Porn again Larry Flint

"The People vs. Larry Flint" (1996) de Miloš Forman

S’il avait lu Joë Bousquet, Larry Flint aurait pu dire comme le poète qu’il est devenu ce qu’il est en accueillant la blessure dont il a fait un destin (la liberté d’expression dont le droit et la pornographie sont des profanations et des parodies). La blessure de la liberté existait avant lui et elle l'attendait, attendant qu’un jour il se mette à l’incarner.

Larry Flint et Larry Flint

 

 

 

 

 

Il y a deux Larry Flint. Le vrai qui joue exceptionnellement le juge Morrissey et l'autre, le personnage de fiction dans le box des accusés interprété par l’acteur Woody Harrelson. Du haut de son fauteuil de juge l'autorisant à un drôle de voyage dans le temps de 20 ans, Larry Flint toise Larry Flint. Le premier observe le second à l'occasion d'une fiction retraçant les grands moments de bascule de l’existence du patron de la revue pornographique Hustler. D’abord soucieux de rivaliser avec le fondateur de Playboy, le rival et modèle Hugh Hefner, l’entrepreneur en pornographie se retrouve ensuite à incarner les contradictions de la liberté d'expression aux États-Unis au carrefour des effusions contestataires et protestataires des années 1970 et du backlash réactionnaire organisé avec la décennie suivante et le double mandat présidentiel de Ronald Reagan.

 

 

 

Dans les images, deux acteurs jouent deux personnages à l'occasion d'une séquence de procès, scène par ailleurs exemplaire de la démocratie étasunienne autant que de sa judiciarisation. À ceci près que le premier s'amuse un sourire entre les dents de jouer le contraire de ce qu'il est, à savoir le juge intolérant dont l'impartialité est le masque officiel recouvrant le soutien réellement obscène accordé à la cause réactionnaire. Le vrai Larry Flint s’en amuse d’autant plus qu’il a été en vrai la personne interprété par le second, l’acteur professionnel jouant un personnage de fiction, soit le pornographe jugé pour obscénité morale mais qui commence à se rêver l'incarnation héroïque, sinon christique du premier amendement constitutionnel protégeant la liberté d’expression.

 

 

 

Cette image proposée par The People vs. Larry Flint (1996) est donc singulièrement pliée en son milieu, image duelle ou bifrons, miroir à retardement dialectisant la reconnaissance du même par la différence entre soi et soi creusée par le temps. La représentation qui s’inspire de faits réels en prétendant au réalisme se trouve de fait compliquée dans ses rapports de fidélité à l’histoire vraie par la présence même de celui dont il s'agit de raconter l'histoire, mais qui alors n'occuperait pas la place symboliquement attendue.

 

 

 

 

 

Une plaisanterie diabolique

 

(les années 70, en direct puis en différé)

 

 

 

 

 

Ce ne serait qu'un gag diabolique, significatif d'un esprit tordu fait d'ironie autant partagé par Larry Flint dans la surenchère de ses provocations que par Miloš Forman qui en propose le biopic ambivalent, empathique et critique, le brouillage des frontières morales du bien et du mal pour le premier recoupant celui du vrai et du faux pour le second. Ce ne serait au fond qu'une blague résultant cependant de la perversité propre aux inépuisables paradoxes du comédien naguère énoncés par Denis Diderot. Paradoxes dont les tours, détours et polarisations n'abolissent jamais l'écart structural entre le rôle et son interprète, et qui trouverait à se rejouer en la circonstance entre un homme et celui qu'il aura été deux décennies auparavant. Mais, dans une proximité guère étonnante avec Milan Kundera, la plaisanterie sera à prendre en considération on ne peut plus sérieusement, caractérisant bien l'ancien transfuge d'une Tchécoslovaquie dont le printemps des libertés aura été en 1968 écrasé sous les chars du stalinisme. Miloš Forman aura cependant réussi à conserver à l'occasion de son passage à l’ouest un souci intègre d'interroger les limites imposées au désir individuel de liberté (qui sont des limites propres à la liberté elle-même), des trois premiers films tchèques (L'As de pique en 1963, Les Amours d'une blonde en 1965, Au feu, les pompiers en 1967) à la plupart des films étasuniens suivants.

 

 

 

De toute évidence, Larry Flint, en plus de former un diptyque réussi avec Man on the Moon (1999) reposant notamment sur la présence commune de la chanteuse et actrice Courtney Love, renoue de fait avec la série des premiers films tournés aux États-Unis : Taking Off (1971) sur un scénario original coécrit par Jean-Claude Carrière, Vol au-dessus d’un nid de coucous (1975) d'après le roman de Ken Kesey et Hair (1979) d'après le musical éponyme de Gerome Ragni, James Rado et Galt McDermot. Comme s'il s'agissait d'investir le présent de la décennie des années 1970 en l'expérimentant d'abord en direct puis en différé. Non pas comme le triomphe du nouage d'un désir contestataire et d'une éthique libertaire, mais bien plutôt comme le foyer social, familial et institutionnel des contradictions du néolibéralisme naissant. Des contradictions payées au prix fort par certaines catégories fragiles, des jeunes (dans les premier et troisième films) aux fous ou considérés tels (dans le deuxième film).

 

 

 

La famille, l'asile, l'armée représenteraient ainsi, pour le cinéaste ayant fui une société ayant échoué à réformer l'inertie totalitaire caractérisant les pays membres du bloc soviétique, trois « institutions totales » au sens sociologique d'Erving Goffman. Autrement dit, des institutions dont la prétention à encadrer la totalité des existences dont elles ont socialement la charge (les enfants, les malades mentaux, les soldats) s'accomplit en produisant des aliénations psychiques et des violences symboliques de toute sorte, réellement contradictoires avec le libéralisme habituellement associé au pays leader du monde alors dit libre. Jusqu'à ce que, avec Hair, le présent se retrouve lui-même divisé, écartelé entre le temps du récit (la fin des années 1960) et celui de la réalisation de l'adaptation (la fin des années 1970). La joie collective d'un mouvement hippie ayant participé à l'échec de l'armée étasunienne au Vietnam (la guerre est finie en 1975) se voit ainsi contrariée par les conséquences traumatiques d'un engagement militaire au principe de blessures individuelles et collectives, ainsi que d'un rechargement opportuniste de l'idéologie conservatrice au début des années 1980.

 

 

 

Cet écart entre les temps, Miloš Forman le voit donc dans la plaisanterie diabolique du dédoublement de la figure de Larry Flint. Comme on l’a vu, vingt ans d'écart séparent au sein de la même séquence et du même plan le personnage fictionnel de son modèle réel. Et le cinéaste n'aura eu par ailleurs de cesse d'en rejouer les puissances à l'occasion de nombreuses propositions de reconstitutions historiques, le début du 20ème siècle pour Ragtime (1981) inspiré entre autres par Michael Kolhhaas de Heinrich von Kleist, la cour viennoise de la fin du 18ème siècle dans Amadeus (1985) d’après la pièce de Peter Shaffer, la même époque mais vue cette fois-ci du côté littéraire et français dans Valmont en 1989 d’après Choderlos de Laclos. Revenant avec le diptyque The People vs. Larry Flint et Man on the Moon sur la décennie charnière des années 1970, époque aussi décisive que définitivement intervallaire, celle où la contestation se fige dans l'institution, où se rejoignent au risque de se confondre l'éthique libertaire et l'idéologie libérale, où l'individualisme prisé sur le versant de l’émancipation se voit rappelé à l'ordre du consensus moral, où l’hédonisme et le puritanisme commencent à représenter les deux faces d’une même médaille. Le revival hollywoodien concernant cette période, nettement à l'œuvre à partir des années 1990 avec certains films de Martin Scorsese (Casino en 1995) et Paul Thomas Anderson (Boogie Nights en 1997), autorise Miloš Forman à tracer et creuser d'autres écarts. Et s'ils sont toujours actifs dans l'intervalle séparant quelques aspirations individuelles minoritaires et la morale contrariante des injonctions sociales des majoritaires, ils semblent désormais vécus non plus sur le mode de la démotivation (comme dans L'As de pique ou Les Amours d'une blonde) mais sur celui d'une agitation frénétique, obsessionnelle, dépensière jusqu’à l’épuisement (cela commence avec Au feu, les pompiers).

 

 

 

 

 

La liberté d'expression

 

au prix de la pornographie

 

 



Le passage de la Tchécoslovaquie aux États-Unis aura effectivement induit pour Miloš Forman
le passage d’un désœuvrement caractéristique d’une certaine modernité européenne à une gesticulation compulsive au service d'un activisme effréné, typique du caractère schizoïde de l'économie étasunienne. C'est la figure de l'exaltation artistique en son génie excessif, en mode majeur (le compositeur et musicien Mozart joué avec beaucoup d’excitation par Tom Hulce dans Amadeus) et mineur (le comique Andy Kaufman génialement interprété par Jim Carrey dans Man on the Moon), également reprise sur un mode plus distancié avec le peintre sourd des Fantômes de Goya (2006). On retrouve la figure de l'homme réclamant justice auprès d'institutions reconnaissant difficilement la légitimité de ses requêtes, dans Ragtime comme dans The People vs. Larry Flint, déjà à l'œuvre avec le personnage de McMurphy (Jack Nicholson) dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Enfin et surtout, l'écart s'éprouve directement dans des personnages dont l'image de soi relève de mirages narcissiques activés dans le regard des autres. Mozart ne serait pas devenu ce qu'il est s’il n’y avait pas eu les efforts laborieux de son rival maudit Salieri (le rivalité mimétique est ce génie rationnel qui a eu raison du divin génie). Et, de la même façon, le vicomte de Valmont n’aurait pas été ce qu'il est sans le compagnonnage libertin de la marquise de Merteuil. Comme McMurphy est ce héros de la révolte anti-asilaire seulement aux yeux de ses camarades d'internement, Larry Flint est le héraut de la liberté d'expression et du premier amendement qui le garantit pour autant que les autres veulent bien le reconnaître ainsi. Lui-même finira par y croire en se reconnaissant tel dans le beau miroir tendu par ceux qui veulent encore entretenir l'esprit d'un mouvement contestataire alors en train de s’essouffler.

 

 

 

La dialectique hégélienne de la reconnaissance de soi nécessairement aliéné dans le regard de l’autre ira, pour Larry Flint reflété par le miroir du film de Miloš Forman, jusqu'à déterminer une certaine versatilité de conscience quand le pornographe licencieux découvre Jésus dans le regard de la sœur de Jimmy Carter, évangéliste séduisante et chevronnée. Mais, comme s'en amusera sa compagne Althea, après le temps du born again vient celui du porn again. Larry Flint est désireux désormais de renouer avec la rivalité l'opposant au père modèle Hugh Hefner afin de lui contester une hypocrisie conforme avec le puritanisme d'alors. Puisque le sexe dans Playboy est entouré de bavardages et ainsi euphémisé, son exhibition sera dès lors moins érotique et plus pornographique, plus crue dans Hustler parce que moins hypocrite sous prétexte que sa charge obscène relaie désormais une contestation quasi-anarchiste de l'ordre moral.

 

 

 

Il n'en demeure pas moins vrai – c'est évidemment ce paradoxe qui aiguillonne Miloš Forman – que la liberté d'ex,pression s'est payée ici au prix de la pornographie, autrement dit de la marchandisation à bas coût de la représentation (masculine) de la nudité (féminine). À l'occasion d'un séquence assez culottée, on verra Larry Flint, petit patron de la mise en scène de soi spectaculaire, se poser sans broncher en résistant de la liberté d'expression juché sur la scène derrière laquelle défile le montage littéralement pornographique d'images de cul et d'images de violences politiques incluant les cadavres des camps de concentration et d’extermination nazis.

 

 

 

L'hédoniste Larry Flint cloué au pilori de la morale finit symboliquement castré à la suite d'une tentative de meurtre (la balle reçue le cloue sur une chaise roulante), en rejouant à son corps défendant la séquence matricielle de l'assassinat de J. F. Kennedy. La castration du pornographe se paie ensuite d’une intoxication à la morphine dont les prises sont enrobées de sucreries en compensation de turgescences désormais interdites. Mais elle l’autorise aussi à se lancer à corps perdu dans une pente carnavalesque et parodique en multipliant, à l'occasion d'un nouveau procès, les provocations et les grossièretés (il fait du drapeau national une couche culotte). Touts écarts et incartades qui finissent par motiver le juge à le condamner sévèrement en l'envoyant momentanément dans un asile.

 

 

 

Le médiocre patron de club devenu pornographe millionnaire fantasmant d'être le nouveau héros des temps contestataires alors en voie d'évanouissement acceptera au bout du compte de comprendre deux choses. D'abord, Larry Flint n'est le héraut de la liberté d'expression que pour autant qu'il apprenne enfin à se taire et cesser ses clowneries en laissant son avocat le défendre afin de convaincre les juges de la cour suprême qu’il n’est pas qu’un pitre. Ensuite, le héros qui ne l’est pas aux yeux d'un grand Autre qui n’existe pas est un héros que dans le seul regard perdu de son aimée, disparue depuis du sida, son spectre revenant dans les boucles mélancoliques d’un film vidéo. Au terme d'une trajectoire brisée, le millionnaire qui s’est rêvé christ anarchiste cloué sur la croix du puritanisme est un pornographe sardonique et handicapé, parangon militant de l'hédonisme et du satyrisme pas tout à fait relevés dans la défense de la sacro-sainte liberté d'expression. La reconquête de l’estime de soi n’est au fond gagnée à l'arrachée que depuis deux regards authentiques, l'avocat parce qu'il est devenu un ami, l'amoureuse décédée. Cela méritait bien de recoller symboliquement les morceaux de ce bougre d’âne qu’est Larry Flint, un diable qui ne l’est que parce qu’il est un être divisé. La persévérance dans et depuis la division, ce sera encore dans Man on the Moon le personnage de l'improbable Tony Clifton continuant à vivre sa vie après l'ultime gag représenté par la mort de son auteur Andy Kaufman. Ce sera enfin la surdité du peintre Goya continuant à peindre le bruit et la fureur des folles virevoltes d'un temps où les inquisiteurs du vieux monde catholique sont des revenants ressuscités en révolutionnaires robespierristes.

 

 

 

Le porn again Larry Flint aura été directement dans l'image dédoublé, à la fois comme juge et comme accusé, comme représentant de la Loi et comme bouffon surmoïque. Larry Flint est une figure aussi sympathique qu'antipathique, aussi consensuelle que dissensuelle. Boiteux comme Œdipe, le pornographe sexiste et libertaire se divise entre celui qu'il aura été et n'est plus (un jeune coq échappé d'une ferme du Kentucky et croyant dur comme fer dans le triomphe de son bon droit), et celui qui persévère à être ce qu'il n'aura jamais cessé de représenter (le trublion mal torché dont la castration cachée sous le masque d'un juge détesté l'autorise encore et toujours à moquer les autorités délivrant leurs jugements répressifs).

 

 

 

S’il avait lu Joë Bousquet, Larry Flint aurait pu dire comme le poète qu’il est devenu ce qu’il est en accueillant la blessure dont il a fait un destin (la liberté d’expression dont le droit et la pornographie sont des profanations et des parodies). La blessure de la liberté existait avant lui et elle l'attendant, attendant qu’un jour il se mette à l’incarner.

 

 

11 mai 2016


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