« Ah, que j'étais jeune un jour ! »

Hommage à l'actrice qui nous riva à sa voix

 A la jeunesse des femmes neversoises

 

 

« Ah, que j'étais jeune un jour ! » : l'exclamation est l'une des plus impressionnantes qui aient jamais résonné au cinéma. Comme un sursaut désespéré, un cri gagné contre tous les étouffements, un grand appel à la vie réclamée après sa négation identifiée aux désastres de l'Histoire, l'incommensurable face à face au-delà toute comparaison possible (des cheveux sont tombés, par effet d'irradiation atomique du côté de Hiroshima et de l'autre par sexisme au moment de la Libération du côté neversois). D'un désastre l'autre, une voix de femme porte haut l'ex-clamation, autrement dit la clameur vitale, aux limites étranglées du rapport comme du non-rapport entre les désastres : celle d'Emmanuelle Riva. On pourrait citer d'autres extraits, tous mémorables : « Tu me plais. Quel événement. Tu me plais. Quelle lenteur tout à coup. Quelle douceur. Tu ne peux pas savoir. Tu me tues, tu me fais du bien. Tu me tues, tu me fais du bien. J'ai le temps. Je t'en prie, dévore-moi, déforme-moi jusqu'à la laideur. ». Hiroshima mon amour (1959) d'Alain Resnais aura été son deuxième long-métrage, elle avait 32 ans et, dans l'extraordinaire rencontre d'un texte et de son interprète féminine (mais l'on ne saurait oublier le héros japonais joué par Eiji Okada), la musica durassienne s'offrait alors l'un de ses plus beaux éclats, l'un de ses plus beaux écrins de voix. Cette emportement de et dans la vie caractérise également un autre grand rôle, celui de Barny à l'épreuve conjuguée de l'amour et de l'athéisme communiste face à Jean-Paul Belmondo dans Léon Morin, prêtre (1961) de Jean-Pierre Melville. Et l'actrice issue d'une famille ouvrière d'origine italienne et passée par l'école de la rue Blanche aura su relever le défi d'une puissante incarnation féminine à l'œuvre dans un monde (celui de Melville) pourtant placé sous la condition stricte de l'exclusive masculine (une autre femme s'y essaiera encore, la résistante jouée par Simone Signoret dans L'Armée des ombres en 1969). Outre la voix qui pointe avec un accent mélancolique vers le chant à l'instar du Sprechgesang d'Arnold Schönberg, ce sont des yeux grands ouverts qui plongent profond en vous et sauront percer d'autres nuits. Une fois chez Marcel Hanoun (Le Huitième jour en 1960), deux fois chez Georges Franju (Thérèse Desqueyroux d'après François Mauriac en 1962, Thomas l'imposteur d'après Jean Cocteau en 1965).

 

 

On souffre encore que Gillo Pontecorvo l'ait ainsi jetée sur les barbelés du camp de concentration de Kapo en 1961 (et l'on voudrait même imaginer que cette souffrance partagée aurait un peu beaucoup motivé l'article fameux de Jacques Rivette consacré à ce film, si décisif pour Serge Daney). Peut-être son apparition dans Le Coup de grâce (1964) de Jean Cayrol et Claude Durand aurait-elle alors aussi la valeur incertaine – mais pourquoi pas ? – d'un repentir offert à l'actrice française en ce qu'elle aurait peut-être incarné le plus intensément dans le cinéma français le désir après la guerre de vivre encore, de revivre ? Les années 1970 et 1980 seront plus distantes, cependant marquées par deux rôles dans deux films importants sortis consécutivement : celui de la mère dans Les Yeux, la bouche (1982) de Marco Bellocchio et surtout celui de Mouche, l'amante du porteur de valises Maurice Garrel dans Liberté, la nuit (1983), l'un des plus beaux films tournés par Philippe Garrel en ce qu'il aura rappelé que le noir et blanc entre film noir et documentaire caractérisant la Nouvelle Vague fut le contemporain des gris caractérisant alors la guerre d'indépendance des Algériens. La présence d'Emmanuelle Riva, toujours moins inquiète et toujours plus familière, donnera un peu de chaleur au milieu du cinéma français (C'est la vie de Jean-François Améris, Vert paradis d'Emmanuel Bourdieu en 2003, Le Grand alibi de Pascal Bonitzer en 2008, Le Skylab de Julie Delpy en 2011). Jusqu'au triomphe public et critique de Amour (2012) de Michael Haneke qui aura redonné des puissances d'inquiétude à Emmanuelle Riva, mais au risque de sacrifier sur l'autel froid de l'autorité du démiurge confondant l'ambivalence et l'ambiguïté l'amour dès lors rendu obscur et indiscernable. Le grand retour au cinéma d'Emmanuelle Riva restera ainsi l'otage de cette ambiguïté, corrélé à une maîtrise poussant sous couvert de l'agonie à l'asphyxie l'une des plus grandes voix du cinéma français. La sortie imminente de Paris pieds nus (2016) de Dominique Abel et Fiona Gordon devrait cependant redonner à Emmanuelle Riva une légèreté posthume dont on n'oubliera jamais qu'elle aura été quand même gagnée à l'arrachée. Dans les emportements intempestifs d'un corps de femme littéralement enthousiasmée, et si enthousiasmante qu'elle nous riva à sa voix, traversée par l'exclamation qui l'étrangle de joie d'être encore vivante : « Ah, que j'étais jeune un jour ! ».

 

 

mercredi 1 mars 2017


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