Jean-Pierre Melville, les troubles dans le genre

à propos de son cinéma en général et de deux séquences de "Un flic" en particulier

Grand film récapitulatif (son auteur affirme y avoir mis les 19 scènes archétypales du genre), Le Cercle rouge (1970) aura imposé la consécration à la fois commerciale et critique de Jean-Pierre Melville, avec ses 4,5 millions d’entrées représentant le cinquième meilleur résultat de cette année-là (multi-rediffusé, ce film aura souvent servi depuis de porte d’entrée privilégiée à l’œuvre melvillienne pour bon nombre de jeunes téléspectateurs ignorant alors que s’y jouait le destin de leur future cinéphilie). Un flic (1972) représente à l’inverse le sévère désaveu public, malgré plus d’un million de spectateurs, de celui qui n’aurait travaillé, seulement mais décisivement, qu’à savoir comme l’aurait dit Jean Cocteau jusqu’où ses singulières manières pouvaient trop loin l’emmener. Un an plus tard, son auteur meurtri par des critiques assassines mais cependant remis au travail d’un nouveau film qui ne viendra pas (Contre-enquête avec Yves Montand) décédait d’une rupture d’anévrisme durant l’été de l’année 1973, dans sa cinquante-sixième année. Avant l’âge fatidique de soixante ans comme son père et son grand-père avant lui. 

Le treizième long-métrage de Jean-Pierre Melville, outre son intempestive dimension testamentaire, est une dinguerie assumée qui s’applique rigoureusement à flinguer un à un les apparats convenus du genre policier dont l’alibi stratégique cède toujours plus face aux pressions fantasmatiques d’un imaginaire souverain. La traversée du fantasme exige alors, pour employer exactement les termes mêmes de Jean-Pierre Melville citant à l’occasion Alfred Hitchcock (un cinéaste qui bizarrement ne faisait pas partie de sa fameuse liste définitive des 63 réalisateurs incontournables) dans le documentaire tourné par André S. Labarthe pour la série Cinéma, de notre temps (Jean-Pierre Melville. Portrait en neuf poses, 1971-1996), de « tordre le cou à la hideuse figure de la vraisemblance ». Le cinéaste n’aurait en effet probablement jamais été aussi radical en son impérieux maniérisme que dans Un flic.

 

 

D’une part en étirant en plein hiver le braquage inaugural d’une banque de Saint-Jean-de-Monts jusqu’à en plonger la dilatation dans les vagues fracassantes d’un déchaînement cosmique donnant peut-être à entendre de la façon la plus paradoxale car oxymorique le « silence de la mer » inaugural. D’autre part en concevant la délirante substitution en temps réel reconstitué d’une valise d’héroïne planquée dans un train pas moins miniature que l’hélicoptère participant à cette opération. Sans compter l’incroyable raccord reliant entre-temps la rue parisienne s’ouvrant sur l’impasse d’une toile peinte et le tableau d’un village enneigé probablement de Maurice de Vlaminck (il est en tous les cas encadré par deux tableaux identifiables) exposé dans une reconstitution du musée du Louvre (qui ne possède pas dans ses collections de toiles de ce peintre). On pourrait encore ajouter au tableau le champ-contrechamp mimétiquement aimanté entre le truand au chapeau Simon (Richard Crenna) et un autoportrait de Vincent Van Gogh que l’on trouvera d’ailleurs moins au Louvre qu’au musée d’Amsterdam dédié au peintre hollandais.

 

 

L’anti-naturalisme melvillien plonge ainsi la première séquence dans une humeur océanique insondable, sub specie æternitatis, puis ne fera pas grand-chose pour masquer l’identité du démiurge en enfant s’amusant dans son parc à jouets à réinventer la réalité comme l’enfant de Héraclite jouant au tric-trac avec le temps. L’un dans l’autre, la sensation écrasante de la totalité passe alors du dehors (la Côte de Lumière en hiver bordée par le mur immense de l’océan Atlantique) au dedans (le noir des studios Boulogne) – le chaosmos n’est plus œuvre de la nature mais le fait du démiurge qui n’oublie pas l’enfant gâté qu’il aura été lorsqu’à l’âge de six ans ses parents lui offrirent en janvier 1924 la petite caméra-projecteur Pathé-Baby. Dans l’intervalle, l’artiste au service des puissances du faux arrive malgré tout et quoi qu’il en ait dit lui-même à faire œuvre documentaire. D’un côté en enregistrant la disparition progressive d’une France populaire (la traversée entre ombres et lumières de la souterraine rue Watt en géniale ouverture du Doulos en 1962 d’après Pierre Lesou), arraisonnée par les grands travaux de réaménagement urbanistique des années 1960. De l’autre en construisant avec des moyens mobilisés au service de l’irréel les conséquences subjectives de deux frappes quant à elles bien réelles, la cinéphilie hautement pratiquée dans les années 1930 suivie par l’expérience de la guerre entre l’enrôlement sous les drapeaux en 1937 et la démobilisation en novembre 1945.

La désertification urbaine aura cru, en même temps qu’il faut croire celui qui dépeuple le monde réel afin de le repeupler de ses singulières figures dans cet outre-monde qu’est l’abri offert à partir de 1953 par les studios du 25 bis de la rue Jenner, rêvés au bord du Garigliano durant la bataille de Monte Cassino lors de la campagne d’Italie dans la nuit du 10 au 11 mai 1944, bâtis afin d’égaler Charlie Chaplin et Marcel Pagnol, disparus dans l’incendie de 1967 alors que se préparait Le Samouraï. Le masque, idéalement configuré par ces fétiches vestimentaires que sont le chapeau de marque Stetson, les lunettes noires de marque Ray-Ban et le trench-coat sanglé de marque Burburry (mais aussi les voitures modèles Plymouth Fury et Pontiac Firebird que l’on voit dans Le Cercle rouge et Un flic), toutes choses évidemment précédées par le patronyme emprunté depuis le temps de la Résistance et jamais rendu depuis par Jean-Pierre Melville né Grumbach à la grande littérature étasunienne du 19ème siècle (Herman Melville côtoyait dans le panthéon personnel du cinéaste Edgar Allan Poe et Jack London), sert en effet à ce que la vérité, sous les auspices finalement pudiques de l’artifice, triomphe des fallacieuses évidences du vraisemblable.

 

 

Car, s’il est vrai que le faux est un moment du vrai, l’inverse est tout autant vrai dès lors que, à force de tours dialectiques, le vrai se comprend aussi comme un moment du faux. Et c’est bien pourquoi, entres autres exemples, Bourvil jouant le commissaire Mattei dans Le Cercle rouge peut exceptionnellement récupérer son prénom tout en conservant son pseudonyme artistique (le générique le désigne comme André Bourvil quand il se nommait en réalité André Raimbourg) et en même temps porter le postiche capillaire utilisé par Jean-Pierre Melville tenant le rôle de Moreau dans Deux hommes dans Manhattan (1959) tout en donnant à manger à sa triade de chats, Fiorello, Griffolet et Ophrène qui sont en réalité les trois chats animant la solitude nocturne d’un cinéaste à la fois photophobe et sigophile. Et c’est bien ainsi qu’il faut considérer les figures melvilliennes, comme des êtres hybrides et composites (exemplairement, dans l’ouverture impressionnante du Samouraï, l’appartement aux fenêtres à guillotines et aux stores vénitiens à lamelles métalliques donnant sur l’arrière-plan factice recopié d’une façade new-yorkaise débouche sur une rue parisienne en bordure du périphérique).

 

 

Comme des chimères fantasmagoriques qui mènent une vie clandestine à l’instar de celui qui les aura longtemps rêvées après avoir identifié les homologies formelles entre les salles obscures et les caches des résistants, les studios de cinéma et les planques des truands. Des archétypes comme des avatars de Janus au fond, imprégnés de souvenirs personnels accumulés entre Londres et Marseille, entre la Gare Saint-Lazare et Montmartre, et poussés jusque dans leur retranchement ultime afin de devenir « télotypes » pour parler comme Olivier Bohler.

 

 

 

Prêts à tous les usages, les archétypes devenus télotypes pourront ainsi vivre plusieurs vies ultérieures, en France comme aux États-Unis, en Europe comme en Asie, chez Jean-Luc Godard (À bout de souffle en 1959) et Rainer Werner Fassbinder (L’Amour est plus froid que la mort en 1969), chez Alain Corneau (Police Python 357 en 1976) et Martin Scorsese (Taxi Driver en 1976), chez Michael Mann (Thief Le Solitaire en 1981) et John Woo (The Killer en 1989), chez Joel & Ethan Coen (Miller’s Crossing en 1990), Aki Kaurismäki (J’ai engagé un tueur en 1991) et Quentin Tarantino (Reservoir Dogs en 1992), chez Takeshi Kitano (Sonatine en 1993) et Jim Jarmusch (Ghost Dog – The Way of the Samurai en 1999), chez Johnnie To (Vengeance en 2009), Nicolas Winding Refn (Drive en 2011) et Cédric Anger (La Prochaine fois je viserai le cœur en 2014).

Le cinéma de Jean-Pierre Melville se soutiendrait de trois grands principes, aussi structurants que déterminants : que l’exception soit réelle mais indiscernable, seulement reconnaissable des pairs dans l’exception ; que l’ambiguïté sauve de la dérision en conjurant la hantise de la trahison (des pairs dans l’exception) ; que le genre du film noir soit le masque public autorisant la secrète traversée du fantasme du sujet moins nostalgique que mélancolique, fidèle jusqu’à la schizophrénie paranoïaque au double événement exceptionnel mais depuis évanoui du cinéma classique hollywoodien des années 1930 et de la Résistance jusqu’en 1945.

 

 

Que l’exception soit réelle mais indiscernable aidera par exemple à rapprocher les figures a priori les plus antithétiques, le tueur à gages inspiré de celui de This Gun for Hire (1942) de Frank Tuttle qui doit savoir se faire voir des témoins ignorant qu’ils servent à leur corps défendant à lui construire un faux alibi (Le Samouraï) avec les résistants montant l’opération consistant à exfiltrer sous le masque d’ambulanciers leur camarade retenu prisonnier par la Gestapo (L’Armée des ombres en 1969 d’après Joseph Kessel).

 

 

Que l’exception soit seulement reconnaissable des pairs vivant l’exception se manifestera entre autres exemples dans les échanges de regards dispensant de toute explication accompagnant l’entraide littéralement indiscutable, autant donnée au résistant en fuite par un barbier arborant dans sa boutique une affiche pétainiste (L’Armée des ombres) qu’à l’évadé du train par le prisonnier fraîchement sorti de prison (Le Cercle rouge).

 

 

Que l’ambiguïté sauve de la dérision marquée par le rire hustonien face à l’absurdité du sort accablant tragiquement les projets les plus ingénieux (The Asphalt Jungle – Quand la ville dort en 1950, film aussi chéri du cinéphile que Odds Against Tomorrow – Le Coup de l’escalier de Robert Wise en 1959) c’est le rire du photo-reporter Delmas à la fin de Deux hommes dans Manhattan ou celui des personnages abattus interprétés par Gian Maria Volontè et Yves Montand à la fin du Cercle rouge – travaille effectivement à la conjuration de la hantise de la trahison.

 

 

Ainsi, les matins blêmes filmés par Henri Decaë s'inscrivent dans un nuancier de gris dont la palette ou l'éventail ira jusqu'à affecter tous les films en couleurs tournés à partir du Samouraï, comme atteints de lividité achromique à l'exemple de certaines peintures d'Édouard Manet où la figure s'inscrit dans un fond gris et neutre. Ainsi, les jeux perspectivistes du Doulos permettent à l’indicateur de police Silien de se refaire auprès du truand Faugel une santé sous le masque des apparences sauvées de l’honneur et de l’amitié. Que le genre du film noir serve à rendre indiscernable l’exception melvillienne supporte enfin un maniérisme qui se comprend comme un fétichisme (les masques et statues africains partout y insistent), nécessaire à opérer la traversée du fantasme (jusqu’à la conjuration freudienne de la hantise de la castration dès lors que le fétiche représente en psychanalyse un substitut du pénis maternel manquant) au carrefour duquel la vie d’exception ne s’expose alors qu’en manière de soustraction (du mutisme des héros du Silence de la mer en 1947 d’après Vercors aux figures sacerdotales de Quand tu liras cette lettre en 1953 et Léon Morin, prêtre en 1961 d’après Béatrix Beck), en retrait (les planques, les identités d’emprunt, l’understatement ou le mutisme), dans la retraite offerte par les mondes parallèles de la clandestinité.

 

 

Clandestinité que les studios de la rue Jenner auront exemplairement parachevée tout en en révélant la dimension fantasmatique et régressive, voire infantile mais seulement au sens psychanalytique (c’est d’ailleurs à ce titre que l’on pourra alors légitimement rapprocher le cinéma de Jean-Pierre Melville de celui de Federico Fellini, dont l’ouverture historiquement partagée à l’air libre d’un après-guerre soucieux de sortir des studios confinés d’avant-guerre aura paradoxalement débouché sur un retour progressif dans les studios, mais seulement autorisé par les tours et détours fantasmatiques d’un narcissisme démiurgique).

La distinction melvillienne est donc une morale ou une éthique qui ne saurait s’accomplir ici – et c’est là que pointe la différence décisive avec le rival mimétique Robert Bresson qu’à l’abri d’une indistinction phénoménale ou esthétique, pratiquement offerte par les conventions, la cache ou la planque que serait alors ici le cinéma de genre. Mais l’appropriation personnelle des conventions en brouille toujours davantage l’identité fonctionnelle et la valeur reconnaissable. Radicalisé, le régime classique de la représentation indexé sur le respect d’un cinéma de genre (le « film noir » comme on le disait en français à Hollywood) flirte à force d’anti-naturalisme, d’insistance fétichiste et d’évidement ou d’épurement maniériste avec une abstraction semblable, dans Un flic, aux architectures fonctionnelles et impersonnelles de la bordure atlantique ou de la police judiciaire.

 

 

Les stars elles-mêmes n’y échapperont pas, happées par une dynamique de la raréfaction et de la désertification entretenue par l’esthétique de l’indistinction, leur distinction tantôt neutralisée par les grandes ombres tombant sur les visages (celui de Jean-Paul Belmondo dans Le Doulos, d’Alain Delon dans Un flic), tantôt par un jeu pervers de passe-passe et de masques en guise de substitution mimétique (les braqueurs du fourgon blindé rempli de platine sur les contreforts de Marseille dans Le Deuxième souffle en 1966 d’après José Giovanni, les casseurs de la bijouterie Place Vendôme du Cercle rouge) ou onomastique (Faugel dans Le Doulos fait signe en direction de Vogel dans Le Cercle rouge qui compte également un Corey, le personnage d’Alain Delon portant ici le nom réel de la jeune actrice de seize ans dans Bob le flambeur en 1955). Le trouble dans le genre ne s’arrête pas là puisqu’il débouche encore, d’un-e Corey l’autre, sur de bien troublantes reconfigurations des rapports de sexe ou de genre.

 

 

À cet égard, le cercle de l’exception melvillien soumis aux règles caractéristiques de l’amitié virile, classiques dans le milieu de la pègre, impose cependant moins un strict partage des identités sexuées qu’il se déploie en cercles concentriques jusqu’à toucher à de passionnants cas de figure cultivées comme des exceptions. Les Enfants terribles (1950) d’après Jean Cocteau est en l’espèce un film d’une extrême importance, combinant l’amour régressif et quasi-incestueux entre Paul et Elizabeth (un élément commun à l’auteur adoré de Pierre ou les ambiguïtés) avec l’homosexualité latente du premier atteint au cœur par son pervers petit camarade d’école Dargelos interprété par une actrice, Renée Cosima, qui interprétera ensuite la mannequin Agathe dont Paul, forcément, s’éprend puisqu’elle lui rappelle son premier coup de foudre.

 

 

On n’oubliera pas non plus qu’un fragment de la bande sonore de ce film hante un couloir du Deuxième souffle lorsque Manouche rejoint dans sa cache Gustave Minda surnommé Gu, le spectateur ne sachant plus alors si la première dont on dit qu’elle est la sœur du second l’est symboliquement ou réellement (puisque le vocabulaire propre au milieu désigne par frangine les compagnes des truands). L’évocation d’amours lesbiens dans Deux hommes dans Manhattan et Léon Morin, prêtre comme des pratiques homosexuelles entre prisonniers dans Le Doulos, l’attirance homosexuelle d’un homme âgé pour son cadet dans L’Aîné des Ferchaux (1963) d’après Georges Simenon relayée de façon prostitutionnelle dans Un flic, la rose passant des mains du personnage d’Alain Delon à celui de Gian Maria Volontè dans Le Cercle rouge, jusqu’à la figure de l’homme revêtu d’une robe et sérieusement dragué par une femme en pantalon dans Léon Morin, prêtre témoignent diversement d’une propension réitérée à déranger les grandes lignes de partage de ce que Monique Wittig aura appelé la « pensée straight ».

 

 

Que cette propension caractérise un cinéaste habituellement identifié au virilisme de la pègre quand il n’aura en réalité jamais cessé de le pousser dans ses retranchements homo-érotiques est un élément qui relève dan son geste cinématographique des rapports esthétiques de l’exception et de son indiscernabilité, la distinction ne s’imposant de fait qu’en raison d’une dimension d’abstraction soustractive (la grande vie est forcément parallèle ou clandestine) et d’ambiguïté (elle pourra être vécue par des résistants, des policiers ou des truands, d’autant plus d’ailleurs que l’occupation allemande aura historiquement scellé en faveur de la machine gestapiste l’alliance irrémédiable des deuxièmes et des troisièmes contre les premiers).

On aimerait pour finir s’attarder sur deux passages mémorables de Un flic qui, s’ils ne sont pas les plus importants du film en terme strictement fictionnel, exposent cependant la double nature du trouble dans le genre imaginée par Jean-Pierre Melville à l’occasion de son ultime film. Deux figures traditionnelles de l’univers du film noir, criminel ou policier – c’est l’indicateur de police et c’est la danseuse de night-club – s’exposent en effet aussi frontalement que cette frontalité trouvera à être perversement diagonalisée jusqu’à atteindre ces bordures ou frisures où, pour reprendre la citation (apocryphe selon la méthode habituelle du cinéaste) de François-Eugène Vidocq placée en ouverture du film, l’ambiguïté le dispute à la dérision.

 

 

D’un côté, Gaby est cette belle femme blonde et fardée qui rencarde dans sa voiture le commissaire Édouard Coleman au sujet d’un coup en préparation ; de l’autre, c’est une autre femme, une danseuse aussi blonde et fardée, qui adresse sur scène et pendant le numéro qu’elle effectue sur scène avec d’autres danseuses un signe de reconnaissance de la main au policier qui le lui rend en passant en coup de vent dans le night-club de son ami Simon. Dans le premier cas, l’insistance métronomique du champ-contrechamp accentue comme souvent chez Jean-Pierre Melville une reconnaissance mimétique qui débouchera sur une vertigineuse arabesque identitaire, assez proche de celle des Enfants terribles. Celle-ci est montée en deux temps, lorsque le spectateur apprendra d’abord que Gaby est un homme travesti en femme et ensuite quand le même spectateur comprendra ensuite que c’est une femme, Valérie Wilson, qui joue un homme se faisant passer pour une femme.

 

 

Dans le second exemple, la dynamique mimétique du champ-contrechamp se voit relayée par les mouvements combinés de la caméra et des corps en mouvement à tel point que l’énergie de la danseuse semble comme un swing passer dans la marche du policier qui apparaît à ses amis comme s’il sortait directement de la scène sur laquelle se joue le numéro des danseuses. Cette énergie n’est rien que l’énergétique au principe des images dont le sens ou la vérité consiste, ainsi que le dirait Jean-Luc Nancy, dans les pliages, nouages ou montages esthétiques de la mimesis et de la methexis, de la forme qui imite et de la participation au fond qu’elle requiert de la part de son spectateur. C’est qu’il n’y a pas une seule image en effet qui ne soit pas affaire de désir de l’un (le créateur) et de l’autre (le spectateur). C’est qu’il n’y pas une seule image qui ne soit pas objet d’une tension exigible d’une participation afin d’en relayer de part et d’autre de la membrane l’énergie drôlement, puissamment désirante.

 

 

Avant le premier moment, un père Noël en guise d’indicateur aura déjà rappelé que cette affaire de masques pourrait bien trouver sa source originelle dans une passion d’enfance nourrie pour le cirque, avant que le cinéma ne devienne sonore et parlant. En particulier pour les clowns à l’instar du couple archétypal formé par le clown blanc et l’auguste, par exemple interprété par Béby et Maïss du cirque Medrano à qui Jean-Pierre Melville aura justement rendu hommage à l’occasion de son tout premier film, le court-métrage intitulé 24 heures de la vie d’un clown (1946).

C’est pour cela que Un flic trouble autant, en glissant qu’Alain Delon est à la fois un clown qui s’ignore, une femme qui se fait passer pour un homme et une danseuse parmi d’autres sur la scène bleue nuit d’une armée des ombres dont Jean-Pierre Melville aura été l’étrange chorégraphe et instigateur. Derrière le masque en garantie du mythe créé par lui de son vivant, il faudra imaginer le cinéaste rire d’un rire aussi enfantin que celui du Bouddha ventripotent qui se retourne et nous fait avec l’entame du Cercle rouge.

 

 

23 novembre 2017


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