Ce sont des publicités, mais d'un genre très spécial - du genre de celles qui, à force d'accentuation du trait jusqu'à l'abolition des limites censées distinguer bon et mauvais goût ou référent et copie, rendent gorge au noyau idéologique logé au cœur de la fantasmagorie marchande, cet « esprit du temps » qui n'en finit pas de triompher. On y voit en effet les produits d'une firme imaginaire, Cinco, sortie de l'esprit déjanté du duo comique Tim Heidecker et Eric Wareheim à l'époque de l'ultime saison de leur programme de télévision (Tim & Eric Awesome Show, Great Job !) programmé sur la chaîne ambitieuse du groupe Time Warner, Adult Swim, entre 2007 à 2010. Les marchandises sont improbables ou délirantes et les publicités qui en vantent les mérites supposés le sont tout autant. On y verra, entre autres, des mannequins remplaçant tantôt des grands-pères (My New Pep-Pep), tantôt des enfants décédés (Cinco Boy) et des jouets qui rendent fous leurs jeunes utilisateurs (I-Jammer et E-Bumper), des masques permettant de dormir sans se faire remarquer lors de réceptions mondaines (Face Time Party Snoozer) et des téléphones cellulaires à une seule touche et n'autorisant qu'un seul appel (Cinco-Fone), des pantalons retenant les conséquences de défaillances diarrhéiques (D-Pants) et un tuyau permettant de prendre une douche avec l'eau des urinoirs publics (Urinal Shower), des jeux de société étranges (It's Not Jackie Chan ! ou E-Trial) et quelques animaux pour de faux programmés pour rendre d'incomparables services aux héros modernes du quotidien (D'ump ou T'ird).
Ce qui est drôle, c'est déjà que ces publicités recourent formellement à un habillage d'un kitsch absolu, décalquant toute la batterie d'effets sonores et visuels revenue du pire des années 1980 mais en multipliant les incorrections et les bavures, avec incrustations vidéographiques ridicules et jeux d'acteurs nullissimes, effets de langage creux et effets spéciaux cheap, émotions forcenées ou tombant à côté et réflexes hyper-stéréotypés, raccords hasardeux et paquets de symptômes aussi étranges qu'angoissants – tout cela bidouillés jusqu'à faire monter une sorte de bouillie à la fois informe et grumeleuse, joyeusement explosive en même temps que gentiment cauchemardesque, régressive et agressive à la fois. Ce qui est drôle, c'est aussi que les objets de consommation censément valorisés par ces publicités en forme de dispositifs de capture du temps de cerveaux dès lors disponibles à la liquéfaction sont porteurs d'une débilité paradoxalement édifiante, ayant en partage des principes d'inauthenticité et de réification exemplaires d'une aliénation marchande poussée jusque dans des retranchements inédits. Ce qui est enfin drôle mais plus seulement, c'est que l'extrême vulgarité d'un monde farci jusqu'à la gueule de simulacres aberrants ne semble parodiée que pour restituer la possibilité de rire d'un monde barbouillé comme on le dirait de notre estomac après une mauvaise passe digestive.
Ce monde qui n'est que notre monde, toujours plus abscons et obèse de lui-même, toujours plus saturé et appliqué à devenir immonde, toujours plus absorbé par la « bêtise systémique » du
capital sous le joug duquel toute la vie semblerait dès lors vouée à être passée à sa moulinette pour lui servir de jus nécessaire à l'huilage de ses processus de valorisation. Reçu cinq sur cinq
: Cinco Products de Tim Heidecker et Eric Wareheim (un duo de drôles d'alchimistes au fond qui, vus d'ici et après lecture de L'Idiotie de Jean-Yves Jouannais en 2003, auraient
sans le savoir réussi à mixer la critique de la séparation des situationnistes avec l'art idiot du bédéiste Pierre La Police, le goût du nanardeux assumé du chanteur Philippe Katerine avec le
burlesque scatologique de Paul McCarthy, les kaléidoscopes télévisuels de Jean-Christophe Averty avec les films d'entreprises détournés de Nicolas et Bruno à l'époque du Message à caractère
informatif), c'est dans tous ses cas particuliers la publicité à chaque fois telle qu'en elle-même, enfin, sans ses cautions ou justifications socioculturelles. La bêtise publicitaire (ou
poublicitaire) foutue à poil par ces idiots de Tim et Eric. Et que voit-on alors, sinon une galerie de petits monstres affreux mais pas complètement antipathiques puisqu'ils nous
autorisent, ils nous enjoignent même de se moquer de leurs prétentions (et elles ne sont pas maigres) en vertu desquelles il faudrait quand même substituer à notre imparfaite humanité ce
post-humain dont il est dit que, c'est certain, il vient, déjà en chemin ?
Le 13 août 2015
Les géniaux créateurs de Tim & Eric Awesome Show, Great Job ! (2007-2010) ont également réalisé un long-métrage, unique : Tim & Eric's Billion Dollar Movie (2011). Unique parce que l'expérience n'a pas été rééditée (le film a été un four) et parce que sa singularité semble indépassable, laissant dans les faits loin derrière elle par exemple les dernières aventures de Ben Stiller (La Vie rêvée de Walter Mitty en 2013 et Zoolander 2 en 2016) et Judd Apatow (Crazy Amy en 2015). Le duo, rôdé à l'exercice du sketch et des formes courtes exigées par l'économie télévisuelle (clips, bande-annonces, messages à caractère informatif, publicités), aura réussi à passer la rampe du cinéma (à l'instar de quelques prédécesseurs, tels les Monty Python). Mais cette réussite, en s'évitant par exemple de recycler les vieux tours (aucune référence à l'empire Cinco ici), ne vaut qu'à indexer aussi la forme longue exigée par le récit, certes constamment interrompu par des coupures ironisant sur la réflexivité caractérisant le capitalisme à l'époque postmoderne.
Il s'agit alors de rendre plus sensible encore aux qualités paradoxales d'une vis comica plongeant allègrement dans l'obscénité consumériste tout en sachant préserver un noyau d'innocence irréductible. Certains appellent cela de l'anti-humour, d'autres y verraient la capacité à faire du gag – coup de dés toujours hasardeux – une victoire à l'arrachée, aussi modeste qu'essentielle, dans un monde sans intervalles à force de saturation cynique – immonde. L'immonde chez Tim Heidecker et Eric Wareheim appartient toujours au monde configuré et défiguré par l'horreur économique, la domination du capital obligeant tout un chacun à devenir en effet l'entrepreneur de soi-même ainsi que la marchandise dont il faut assurer de surcroît le service commercial. Il n'y a pas un sujet qui ne soit pas, dans le monde à l'infographie cauchemardesque de Tim et Eric, otage de l'indistinction capitalistique entre humanisme (l'être humain au centre de tout l'univers) et post-humanisme (l'être humain au centre de l'univers entièrement subsumé sous le champ de la domination extensive de la sphère instrumentale et marchande). C'est exemplairement ici le consortium Schlaaang dont les multiples filiales imposent leurs logos successifs en ouverture interminable d'un film qui n'est plus que la publicité de la diversité fallacieuse du capital (qui ne laisse le choix qu'à opter entre le capital et le capital, le choix n'étant toujours que celui du pareil au même ).
Et c'est la mise en abyme qui, plus que par réflexe mimétique d'une stratégie consumériste qui n'aime rien moins qu'annexer tous les degrés redoublant la conscience d'une conscience intentionnelle et auto-réflexive, n'est que l'image redoublant une réalité toujours déjà anticipée (le film tourné par Tim et Eric aura été un gros bide, de part et d'autre du réel de l'écran). L'essentielle différence entre le film et le film (dans le film) ne consistera alors à ce que l'argent dépassé le soit (à peu près) mille fois moins dans la réalité, la note y étant en effet moins salée (mais, en vérité, le principe reste de part et d'autre de la fiction absolument le même, à savoir que les deux acteurs-auteurs-réalisateurs semblent pour le cinéma persona non grata). En conséquence de quoi, il n'y aurait rien à sauver sinon l'indéfectible amitié de Tim et Eric, Laurel & Hardy des temps postmodernes (pour preuve minimale mais symptomatique, le maigre, Tim, n'est que le moins gros des deux) qui croient à chaque fois sans reste en ce qu'ils font (être réalisateurs hollywoodiens appelle ainsi à dépenser davantage pour le style de vie que pour le film et redorer l'image de marque d'un centre commercial à l'abandon consiste à mobiliser les salariés des enseignes abritées comme s'il s'agissait des soldats d'une guerre totale).
Et qui y croient d'autant plus que la croyance est au principe d'une amitié pure de tout cynisme (même la femme aimée par Eric et entreprise par Tim échoue à être vecteur d'un conflit entre eux, le spectre de l'hétérosexualité paraissant si peu consistant dans une relation masculine confiante dans tous les passages à l'acte autres que sexuels - mais très souvent libidineux – d'un homo-érotisme littéralement consenti). Ainsi, le beau bain partagé par eux afin de se défaire de tous les fétiches bling bling de l'incorporation dans le style de vie requis par la société du spectacle hollywoodienne ne mousse qu'à prolonger plus tard ses effets dissolvants dans le bain acide du sacrifice joyeusement assumé la compagne potentielle et l'enfant adopté à l'occasion du combat terminal contre les producteurs mafieux exigeant qu'on leur rende la monnaie de leur pièce. Entre-temps, le sauvetage du shopping mall s'imprime comme une reconquête de civilisation, la civilisation étant cependant et strictement du côté de Tim et Eric quand le lieu s'impose comme le territoire d'une dévastation post-apocalyptique, entre le centre commercial de Dawn of the Dead - Zombie (1978) de George A. Romero, le bidonville de They Live - Invasion Los Angeles (1988) de John Carpenter et les romans de James G. Ballard.
Et si le duo joue avec entrain les managers qui savent bien qu'à ce titre leur public n'est qu'un ramassis d'incapables, c'est pour cracher le noyau de mépris de tout autre au principe de la servitude salariale divisant le monde en loosers et winners. Et ainsi travailler résolument pour rien (les deux amis sont arrêtés la jour de l'ouverture pour tous les meurtres commis dans l'intervalle et un carton nous informe de leur condamnation à mort). Aucun succès à la clé à la différence des fictions consensuelles de Ben Stiller et pas davantage de vague-à-l'âme existentiel et générationnel comme chez Judd Apatow, mais seulement le désir réitéré d'enfoncer le clou de l'obscénité consumériste. Jusqu'à toucher avec la traversée résolument héroïque des couches adipeuses du capital total le fond d'une innocence qui serait bien la seule chose qui jamais ici ne serait simulée. C'est pourquoi chaque message (publicitaire) est toujours une violence, un ordre à exécuter, relève d'un commandement brutal en appelant à une obéissance aveugle, sans discussion.
La réification est poussée si loin qu'elle affecte l'image elle-même, parfois figée sur des rictus impossibles en contrepoint des cris et des voix trafiquées, parfois bloquée comme si un programme informatique avait bugué, en redoublement de silences gênants à force de jouer les prolongations. Mais il y a les chorégraphies improbables et régressives dignes des bizarreries et facéties de l'enfance. Mais il y a les sosies de stars plus faux que les vrais (Johnny Depp, Steven Spielberg). Mais il y a les vedettes comiques (Zach Galifianakis, Will Ferrell, John C. Reilly, Jeff Goldblum) invités à n'être que des rôles de second plan en égalité avec les amis de toujours (tels les délirants David Liebe Hart et Tennessee Winston Luke, Sunshine Lee et Palmer Scott). Mais il y a le rire salvateur, qui se débrouille presque miraculeusement à surenchérir sur la bêtise du capitalisme sans céder un poil au cynisme allant avec. Entre Laurel & Hardy et les Monty Python, mais aussi entre Jean-Pierre Mocky et David Lynch (grâce à la présence d'acteurs tels Ray Wise et Robert Loggia et l'on sait aussi que Quentin Dupieux aime faire jouer dans ses films Eric Warheim), Tim & Eric vivent dans l'amitié d'une spéléologie dans l'horreur économique (en sa surenchère spectaculaire de signes et d'algorithmes - ce que Franco Berardi qualifierait de sémiocapitalisme), y proposant autant de bricolages à équidistance de l'improbable et de l'incurable. A l'endroit où le rire n'exprime rien d'autre que lui-même. Comme un signe de vie, un peu de mouvement arraché à l'empire des clichés.