la forme d’un rachat rédempteur qui peut faire également songer au Tales of Two Cities de Charles Dickens) pour un homme dont la misère économique le contraignait au cynisme (heureusement contrebalancé par le sourire ravageur de son interprète). En même temps que cette perspective rédemptrice est censée valoir pour les nouvelles technologies du divertissement spectaculaire rédimant les vieilles origines foraines du cinéma. Toutes choses dignes d’intérêt mais balayées par un final doublement symptomatique de la contamination de la fantasy sur tous les autres genres cinématographiques en vogue à Hollywood, comme de la normalisation disneyienne de l’esthétique burtonienne.

 

 

A l’instar de l’assaut final des forces du bien contre les forces du mal qui, dans Alice in Wonderland, lorgnaient du côté de la trilogie Le Monde de Narnia (2005-2010) produite par Walden Média et Disney Pictures, celui du film Oz, the Great and Powerful lorgne du côté de celui du film de Tim Burton qui… Ce qui est, également et symptomatiquement, le cas de Twilight, chapitre IV : Révélation (seconde partie) qui fait déboucher son désir de mythologiser le moment de l’adolescence sur une situation de culmination guerrière archétypique d’un récit de fantasy. Cette ultime séquence est par ailleurs neutralisée par une hypocrisie consistant à faire éliminer de la main droite quasiment tout le casting pour aussitôt effacer cette destruction de la main gauche en imaginant que tout cela ne relevait en fait que d’une possibilité fantasmée. Une virtualité jamais actualisée parce que, quand même, il ne faut pas pousser non plus, il y a une communauté de fans qu'il faut respecter (surtout au niveau du porte-monnaie). Voilà donc ici l'acmé grotesque d’une série corsetée dans ses obligations contractuelles, du ménagement de ses effets people (le couple sur l’écran et dans les pages des magazines formé par Kristen Stewart et Robert Pattinson) à son casting conçu comme un défilé de mode en passant par ses guests risibles (Michael Sheen dans le rôle du grand méchant Aro hurlant haro sur les gentils vampires).

 

 

Y aurait-il de l’ambivalence (homo)sexuelle (Jacob se déshabillant devant le père de Bella Swan pour lui prouver qu’il est un loup-garou) qu'aussitôt caressée, l’hypothèse est rapidement évacuée. Mais la folie relative de l’épisode précédent (le plus emballant de la série), autrement dit la première partie du chapitre 4 (la grossesse difficile d’une Bella Swan digne des modèles préraphaélites et son accouchement monstrueux avec l’aide des dents d’Edward Cullen qui sauve son aimée en la vampirisant) qui n'hésitait pas à problématiser le registre consensuel de la gestation et de l’enfantement ? Elle se trouve elle aussi vite résorbée au nom de la consécration supra-humaine d’un couple déjà quasiment sacralisé par la presse people (au point, peut-être, de susciter tant sa dislocation que sa résurrection). Ce qui se voulait alors au départ comme l’expression filmée littéralement d’un amour adolescent voué à l’exception romantique de l'inhumain et du monstrueux (une jeune fille, si elle est aimée par deux garçons, l'est forcément de l'un qui est un vampire et de l'autre qui est un loup-garou) se clôt sur l’accomplissement narcissique d’une petite mythologie d'aujourd'hui. Une mythologie qui ne peut pas s’empêcher de se mirer flatteusement dans le beau miroir offert tant par la vision synthétique et rétrospective finale que par le générique-fin (l’écriture romanesque des premières lignes de la rencontre entre les deux jeunes tourtereaux dont on n'aurait jamais imaginé – frisson garantie... – qu'ils allaient finir par être incarnés au cinéma par Kristen Stewart et Robert Pattinson). De ce point de vue-là, cette série est bien en-deçà de celle initiée (après un bide au cinéma) pour la télévision par Joss Whedon entre 1997 et 2003, Buffy The Vampire Slayer, plus inventive dans l'articulation du « teen movie »et du genre fantastique et horrifique revisité, plus drôle dans ses caractères et les relations que ceux-ci développent tout au long de ses sept saisons.

Heureusement, la tête (un peu) dans les nuages : Cloud Atlas

En regard de tous ces éléments qui, du Hobbit à Oz, the Great and Powerful en passant par la série Twilight, témoignent du nouvel académisme hollywoodien, Cloud Atlas fait donc figure de bienheureuse exception. Il faudra malgré tout relativiser le caractère exceptionnel du film en insistant sur le fait que ses six récits entremêlés, de la fin du 19ème siècle à un futur post-apocalyptique, parce qu'ils sont interprétés par les douze mêmes acteurs, s'inscrivent explicitement dans le double registre idéologique de la « seconde chance » comme d'un bouddhisme New-age imprégnant déjà largement la trilogie Matrix (1999-2003). Le motif de la vie antérieure (ou postérieure selon le point de vue adopté), également partagé par d'autres films contemporains (The Master de Paul Thomas Anderson, La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau et certains films de Woody Allen, Darezhan Omirbaev et Apichatpong Weerasethakul sortis en 2010), n'est traité ici sans nuance aucune, mais comme une évidence structurale permettant aux segments narratifs de valoir les uns en rapport avec les autres sur le mode ambitieux du palimpseste feuilleté.

 

 

Pris isolément, ces récits ne sauraient guère passionner. Envisagés ensemble dans le même montage cubiste, ils bénéficient d'un élan synthétique qui prouve, s'il en était encore besoin, qu'une totalité est supérieure à la somme de ses parties. En ce sens, Cloud Atlas rappelle autant The Fountain (2006) de Darren Aronofosky que Intolerance (1915) de David W. Griffith. Du premier, il retient une pompeuse ambition métaphysique selon laquelle l'éternel retour du même (un choix existentiel) s'applique aux corps des acteurs principaux transcendant leur rôle respectif relatif à un espace-temps particulier (multiplié par trois dans le film de Darren Aronofsky, par six dans Cloud Atlas). Du second, il reprend la dynamique d'un vaste montage à travers le temps et l'histoire (Intolerance comporte quatre segments narratifs distincts) qui fonctionne d'abord sur le mode de l'alternance avant de progressivement révéler une logique didactique dévolue au parallélisme qui débouche sur un climax en forme de convergence généralisée et unitaire des récits.

 

 

Le plus ne consisterait alors ici pas tant à avoir indexé chaque segment narratif du film d'Andy et Lana Wachowski et Tom Tykwer sur un genre cinématographique bien défini (dans l'ordre chronologique : l'aventure maritime pour la fin du 19ème siècle, le mélodrame pour les années 1930, le thriller paranoïaque pour les années 1970, la comédie anglaise pour l'époque actuelle, le film d'anticipation et le genre post-apocalyptique pour les futurs proche et éloigné). De la même manière, le petit jeu obligeant le spectateur à reconnaître ses acteurs préférés dans la multiplicité respective de ses rôles et des maquillages afférents (Tom Hanks, Halle Berry, Hugh Grant, Hugo Weaving, Ben Wishaw, Susan Sarandon, James D'Arcy, Zhou Xun, Jim Broadbent, Doona Bae, Keith David et Jim Sturgess) ne peut susciter intégralement l'attention pendant les 165 minutes du film. En passant, on remarque que des acteurs sont systématiquement abonnés à des rôles de gentils (Halle Berry et Ben Wishaw) ou de méchants (Hugo Weaving et Hugh Grant), alors que d'autres (c'est surtout le cas de Tom Hanks) bénéficient de rôles contrastant les uns avec les autres. Comme si certains êtres et pas d'autres étaient éternellement voués au bien ou au mal, quand d’autres pouvaient bénéficier d’une seconde chance.

 

 

Une perspective métaphysique sans grand intérêt mais heureusement contrebalancée par trois éléments parfaitement réjouissants, bien au-delà de ce qu'est censé raconter dans sa globalité Cloud Atlas (c'est-à-dire le poids transhistorique des actions et la possibilité, à chaque nouvelle existence individuelle, de leur rédemption sous la forme d'un engagement pour l'universel et contre les intérêts immédiats ou particuliers). Le premier élément réjouissant renvoie à la circulation des objets à travers le temps, ainsi qu'à leur étrange destin (cette errance destinale qui pourrait être qualifiée du terme derridien de « destinerrance »). Il s'agira moins ici de retenir la question, posée dans le deuxième segment mélodramatique du film, de l’œuvre musicale intitulée Cloud Atlas dont l'accomplissement vaut, par-delà le suicide de son auteur (joué par Ben Wishaw), pour magnifier méta-symboliquement la forme même d'un film comme auto-satisfait de sa propre musicalité. Il s'agirait plutôt de mettre l'accent sur cette chaîne insolite selon laquelle un fragment tiré de l'adaptation cinématographique du récit autobiographique du héros du segment comique se passant à l'époque actuelle, vu par l'une des clones du segment relevant du film de l'anticipation, sert à motiver une révolte des esclaves clonés contre leur oppresseur totalitaire.

 

 

L'ouverture destinale des œuvres (leur caractère d’itérabilité citationnelle pour parler à nouveau comme Jacques Derrida), indépendamment de leurs qualités artistiques intrinsèques, est donc inséparable des manières de réappropriation les plus imprévisibles et comme les plus intempestives. Le deuxième élément réjouissant concerne le traitement égalitaire des segments, indépendamment de leur genre respectif. Ce qui signifie par exemple que la précipitation dramatique du segment en forme de film d'anticipation (une sorte de synthèse de Blade Runner, de Matrix et de Soylent Green) est mis en scène exactement avec le même sérieux que l'évasion réussie des vieillards de l'hospice anglais du segment se passant à l'époque contemporaine. Cette égalité de traitement entre les segments comme entre les genres autorise ainsi, notamment grâce au récit se passant aujourd’hui, la possibilité d'un humour bienvenu dont The Fountain était par exemple totalement dénué, à son détriment.

 

 

Enfin, le fait que les douze acteurs puissent jouer des rôles à l'opposé de leur appartenance de genre ou de race (Hugo Weaving peut ainsi jouer une femme, Halle Berry un garçon, Doona Bae une Anglaise, Ben Wishaw une femme, etc.) ne vaut pas seulement pour l'illustration cinématographique des théories « queer » notamment défendues par Judith Butler. Pas seulement en effet, parce que l'anti-essentialisme dans l'analyse des identités sexuées et la performativité du genre (sexuel, mais pourquoi pas aussi racial) sont ici soutenus par la vérité du corps de la sœur d'Andy Wachowski, Lana, qui jusqu'en 2003 était un homme prénommé Larry. La critique radicale, esthétiquement comme politiquement, des identités prétendument naturelles (comme les identités sexuelles ou raciales) est ce que Cloud Atlas offre de meilleur. Et de ce point de vue-là, le film d'Andy et Lana Wachowski et Tom Tykwer vaut à lui tout seul bien mieux que les films de Peter Jackson, Bill Condon et Sam Raimi réunis. Sauf que ce blockbuster de 100 millions de dollars n'a pas été produit pas les grands studios hollywoodiens, et qu'il a même été un bide aux États-Unis. Preuve par défaut que Hollywood persévère dans son être, captif de la vision désastreusement court-termiste des investisseurs institutionnels qui, représentatifs de la financiarisation du capital, ont mis également sous leur coupe l'industrie du cinéma. 

Post-scriptum : Jurassic Park (1993) de Steven Spielberg, dinosaure de l'entertainment

Décider de ressortir le plus grand succès commercial de Steven Spielberg, à savoir non pas E.T. (1982) mais Jurassic Park (1993), et cela afin de célébrer ses vingt ans en lui offrant en guise de cadeau d’anniversaire l’habillage rutilant de la 3D, c’est vérifier trois paradoxes, le premier concernant l’industrie hollywoodienne, le second la position du cinéaste au sein de cette même industrie (mais aussi du cinéma plus généralement), le troisième étant relatif au film lui-même. Le premier de ces trois paradoxes appartiendrait ainsi à la luxueuse production d’un film dont le coût en termes de réalisation (environ 90 millions de dollars de l’époque) est d’un tiers à peine plus élevé que celui de sa promotion (65 millions de dollars), Universal ayant alors décidé de mener tambour battant une campagne marketing massive en partenariat étroit avec Steven Spielberg. Ainsi, 1000 produits dérivés ont été lancés sur le marché avant et pendant l’exploitation en salles du film, le développement de ce dernier ayant été initié avant même la publication du roman original de Michael Crichton en 1990 avec la diffusion télévisuelle en 1988 du film d’animation Le Petit dinosaure et la vallée des merveilles.

 

 

Enfin, sur le plan strict des effets spéciaux, l’emploi conjoint de techniques classiques (les prothèses mécaniques recouvertes de latex appelées « animatroniques » issues des studios de Stan Winston) et modernes (les images numériques avec Industrial Light & Magic, la société de George Lucas) a légitimé la stratégie publicitaire défendant le caractère exceptionnel du film dans son rendu hyperréaliste de monstres avec lesquels n’a historiquement jamais cohabité l’espèce humaine. Le slogan publicitaire était alors : « Il a fallu 65 millions d'années pour que cette aventure devienne possible ». Si Jurassic Park représente bel et bien une nouvelle étape dans la commercialisation de marchandises culturelles produites par l’industrie hollywoodienne (on frôle le milliard de dollars et seuls Titanic puis Avatar de James Cameron battront ce record en même temps que son Terminator 2 en 1991 et juste avant le méconnu Memoirs of an Invisible Man de John Carpenter ouvrent un nouvel âge, numérique, des effets spéciaux), l’ajout de la 3D signalerait aujourd’hui le paradoxe d’une extension relativement limitée du domaine de l’invention technique afin d’intensifier la puissance de frappe spectaculaire des blockbusters.

 

 

On l’a vu encore récemment pour les blockbusters Iron Man 3 de Shane Black et Star Trek : Into Darkness de J. J. Abrams qui ne font pas grand-chose de l’illusion de la troisième dimension (voir la seconde partie de ce texte). A part peut-être le second film lorsqu’il met en scène l’accélération de vitesse appelée « distorsion » du vaisseau USS Enterprise, sur le modèle des voyages en hyper-espace du Faucon Millenium dans Star Wars. On peut également faire remarquer que la sortie en 3D du film de Steven Spielberg a été priorisée en Europe (le film est sorti le 1er mai en France) alors qu’il ne sortira aux États-Unis que le 13 juillet, le marché européen étant vraisemblablement plus rentable que le marché étasunien pour les films dotés de cette technique censée intensifier la projection (mais dont l’intensification induit aussi un coût non-négligeable en termes de retours sur investissement prévus).

 

 

Le premier paradoxe relatif à la ressortie d’un classique du cinéma de divertissement hollywoodien consistera donc à ce que, toutes choses égales par ailleurs, la 3D représente une moindre invention technologique que les effets spéciaux numériques grâce auxquels George Lucas et Peter Jackson ont enfin pu imaginer se lancer quelques années plus tard dans la production de leur saga respectif. Ce seront une nouvelle trilogie pour Star Wars du côté du space-opera et la trilogie Le Seigneur des anneaux du côté de la fantasy. De ce point de vue-là, ce n’est pas l’adjonction de la 3D qui accomplit ou vérifie l’actualité du film, mais seulement et tout simplement sa ressortie en salles. Et si la justification sous les espèces de la projection 3D ne semble devoir relever que de la béquille publicitaire et commerciale, l’échec de la ressortie de l’épisode 1 de Star Wars (la menace fantôme) manifesterait l’échec d’une stratégie économique ne s’appuyant dans ce domaine que sur la seule ressortie des grands films spectaculaires des vingt dernières années (comme Titanic qui eut droit aussi à sa ressortie en 3D).

 

 

Le deuxième paradoxe, qui n’est pas le moins croustillant, c’est que la ressortie de Jurassic Park qui représente donc la part la plus spectaculaire et divertissante du cinéma de Steven Spielberg est contemporaine de la décision de la direction du Festival de Cannes de choisir le cinéaste comme président du jury du plus prestigieux festival de cinéma du monde entier. On ne disposerait alors pas d’une image plus emblématique ou symptomatique de la situation d’un homme qui s’est fait un nom en réinventant au mitan des années 1970 le blockbuster hollywoodien, tout en investissant la part la plus spectaculaire et divertissante de cette industrie d’un réel désir de légitimité artistique positivement sanctionné par l’acclamation du cinéaste après la présentation, à la soirée d’ouverture du dernier Festival, d’un petit film résumant toute sa filmographie. Et tout en s'appuyant sur son autorité et son prestige pour critiquer dans la foulée du Festival de Cannes la dérive hyper-capitaliste d'une industrie hollywoodienne à laquelle il n'aura pourtant pas peu contribué et menacée selon lui d'effondrement économique si les quelques blockbusters sur-capitalisés assurant les rentrées financières de l'année se vautrent tous au box-office.

 

 

La reconnaissance institutionnelle de l’aspect le plus artistique de l’œuvre de Steven Spielberg se sera donc effectuée en coïncidence avec la ressortie en 3D de son film le plus spectaculaire et le plus rentable. Le cinéma, qui est un art et par ailleurs aussi une industrie (pour citer la fameuse formule d’André Malraux), aura toujours été compris ainsi par Steven Spielberg qui aura mis un certain temps afin de rendre plus visible et lisible la part artistique de son cinéma. Aujourd’hui, quand ce dernier réalise Lincoln (2012), c’est effectivement davantage vers John Ford que vers Alfred Hitchcock qu’il se tourne, non pas que le second serait moins artiste que le premier, mais le premier l’est davantage lorsqu’il s’agit de se colleter l’histoire de son pays et l’imaginaire qu’il suscite.

 

 

Et c’est alors, si l’on en revient à Jurassic Park à proprement parler, le troisième paradoxe qui éclate souverainement. Si ce film est effectivement on ne peut plus actuel parce qu’il s’est appuyé sur une nouvelle dynamique technologique et promotionnelle ayant largement influencé l’économie hollywoodienne du blockbuster (comme le fut en 1974 Jaws), le film témoigne aussi d’un sens évident de la mise en scène classique qui fait tellement défaut dans ce secteur qu’il en paraîtrait presque vieux, daté, rétro. Ce paradoxe d’un film toujours jeune sur le plan technologique et commercial et incroyablement vieux sur le plan du cinéma comme art de la mise en scène n’est pas mieux visible à l’occasion des séquences qui mettent en jeu les dinosaures eux-mêmes.

 

 

Tantôt parce que leur présence encore imperceptible et retardée oblige à jouer avec ces paravents symboliques que sont la dense végétation équatoriale et les pluies diluviennes, les feuilles et les herbes ou les stries de gouttelettes tombant pendant la nuit paraissant alors comme sortir de l’écran. Tantôt parce que l’efficace découpage des plans entre champ et hors-champ afin de dynamiser les bordures (exclusives comme inclusives) du cadre intensifie la fulgurante apparition de monstres dont Steven Spielberg sait, en cinéaste profondément classique qu’il n’a jamais cessé d’être, qu’il faut les rendre désirable avant de les exposer. Jurassic Park serait ainsi deux fois hollywoodien, sur le plan commercial et technologique (la campagne promotionnelle massive et l’usage des effets spéciaux numériques) et sur celui de la mise en scène hérité de plusieurs décennies de pratique dans le découpage classique (de D. W. Griffith à Alfred Hitchcock). Sauf que cet héritage a été oublié par la plupart des tâcherons qui, exemplairement à l’image d’un Michael Bay (dont la série des Transformers est quand même produite par Steven Spielberg, le paradoxe se confondant alors avec la contradiction), croient que l’hystérisation du montage et les mouvements azimutés de caméra suffisent à produire cette intensification de la perception spectatorielle.

 

 

Quand on y pense, c’est même un peu dingue de voir le cinéaste concentrer dans un signe élémentaire, dans un verre d’eau à la surface tremblotante, toute une réalité pachydermique (les dinosaures géants d’une part et d’autre part ce poids lourd qu’est le film lui-même comme produit capitaliste). C’est qu’il a compris, par exemple dans la continuité d’un Jacques Tourneur, que la suggestion est une nécessaire étape lorsqu’il s’agit de susciter chez le spectateur un désir de visibilité corrélée à ce qui l’effraie.

 

 

Rendre désirable l’effrayant à partir des articulations de l’invisible et du visible, c’est la tâche classique à laquelle s’assigne Steven Spielberg qui, par ailleurs, inscrit le débordement de ses montres dans de passionnants exercices de montage parallèle. Qu’il s’agisse de la séquence avec les deux voitures menacées par un tyrannosaure ou bien de celle des deux enfants se cachant des deux vélociraptors (en référence à la course de Dany fuyant son père dans les cuisines de Shining de Stanley Kubrick en 1980) dont le modèle sera redéployé par le cinéaste dans War of the Worlds (2005), c’est la mise en scène qui frappe plus que les monstres, d’autant plus qu’elle fait preuve d’un sens du détail (hitchcockien) impressionnant.

 

 

La pupille rétrécie du tyrannosaure à cause du faisceau lumineux projeté par la lampe maladroitement manipulée par les deux enfants ou bien le hublot de la porte de la cuisine recouvert de buée suite à un dégagement nasal d’un vélociraptor représentent ainsi deux images de terreur dont la puissante n’est qu’à peine redevable des effets spéciaux numériques. On pourra alors passer aisément sur la morale familialiste du film (dont le récit raconte quand même comment un homme qui n’aime pas beaucoup les enfants apprend finalement à les aimer parce qu’il faut les sauver) ou sur la saturation du motif excrémentiel (la boue coulant à la suite des pluies diluviennes), par ailleurs récurrent dans son œuvre (on se souvient de l’étron que Serge Daney reconnaissant dans l’extraterrestre de E.T.).

 

 

De la même façon, le caractère de mise en abyme de la fiction, avec ce patron démiurge joué par un acteur lui-même réalisateur, Richard Attenborough, initiateur d’un parc d’attraction présentant la plupart des produits dérivés du film et in fine dépassé par ses créatures, est un peu court. On remarquera juste le petit film d’animation rigolo présentant aux premiers visiteurs du parc le recours à la génétique qui se veut lui-même comme l’archéologie de l’animation numérique, expliquant d’ailleurs pourquoi l’un des vélociraptors sera plus tard montré recouvert d’une projection de signes propres au langage génétique. Cette image succédant à celle précédemment décrites et soutenant un réel désir de découpage classique qui persiste, malgré l’obligation promotionnelle des nouveaux effets spéciaux numériques, viendrait alors attester que, de ce strict point de vue, le film mis en scène par Steven Spielberg représente, en regard de l’actualité hollywoodienne, un âge qui serait en regard d'aujourd'hui celui des dinosaures.

 

 

La seconde partie de notre analyse concerne dans le détail une demi-douzaine d'exemples récents parmi les blockbusters les plus massifs et offensifs des six derniers mois et pour la plupart coincés entre les règles monotones du divertissement spectaculaire hyper-capitalisé et celles appartenant au conservatisme idéologique (ici).

 

 

Mercredi 14 août 2013


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