L'arbitraire du signe et sa police

au sujet de quelques gags de "Monty Python's Life of Brian" (1979) de Terry Jones

Si les Monty Python auront été les dignes successeurs et héritiers des Marx Brothers, c'est en ce que leur vis comica respective se sera amusé à investir tous azimuts les abîmes caractéristiques de la langue, à jamais ouverte par la non-identité décisive de la phoné et du logos. Il y a la lettre dite et il y a l'esprit de son dire mais c'est comme si un mauvais esprit s'acharnait au strict respect de la première et, partant, au détriment du second, évincé au nom du respect redevable à la forme. Dans sa conception du signe linguistique, Ferdinand de Saussure dans son posthume Cours de linguistique générale (1916) en caractérisa l'arbitraire, au sens où cette entité psychique dispose de deux faces constituées d'un côté par une image acoustique (ou signifiant) et de l'autre par un concept (ou signifié), leur articulation étant dès lors moins affaire de liaison naturelle ou substantielle que de rapports structurels.
L'arbitraire du signe avère ainsi la marque structurale d'une différence au cœur de la langue - la langue toujours déjà divisée en elle-même selon ce qu'elle donne à entendre et selon ce qu'elle veut faire comprendre. Et, dès qu'il y a arbitraire, même linguistique, il y a pouvoir et, partant, jouissance obscène de celui dont les performances (au sens de John Austin - quand dire, c'est faire et pas seulement faire ce qui a été dit) consistent à exercer le pouvoir à l'encontre de celui qui le subit. Chez les Marx Brothers sous les espèces moustachues de Groucho représentant comme l'a bien vu Slavoj Zizek le Surmoi d'une fratrie dont Harpo serait le Ça et Chico l'instance intermédiaire ou le Moi, ou bien comme chez les Monty Python sous des auspices souvent accordés à ce grand gaillard de John Cleese par rapport à ses camarades d'Oxford et de Cambridge Graham Chapman et Eric Idle, Michael Palin et Terry Jones, la langue ne cesse d'être rappelée à l'ordre de ses articulations arbitraires et son respect formel s'impose alors comme la performance d'un rapport de pouvoir. En particulier chez ces derniers, la formalisation procédurière identifiée à la figure exemplaire du maître et surtout du fonctionnaire n'appelle rien moins que l'exercice d'un pouvoir formel délié de toute considération morale, extrinsèque ou réelle : celui qui jouit est en effet celui qui rappelle aux mauvais élèves ou récalcitrants les règles du bon fonctionnement dont l'aspect linguistique vaut par métonymie pour toutes les dimensions de la vie.
Le maître ou fonctionnaire avère ainsi, pour son seul bénéfice surmoïque, certes voilé de l'intérêt désintéressé accordé à la pure forme, la réalité structurale plutôt que naturelle ou substantielle de la césure au fondement même de la langue, indépendamment donc de tout effet de contexte. En radicalisant notre propos, les Marx Brothers auraient réussi à convertir dans l'univers en devenir de la comédie hollywoodienne, alors en ce début des années 1930 à cheval entre le burlesque et la comédie sophistiquée, une angoisse Mitteleuropa issue de Karl Krauss et Franz Kafka, tandis que les Monty Python auraient pris acte dans le champ de l'humour télévisuel britannique de la fin des années 1960 des conséquences éthiques découlant du procès d'Adolf Eichmann, notamment en termes de mal radical et de banalité du mal. Même les grands récits (cycle arthurien pour Holy Grail en 1975, eschatologie néotestamentaire pour Life of Brian en 1979) ne sauraient échapper à une entreprise sourcilleuse et frénétique de vérification encyclopédique de la bêtise formaliste en ses impératifs catégoriques, à l'œuvre dans et avec la langue (on hésiterait aussi avec eux entre un encyclopédisme situé entre Jorge Luis Borges et Bouvard et Pécuchet). Et d'autant plus ces histoires-là qui, précisément parce qu'il s'agit de grands récits à prétention universelle, mythiques et bibliques, proposent une univocité toujours déjà travaillée et creusée par l'équivocité des interprétations diverses et rivales.
Pourquoi donc Life of Brian a-t-il été censuré, en Norvège un an, en Irlande huit ans, en Italie dix ans, dans certaines communes d'Angleterre jusqu'à très récemment puisqu'il ne s'agit pas d'une vie de Jésus parodiée mais d'une vie de Brian certes imaginée tout juste à côté du futur Christ ? Brian a beau croire qu'il n'est jamais à sa place, toujours pris pour l'autre qu'il n'est pas (il refuse même de croire sa mère lui apprenant que son père n'est pas Juif mais Romain), il n'aura cependant jamais manqué à sa place pour autant qu'elle est celle d'une occupation par défaut et arbitraire, successivement pris pour Jésus par les rois mages, pour un messie par la foule de Judée, digne de crucifixion pour les Romains comme pour les sicaires y trouvant un bon martyr cher à leur cause.

 

 

Peu importe la personne, donc, pourvu qu'elle occupe aux yeux de tous, même si à son corps défendant, une place de choix au sein de la grille générale (on retrouvera évidemment ce motif kafkaïen au cœur de Brazil de Terry Gilliam en 1985). La place plus que la personne : c'est toujours une question de respect procédurier de la forme, de la chaîne signifiante à manier et huiler indépendamment des signifiés. Gag génial : Brian peut dire ce qu'il veut à la foule rassemblée pour le vénérer, toutes ses paroles s'inscrivent dans une grille de lecture préalable et donc sourde au sens des énoncés ainsi qu'à leur contexte circonstancié d'énonciation, la préférence du signifiant au signifié incluant même d'emblée un rhizome d'interprétations rivales au principe d'un déviationnisme sectaire. Pourquoi encore avoir porté atteinte à la visibilité du film des Monty Python, sinon parce que les censeurs y auront moins reconnu une verve blasphématoire qu'une salve anti-religieuse du meilleur effet ?
Ce que veulent les censeurs, c'est en effet demeurer les gardiens de la loi, celle d'une lettre purgée de tout esprit. Et quand l'esprit revient, c'est sous la condition d'expérimenter une lettre privée de tout esprit, une lettre mutilée et abêtie par un formalisme au nom duquel la règle abstraite et intrinsèque vaut mieux qu'une éthique des situations, une lettre identifiée sans reste à l'arbitraire du signe comme pur rapport de pouvoir dont la jouissance obscène se pare de surcroît des vertus de l'intérêt au désintérêt (le bien public, les choses de l'État). Dans Life of Brian, il y a des gags qui sont bien vus mais datés (le sectarisme fractionniste des groupuscules de résistance à l'occupation romaine en rappel du noyau chrétien de tout gauchisme), d'autres qui ont mal vieillis tout en frappant paradoxalement par leur inquiétante actualité (l'œuvre positive de l'occupation relativisant les abstractions contestataires du discours oppositionnel ou le désir d'un changement de sexe rappelé à l'ordre d'une réalité naturalisée), d'autres encore qui semblent voués à faire à jamais mouche.
On citera entre autres la complication de la mention des raisons d'une lapidation publique, la leçon de latin appliquée à Brian graffitant un slogan anti-impérialiste, ainsi que le respect dû par les centurions aux patronymes des amis de Ponce-Pilate. Dans les trois cas, la bête réflexologie prescrite par le formalisme l'emporte sur toute autre considération, le réel refoulé en vertu du primat accordé au formel : pour expliquer à tous les règles de la lapidation afin d'en harmoniser l'exécution, le juge (joué par John Cleese) est bien obligé de prononcer le nom interdit de dieu et finit alors lapidé ; un centurion (joué là encore par John Cleese) soucieux du respect des règles de déclinaison et de conjugaison de la langue latine se contrefiche de savoir que la leçon sert l'efficience d'un slogan politique graffité cent fois sur tous les murs de Nazareth ; afin de tester le sérieux de ses gardes, Ponce-Pilate (joué celui-là par Michael Palin) affublé d'un terrible accent prononce à plusieurs reprises les noms ridicules de ses amis (parmi lesquels Biggus Dickus) en poussant à la faute ceux qui, ne pouvant réprimer leurs rires, mériteront alors d'être sanctionnés.
Le rire vérifiera ainsi à chaque fois l'abîme de la différence logée au cœur de la langue et son comblement impossible par tous les maîtres ou fonctionnaires hystériques, tous désireux de bénéficier intégralement du pouvoir promis par l'arbitraire du signe. Pour punir la transgression d'un nom interdit, il aura bien fallu qu'un juge puisse le citer. Pour respecter la langue latine, il aura bien fallu ignorer les usages subjectifs d'une phrase graffitée. Pour obtenir le respect dû aux patronymes des dominants, il aura bien fallu démontrer que leur sonorité grotesque prête à rire. Le formalisme tiré de l'arbitraire du signe est bel et bien une bêtise dont les Marx Brothers puis les Monty Python auront su faire rire, le rire ne faisant cependant jamais écran à l'effroi authentique en regard d'une histoire longue et ténébreuse faite du sacrifice théo-logico-politique de tout particulier en raison instrumentale et procédurière de lois abstraites, aussi impératives que catégoriques.
9 février 2016

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