La Jetée (1962) de Chris. Marker

La madeleine du futur

 « L'homme de l'avenir est celui qui a la plus longue mémoire »

 (citation apocryphe attribuée à Friedrich Nietzsche)

 

 

 

Le voyage dans le temps est un thème archi-classique de la science-fiction. Avant de connaître ses expressions canoniques dans les romans de Jules Verne (Paris au XX siècle écrit en 1860 mais publié de façon posthume en 1994) et H. G. Wells (The Time Machine: An Invention – La Machine à explorer le temps en 1895) datant de l'époque où la révolution industrielle place le progrès au cœur du développement des forces historiques, le thème apparaît déjà en filigrane des rêves prophétiques de l’épopée de Gilgamesh, des visions oraculaires des pythies de l'antiquité puis des prophètes vétérotestamentaires, dans certaines croyances celtiques également ou encore avec le personnage légendaire du magicien l’enchanteur Merlin dans le cycle arthurien. Le fantasme semblerait immémorial, probablement aussi vieux que l’humanité, en attendant que la littérature utopique et philosophique développe la problématique moderne de l'anticipation comme Francis Bacon avec La Nouvelle Atlantide (1624-1627) et Louis-Sébastien Mercier avec L'An 2440, rêve s'il en fut jamais (1771). Même un écrivain aussi truculent et pragmatique que Mark Twain a eu recours au genre avec Un Yankee à la cour du roi Arthur (1889) en le déclinant sur un mode satiriste digne de Voltaire et Swift.

 

 

Depuis, surtout après la Seconde Guerre mondiale, les chefs-d'œuvre du genre abondent en littérature (Le Voyageur imprudent de René Barjavel en 1944, Les Armureries d'Isher d’A. E van Vogt en 1951, Un coup de tonnerre de Ray Bradbury en 1952, Une nuit interminable de Pierre Boulle en 1953, La Fin de l'éternité d'Isaac Asimov en 1955, La Patrouille du temps de Poul Anderson en 1955-1960, Les Déserteurs temporels et Les Temps parallèles de Robert Silverberg à la fin des années 1960, Le Jeune Homme, la Mort et le Temps de Richard Matheson en 1975, etc.). La science-fiction moderne a ses récits incontournables et paradigmatiques que redoublent les spéculatives théoriques et scientifiques, dans une influence réciproque aux effets récursifs. Par exemple la théorie de la relativité d'Albert Einstein et son prolongement régional dans le concept de trou de ver popularisé par nombre de blockbusters contemporains à l’instar de Interstellar de Christopher Nolan (2014).

 

 

 

Le temps en crise

(paradoxe, papillon et reboot)

 

 

 

Le thème du voyage dans le temps, considéré selon ses deux axes privilégiés (rétrograde quand le voyage est dans le passé, antérograde quand il concerne le futur), est si souvent repris en effet qu'il est devenu désormais un trope de la pop culture. Notamment avec la figure célébrée de l'astrophysicien britannique Stephen Hawking (la célébration incluant les gentilles moqueries de Super-héros Movie, Dumb and Dumber 2 et Sausage Party), qui propose quelques hypothèses à ce sujet, parmi lesquelles celles du trou de ver (les fluctuations quantiques de l’espace-temps peuvent produire des dilatations et des raccourcis) et de la vitesse de lumière (la vitesse supraluminique permettrait de courber l’espace-temps). Le cinéma et la télévision ne sont évidemment pas en reste, au contraire ils jouent pour beaucoup dans l'inflation du thème, au risque certain de la surenchère et du galvaudage. On a rappelé si besoin était que le thème n'est franchement pas tout à fait neuf, tout en connaissant un accroissement littéraire quantitatif avec la modernité industrielle pour dominer aujourd'hui la production hyper-industrielle des blockbusters. Aurait-on en effet oublié que Christian-Jacques s'en amuse déjà avec Fernandel dans François 1er (1937) ? Et puis René Clair réalisant aux États-Unis C'est arrivé demain (1944) dans lequel un homme lit le journal donnant des nouvelles du lendemain (le film a d'ailleurs inspiré une série télé, Demain à la une, pour CBS entre 1996 et 2000) ? Sans compter les adaptations cinématographiques des récits de Mark Twain et H. G. Wells, respectivement en 1949 et 1960 et une première série télévisée culte, Au cœur du temps (ABC, 1966-1967).

 

 

Si le thème du voyage dans le temps domine le champ contemporain de la science-fiction, les récits privilégient de plus en plus les situations marquées par les idées de paradoxe temporel (le « paradoxe du grand-père » est comme la variation moderniste du mythe œdipien avec lequel s'amuse René Barjavel et dont le terme est auto-contradictoire quand le héros revenu dans le passé tue l'homme qui n'est pas encore son aïeul) et d'« effet papillon » (théorisé en 1972 par le météorologue étasunien Edward Lorenz avec la fameuse question : « Le battement d'ailes d'un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? »). D’un côté, le voyage dans le temps affecte rétroactivement l’histoire en induisant des bifurcations et des séries divergentes qui ont fasciné Jorge Luis Borges en autorisant Gilles Deleuze à y reconnaître le concept d’incompossibilité déjà à l’œuvre dans la philosophie de Leibniz ; de l’autre, le temps historique trouve souvent moyen d'une régulation sous la forme d’une autocorrection validant rétrospectivement l’histoire telle qu’elle s’est déroulé. Dans le meilleur des cas, comme on l’a vu avec la troisième saison de Twin Peaks (2017) de Mark Frost et David Lynch, le motif stoïcien-nietzschéen de l’amor fati (en échouant une nouvelle fois à tenir le rôle d’Orphée Dale Cooper prouve par défaut qu’il faut savoir accepter ce qui est arrivé en faisant des blessures d'hier les destins de demain) est fêlé avec l’irruption imprévue d’une bifurcation cauchemardesque (cet échec, s’il soustrait Laura Palmer de la mort incestueuse donnée par son père, la jette aussi dans l’univers alternatif mais dépressif de cet autre monstre qu'est sa mère).

 

 

La trilogie Retour vers le futur (1985-1989-1990) pilotée par Robert Zemeckis et la saga Terminator (1984-2019) produite par James Cameron ont amplement participé à façonner le paysage actuel du thème, prolongé sur le versant télévisuel avec des séries comme Lost – Les Disparus (ABC, 2004-2010) de J. J. Abrams, Jeffrey Lieber et Matt Damon ou, plus récemment, 11/22/63 d'après Stephen King (Hulu, 2016) et Dark d'origine allemande, toujours en cours (Netflix, 2017-...). Le genre est riche de quelques chefs-d'œuvre, parmi lesquels La Jetée (1962) de Chris. Marker et Donnie Darko (2001) de Richard Kelly et il constitue une inspiration souterraine de l'œuvre entière de Francis Ford Coppola, manifeste avec des films comme Rip Van Winkle (1982), Peggy Sue s'est mariée (1986) et Jack (1996).

 

 

D'aucuns estiment cependant que l’actuelle surenchère dans la reprise du thème marque le symptôme d'une industrie du recyclage hollywoodien qui multiplient à foison reboots et remakes, préquelles et séquelles, parce que sa pente inflationniste l'empêche d'avoir de nouvelles audaces en termes de création originale et d'imagination. Autrement dit, prendre des risques économiques excédant la loi d'airain du retour sur investissement et de la profitabilité à court terme est devenue une improbabilité bornée par la tendance financière à l’hyper-capitalisation. Le voyage dans le temps représente à cet égard le symptôme d'une crise du présent marquée par une culture saturée caractéristique d'un consumérisme excessif. Le présent en crise est bien celui de la postmodernité, dont l’imaginaire est symptomatiquement clivé, tiraillé entre la revisitation perpétuelle du passé au risque de l'épuisement et l'exténuation, pour des raisons moins souvent critiques d'ailleurs que révisionnistes et nostalgiques (le récit réactionnaire rectifiant le passé pour réconcilier le présent en faisant qu’il soit identique à lui-même l’emporte sur « le saut du tigre dans le passé » cher à Walter Benjamin), et un futur seulement apocalyptique (ce qui arrive n'étant forcément que l'accentuation dramatique d'une catastrophe toujours déjà là prédispose aux récits relevant d'un « survivalisme » dont l'idéologie est homogène avec le darwinisme social et la fiction anthropologique hobbesienne de « homo homini lupus »).

 

 

 

L’anticipation des ruines du présent

 

 

 

La Jetée (1962) de Chris. Marker est un film si original, si singulier qu'il figure non seulement comme un chef-d'œuvre incontestable de la science-fiction (le Time Magazine l'a élu meilleur film de SF de tous les temps), mais également comme l'un des plus grands films de l'histoire du cinéma (il occupe ainsi la cinquantième place pour la prestigieuse revue critique Sight and Sound publié par le British Film Institute). Film unique pour tant de raisons récompensé à l'époque par le Prix Jean-Vigo, déjà parce qu'il est le seul film de fiction d'un cinéaste résolument inclassable, témoin nomade des fracas du siècle qui n'a pas cessé d'innover en expérimentant partout les formes d'expression appropriées au monde d'une modernité devenue synonyme d'auto-immunité. Ensuite parce qu'il s'agit d'un court-métrage de 28 minutes consistant en un diaporama de photos en noir et blanc se succédant à vitesse variable, à l'exception d'un unique plan de quelques secondes situé à la 18ème minute qui, pour beaucoup, est considéré comme l’un des plus beaux de toute l'histoire du cinéma. Chris. Marker a lui-même qualifié son film du terme insolite de « photo-roman », inversion radicale du genre sentimental et inconsistant du roman-photo qui propose à la place de rappeler au cinéma son origine photographique (une seconde de film correspond en effet à peu de choses près à 24 photogrammes) comme d'ouvrir à la narration un champ de liberté seulement précédé par les expérimentations lettristes et situationnistes des années 1950.

 

 

Film qui prend acte de la capacité d'autodestruction de l’espèce humaine, œuvre contemporaine des bombes A et H comme des totalitarismes qui vouent les peuples à de massives formes de superfluité, La Jetée imagine que la troisième guerre mondiale a rendu la surface de la Terre inhabitable, les rescapés survivant dans des galeries souterraines où règne un climat de terreur concentrationnaire et policière. Le héros n’a pas de nom, il est un voyageur du temps malgré lui, envoyé dans le passé (qui est le présent du film, soit 1962) et même dans le futur (qui est le futur de son futur où le présent post-apocalyptique du récit n’est qu’un passé obsolète pour les habitants du futur dotés désormais d’un troisième œil). Les voyages dans le temps sont ainsi tentés pour trouver des solutions à l'existant comme ouvrir des ponts permettant de survivre un peu mieux aux effets dévastateurs de la catastrophe ayant eu lieu. S'il est un cobaye choisi pour des expérimentations douloureuses (elles en ont tué quelques-uns, rendu fou d’autres), c'est entre autres choses parce qu'il est le sujet d'une image d'enfance qui l'a marqué. Cette image d’enfance constitue une constante à laquelle il peut se raccrocher au cours de ses voyages rétrogrades et antérogrades. Envoyé dans le Paris du début des années 1960, le voyageur du temps rencontre une femme dans un grand magasin, il se lie d’affection avec elle, la perd de vue et la retrouve. Les deux se baladent notamment dans le Muséum d'histoire naturelle et le Jardin des Plantes. Le héros tombe amoureux d'elle et veut rester à ses côtés mais, rattrapé par les agents de la police du temps qui mettent la main au collet du fuyard, il est assassiné sur la jetée d'Orly devant son aimée.

 

 

« Ceci est l'histoire d'un homme marqué par une image d'enfance » : la citation est l'incipit légendaire de La Jetée, elle constitue le fil d’un nouage tragique mais c’est un nœud de Möbius. L'image d'enfance appartient à l'homme qui ignore avoir assisté à l’énigme de sa propre mort, twist sublime. Le voyage dans le temps est donc aussi un dédoublement du sujet, soi divisé par le fil coupant du temps : toujours un homme mourra en 1962 sur la jetée d’Orly et, toujours, celui qu’il a été enfant en sera le spectateur inconscient. Avec La Jetée, Chris. Marker réalise avec peu de moyens un tour de force inégalé, poussant la reprise du thème inspiré de lectures des récits de René Barjavel et Pierre Boulle dans des retranchements poétiques et politiques inédits.

 

 

D’un côté, Chris. Marker n’oublie pas qu’il est le contemporain de Robert Antelme et Jean Cayrol en proposant un montage cinématographique de photographies où la fiction anticipant l’hypothèse non improbable de la troisième guerre mondiale croise l’archive documentaire du réel des guerres précédentes. Sur le plan sonore, le film est tout aussi inventif : les voix soufflent les mots de la langue de l’ancien oppresseur germanique mais le privilège du chuchotement se substitue à l'imprécation nazie ; les battements de cœur du cobaye rappellent aussi aux images que leur montage tient des pulsations d’une cordialité évoquée dans un fameux texte critique de Jean-Luc Godard (« Montage, mon beau souci » in Cahiers du cinéma, n°65, décembre 1956) ; outre la composition originale du musicien britannique Trevor Duncan, les chants liturgiques orthodoxes interprétés par les chœurs de la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky font forcément signe également vers le cinéma de Sergueï Eisenstein. De l’autre, le film joue avec ses fondus au noir ou enchaînés d’une variabilité des vitesses de défilement des images qui, avec l’accélération rythmique de la fin sur la jetée d’Orly, permet au diaporama de toucher aux origines, prémisses du cinématographe comme de la vie d’un homme qui s’amusait enfant à faire défiler ses images fixes avec sa visionneuse de marque Pathéorama. Les photographies elles-mêmes se partagent en deux séries, noir et blanc contrastés dans les séquences post-apocalyptiques, grises dans les séquences de 1962, l'impressionnisme du sentiment amoureux se distinguant ainsi de l'expressionnisme d'un monde cauchemardesque. Et les deux séries se rejoignent enfin dans l'archive poétique d'un présent polarisé par le temps réel des catastrophes passées et le temps virtuel des catastrophes à venir. Dans le muséum d'histoire naturelle, la fixité photographique est la même en égalisant le sort des animaux morts avec le destin des vivants humains, c'est une même zone de suspension inorganique dédiée au non-mort (le musée devient de facto celui des fins dernière de l'Homme que Michel Foucault théorisera quatre ans plus tard dans Les Mots et les choses).

 

 

Ici, la science-fiction se fait à la fois anticipation des ruines du présent et vigilance des spectres d’une enfance persistante, posté au carrefour expérimental des rencontres de la photographie et du cinéma sur un axe, sur un autre du documentaire et de la fiction.

 

 

 

Le spectateur de cinéma,

voyageur du temps

 

 

 

Parabole concentrée sur l'angoisse concentrationnaire, atomique et totalitaire, La Jetée est aussi un hommage allégorique au cinéma comme machine à voyager dans le temps (après tout, l'invention du cinématographe date de la même année – 1895 – que celle de la publication de La Machine à explorer le temps de H. G. Wells). Le film de Chris. Marker est dans le même mouvement une variation moderniste sur le mythe d'Orphée qui est au fondement de la conception occidentale de l'art. Dédié à la fois à ces voyageurs du temps que sont les spectateurs, plus généralement à l'espèce humaine qui au vingtième siècle se sait mortelle désormais, La Jetée est en soi toute une histoire du cinéma et il a des fulgurances qui pressentent l’avenir. Le souterrain est ainsi celui du Palais de Chaillot qui accueillera seulement dans quelques mois, en 1963, la Cinémathèque française de Henri Langlois jusqu’en 2005 et le déménagement à Bercy. Les photographies allégorisant les ruines documentaires regardent ainsi un autre avenir que celui de l’apocalypse nucléaire, à savoir l’avenir du cinéma qui conserve le passé pour lui donner les chances d’avoir un avenir. Le cinéma lui-même est révélé dans ses atours souterrains et limbiques. Le rituel de ses descentes en forme de catabases, en écho à celles de Gilgamesh et Orphée, Ulysse et Énée, Dante et Virgile, en attendant celles de Dale Cooper et Kevin Garvey, promet alors de se protéger un temps des radiations du dehors (même s’il n’évoque pas La Jetée, Patrice Rollet est pourtant revenu récemment sur ce motif dans le bien nommé Descentes aux limbes, éd. P.O.L./Trafic, 2019).

 

 

On relève également plusieurs réminiscences hitchcockiennes, toutes décisives. La scène de la rencontre a lieu dans un grand magasin qui s’inspire de la séquence du restaurant dans Vertigo – Sueurs froides (1958) et le visage de la femme en profil droit est un blason amoureux qui passe d’un film à l’autre. La scène du Jardin des plantes tourne autour d’une autre séquence fameuse, celle des séquoias, tandis que la scène du Jardin des Plantes évoque irrésistiblement les oiseaux empaillés de Psycho (1960), en attendant qu'ils s'envolent bientôt dans Les Oiseaux (1963), autre pressentiment d’un avenir imminent, celui d'un film dédié à une apocalypse du vivant. Voilà une autre version de l’image d’enfance : la madeleine de Proust de Chris. Marker est la Madeleine de Vertigo, elle l’obsède comme en témoignent encore le passage à San Francisco de Sans soleil (1982) et son cédérom Immemory (1997). Le choix des acteurs n'est pas hasardeux non plus : Hélène Châtelain est une réalisatrice belge d'origine russe-ukrainienne qui a notamment participé à publier les récits du goulag de Varlam Chalamov ; Jacques Ledoux a été conservateur à la Cinémathèque royale de Belgique qui a fondé le Musée du cinéma de Bruxelles en 1962 ; André Heinrich a été l'assistant de l'ami Alain Resnais sur le tournage de certains de ses courts-métrages parmi lesquels Nuit et brouillard (1955).

 

 

Alain Resnais avec qui Chris. Marker a réalisé le court-métrage censuré Les Statues meurent aussi (1953) a d’ailleurs donné sa version de La Jetée avec Je t’aime, je t’aime (1968) écrit par Jacques Sternberg (les titres entretiennent une résonance autour du motif amoureux). Si le film d'Alain Resnais est moins réussi que son prédécesseur, on y retient cependant, entre autres, le jeu détaché de Claude Rich, la machine à explorer le temps comme une machine molle digne de William S. Burroughs, et puis ce moment génial consacré à la souveraineté des chats dont nous serions les humains serviteurs, plus qu’un clin d’œil à l’ami Chris. Marker. Le narrateur a la voix du comédien Jean Négroni, qui a déjà assuré le commentaire off des Statues meurent aussi, en ayant notamment travaillé avec Armand Gatti, notamment dans L’Enclos (1960) qui est l’une des tout premiers films de fiction français à avoir pour scène un camp de concentration. Quant au héros, il est interprété par le peintre et sculpteur Davos Hanich rencontré par Chris. Marker pendant la guerre, alors que ce dernier, bourgeois bien né à Neuilly-sur-Seine en 1921 sous le nom de Christian Bouche-Villeneuve, rompt vite avec les fausses promesses vichystes et décide de rejoindre la Résistance en participant avec l'armée américaine à la Libération.

 

 

 

L’aimant d’un regard amoureux

(épiphanie, emblème, blason)

 

 

 

Depuis 1962, beaucoup d'artistes ont rêvé de La Jetée, ce chef-d'œuvre de la science-fiction comme du cinéma de la modernité. Ce film qui a la hantise des pires souvenirs probables de l’avenir (cette hantise reviendra encore dans L’Ambassade en 1973 avec le contexte chilien du putsch totalitaire de Pinochet, de manière autrement plus ludique 2084 produit pour la CFDT en 1984 à l’époque où le syndicat n’avait pas encore rallié définitivement le camp du réformisme néolibéral). Celui qui entre tous fait surgir des ruines indistinctement possibles et virtuelles du présent la fleur rayonnante de l'un des plus beaux regard-caméra qui soit, à égalité avec celui de Monika (1953) d'Ingmar Bergman. L'un des plus importants, notamment parce qu'il renverse l'antique malédiction orphique. En effet, ici, l'homme ne tue pas du regard celle qu'il aime pour ne garder d'elle qu'un souvenir, au contraire, la femme sauve du regard l'homme condamné par la boucle du temps à mourir et ce souvenir est une autre vie protégée de sa propre mort. L'impact est évident avec Terry Gilliam quand il en réalise avec L'Armée des douze singes (1995) le remake hollywoodien de La Jetée en proposant d'expliciter les citations hitchcockiennes. On pourrait encore évoquer les citation en forme de clin d'œil tout le long de The Red Spectacles (1987) tourné en prises de vue réelles par le cinéaste d’animation japonais Mamoru Oshii, ainsi que le remake vidéo et queer de Matt Lambert en 2013, pour sa part également inspiré par la peinture de Francis Bacon et le cinéma plasticien de Philippe Grandrieux. C'est également explicite avec les clips respectifs de Sigue Sigue Sputnik (« Dancerama » en 1989) et surtout David BowieJump They Say » en 1993). La chose est moins avouée ou plus implicite mais l'inspiration est non moins révélatrice pour la trilogie Retour vers le futur et, davantage encore, pour la franchise Terminator.

 

 

Beaucoup d'hommages et de références, donc, mais aucun film n'aurait cependant retrouvé cette puissance de punctum appartenant à La Jetée parce qu'il nous regarde droit dans les yeux comme cela aura été peu fait. C'est un battement de paupières chargé au son de tous les volettements, un feuilleté en papier de riz de photographies jusqu'à ce que le jeu des surimpressions se précipite pour faire lever une image inoubliable. C'est une image tremblante pleine de tous les soulèvements, un plan fou d’oiseaux à la puissance hallucinatoire, inaugural comme un levée de paupière : une femme émerge doucement du sommeil, son regard plonge dans celui de l'homme qu'elle aime et qui l’aime, elle se réveille et ce réveil est celui par lequel nous nous réveillons aussi. Le regard du voyageur du temps recoupe celui du cinéaste, autre voyageur du temps qui l’offre au spectateur qui fait partie du voyage également, au-delà des positions sexuées des personnages comme de ceux qui les regardent. Avec cette femme regardée ainsi par cet homme, nous revenons au monde rechargés, magnétisés depuis l'aimant d'un regard amoureux. Il ne s'agit plus, comme dans le mythe fondateur de la conception occidentale de l'art, pour Orphée de ramener Eurydice des enfers en la tuant d'un regard en arrière afin d’en cultiver avec la mémoire l'image native et ambivalente. Il ne s’agit plus de refaire une nouvelle version du Portrait ovale d’Edgar Allan Poe comme s’y colle à la même époque, tout à fait romantiquement, Jean-Luc Godard quand il tourne Vivre sa vie (1962). Désormais, Eurydice sauve Orphée en lui confiant l'événement matinal d’un regard auroral, dont l'épiphanie amoureuse est une donation palpébrale qui substitue aux tristesses de Chronos les joies de Aîon. Autrement dit, contre la succession linéaire des temps l'instant transcendantal et éternel, l'événement est celui de l'« internel » dont parle Gilles Deleuze en le voyant chez Charles Péguy. Le mouvement brisé par la succession analytique des photographies, que justifie sur le plan du récit l'atomisation du monde, n'est retrouvé qu'en étant subordonné au temps directement retrouvé dans la résurgence de l'image cinématographique.

 

 

Il y a donc pour le voyageur du temps de La Jetée un autre souvenir que l’image d’enfance où se cache l’énigme secrète de sa propre mort. Il y a une autre image qui est une image mobile et tremblante, cordiale et feuilletée, palpébrale et papillonnante, seule et unique, qui est une constante sauve de toutes les captures muséales, libre de toutes les surveillances policières, insoumise aux manipulations techno-scientifiques. Une constante comme la photographie dans le premier Terminator (1984) de James Cameron ou la toupie de Inception (2010) de Christopher Nolan, comme la figure aimée de Penny pour son Ulysse amoureux perdu dans la discordance des temps qu’est Desmond Hume dans la série Lost. Une constante comme une étoile, une explosante-fixe, érotique-voilée, magique-circonstancielle évoquée par André Breton quand il parle de la beauté convulsive au terme même de L’Amour fou (1937). Une image de cinéma, une seule, une vraie, convulsive et amoureuse, maigre mais survivante, précieusement conservée comme un trésor de guerre au cœur de Chaillot, toujours bonne pour demain comme une madeleine du futur.

 

 

« Ceci est l'histoire d'un homme marqué par une image d'enfance » : notre histoire marquée par une image d'enfance, l'une des étoiles de notre cinéphilie, La Jetée de Chris. Marker, épiphanie magnétique, blason d'amour et emblème cinématographique.

 

 

 

13 mars 2020



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