A peine ombre (2012) de Nazim Djemaï

A bord d'un attracteur étrange

À peine ombre : le film tourné à bord de La Borde par l'un de ses passagers se tient à proximité de la folie comme dehors et comme débord et c'est alors qu'il peut témoigner aussi de la folie de l'institution.

 

Dans la folie se tient l'enjeu du désir, inaccessible et indestructible, celui des soignants et des patients, celui de l'institution elle-même et son directeur persévérant, celui de l'homme soigné par La Borde et son film a consisté aussi à lui rendre la pareille.

Une fugue fondatrice

 

 

 

 

 

Voir, revoir À peine ombre (2012) de Nazim Djemaï. Penser au soin et repenser à ce que signifie prendre soin. Tout a commencé par une fugue. En 1953, le directeur d'un asile psychiatrique est en bute avec son conseil d'administration qui lui refuse les travaux de réfection nécessaires à un bâtiment vétuste. Une décision est prise, celle de partir en compagnie de 33 malades. Après une errance de deux semaines, le groupe trouve refuge dans un château délabré à Cour-Cheverny dans le Loir-et-Cher. La clinique de La Borde était née. Depuis, l'institution agréée par la Sécurité Sociale a persévéré dans sa singularité en opposant aux violences de l'internement psychiatrique les alternatives thérapeutiques proposées par la psychothérapie institutionnelle. Des alternatives appliquées par Jean Oury, le fondateur de la clinique qui en a été le directeur jusqu'à son décès en mai 2014, aidé par Félix Guattari qui y a travaillé toute sa vie en décédant à La Borde en août 1992.

 

 

 

Les alternatives de la psychothérapie institutionnelle, on aimerait pouvoir les résumer ainsi : l'autogestion comme soin collectif ; le partage des tâches comme thérapie partagée ; l'appartenance communautaire des patients comme acteurs de la vie de l'institution avec des commissions composés de patients et de soignants. La question du soin prend dès lors une dimension inédite puisque les soignants qui prennent soin des patients se soignent eux-mêmes. Le soin n'est pas le problème de l'autre quand il est l'affaire de tous. C'est ainsi que tous, soignants et patients, prennent soin d'une certaine idée de l'institution en général, comprise non pas comme territoire hiérarchisé et administré en raison d'un consensus aliénant, mais comme lieu de vie animé par des pratiques partagées et la délibération collective nécessaire à toutes les décisions prises.

 

 

 

 

 

La Borde, dehors, débord

 

 

 

 

 

Cela est l'histoire de la clinique de La Borde et elle constitue autant le sol d'À peine ombre qu'elle passe dans les plis silencieux de tous les plans du film. Prendre soin, c'est bien ce qu'accomplit Nazim Djemaï quand la frontalité des plans, la fixité des cadres et la durée des prises participent à donner forme et soutenir une relation posée en respect de l'opacité et l'altérité réciproques des sujets, de tous les sujets, ceux qui font le film, ceux qui sont filmés, en attendant le tiers qui, d'absent, devient présent quand il y a au moins un spectateur dans la salle de cinéma ou à la maison devant son petit écran. De part et d'autre de la caméra en un premier temps ; de part et d'autre de l'écran en un second : la caméra-écran est une membrane à deux couches et son épiderme est offert à la réception des touches qui circulent librement entre les regards, sauvagement – à fleur de peau.

 

 

 

Dans la restitution exigeante d'un face à face qui est un écart soustrait aux lourdes conséquences du « grand enfermement » (Michel Foucault), c'est la folie elle-même, donc, qui ne relève plus d'un problème mental accablant l'autre identifié comme tel dès lors qu'elle s'éprouve comme un partage autrement plus originaire. La folie comme un excès sauvage, un débord à toute démarcation imposant la séparation catégorique du normal et du pathologique. La folie comme ce grand dehors qui nous partage tous en passant et repassant à l'intérieur de chacun d'entre nous.

 

 

 

A peine ombre est moins un documentaire portant sur ou bien réalisé dans mais bel et bien tourné à La Borde quand on comprend entre les lignes des plans du film que son auteur a filmé à partir d'une position recoupant la place de patient qui a été la sienne, aidé en la circonstance par une preneuse de son improvisée en la personne de Geneviève Carles, infirmière travaillant alors dans la clinique. C'est pourquoi le film de Nazim Djemaï est moins consacré à l'institution comme telle (ce serait davantage le cas de La Moindre des choses de Nicolas Philibert) qu'il est attentif aux durées propres à chacune des personnes qui y vivent, dans le respect de leurs secrets et la tenue de leurs rythmes.

 

 

 

À peine ombre : le film tourné à bord de La Borde par l'un de ses passagers se tient à l'épreuve de la folie comme dehors et comme débord et c'est alors qu'il peut témoigner de la folie de l'institution elle-même. Dans la folie se tient l'enjeu du désir, inaccessible et indestructible, celui des soignants et des patients, celui de l'institution elle-même et son directeur persévérant, celui de l'homme soigné par La Borde, enfin, dont le film consiste aussi à lui rendre fraternellement la pareille.

 

 

 

 

 

Un peu de durée à l'état pur

 

dans le dur désir de durer

 

 

 

 

 

C'est la troublante étrangeté du film de Nazim Djemaï quand son désir est le contrepoint grâce auquel la durée s'expérimente à chacun de ses plans comme s'il s'agissait de résister à ce que la durée même devienne du temps. Ce temps est pourtant ce qu'institue, et à bon droit, la pratique d'une psychothérapie institutionnelle en tant qu'elle est soucieuse de réinscrire avec la distribution tournante des tâches des patients dans le monde commune de l'institution, participant ainsi de la continuité sociale et symbolique de la clinique et ses lieux, la bibliothèque et le parc, le jardin et la serre, l'infirmerie ou le réfectoire. Ce désir s'apparente au désir inconscient, le désir en tant qu'il est inaccessible et « indestructible » ainsi qu'en parle Jean Oury en rendant hommage à son maître Freud et son contemporain Lacan. Ce désir signe de toute évidence le geste de Nazim Djemaï quand il prend en charge le soin de lui-même en soignant la réalisation de son film comme il aura pris soin d'une institution maltraitée depuis par les successeurs de Jean Oury. Ce désir serait encore celui, non pas d'un peu de temps à l'état pur comme l'a dit Gilles Deleuze suivant Marcel Proust, mais d'un peu de durée à l'état pur, au nom d'un dur désir de durer comme Paul Eluard aimait en parler.

 

 

 

Un peu de durée à l'état pur au nom du dur désir de durer. Autrement dit, de la durée comme ce qui toujours se différencie, oui, mais sans pour autant permettre aussi – et cela est absolument décisif – que le brin de la différenciation fasse droit aux enchaînements de l'actuel (le présent) et du virtuel (le passé, le futur, le conditionnel). La pure différenciation serait donc la durée qui se déploie et coule en se retenant de se distribuer en séries d'instants segmentés pour être inscrits dans une temporalité dont la construction symbolique enchaîne tous les instants et les articulent en séries.

 

 

 

La différenciation pure est un présent pur, c'est-à-dire de l'événement, encore de l'événement, toujours de l'événement. Un silence obstiné, un mot rare, le geste répété d'une cigarette que l'on veut fumer, une machine dont le boucan vient d'on ne sait où, des paroles précises et énigmatiques, un flux d'évidence logorrhéique, un regard fixe comme un mur de résistance ou un autre perdu dans la brume du dedans, l'utilisation d'une cireuse comme un appareil au comique digne de Jacques Tati. Et puis des branchages remués par le vent, des frondaisons qui chatouillent le ciel, des feuilles qui tombent comme des lettres mortes ou une brume qui se soulève comme du lait recouvrant le matin.

 

 

 

Ici, tout est événement car tout apparaît en ne valant pour rien d'autre que pour soi-même. Les durées entretiennent l'opaque comme une réserve en refusant d'en faire la matière des identifications qui représenteraient d'autres captures, d'autres enfermements. Les plans qui durent polissent ainsi la durée en s'exposant comme autant de surfaces miroitantes dédiées à une altérité dont l'autre a la garde pour le spectateur qui se trouve en face. La désorientation qui s'affirme d'emblée est alors l'occasion d'une nouvelle orientation dans la folie qui n'est plus le problème de l'autre quand on en reconnaît intimement la présence en soi, l'autre au plus près du même, l'hôte à qui l'on a fait sans le savoir hospitalité.

 

 

 

L'expérience d'une durée sauvage, diagonale à la ligne droite et dure de la raison, en-deçà comme au-delà des normes qu'il nous faut pourtant pour vivre ensemble, fait la joie des enfants dont le deuil est notre enfance, celle qui constitue après l'âge intervallaire et critique de l'adolescence la vie secrète des adultes. On peut renouer avec cette expérience également dans la prise de psychotropes et les intensités risquées qu'ils promettent. Cette expérience, on pourrait la nommer « hors-temps » ou « sauvagèreté » (Frédéric Neyrat) et elle se joue pour le pianiste, Chopin par exemple, quand il est au travail du tempo rubato évoqué significativement par Jean Oury. Le pianiste est un voleur, dit-il (rauben dit en allemand voler), quand le rythme se soustrait à la temporalité horlogère de la partition. Rubato c'est donc le dérobé et la dérobade de la durée à la grille du temps fait peur aussi. C'est elle qui nourrit l'angoisse, dite ou mutique, de bon nombres de pensionnaires de La Borde.

 

 

 

 

 

Des ombres, des mains de géants

 

 

 

 

 

C'est cette durée que désire Nazim Djemaï en coupant juste avant qu'elle ne devienne du temps. Une durée en vertu de laquelle l'égalité filmique entre soignants et soignés, tous s'exposant en étant dotés des mêmes capacités discursives et auto-réflexives, se prolonge dans l'indiscernabilité même de la folie. Folie partout et folie nulle part, insituable entre les plans comme à l'intérieur d'eux, entre l'écran et les spectateurs comme à l'intérieur d'eux-mêmes, sans possibilité de localisation, entre les murs de La Borde et dans son « entour » comme en parlait Fernand Deligny qui a travaillé dans la clinique. Son spectre peut prendre ainsi la forme expressive d'une ombre avec les mouvements nocturnes d'une branche de bambou. Comme une main gigantesque et noire qui à distance fait signe à la main de cette femme dissociée, muette dans l'image, parlante dans le silence du plan noir. Une géante comme les géants inuits de Nawna (Je ne sais pas...). Les mains qui se font signe répondent ailleurs à d'autres mains et d'autres ombres, celles qui caressent délicatement le blason érotique de La Parade de Taos.

 

 

 

Une courte fiction dans l'intervalle de deux documentaires : les ailes d'une phalène.

 

 

 

Un château isolé environné de brumes et de forêt, des ombres vagabondes qui sont autonomes des êtres qui les projettent, des trous noirs et des durées dérobées aux grilles des temporalités en étant vouées à l'indiscernabilité des statuts et des états, des paroles muettes et des mains de géants : un hors-lieu et son hors-temps ouvrent l'intérieur du monde à la quatrième dimension de puissances inimaginables. Puissances du sommeil et de la folie, de la mort et du dehors. Puissances morganatiques de l'esprit dont l'ivresse, démonique, l'autorise à ne plus avoir de compte à rendre aux partages consensuels du normal et du pathologique.

 

 

 

Sauvagèreté des images qui sont des images de la pensée à l'épreuve de l'impensable, des images du réel pensé en tant qu'il est l'impossible même.

 

 

 

On se frotte les yeux, c'est pourtant la vérité : avec À peine ombre c'est l'inattendu retour de Vampyr (1932) de Carl Theodor Dreyer. La visitation d'un film fantôme qui hante la cinéphilie de Nazim Djemaï fait d'autant plus sens qu'il est intensifié par la proximité géographique des lieux, château de Courtempierre dans le Loiret et château de Cour-Cheverny dans le Loir-et-Cher. Vampyr comme À peine ombre, le second dans la garde inconsciente du premier en relevant aussi de l'un de ses secrets, se retrouvent comme des frères en ressemblant à ces « objets inclassables » dont a parlé Félix Guattari. Les deux films sont en effet des « attracteurs étranges » qui nous « incitent à brûler les vieilles langues de bois, à accélérer des particules de sens à haute énergie, pour débusquer d'autres vérités » (« La guerre, la crise ou la vie » in Micropolitiques, éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2007, p. 272).

 

 

 

30 avril 2015 – 11 juin 2021




Commentaires: 2
  • #2

    Nouvelles du Front (mardi, 06 mars 2018 18:31)

    Bonjour

    On vous remercie de votre message.
    Nous aimerions vous répondre positivement, c'est pourquoi il nous faudrait pour cela une adresse mail. Nous connaissons de surcroît le réalisateur, cela peut également vous intéresser.

    Bien à vous

    L'équipe des Nouvelles du Front

  • #1

    BLANC (mardi, 06 mars 2018 16:15)

    MAGNIFIQUE DOCUMENTAIRE? JE SOUHAITERAIS POURVOIR PRENDRE CONTACT AVEC VOUS DANS LE CADRE D UNE PROJECTION DANS UNE MEDIATHEQUE A MARTIGUES