"Où est la maison de mon ami ?" (1987) d'Abbas Kiarostami

En toute amitié, une fleur de paradis

A nos amis

Le plan bat et porte

 

 

À l'école de Koker, les plans sont des surfaces découpées et tramées, simples en apparence et complexes en vérité, qui affectent sensiblement la matérialité réelle des choses dont elles gardent l'empreinte pour en exposer la spectrale intensité. Les plans sont des parois moins rocheuses que membraneuses, dont l'agencement visuel et sonore ouvre sur les battements physiques-métaphysiques du dehors comme dé-pli du dedans et du dedans comme pli du dehors. Ainsi, la porte gris-bleu inaugurale de Où est la maison de mon ami ? ferme mal, un léger vent la fait battre un peu et c'est comme si le bruit des enfants de l'autre côté de la porte, depuis l'intérieur de la salle de classe, en passait quand même le pas. Mieux, l'ambiance d'élèves jouant en jouissant encore de l'absence de l'autorité scolaire est un milieu sonore venant – revenant de loin, au plus loin de notre enfance – en enveloppant l'objet fabriqué dont la fonction symbolique consiste pourtant à séparer et enfermer (la Sublime Porte est le nom donné depuis 1536 par la diplomatie française et internationale à Bāb-ı āli, la porte d’honneur monumentale du grand vizir à Constantinople, siège du gouvernement du sultan de l’empire ottoman contre lequel s’est constituée la singularité perse puis iranienne dont le cinéma kiarostamien garde la mémoire).

 

 

Le vent se lève déjà, il souffle où il veut comme chez Robert Bresson en faisant battre les portes. Le vent passe le pas du plan dont le seuil fait de la lourdeur massive (et patriarcale) de la porte une membrane légère (plus féminine) qui trouvera à se prolonger ailleurs, dans le linge qui sèche et le voile que portent les femmes qui s'occupent de le laver. Jusqu'à l'unique fondu-enchaîné du film tramant l'image du linge blanc qui sèche et le mur gris de la salle de classe. L'image est un voile qui dévoile pour voiler autrement dans un battement ininterrompu de voilements et de dévoilements, c'est là sa vérité dyadique, exotérique et ésotérique, celle du zâhir et du bâtin (la vérité de l'Apparent et du Caché qualifiant le Dieu de l'islam selon la Sourate 57 du Fer ou Al-Hadîd, verset 3 du Coran : « Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché ; Il est l’Omniscient »). En attendant l'irrépressible montée des larmes de l'ami et l'arrivée soudaine de la nuit dont la tempête fait claquer les portes en soulevant les pages du cahier, qui expose de manière cosmique la fureur parentale mais déplacée vers le dehors, et plus particulièrement l’angoisse maternelle. Après avoir croisé le chemin de l'enfant en quête nocturne de la demeure de l'ami, le vieux menuisier qui l'a un moment accompagné rentre chez lui après lui avoir parlé de son existence achevée d'artisan. Il regarde alors les meubles sur lesquels il travaille encore pour le plaisir (on reconnaît un landau), il manipule ses instruments. Et il ferme sa fenêtre en baissant ses volets, comme la fin d'une projection, un baisser théâtral de rideau.

 

 

Dans l’impromptue compagnie de l'enfant, le vieux menuisier aura ainsi renoué décisivement avec l'enfance de son désir et celui du cinéaste de savoir alors se reconnaître dans l'art de la miniature persane autant que dans celui de la menuiserie.

L'épreuve éthique de la cruauté

 

 

Le professeur arrive en retard. Son tutorat est bousculé par ses élèves qui ont profité de son absence pour faire du chahut et s'amuser. Il doit alors sévir parce qu'il sait aussi que son autorité pèse peu dans un environnement rural et rude où les enfants sont obligés de travailler afin d'aider leurs parents. L'instituteur humilie ainsi l'enfant indiscipliné qui a pour la troisième fois oublié son cahier, non seulement en déchirant les feuilles volantes d'un devoir scolaire mal fait, mais encore en le prévenant qu'il n'y aura pas de quatrième fois sinon c'est l'exclusion. Mohammad Réza Nematzadeh pleure et ce sont de vraies larmes qui coulent. Des larmes qui font mal à son ami Ahmad qui est le témoin impuissant de sa détresse, ainsi qu'au spectateur qui devient ainsi par mimétisme affectif le témoin du témoin. Des larmes versées pour de vrai par le jeune acteur non professionnel, Ahmad Ahmad Pur, probablement le frère de Babak Ahmad Pur qui joue son camarade. C'est une « formule pathétique » chère à Aby Warburg et Georges Didi-Huberman et elle s'inscrit chez Abbas Kiarostami dans la construction gigogne, empathique et inclusive, d'une affection au carré. L'explication de cette séquence a plus tard été donnée par le cinéaste : celui-ci a fait une photographie de l'enfant pour lui faire plaisir mais l'image donnée a ensuite été déchirée. La photographie détruite aura été aussi le gage rédempteur d'un plan bouleversant de cinéma, 24 fois par seconde redonnée. À cet égard, le cinéaste reproduit à sa façon la situation de son premier long-métrage, Le Passager (1974), où un gamin prénommé Qassem trompe ses camarades pour se payer le billet lui permettant d'aller voir un match de foot à Téhéran. Sauf que les photographies fictives prises par un appareil sans pellicule sont immédiatement échangées par la série rédemptrice de plans réellement tournées par le cinéaste. Comme autant de portraits d'enfants floués par la fiction mais plus que récompensés par la réalité matérielle des images mobiles tournées pour le film.

 

 

Un plan bat ainsi de tels engagements éthiques qui sont des déchirures nécessaires, sur le seuil comme une zébrure où le cinéaste a un pied du côté de l'autorité répressive et un autre du côté des enfants resquilleurs (le documentaire Devoirs du soir en 1989 exposera avec plus de frontalité le déchirement caractérisant la position du réalisateur). En osant le passage à la limite de la cruauté parce que le réel est cru mais nécessaire à l'arrimage documentaire d'une fiction portant sur les souffrances de l'enfant, Abbas Kiarostami ose ainsi faire du cinéma le contre-don esthétique d'un don de sensibilité accepté et assumé par l'enfant. On pensera forcément ici à un autre tournage, celui du Voleur de bicyclette (1948) de Vittorio De Sica où les larmes aussi réelles du garçon, Enzo Staiola dans le rôle de Bruno Ricci, avaient été dans les faits provoquées par le réalisateur italien qui l'avait alors accusé d'avoir ramassé par terre des mégots de cigarettes pour les cacher dans sa poche (l'anecdote est au cœur de Nous nous sommes tant aimés d'Ettore Scola en 1974). On pense également à Hassan Darabi, l'adulte qui a été l'enfant jouant Qassem dans Le Passager. En effet, dans Abbas Kiarostami, vérités et songes (1994) de Jean-Pierre Limosin réalisé pour la série Cinéma de notre temps, l'acteur devenu adulte raconte avec émotion qu'il aura insisté pour recevoir de vrais coups de baguette sur les doigts afin de donner une consistance documentaire à la cruauté dont sont capables les adultes à l'égard des enfants. La cruauté est inséparable d’un geste d’amitié, Abbas Kiarostami y aura tenu jusqu'au court-métrage italien intitulé No (2011).

 

 

Les larmes se présentent ainsi comme des sécrétions versées au nom de la secrète amitié partagée entre les enfants acceptant de jouer jusqu'au bout un jeu quelquefois cruel et les adultes qui n'ont oublié ni leur enfance ni le rapport constitutif qu'elle entretient avec la cruauté.

Les images qu'il y a,

les images qu'il n'y a pas

 

 

Abbas Kiarostami est un cinéaste, un vrai, méthodique et cruel comme l'a dit un jour Serge Daney. Comme Jean Renoir et Roberto Rossellini, comme Satyajit Ray, leur meilleur héritier iranien est un cinéaste de la cruauté pour autant qu'elle se comprend comme la part d'ombre – la part maudite de la fiction dont le documentaire est le versant secret au mieux, au pire exclus ou minoré. D'autres battements se vivent aussi comme des déchirements dans Où est la maison de mon ami ? : après les yeux gorgés de larmes que ne retient plus la digue des paupières, c'est la chute de Nematzadeh après une course entre copains et la blessure au genou que soigne Ahmad avec l'eau d'une fontaine. Plus tard, le pantalon taché et déchiré étendu sur la corde afin de sécher revient mais pour devenir dorénavant un signe ambivalent – le signe même de l'ambivalence du réel dont la perception ne cesse plus d'être troublée désormais par la duplication des leurres et la multiplication des doubles.

 

 

Les yeux rouges de larmes de Nematzadeh auront bel et bien annoncé les brouillages de la réalité qui ne se laisse pas facilement subordonner au tamis signifiant de la lisibilité. Non moins que le maniement du faux permettant à Ahmad de tromper finalement la vigilance de l'instituteur lorsqu'il rend le lendemain le cahier à Nematzadeh après avoir imité son écriture. Dans les plissements du film, des photographies détruites hantent la scansion intervallaire des photogrammes. Dans le battement des images, certaines manquent comme manquent des feuillets dans le cahier de l'ami dont s'empare brutalement un artisan forgeron et vendeur de portes en fer turcophone afin de faire ses comptes. Dans la suite des images, comme une porte ouvre sur une autre porte, se sont encore glissées deux ellipses absolument déterminantes, d'abord avec la méprise d'Ahmad récupérant par erreur le cahier de l'ami Nematzadeh, ensuite avec le retour nocturne d'Ahmad à Koker et la maison familiale après avoir échoué à retrouver la maison de l'ami à Poshté.

 

 

Dans le pli des images comme un cahier d'écolier, une fleur séchée est la trace conservée d'un voyage initiatique en forme de roman d'éducation romantique. Mais la coupe vive d'un plan noir ouvrant sur le générique-fin rappelle sèchement que le battement membraneux des plans contient aussi dans ses intervalles de secrètes déchirures.

K/Z

 

 

La mère d'Ahmad est dure, elle n'entend rien à ce que lui raconte son fils. Ahmad a beau lui expliquer qu'il a emmené par mégarde le cahier de son ami Nematzadeh et que cet acte manqué risque de coûter une exclusion à ce dernier, sa mère n'y entend rien. Elle croit au contraire reconnaître derrière les paroles de son garçonnet les faux prétextes habillant une occasion d'aller jouer avec ses petits copains. C'est pourquoi la sévère maîtresse de maison ferme toute les opportunités, multipliant derrière le linge qui sèche les regards de surveillance et les rappels à l'ordre du travail, au risque des doubles injonctions contradictoires (Ahmad ne peut en effet vaquer à ses obligations scolaires tout en répondant dans le même temps aux instructions domestiques de sa mère). Il suffit pourtant qu'elle fasse mousser le drape trempé d'eau savonneuse pour que la mousse exprime indirectement l'écume d'une pensée. Ici, un visage suspendu en raison de la présence d'un supplément (le cahier problématique) offre le point d'appui d'images pensives comme les appelle Jacques Rancière, offertes à l'imagination du spectateur (Ahmad a compris qu'il s'est trompé et cela ne souffre d'abord d'aucune parole). S’il y a des images de la pensée qui se soutiennent d'images pensives, il y en a d'autres qui se déploient de façon plus métaphorique. La mousse laiteuse expose ainsi la puissance écumante d'une ébullition intérieure, comme une sorte de fermentation psychique qui précède l'éclair fulgurant de la décision comme un foudroiement. Alors Ahmad part, il repart même en se reprenant après avoir répété la méprise inaugurale, cet acte manqué qui est au fondement de l'acte réussi consistant à partir et s'arracher. Alors le garçon gravit une colline comme s'il voulait déplacer des montagnes en partant à la conquête du ciel. Chez le cinéaste qui a participé à la fin des années 1960 avec Ebrahim Forouzesh à la création d'un département cinéma pour l'Institut de Développement des enfants et des jeunes adultes (Kanoun soit le canon de la Loi – c'est d'ailleurs la seule institution de l'ancien régime du Shah à avoir survécu à la Révolution de 1979), la décision revient à l'enfant qui vient en défiant la loi, toutes les lois, de l'inaugural Le Pain et la rue (1970) qui représente l'esquisse géniale (ou la miniature persane) de Où est la maison de mon ami ? à Et la vie continue (1992) qui en est en quelque sorte la suite en abyme suivie par Au travers des oliviers (1994).

 

 

La décision est une folie, c'est un acte de liberté radicale en forme d'arrachement faisant disjoncter les arrangements insatisfaisants de la situation. La décision est l'acte fou requis par l'amitié dont la loi fait exception à l’ordre de toutes les lois. C'est une bifurcation en forme de Z – Z comme l'éclair de la grande pensée que dans son Abécédaire Gilles Deleuze reconnaît chez Spinoza et Nietzsche en passant par Leibniz et Bergson (prononcer Bergzon !). C'est, créé pour les besoins du film par les enfants de la région et visité depuis par les cinéphiles du monde entier, le tracé zébrant la colline du village de Koker comme une performance inédite de land art. En passant, le chemin indique alors comment, exceptionnellement, un film peut porter trace du réel en même temps qu'il est cette fiction dont la trace se dépose dans la réalité qu'il participe ainsi à modifier. Ce seront bientôt encore les orages du Goût de la cerise (1997) jusqu'à Five (2003) et 24 Frames (2017). Le Z est la lettre de la décision comme bifurcation, elle ne l'est cependant pas moins que la lettre K, de Zarathoustra (le prophète fondateur du zoroastrisme est originaire de l'antique Perse) à Mohamed Zinet d'un côté (d'autres enfants dévalent en zigzag un fameux escalier algérois dans Tahia ya Didou !), de l'autre en remontant d'Abbas Kiarostami à Franz Kafka (la maison de l'ami se dérobant à Ahmad n'est pas loin de faire passer au château inaccessible du Château, voire à la parabole « Devant la Loi » dans Le Procès).

 

 

La décision est Z ou K comme kairos, c'est le temps divin de l'opportunité distingué par Platon et Aristote du temps gouvernant le monde sensible (Chronos) de l'éternité commandant au monde intelligible (Aiôn). Le temps de l'occasion à saisir que privilégieront les pensées respectives de l'italien Machiavel (les notions complémentaires de la virtù et de la fortuna) et de l'espagnol Baltasar Gracián (l'acuité ou agudeza). L’éclair d’un jaillissement au-devant du monde en réponse à l’appel précédant tout appel de l’amitié.

La voix de l'amitié

 

 

La décision revient à l'ami qui fait l'expérience du monde comme un labyrinthe reliant l'oreille des enfants au ventre chthonien de la terre. Comme une caverne à la voûte étoilée de perceptions trompeuses et de visions fragmentaires, de signes ambivalents et de promesses indicielles. L'antre infernal et fécond à la fois, d'où ramener la fleur de l'amitié, offerte à l'ami qui répond à ce don par le contre-don de son mutisme. L'amitié est un songe mystérieux, son silence est d'or. Le mystère appartient enfin aussi aux images qui battent comme des plumes divinatoires, en montrant la colline zébrée comme la peau cicatrisée d'un ventre après un accouchement par césarienne (il est vrai aussi que le sujet de la décision est celui du commencement, du recommencement dont l'enfant est la figure privilégiée pour Hannah Arendt). Trois ans plus tard, la région de Koker située au nord-ouest du pays, dans la province du Gilan, sera victime le 21 juin 1990 d'un tremblement de terre entraînant la mort de plus de 45.000 personnes. Et la vie continue et Au travers des oliviers reviendront à Koker détruite en poussant comme jamais le principe de la mise en abyme comme s’il s’agissait d'en repeupler l'abîme.

 

 

L'ami est le nom du prophète depuis que la Perse s'est convertie avec Ismaïl 1er la dynastie des Safavides ou Séfévides à l'islam chiite (le chiisme duodécimain) au début du 16ème siècle (en 1501) pour repousser l'influence culturelle de l'empire ottoman à l'ouest et l'empire moghol à l'est. L'ami est aussi le nom mythique de l’ancien divinité persane que le prophète islamique aura supplantée – c’est un nom duplice, un mot de passe pour trafic clandestin et contrebandiers. Il y a toute une tradition poétique de l'ami, depuis Abolkheir (968-1049) et Hafez (1320-1389) en passant par Djalāl ad-Dīn Muḥammad Balkhi plus connu sous le nom de Rûmî (1210-1273), à laquelle appartient le poème de Sohrab Sepehri (1928-1980) ouvrant le film d’Abbas Kiarostami qui lui saisit l’occasion pour lui rendre un merveilleux hommage – celui précisément de l'amitié. « Tu iras jusqu'au fond de cette vallée / Qui émergera par delà l'adolescence, / Puis tu tourneras vers la fleur de la solitude. / À deux pas de la fleur, tu t'arrêteras / Au pied de la fontaine d'où jaillissent les mythes de la terre. / (…) / Tu verras un enfant perché au-dessus d'un pin effilé, / Désireux de ravir la couvée du nid de la lumière / Et tu lui demanderas : / Où est la Demeure de l'Ami ? ». En attendant les hommages à Omar Khayyam (1048-1131) et Forough Farrokhzad (1935-1967) dans Le Vent nous emportera (1999). Si, donc, la maison de l'ami reste introuvable, c'est qu'elle est le site sans localisation, la zone atopique de l'amitié. Il n'y a pas de lieu de l'amitié mais les gestes que les amis s'adressent, dons et contre-dons qui échappent à toute économie mesurée. L'amitié est le mystère qui caractérise la vie commune aux amis, sa promesse répond à un oui originel dédié à la préséance de l'autre. Son engagement est à la fois acquiescement à l'autre et renoncement à le changer, c'est l'événement secret et silencieux d'un inavouable et d'un incommensurable (l'amitié est cette disposition relationnelle et affective partageant la plupart de ces qualités propres avec l'amour – ce partage est d'ailleurs ce que Jacques Derrida nomme pour sa part l'aimance dans Politiques de l'amitié, suivi de L'Oreille de Heidegger, éd. Galilée, 1994).

 

 

Tendre l'oreille au mutisme fondamental des amis partagés par un même respect pour les mystères de l'amitié, c'est alors s'accorder sur une tonalité affective et rythmique qui donne intimement aux enfants les occasions de se comprendre spontanément, même quand ils ne se connaissent pas, quand pour leur part les adultes n'y entendent littéralement rien. La voix de la solidarité enfantine est celle de leur amitié virtuelle. Pour les adultes, c'est vraiment autre chose : un enfant parle et c'est comme le cri d'un animal, les miaulements d'un chat, un aboiement de chien. Dans le monde social de Où est la maison de mon ami ?, les enfants n'ont pas de voix, ce sont des bêtes de somme qui se plaignent (par exemple de leur mal de dos) et tardent à être pleinement reconnus comme humains, un pied dans phonè mais l'autre n'est pas encore dans le logos. C'est la raison du retour nocturne si bouleversant d'Ahmad. Son silence oblige en effet sa mère à changer de ton, sa voix est plus douce que jamais face à celui qui n'est plus un garnement corvéable mais son si cher, inestimable et irremplaçable enfant. De son côté, son père à la mine pourtant si sévère préfère rester en retrait, tentant de retrouver la sienne par la modulation du bouton d'une radio. La punition tant crainte à la fin ne viendra pas (ou bien elle n’a pas été montrée), à la place les parents consentent à l'impuissance avérant l'amour pour leur enfant, plus fort que tout réflexe autoritaire.

La preuve du paradis

 

 

La décision revient donc à l'ami désirant respecter les mystérieuses exigences, mutiques et mystiques, de l'amitié. Relisant L'Éthique à Nicomaque à l'occasion de L'Amitié (éd. Payot & Rivages, 2007), Giorgio Agamben rappelle ainsi l'amitié dans sa nécessité pour toute philosophie authentique, au-delà de la contradiction a priori aporétique reprise de Nietzsche à Derrida y compris entre la méfiance à l'égard des amis et l'intransigeante nécessité de l'amitié pour fonder toute philosophie. L'amitié se comprend dès lors comme une proximité sans représentation ni concept, un consentement offert à l'existence de l'ami, un partage précédant tout partage et au-delà toute appropriation ou possession. Les amis sont partagés par l'expérience de l'amitié qui départage l'être lui-même, qui alors le divise et l'altère. L'amitié est une douceur de vivre, c'est une synesthésie originaire au principe de la philosophie comme de toute communauté politique. L'amitié est moins alors le fait strict des alter égo que d'une altérité immanente de l'identique, du même qui s'altère et dont les amis font l'expérience commune. C'est pourquoi le monde s'engorge de signes ambivalents (un pantalon qui sèche, un nom pris pour un autre), c'est pourquoi il se peuple de doubles (il y a deux Nematzadeh et le vieux menuisier gentil joué par un assistant-réalisateur est le double du vendeur de portes en fer comme du grand-père moralisateur et autoritaire) et se déplie (Ahmad fait deux fois l'aller-retour entre Koker et Poshté, le second village apparaissant comme un double du premier). C’est pourquoi le sentiment est si fort de voir l'impossible pour le cinéphile, à savoir le néoréalisme rossellinien être apparié aux scénarios hitchcockiens (la maison est un MacGuffin, l'objet a comme objet cause du désir pour Jacques Lacan dans ses Écrits, à savoir « l'index levé vers une absence », et la temporalité se voit dès lors soumise au principe de la protension avec le suspense). C'est pourquoi, enfin, l'art lumineux et frontal de la miniature persane (on songe ici à Paysage avec collines de Bihbahan en 1398, à Leïla et Mejnoun à l'école de Behzad Herat en 1494 aussi) laisse progressivement place aux éclats nocturnes d'une fantaisie optique et nocturne, digne de Marc Chagall (les projections murales, colorées et géométriques obtenues avec des gélatines).

 

 

Le monde est un labyrinthe, une caverne infernale d'où jaillissent pour les yeux et les oreilles des amis les fontaines de jouvence et les mythes de la terre pour paraphraser Sohrab Sepehri. Le monde est comme un ventre chthonien, un antre reliant la terre au ciel comme une zébrure, avec ses images baroques et diagonales, avec ses fenêtres et ses miroirs, avec ses plans gigognes et ses cadres dans le cadre. Une terre miraculeuse d'où ramener comme un nouvel Orphée les divines preuves de l'amitié que seul l’ami, sans mot dire, reconnaît. L'amitié, il y faut des preuves qui parlent seulement d'elles-mêmes, au-delà de la conjonction aristotélicienne et humainement circonstanciée de phonè et logos. Une fleur à la fin du film d'Abbas Kiarostami y parvient, donnée par le vieux menuisier et glissée par Ahmad dans le cahier de Nematzadeh. C'est, annoncée par l'arbre au sommet de la colline puis par les vitraux à la Chagall, une pauvre pâquerette séchée mais sa puissance poétique est grande, digne de la « fleur bleue » de Novalis dans son inachevé et posthume Henri d'Ofterdingen (1802). Ou, mieux encore peut-être, digne de la « fleur de Coleridge », cette note du poète romantique anglais qui aura tant fait rêvé Jorge Luis Borges : « Si un homme traversait le paradis en songe, qu'il reçut une fleur comme preuve de son passage, et qu'à son réveil, il trouvât cette fleur dans ses mains... que dire alors ? » (Autres inquisitions [1952 pour l'édition originale] in Œuvres complètes, vol. I, éd. Gallimard-coll. « La Pléiade », 1993, p. 679). L'image est d'ailleurs si suggestive que Jean-Luc Godard la citera en conclusion de ses Histoire(s) du cinéma (1988-1998), une photo charbonneuse de son visage avec à la bouche une rose jaune grâce à un effet flicker et puis, en surimpression, une des huit Études pour un portrait de Vincent Van Gogh peintes entre 1956 et 1957 par Francis Bacon. Avant l’étude proposée en toute amitié par Abbas Kiarostami avec Le Vent nous emportera.

 

 

Le pragmatisme kiarostamien, dédié aux enfants spectateurs des films pédagogiques ou éducatifs pour les aider à débrouiller les problèmes du quotidien qu’ils doivent affronter (les titres sont ici explicites, entre autres Deux solutions pour un problème en 1975, Solution en 1978, Cas numéro un, cas numéro deux en 1979), sait accueillir aussi les mensonges témoignant du désir intempestif de rompre, parfois dans la guise foudroyante de l’éclair, avec les arrangements consensuels et insatisfaisants de la situation. Le faussaire du Passager et de Où est la maison de mon ami ? préfigurent ainsi le personnage de Sabzian dans Close-up (1990). Mieux, ils en figurent l’enfance et Ahmad porteur du cahier comme le garçon porteur du pain feuille dit sangak du Pain et la rue aura cultivé le pain de l’amitié pour lequel des mensonges sont nécessaires afin de faire advenir de plus justes réalités. Jusqu’au suicide même comme possibilité dans Le Goût de la cerise posté sur le seuil de l’intention vraie et masquée ou imaginée – le suicide comme possible acte décisionnaire attestant contre les normes religieuses la liberté radicale du sujet.

 

 

Voilà donc le don de l'ami qui se double toujours du gage de l'amitié ainsi honorée : le paradis existe, il est celui d’une liberté qui toujours doit s’arracher. Et l'ami l'aura sans l’avoir demandé donné à vivre à l'autre ami, son autre soi-même (heteros autos), qui y a répondu en en produisant la preuve sensible, mutique et mystique. L'amitié est le mystère de la liberté comme paradis retrouvé et Où est la maison de mon ami ? d'Abbas Kiarost-ami en constitue définitivement l'un des plus beaux poèmes jamais composés en cinéma.

 

 

7 juillet 2019


Commentaires: 1
  • #1

    Helena (mercredi, 28 juillet 2021 12:43)

    Belle critique et merci pour les images.

Des Nouvelles du Front

(mercredi 28 juillet 2021 17:05)

A notre tour de vous remercier pour la générosité de votre message