La compassion à la dérobée de Mikio Naruse

La retenue et son ravissement ("Une femme dans la tourmente", 1964)

On pourrait croire que le regard hébété de Reiko scrute le point le plus lointain. Le regard du personnage interprété par Hideko Takamine dans Une femme dans la tourmente (1964) de Mikio Naruse, parce qu'il plonge dans les abîmes d'un hors-champ littéralement impossible – un hors-champ tellement réel qu'il ne saurait apparaître sinon en brûlant irrémédiablement notre propre regard –, viendrait de loin en remontant le plus loin en amont du temps. D'un temps qui aurait été celui des secrets magnifiquement préservés dans les coutures ou plis discrets d'une existence, comme tant d'autres décrites avec un sens remarquable de la compassion par Mikio Naruse, vouée aux tâches prescrites par les obligations de la vie domestique.

 

 

 

Précisons d'emblée : la compassion dont il est question ici n'a rien de religieux (il n'est pas question ici de la charité offerte ici-bas aux pauvres par ceux qui ainsi travaillent à s'acheter une place dans l'au-delà) ni d'humanitaire (cette charité laïcisée des temps du devoir d'ingérence post-politiques). Elle pose seulement et surtout la passion d'un artiste partageant si intimement la souffrance de ses créatures – ses autres qui sont de lui si proches qu'il s'autorise à en soustraire au spectateur la démonstration. C'est que cette affaire les concerne eux et eux seuls, il s'agit de leur secret magnifique et le spectateur est alors moins convié à jouir de sa révélation spectaculaire qu'à en être le témoin interloqué, demeurant sur son seuil, dans la garde du secret comme secret.

 

 

 

Il est en tous les cas certain que ce regard de femme frappée d'hébétude est l'indice d'un affolement intempestif, d'une imprévisible passion se comprenant comme compassion dès lors que le cinéaste, en se refusant au moindre contrechamp, travaille à ce que porte dans le vide des jointures et des points de suspension la plainte muette des yeux grands ouverts sur un désastre sans nom. D'où, en passant, que les ritournelles d'Ichirô Saitô ressemblent à des complaintes tant la compassion de Mikio Naruse envers ses personnages le pousse à ce qu'il en fasse sans démonstration aucune porter la plainte depuis ce vide par où le spectateur est invité à être, passant d'une possibilité à son effectivité propre. Cette affaire est celle du cinéma en ce qu'elle est génialement compliquée (pourquoi faire simple quand, a dit Jacques Rivette, on peut en effet faire compliqué ?). Il faut bien que la compassion en vienne à un moment décisif à se manifester expressément comme tel (c'est le plan du regard hébété) mais il faut aussi en dérober la totalité expressive (c'est le hors-champ visé par ce regard et qui jamais ne deviendra un contrechamp).

 

 

 

La compassion à la dérobée : le secret s'expose en même temps que son contenu demeure soustrait). La compassion à la dérobée, voilà peut-être ce qui soutient le rapport entretenu par le cinéaste avec ses personnages en général, et son héroïne en particulier. Ce que la femme voit la sidère et ce que l'homme la filmant sait de cette sidération l'oblige à n'en pas davantage montrer, posant dans le plan suivant qui pourtant ne viendra pas le site imaginaire d'une douleur partagée, d'une passion commune. Alors, alors seulement, elle peut devenir nôtre, nous qui sommes invités à entrer dans le cercle forcément restreint de la compassion dérobée. Il faut dire aussi que rien ne nous avait préparé à la sidération d'un regard définitivement sidérant, au point qu'il précipite le fondu au noir en conclusion du film.

 

 

 

Sidération et précipitation : la puissance d'un plan pareil se joue dans le nouage paradoxal de l'accélération et de l'immobilité – comme si le passage d'une vitesse à une autre et qui lui est autrement supérieure débouchait sur la contraction nerveuse d'un élan à bout de souffle, à un point d'effusion et d'ébullition tel que l'immobilité est signe d'éternité. Loin d'être l'équivalent de la retenue censée caractériser le bon comportement de la femme japonaise idéalisée, la sidération serait plutôt une immobilisation résultant d'une excitation irrépressible, un figement né d'un affolement, l'éternité en résultante du souffle coupé par l'émotion fulgurante ou un jeu d'affections précipitées. L'hébétude, loin donc de signifier une quelconque bêtise, bat le rappel étymologique de son engourdissement primordial, celui-là même en conséquence d'une précipitation d'émotions comme au principe d'une immobilité garante d'éternité.

 

 

 

L'éternité d'une passion dans l'instant fulgurant – le souffle coupé – de son authenticité avérée sidère. La compassion en atteste autant qu'elle en dérobe le montage secret, ouvrant le regard sur le vide – et le vide, ici, c'est nous aussi.

 

 

 

 

La double victoire sur le Japon des États-Unis

 

 

 

 

On aimerait voir, dans le tressage complexe de l'hébétude et de la compassion à la dérobée, de la sidération et de la précipitation, de l'immobilité et de l'éternité, la vrille d'un impromptu qui prend tout le monde à la gorge – à l'image de l'éclair ou du grondement dans la montagne des films éponymes respectivement réalisés en 1952 et 1954. On aimerait y voir comme un déraillement qui métaphoriserait les circonstances de la survenue de l'événement. Un reste qui est un excès non strictement assimilable ou réductible à la somme arithmétique de causes et de conséquences alignés le long des rails du scénario. Tant il est vrai que Une femme dans la tourmente aura en effet entretenu pendant la quasi-entièreté de ses 100 minutes un autre rythme, calé sur la rigoureuse description des faits s'enchaînant dans une configuration ne laissant que bien peu de marge de manœuvre à des personnages contraints d'y répondre par une servitude volontaire qui, jamais, n'est identifiée par le cinéaste à de la stricte servilité.

 

 

 

La servitude volontaire s'accomplit ici sous la forme, classiquement exemplifiée par le découpage, d'un asservissement imposé, d'un agencement du social tel que sa trame est une grille imposant en toute indifférence la distribution de ses cases aux puissances d'agir individuelles. D'ailleurs, s'agissant de ces quelques autres qui voudraient résister aux impositions de la nouvelle donne économique et sociale, la fuite prendra la forme incroyable du suicide. Incroyable parce que le suicide est collectivement perçu comme quelconque. C'est un acte socialement évidé de tout caractère d'événement à l'instar du commerçant qui s'est pendu parce que l'installation d'un second supermarché le menaçait plus fortement encore de ruine. On apprend ainsi sa mort comme en passant, comme un fait objectif qui irait presque de soi, dénoyauté de tout contenu hétérogène et scandaleux, comme une information qui n'étonnera que si peu ses amis de jeu, dont Koji, le jeune beau-frère de Reyko.

 

 

 

Le scandale s'il a lieu (seule l'épouse comme un reproche adressé à ceux qui n'y croient guère manifeste véhémentement qu'il y en aurait un) serait celui d'un évanouissement de responsabilités individuelles. Le social ne consisterait alors qu'en une irresponsabilité des rapports économiques dont profitent ceux qui jouissent ainsi des gains symboliques de la déresponsabilisation. Les jouisseurs sont les irresponsables – les irresponsables jouissent, ceux que ne montrent que trop rarement les « films sociaux » davantage préoccupés par la culpabilisation des dominés, victimes complaisantes et consentantes du champ impersonnel de l'interdépendance sociale. Mikio Naruse n'aura pour sa part pas fait l'économie inconséquente des nouvelles figures de la jouissance irresponsable, les montrant au tout début de son film en renouant avec la veine comique de ses débuts mais en la poussant dans les grincements d'une maturité désenchantée.

 

 

 

Ce sont, au tout de son film, ces cadres supérieurs qui s'amusent à se lancer dans le pari de faire engloutir des œufs à quelques jeunes femmes parce que les œufs qu'ils font vendre à d'autres femmes qui leur ressemblent dans le supermarché ne coûtent que cinq yens quand les mêmes marchandises vendues par le petit commerce en coûte douze pour n'en rapporter que trois. Arithmétique implacable. Le triomphe grandissant du consumérisme dont le modèle économique vient des États-Unis, parce qu'il est nettement identifié au primat du grand capital sur la profitabilité toujours plus réduite du petit commerce et de l'artisanat, ne se confondra jamais avec les promesses de l'émancipation individuelle dont certains essaient encore d'en entretenir aujourd'hui le mythe. Compatissant mais en dérobant le cœur de sa passion nouée à celle de ses personnages, Mikio Naruse enregistre alors le redoublement idéologique de la victoire militaire étasunienne. Le supermarché répète ainsi sur le plan économique la bataille de Midway remportée vingt ans auparavant sur le champ de bataille. Et, dans les deux cas, la mort demeure un fait quelconque et impersonnel car soustrait à toute responsabilité individuelle – le suicide d'un mari puis la disparition d'un fils évoqué par une aubergiste à l'héroïne qui perdit quant à elle son époux à la fin de la guerre.

 

 

 

Le mélodrame demeure bel et bien ce genre cinématographique par excellence qui a vu dans les arrangements impersonnels et naturalisés du social le fatum laïcisé des antiques tragédies.

 

 

 

 

Faire l'économie de la retenue :

une affaire de soustraction

 

 

 

 

Mikio Naruse, le dernier grand cinéaste japonais de l'époque classique qui aura été le premier des modernes, est à l'égal de ses pairs, Kenji Mizoguchi (avec qui il a partagé le goût lyrique des contractions dramatiques et des précipitations mélodramatiques) et Yasujirô Ozu (dans le souci partagé de l'existence toute en retenue et soustraction des classes populaires et moyennes élues par le genre nippon du shomin-geki). Leur égal, donc, en ceci que ses récits offrent de remarquables précipités d'économie politique. La précipitation n'est pas ici le symptôme de la confusion, mais bien plutôt la marque de la vitesse requise pour faire œuvre de précision. Précise, l'économie ne l'est que parce qu'elle ne vaut que comme une politique en un sens général. Parce que les grandes centrales de distribution non seulement organisent la concurrence asymétrique, déloyale et faussée avec les petites surfaces commerçantes, mais aussi parce qu'elles déterminent le chamboulement des économies patriarcales et domestiques. Précisément, il s'agit d'une économie politique parce qu'elle ne se restreint pas à la sphère publique, incorporant en conséquence la sphère privée comme l'autre scène sans laquelle il ne saurait y avoir d'économie générale.

 

 

 

En dépit du privilège scénaristique accordé à la loupe du petit commerce (la blanchisserie de La Mère en 1952, le salon de coiffure de L'Histoire d'une femme en 1963), nous avons affaire à une économie générale et, comme telle, férocement inclusive (c'était déjà le récit de la famille ruinée suite à la réforme agraire impulsée par l'occupant étasunien donné par Nuages d'été en 1958). Au sens où, dans Une femme dans la tourmente, n'y échappent ni le suicide d'un mari et père de famille se soustrayant à la probabilité du déshonneur, ni le sacrifice d'une féminité secrètement consenti par l'héroïne afin d'entretenir le magasin de son défunt mari et perpétuer ainsi les revenus bénéficiant à sa belle-famille. Si Reiko aura longtemps personnifié la retenue caractéristique de la femme japonaise idéalisée, sa propension à avoir fait de nécessité vertu (un veuvage de 18 ans après seulement six mois de mariage en forme de travail gratuit offert à la famille de son défunt mari) est pourtant devenue à l'ère de la grande distribution problématique, gênant, et peut-être même obsolète. La compassion à la dérobée de Mikio Naruse consiste à rendre justice à une femme aussi vertueuse que devenue à son corps défendant gênante. Sa vertu presque en trop ne compte de surcroît presque plus pour rien à l'heure où la survie de l'économie familiale et domestique repose sur la transmutation réussie du petit commerce en grande surface commerçante.

 

 

 

A cet égard, la sortie du champ de Reiko en raison d'une vertu condamnée à l'inutilité sociale serait le signe que la guerre est enfin finie. Une guerre totalement gagnée par les États-Unis de telle sorte qu'elle les dispenserait désormais d'une occupation militaire à caractère néocolonial, coûteuse politiquement (on se souvient ici des manifestations communistes filmées en arrière-plan des faux raccords amoureux de Nuages flottants en 1955). Ce que raconte Une femme dans la tourmente, c'est le sort nouveau réservé à la retenue comme signe de la plus grande vertu (et marque de la plus grande intériorisation des normes patriarcales) d'une femme japonaise dont on ne veut plus : de toute retenue il faudrait dorénavant se soustraire et c'est bien ce à quoi s'abandonnent les odieux cadres au début du film.

 

 

 

C'est la gêne ressentie à l'égard de la vertu personnifiée par tout le monde, autrement dit ceux qui voudraient bien voir la femme vertueuse sortir sans bruit du champ et par sa personnification elle-même. Reyko, la grande vertueuse en ce qu'elle a tant intériorisé le pouvoir des normes au bénéfice de sa belle-famille, a la suprême élégance de faire sienne cette pressante sortie de champ. Ce sera sa dérobade en guise de signe ultime de vertu : elle sortira du champ avant qu'on ne le lui demande expressément de le faire.

 

 

 

C'est beau et terrible à la fois et cela se dérobe à toute explicitation, démonstration ou manifestation spectaculaire (la terrible beauté propre à la compassion à la dérobée conditionne chez Mikio Naruse l'absence radicale de toute hystérie). La gêne ressentie par la belle-mère et ses deux filles, Reyko en bonne commerçante et ménagère qui sait qu'un sou est un sou saura en faire l'économie – elle saura la soustraire sa belle-famille pour la prendre sur elle et s'en aller avec. A ce niveau-là, la vertu relève de la pure subtilité en en subtilisant la manifestation. Elle relève aussi de la virtuosité en relevant sans démonstration la médiocrité générale, horizon indépassable d'existences au-delà de tout jugement, jamais jugées par celui qui n'ignore pas qu'elles sont trempées jusqu'aux os dans les eaux glacées du calcul égoïste.

 

 

 

 

Sortir du champ (la soustraction est une dérobade),

entrer dans un autre (la soustraction est un ravissement)

 

 

 

 

Donc il y a de la gêne dont l'économie est au principe du récit narré par Une femme dans la tourmente. La femme de la retenue idéale sait devoir se soustraire du champ quand elle comprend que la vertu est devenue pour sa belle-famille l'indice d'une économie dépassée par le nouveau modèle du supermarché, celui qui propose des prix plus bas et des profits plus élevés. Surtout, la gêne n'est pas le trouble et ce sentiment d'être devenu de trop dans le nouvel agencement social des sphères de l'économie générale et politique n'a pas grand-chose à voir avec le trouble ressenti à la toute fin du film par l'héroïne, quand le regard devient celui de l'hébétude. Et si Reiko à force d'avoir personnifié une vertu obsolète comprend qu'elle est devenue gênante, le trouble ressenti plus tard par elle débouchera pourtant sur autre chose.

 

 

 

C'est que, en sortant du champ, l'héroïne ignore qu'elle en pénètre un autre – un champ moins caractérisé par la gêne (sociale) que par le trouble (érotique), moins significatif de la dispense d'un activisme vertueux devenue inutile que symptomatique d'une dépense qui fait peur en ceci qu'elle est intensément improductive. C'est pourquoi Reyko décide de s'en aller en prenant le train au départ de Shimizu dans la banlieue est de Tokyo et à destination de sa région natale dans le nord du pays. Et c'est pourquoi la séquence du train qui roule en passant dans le paysage devient la métaphore limpide de la naturalisation idéologique des grandes machines socio-économiques – les calculs et autres machinations vouées à l'irresponsabilité de quelques-uns et la déresponsabilisation de tous. Sauf que le cinéaste la répète, qu'il réitère la séquence du train comme une scansion rythmique dont le souffle lui permet de faire sourdre une autre économie, plus profondément ou ouvertement libidinale celle-là. Et, ce faisant, Mikio Naruse ferait presque un autre film. Il y aura cependant moins changement de voie ferrée que déraillement, parce que le cinéaste prend le parti des personnages contre ce qu'ils sont censés socialement incarner, en proposant désormais de les faire jouer contre le pouvoir des normes qu'ils incarnent ou personnifient. S'il y a déraillement, c'est alors précisément en raison de la survenue intempestive d'un accident certes tragique, d'un événement aussi érotique que kairotique. L'instant décisif est ravissement, orgasme.

 

 

 

Un individu peut alors advenir au sens fort d'un sujet : c'est une femme découvrant avec la disparition accidentelle de son beau-frère qu'elle est devenue le sujet d'une passion aussi intensément contractée que son deuil sera quant à lui proprement interminable. Il se trouve que Mikio Naruse ne s'est pas seulement contenté de décrire, aussi minutieusement soit-il, l'engrenage impersonnel des ajustements imposés aux personnages par la nouvelle grille socio-économique. Le cinéaste aura secrètement peaufiné à entrouvrir aussi, depuis les jointures résultant de la combinaison de ses cadrages et de son découpage, la mince fente par le biais de laquelle s'est faufilé le sentiment imprescriptible qui, à la fin, étrangle Reyko en la vouant à l'essoufflement et l'engourdissement – autrement dit l'hébétude. Il n'est donc plus question d'une retenue vertueuse qui, considérée désormais comme un supplément obscène, doit être soustraite du champ social nouvellement configuré. Ce dont il est désormais question, c'est d'une sidération qui précipite le souffle de l'héroïne au point que son cœur frôle la rupture. C'est d'un déraillement qui, excédant la seule somme des logiques strictes de l'arithmétique, arrache à la précipitation d'un destin les brûlures immobiles de l'éternité.

 

 

 

L'ultime plan de Une femme dans la tourmente appartient bien à Reyko sidérée, sur le seuil d'un abîme par dessus lequel son regard croise aveuglément le nôtre. Que s'est-il donc passé, d'autant que son hébétude est devenue, en vertu de la compassion à la dérobée dont fait preuve le cinéaste à son égard, est un peu-beaucoup-passionnément un ravissement partagé ? Certes, Reyko a pris le train d'une dérobade en guise d'hommage définitif rendu au vice par la vertu. Mais l'y a subrepticement rejointe Koji, son jeune beau-frère de douze ans son cadet, celui qui l'aura longtemps appelé sœur et qui finit par lui lâcher qu'il l'aime. Revenant de Frère aîné et sœur cadette (1953), les frissons d'une passion incestueuse inassouvie se dissipent dans la brume offerte par le deuxième degré de la relation entre une femme et le frère de son défunt mari. Le plus important se trouve ailleurs, dans l'opération de renversement au terme de laquelle une dérobade assumée au nom de tous se transformera en un solitaire et sidérant ravissement.

 

 

 

 

La passion et son anneau,

un instant et toute l'éternité

 

 

 

 

Deux moments de Une femme dans la tourmente en auront préfiguré l'acmé, avant le grand déraillement final. D'abord, dans la manière si subtile dont le cinéaste sait découper une simple conversation entre les deux personnages principaux de telle sorte qu'on y voit à l'œuvre une égalité de positions qui soutient toujours déjà l'égalité des amoureux (si Koji a droit à la rupture du travelling en sortant du champ qui appelle un contrechamp, Reyko fera exactement de même en relançant la pompe de cette figure de style narusienne qu'est le travelling de trois-quart arrière). Ensuite, à l'occasion de la première manifestation d'un trouble que l'on ne confondra pas avec la gêne d'une vertu en trop d'après les calculs de la nouvelle économie se mettant en place, lorsque Koji avoue son amour à Reyko. Si la seconde est moins gênée que troublée par la déclaration du premier, c'est que son émotion trahit moins la surprise devant la faute d'un geste déplacé que le fait qu'il aurait été obscurément pressenti. La gêne convoque en effet l'effacement de sa cause (il faudrait apprécier en les précisant les liaisons secrètes entre la gêne et l'hygiène) quand le trouble appelle à une redéfinition même du champ ouvert, avec ses délimitations normatives suspendues, au-dessus de son propre vide structural. Si Reyko pensait fuir le trouble en s'identifiant à la gênante vertu invitée à sortir du cadre, elle s'y enfonce au contraire dès lors qu'elle comprend que Koji l'a rejointe dans le train. Alors, les agencements du découpage réduisent progressivement les distances sociales et emplissent les plans d'amorces affectives (un sourire, deux jambes qui se frôlent, une revue ou des fruits que l'on se passe, un regard suspendu – autant d'images pensives pour employer la belle image de Jacques Rancière).

 

 

 

Alors, la nuit succède au jour et le nouveau jour s'emplit d'une brume inédite qui, en plus de dissiper les contours et d'engloutir les quadrillages habituels, relaie extérieurement l'émotion qui envahit intérieurement Reyko. Alors, Reyko prend une incroyable décision en ce qu'elle oblige Koji à descendre avec elle à la prochaine station, n'importe laquelle. Mais, comme par un retour de manivelle comme un coup de bâton, le trouble dont on croyait qu'il avait enfin triomphé se retire comme éclipsé par la gêne. La médiocrité, c'est aussi le forçage de la gêne sur le plaisir (Reyko se retire de son propre désir en cédant sur l'insistance des injonctions normatives et en demandant dans la foulée à ce que Koji s'exécute en faisant de même). C'est encore la dérobade privilégiée à la persévérance (Koji abandonne Reyko en passant la soirée à boire et l'on retrouvera son cadavre le lendemain, probablement décédé en tombant dans un ravin). Mais, on l'a dit, la médiocrité n'autorise chez Mikio Naruse – noblesse de la compassion à la dérobée oblige – aucun jugement, elle n'avère qu'un fond impersonnel vouant les individus à s'équivaloir tout en demeurant chacune et chacun à leur place.

 

 

 

Pourtant Une femme dans la tourmente ne se conclut pas sur le règne hygiénique de la gêne parce que le trouble a foré suffisamment profond ses galeries pour en arriver au petit matin brumeux à ce que Reyko bascule ailleurs, dans l'affolement, la sidération et l'hébétude. La mort de Koji est accidentelle, peut-être masque-t-elle un impensable suicide, mais un détail filmé en gros plan (probablement le seul de tout le film à l'exception du gros plan final) scelle son caractère tragique : l'anneau de cordelette noué autour du doigt de Koji par Reyko en rappel de leur jeunesse partagée ne donne pas seulement l'indice de l'identité du cadavre découvert par les villageois, il contracte la réalité éphémère de leur union commune. Un villageois ne s'y trompera pas en interpellant l'héroïne au sujet de son « compagnon ». C'est avec du deuil que commence, distingué de l'individu, le sujet. Et le sujet est ici Reyko qui court jusqu'à en perdre haleine pour rattraper ce qui, incroyablement, ne saurait être rattrapé (on pense soudainement à la grand-mère à la toute fin de Rhapsodie en août d'Akira Kurosawa en 1993). Mais les villageois emportent loin dans la profondeur de champ le cadavre d'un homme que l'héroïne ne rejoindra plus jamais.

 

 

 

Après le temps des obligations ménagères et commerçantes (chronos), survient kairos dans la contraction ultime d'éros et thanatos dont l'anneau s'expose dans le dernier plan du film de Mikio Naruse. Il offre au visage brouillé de Hideko Takamine – l'une des actrices préférées du cinéaste avec Setsuko Hara – l'inoubliable grandeur héroïque de supporter dans le même mouvement et les grandes largeurs du TohoScope la précipitation d'une passion aussi intense que fugitive (kairos) et son éternité au principe d'un deuil interminable (aiôn). Ces vitesses passées de telle sorte qu'elles ouvrent aux femmes les portes de l'énigme éternelle de leur désir, Carl T. Dreyer a su également les passer avec Gertrud (1964) et pareillement John Ford avec Seven Women Frontière chinoise (1966). Contre toute attente la dérobade a conduit Reyko à un déraillement au-delà de tout calcul. Sortir des rails de la vertu gênante et maîtrisée aura consisté à affronter les accélérations vertigineuses du trouble érotique – son ravissement.

 

 

 

Comment revenir d'un tel ravissement (d'autant plus qu'il s'appuie tragiquement sur le ravissement dans la mort et la disparition de l'homme aimé) ? C'est probablement la question de toute une vie. La même question sera sûrement celle du spectateur pourvu qu'il en reconnaisse l'expérience et – compassion à la dérobée oblige – la fasse sienne, ravi par elle.

 

 

 

 

Le 29 décembre 2015


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