L'homme a prévu le pire mais prévoir ne l'aura pourtant pas empêché de voir avec la mort de son enfant son impuissance à en prévenir l'événement. Loin de réussir à en contrarier l'arrivée, la prévision participe elle-même à la cristallisation d'une mort moins dramatique que tragique. Parce que le père s'y attendait. Et, s'y attendant, ignore encore que sa propre vie se joue dans le destin tragique de sa fille – sa propre vie, autrement dit sa propre mort.
Don't Look Now – Ne vous retournez pas conte avec tout le maniérisme nécessaire l'histoire d'un lien mystérieux de mort et de filiation hémorragique, celui d'un père si aveugle et si voyant à la fois qu'il hallucine la possibilité de ne pas devoir survivre à la mort de sa fille.
Battre la campagne
dans la danse des signes
Dehors, les enfants jouent dans le vert de la campagne anglaise. Dedans, leurs parents vaquent au chaud à leurs occupations. Les premiers s'y ébattent quand les seconds ignorent qu'ils vont la battre et s'y perdre. On songe soudainement à ce couple de vers de Claude Roy : « La campagne ? Pourquoi la battre ? / Elle ne m'a jamais rien fait ».
De part et d'autre du seuil distinguant la maison du champ voisin, la famille Baxter forme un quadrilatère mouvant où les points d'intersection ne nouent pas seulement des relations familiales mais sont également les nœuds d'une intense circulation de motifs comme autant d'images-symptômes. Revêtue d'un ciré rouge qui chauffe l'œil, la petite fille blonde est aimantée par l'étang où elle ne cesse d'y envoyer un petit ballon tandis que son frère comme une étoile satellisée par une planète passe et repasse autour d'elle en vélo, comme attiré par un désastre imperceptible. C'est un matin d'automne frais et la lumière y est blanche et froide, ses rayons coupés par un arbre diffusant une lumière laiteuse, presque irréelle. Un plan très composé incluant la maison familiale à l'arrière-plan et, à l'avant-plan, l'équivalent symbolique de sa reproduction miniature avec les jouets donne à Christine une importance excessive, forcément monstrueuse.
Au reflet de la petite fille brouillé à la surface de l'eau saumâtre succède le feu rassurant de l'âtre domestique. Le montage parallèle passe alors à la vitesse supérieure comme s'il était mû par une espèce de division cellulaire, haussé au carré par scissiparité. Enfants et parents se voient ainsi pris dans un dense réseau de signes mobiles, un texte cryptique à la fois mouvant et serré de motifs qui glissent en passant et repassant toutes les frontières, qui se croisent notamment en entrelaçant les catégories supposément hermétiques du dedans et du dehors, du réel et du surnaturel. La danse des signes est un jeu d'enfants pour les enfants de la campagne anglaise qui s'y ébattent innocemment. Les parents, eux, ne savent pas encore que la campagne est ce qu'ils s'apprêteront bientôt à battre, tragiquement.
Sous le gel protecteur des surfaces,
une profondeur de mort
D'un côté, les parents sont les maîtres domestiques de la raison et des surfaces qui en relaient l'expression lisible, livre que feuillette Laura (Julie Christie) et diapositives que fait défiler John (Donald Sutherland). De l'autre, Christine semble particulièrement attirée par la membrane trouble et opaque de l'étang qu'elle voudrait traverser comme Alice passe de l'autre côté du miroir. La circulation des motifs avérant leurs connivences formelles s'accélère et le paradoxe de cette accélération tient à ce que son fluidité participe énergiquement à la cristallisation poétique d'une tragédie. Laura essaie de trouver une réponse à la question de sa fille (pourquoi l'étang est-il plat quand la Terre est ronde ?) quand John est pour sa part intrigué par la présence entêtante d'un détail, une figure rouge encapuchonnée qui hante le bord droit d'une diapositive montrant l'intérieur d'une église.
D'Alice au Petit Chaperon rouge en passant par le souvenir humide d'Ophélie, la littérature pour enfants s'invite en incluant le théâtre shakespearien dans la danse des signes alertant de la présence des monstres intérieurs et extérieurs qui peuplent l'enfance des petites filles.
La question enfantine des paradoxes physiques du sol plat et de la terre ronde est une invitation à traverser le voile nécessaire des illusions, autrement dit à céder sur la maîtrise des surfaces au nom d'un appel des profondeurs aussi compulsif et irrésistible que celui des sirènes et des ondines. Et, loin de tous les clichés naturalisant l'asymétrie des rapports de genre, ce n'est pas la femme qui cède ici à l'appel de la profondeur au nom du fait qu'elle est la mère se souvenant avoir porté dans son ventre rond son enfant mais bien le père, l'homme de la raison et de la culture (John Baxter est restaurateur de patrimoine), le sujet masculin d'une maîtrise qui s'exprime notamment dans son usage expert des reproductions et des représentations. Un morceau de verre brisé en plusieurs morceaux par le vélo du frère et le doigt du père coupé dont le sang va se répandre sur la diapositive convergent en indiquant le court-circuit entre l'impossibilité de rester à la surface des choses et le basculement dans des profondeurs liquides aussi dramatiques que le ciré a la couleur du sang, jusqu'à la noyade.
Dans l'eau grise, la balle striée de rouge tournoie sur elle-même comme un tourbillon d'hémoglobine. Du feu au sang le gel de l'image craque et, en cédant, la fusion ouvre alors au débord des eaux rouges profondes de l'engloutissement.
Prévoir le sang,
mais non prévenir son écoulement
Pour parler comme Marie-José Mondzain, les opérations imageantes proposées par Nicolas Roeg dans Don't Look Now conjoignent à l'intense fluidification (sanguine) des motifs la cristallisation du dessin rouge (hémoglobine) qu'ils induisent, qui active la précipitation d'un destin tragique englobant plus d'une victime. La tragédie se présente ici comme une grande machination célibataire et sans volonté ni auteur. Y participent d'ailleurs plusieurs petites machines innocentes, entre autres le vélo et le projecteur de diapositives. C'est aussi le mannequin en forme de soldat dont le fil servant à actionner le mécanisme d'une voix enregistrée relierait l'autre fil imperceptible animant l'automate spirituel qu'est le père, lui qui sent intuitivement le drame arriver et dont la prémonition enveloppe l'image énigmatique de sa propre mort. On pense en passant aux conclusions de l'ouvrage de Virginie Foloppe intitulé Dépersonnalisations. Du traumatisme à la création... où la réflexion dédiée à une esthétique de « l'hémorragie du sexe féminin » conduit à « une pensée sur le sang dont le cinéma, ce flux ininterrompu d’images, s’est révélé être un support privilégié » (éd. Les Contemporains favoris, 2018, pp. 205 et 227).
Le jeu des surfaces réfléchissantes et des « miroirs perceptifs » (Virginie Foloppe) ne cesse pas. Au contraire, il va en s'intensifiant, du reflet inversé de Christine donné par l'étang à la diapositive regardée à la loupe de la mystérieuse présence qui en serait comme le double obscur. L'intensification en arrive même à les briser comme le morceau de verre dans l'herbe qui fait tomber le garçon de vélo et son père dont le regard savant est attiré par ce qui se passe à l'extérieur se coupe également le doigt en renversant un verre sur sa table de travail.
Le sang coule en échos, l'hémorragie à distance rappelant le trauma archaïque des violences de l'enfantement.
Un raccord dans le mouvement magnétise les rapports du dedans et du dehors dans la conjonction de la balle lancée à la surface de l'eau et d'un paquet de cigarettes envoyé d'une main à une autre. Mais l'imaginaire de l'eau lourde va l'emporter sur celui du feu purificateur. Le sang coule, s'écoule de la blessure au doigt du fils examinant le pneu crevé de son vélo à celle de son père et l'écoulement va même jusqu'à affecter la diapositive comme si le détail de la figure mystérieuse encapuchonnée se faisait tache en se répandant pour tracer les contours d'un improbable fœtus. La noyade de Christine, si elle a lieu hors-champ, fait remonter son cadavre enveloppé dans le ciré en faisant gonfler dans l'étang un bouillonnement rouge sang dans lequel s'immerge le père échouant à la sauver.
L'homme a prévu le pire mais prévoir ne l'aura pourtant pas empêché de voir avec la mort de sa fille son impuissance à en prévenir l'arrivée comme une irrépressible hémorragie. Loin de contrarier son avènement, la prévision participe elle-même à la cristallisation d'une mort moins dramatique que tragique. Parce que le père s'y attendait. Et, s'y attendant, ignore encore que sa propre vie se joue dans le destin tragique de sa fille – sa propre vie vie, autrement dit sa propre mort.
Don't Look Now conte l'histoire d'un lien mystérieux de mort et de filiation hémorragique, celui d'un père qui comprend dans une hallucination excédant toute raison ne pas réussir à survivre à la mort de sa fille dont il avait senti qu'elle ne pouvait pas ne pas arriver.
Carrefour du maniérisme
Don't Look Now est une coproduction anglaise et italienne qui a été réalisée en 1973, au seuil du grand bond dans le fantastique des giallis de Dario Argento (qui réalise ce film de transition qu'est Quatre mouches de velours gris en 1973) comme de la renaissance artistique de Brian De Palma avec la réalisation de géniales petites séries d'horreur (à partir de Sisters – Sœurs de sang en 1973). Aujourd'hui, le troisième long-métrage de Nicolas Roeg (en incluant Performance co-réalisé en 1970 avec Donald Cammell) apparaît comme un film important, tournant majeur du genre horrifique modernisé par un maniérisme que vont investir dans les grandes largeurs Dario Argento et Brian De Palma tandis que le réalisateur britannique, loin d'exploiter le filon ouvert, préférera se faire voir ailleurs. Il est vrai qu'après le bush australien de Walkabout – La Randonnée (1971), Nicolas Roeg tourne au Nouveau-Mexique une partie de L'Homme qui venait d'ailleurs (1976) avant de partir en Autriche pour Bad Timing – Enquête sur une passion (1980), en Jamaïque avec Eurêka (1983) et même sur l'île de Tuin entre la Nouvelle-Guinée et l'Australie avec Castaway (1986).
La mobilité géographique dont témoigne exemplairement l'œuvre de Nicolas Roeg, riche d'une expérience de directeur de la photographie entre autres pour Roger Corman (Le Masque de la mort rouge en 1964), David Lean (Le Docteur Jivago en 1965) et François Truffaut (Fahrenheit 451 en 1966), se manifesterait déjà à l'intérieur de ses films qui, maniérisme oblige, sont riches d'une abondance formelle de détails aux limites de la saturation. Agités par un montage dynamique dont les décrochages bousculent la narration linéaire comme une partition atonale ou dodécaphonique, les motifs circulent et s'agglutinent dans un champ magnétique polarisé entre leur fluidification et la cristallisation du faisceau de virtualités qui les caractérisent.
Moyennant quoi, le spectateur a beaucoup à voir et ce beaucoup est un trop qui empêche de voir. Ce serait un problème si la situation ne venait pas à s'accorder esthétiquement avec celle du héros lui-même puisque John Baxter est en effet un voyant dont l'extra-lucidité avère paradoxalement la cécité.
Tourné dans une Venise glaciale qui s'enfonce sous les eaux et hantée par un tueur en série, Don't Look Now se présente aujourd'hui à l'idéale croisée des chemins, au carrefour d'un maniérisme qui ne peut pas ne pas faire l'épreuve de la confrontation avec la culture traditionnelle italienne, entre Brian De Palma (Pino Donaggio a composé sa toute première musique du film avant que ses ritournelles mélancoliques ne rejoignent l'univers de l'auteur de Carrie et Obsession en 1976 et l'histoire tirée de Daphné du Maurier convoque forcément aussi le cinéma d'Alfred Hitchcock, matrice du maniérisme au cinéma avec Vertigo) et Dario Argento (du giallo nimbé de fantastique à la relecture néo-baroque du conte avec un enfant monstrueux – on songe ainsi à celui de Phenomena en 1985).
Voyance aveuglante, illusion oraculaire, destin hémorragique
La maniérisme qui s'y joue se comprend ainsi comme une multiplication foisonnante et excessive de détails qui gonflent le regard du paradoxe d'une promesse visionnaire et d'une impuissance à conjurer la prévision. Le regard assailli de détails coupants comme des bris de verre et de motifs qui s'attirent comme les astres d'une constellation crève comme une poche des eaux en préparant un lit mortuaire à toute illusion oraculaire. Dans Le Réel et son double, Clément Rosset en parle ainsi : ce qui arrive prend la place de ce qui aurait dû arriver, telle est l'illusion oraculaire même (éd. Gallimard-coll. « folio essais », 1993 [1976 pour la première édition]). Relire à nouveaux frais Ésope et Bergson, le mythe d'Œdipe et le conte arabe du vizir qui attend la mort à Samarcande permet ainsi d'identifier le lien étroit entre la structure fondamentale de l'illusion (oraculaire) et la structure paradoxale du double. Le réel se présente ainsi comme une duplication fautive d'une réalité idéalisée, un double monstrueux.
La naine tueuse au visage affreux de vieillarde offre à la fin sa face traumatisante à l'homme qui croyait pourtant suivre farouchement le fil d'Ariane du retour fantastique de sa fille. Jusqu'à ce que ce fil se comprenne comme le tranchant de la lame qui l'égorge. Les sœurs anglaises croisées à Venise dont l'une est une aveugle voyante préviennent celle qui saura se protéger des errances fatales de son mari. La naine figure ainsi l'horreur d'un deuil impossible parce que l'endeuillé ne veut rien que mourir. Il voit bien cela mais il ne le comprend pas et c'est son extra-lucidité même qui pousse l'automate spirituel à errer, désorienté, dans la labyrinthe de sa cécité comme un palais vénitien croupissant « dont le cadavre se liquéfie sous nos yeux » (Manfredo Tafuri cité par Giorgio Agamben, Nudités, éd. Payot & Rivage, 2009, p. 67) .
Le cercle des eaux fatales, John Baxter n'y échappe pas. Non pas par fatalité mythique comme le prescrirait le mythe d'Œdipe mais par le destin secret d'une intime compulsion hémorragique qui le fait accéder dans la zone de mort où sa fille s'est noyée et où la sienne ne se vivait plus désormais que par surcroît et par procuration.
Dans la perspective biaisée de l'illusion oraculaire, prévoir participe à faire advenir ce que l'on ne saurait parvenir à prévenir. L'intrigue du thriller dont on croit qu'elle se situerait au centre du récit en représente en réalité la trompeuse périphérie. Au milieu il n'y a rien, rien d'autre que le souterrain d'un deuil impossible auquel ne survivra pas le père de Christine. C'est la beauté résolument tragique d'une dernière étreinte de John et Laura comme s'il s'agissait de désirer encore garder la tête hors de l'eau mais l'homme a goûté une fois aux profondeurs et ce goût saumâtre et lourd en bouche, celui d'une catabase sans retour, il n'aura pas su s'en débarrasser.
Le deuil impossible, absolument, appartient à celui qui a en effet plongé une première fois dans les eaux rouge sang en y ramenant le cadavre de sa fille, avant d'y replonger en différé sous la lame du tueur monstrueux de Venise. Et la mort arrive ici avec un fulgurant montage récapitulatif de toutes les images du film qui font un cristal aussi tranchant qu'un couteau de giallo : « elle en choisit les moments les plus significatifs (…) et les met bout à bout, faisant de notre présent, infini, instable et incertain, et donc linguistiquement non descriptible, un passé, clair, stable, sûr et donc bien descriptible. Ce n'est que grâce à la mort que notre vie nous sert à nous exprimer » (Pier Paolo Pasolini, L’Expérience hérétique : Langue et cinéma, éd. Payot-coll. « Traces », 1976, p. 212).
John Baxter n'a pas seulement prévu la mort de sa fille, il a prévu aussi qu'il n'y survivrait pas. Il n'y a pas que Venise agonisante qui s'enfonce sous les eaux mortes, il y a aussi un homme dont l'extra-lucidité est aussi déliquescente qu'un palais vénitien, une voyance aveuglante sur le sens de son destin, hémorragique et suicidaire.
1 octobre 2020