La coulée d'un rêve

A propos d'une séquence de "Stalker" (1979) d'Andreï Tarkovski

Ça y est, nous avons pénétrés dans la Zone, à chaque fois que nous y retournons toujours pleins de phobos et de pathos, pour y purger quelques passions qui auront notamment été partie prenante de l'histoire du 20ème siècle. Une folle histoire où, en effet, le grand rêve d'humanité réconciliée (par le capital et l'Amérique, le soviétisme et la Russie, le tiers-mondisme du sud) aura accouché de plus d'un cauchemar à dimension planétaire. Nous devrions être désorientés dans un monde rendu méconnaissable et inhospitalier (on ne sait, ici, si la campagne est la déchetterie de la ville ou bien si la ville s'étiole en restes végétalisés), chamboulé dans ses coordonnées habituelles par la venue sur Terre de formes de vie extraterrestres n'ayant laissé après leur passage moins un message lisible qu'un mystère environnemental à vivre par-delà le bien et le mal (la chose est plus explicitée dans Stalker, le roman de science-fiction des frères Arcadi et Boris Strougatski parfois sous-titré Pique-nique au bord du chemin et adapté sept ans plus tard par Andreï Tarkovski).

 

 

Nous devrions être désorientés comme nous le sommes déjà et nous le sommes depuis restés. Après la capture étatique de l'idée communiste et le goulag en guise de conséquence d'un pareil désastre obscur. Et à l'époque actuelle du triomphe catastrophique des fondamentalismes mimétiques, de la religion et de celle du capital. Mais il y a le « stalker », autrement dit le « rôdeur », l'homme dont le mandat (qu'il s'est sans ordre extérieur donné à lui-même) consiste justement à garantir, à incarner même un peu d'orientation là où elle fait gravement défaut. Le guide ne l'étant que pour ceux qui, parmi les rares ou derniers à s'y essayer, veulent bien tenter encore une fois, une dernière fois qui est aussi une nouvelle fois, l'aventure du réel. Une aventure en ce qu'elle nous oblige à laisser tomber quelques mythologies discréditées (l'alliage du Progrès et la Science pour le Professeur, l'alliance de l'Art et de l'État pour l'Écrivain), tout en ne lâchant rien sur la croyance minimale mais essentielle qu'il faut déployer afin de supporter notre défaut (le premier aurait dit Emil Cioran, celui d'être né). Quand bien même cette orientation se laisse deviner comme un jeu d'enfant, une fiction – mais une fiction aussi nécessaire que constituante, et l'étant autant que le beau mensonge mobilisateur du jeune fondeur de cloche dans Andreï Roublev (1967) qui disait avoir hérité du secret artisanal de son père alors qu'en réalité il n'en était rien.

 

 

Le mensonge pieux ou vertueux du fondeur exigeait cependant moins l'imposition autoritaire d'un rapport de pouvoir brutal qu'un désir d'accomplir ensemble un effort prodigieux. Un désir de faire ensemble plutôt que de faire faire par d'autres, celui d'arracher du réel les formes sensibles et fidèles à l'Idée. Une poussée désirante comme celle au principe d'un accouchement, d'une naissance qui en appelait aussi, à côté, à une renaissance. Ce désir permettait par contrecoup de retendre, de relancer le désir d'un peintre désœuvré, livré à l'étirement despotique d'un interminable Moyen-Âge. Andreï Roublev est en effet une figure de désorienté errant dans le désert d'une croyance perdue dans la force rédemptrice de la peinture, mais dont le goût de peindre des icônes enfin retrouvé dans la reconnaissance d'un destin commun partagé avec le jeune fondeur de cloche offrait en don ultime un peu de couleurs là où elles auront manqué durant les trois heures grises et boueuses du film. Et, par surcroît, l'événement de la couleur dans le goût de la peinture retrouvé autorisait enfin la révélation rétrospective de la gigantesque coulée de matière hétérogène ou impure irriguant le soubassement terrien de toute icône. L'Idée n'est la transfiguration du réel que pour autant que la condition de la transfiguration n'est jamais que ce réel même, aussi tellurique soit-il.

 

 

Ce dont nous manquons, ce ne sont alors ni des héros providentiels ni des guides messianiques, mais des figures semblables à celles du fondeur de cloche ou du « stalker », elles qui ne nous demandent rien tant que de croire dans les puissances d'imagination et de sollicitation requises par le réel (le « stalker » est aussi une image de l'artiste incompris et sa misère allégorise celle d'Andreï Tarkovski, alors empêché de travailler au point de devoir filmer avec de la pellicule de mauvaise qualité, marginalisé par la critique officielle et dès lors contraint à l'exil – mais ce sera pour y emporter dans ses plans le mystère élégiaque d'une terre russe qui n'est consistante qu'atopique, dans les souvenirs d'enfance et, partant, de l'enfant que l'adulte aura été mais n'est plus).

 

 

Alors, l'impossible arrive et nous émeut, l'épiphanie livrée aux libres vagabondages ou extravagances du spectateur religieux ou athée : c'est le réel en ses manifestations élémentaires, le réel comme on ne l'a jamais vu, le réel en tant qu'il est un excès, qu'il est toujours plus que lui-même. Une croûte de boue séchée qui gondole comme une peau remuée sous l'effet indiscernable d'une masse liquide ou de la chaleur, une bourrasque qui arrive de loin en obligeant la caméra à panoramiquer légèrement sur la gauche, un soulèvement de poussières identifié à un processus de pollinisation floconneuse. Le réel à l'instar du goût de le représenter aura donc été retrouvé, à tel point d'ailleurs qu'il invite comme chez Gaston Bachelard aux dérives oniriques et psychiques, à l'abandon et la rêverie, aux terrains vagues de la divagation.

 

 

Les yeux grands ouverts, le « stalker » s'abandonne alors à la terre, pour y faire le rêve que la terre porte en elle (c'est un accouchement) ou bien qu'il y dépose amoureusement (c'est une fécondation), dans une indistinction cosmique déliée de toute idéologie conservatrice (la terre rêvée n'est pas celle du travail, de la famille ou de la patrie, elle relève d'une vision solitaire et intraitable, impersonnelle et livrée dans l'absence de toute explication psychanalytique). On entend alors des paroles dites par un enfant introuvable – disons celui qu'aura été Andreï Tarkovski tout imprégné par la poésie de son père géologue, Arseni Tarkovski.

 

 

Il y est successivement question d'un tremblement de terre, du soleil devenant noir comme un sac en toile fait de cheveux et de la lune virant au rouge sang, d'étoiles tombant du ciel comme les figues d'un figuier secoué par un grand vent, d'un ciel déchiré et de montagnes et d'îles déplacées, de rois cachés dans des grottes ne demandant rien d'autre à quelque divinité en colère que le monde leur tombe sur la tête. Une apocalypse chthonienne (Alexeï Guerman en entretiendra la tradition), prophétisée sur le mode du chuchotement (Alexandre Sokourov s'en souviendra) et conclue par un rire de gosse qui nous aura bien eu (Béla Tarr rejouera à sa manière le doublement ironique du prophétique par le messianique dans la préférence de l'attente plutôt que de la fin). Soudain, en un raccord comme un plissement de terrain, la couleur redevient comme au début du film sépia comme si la pellicule avait été trempée dans un bain d'encre, sa mauvaise qualité dès lors retournée en fragile sensibilité. Et la caméra engagée dans le glissé en plongée et en travelling-avant de la terre rêvée en sonderait alors toute la matière fangeuse et hétéroclite dont elle serait à la fois composée et décomposée.

 

 

Nous aurions tout à la fois affaire à un relevé géologique, un tracé sismographique et une remontée archéologique, le visage mal rasé du rêveur formant alors la borne d'une coulée dont l'autre borne sera donné après trois minutes continues par sa propre main trempant dans la vase. Une coulée indistincte de rêve terreux et de terre rêvée - mais la terre semble elle-même dotée d'une subjectivité délivrée de toute individuation quand l'esprit du rêveur semble pour sa part se confondre avec l'esprit du temps comme de ceux d'avant. La terre est grosse, gorgée d'eaux mêlées, de la mémoire d'un homme à toute la mémoire du monde. La terre lourde, aqueuse et ferreuse charrie dans ses flux pluriels des racines et des seringues, du fil de fer et des pièces d'horlogerie reflétant le ciel, des ferrailles rouillées et des reproductions classiques de paysage apaisé, un inattendu bocal rempli de poissons et quelques cordelettes, des piécettes et une icône orthodoxe, un bout de carrelage et la crosse d'un pistolet, des rouages et des ressorts, les feuilles d'un calendrier et celles de plantes aquatiques. Soit tout un bazar postindustriel que le « stalker » traîne avec lui : un siècle en cours littéral de liquidation, avec ses poubelles déposées en rébus surréalistes et détritus accumulés et stratifiés. Un siècle noyé foutu. L'ambiance est cependant doucement fantastique et puissamment amniotique, bercée par le rire de l'enfant poète et la douce musique lancinante d'Édouard Artemiev.

 

 

Enfin la couleur revient, avec l'entrée d'un tunnel gardé par un chien noir en son centre sombre, et qui se dresse entre les herbes en faisant signe au rêveur sur le point de se réveiller.

 

 

Le rêve est certes fini, mais dans l'attente du prochain : on l'a dit, la fin importe moins que l'attente, le messianique coupant l'herbe sous le pied du prophétique. Dans l'intervalle, il faudra repartir et, de toute façon, le réel continue de fluer. D'autres épiphanies surviendront, il faut y croire en en entretenant le feu visionnaire, il faut y croire pour que le monde même catastrophé nous soit redonné dans toute sa dimension native. Dans l'enfance de ceux qui savent recueillir comme autant de preuves d'un enchantement à venir. Et avec l'enfant mutant (la fille du « stalker », celle que son père surnomme affectueusement ouistiti), dont on veut tant croire qu'elle marche à nouveau (mais son père la porte sur ses épaules comme Orion aveugle est guidé par Cédalion dans une peinture célèbre de Nicolas Poussin), et dont on se demandera toujours si sa maladie ne lui aurait pas donné entre deux passages de train des pouvoirs télékinétiques.

 

 

Avec Stalker, Andreï Tarkovski se sera posté au carrefour historique de deux innommables russes, l'un avéré et l'autre pressenti : le Goulag et Tchernobyl.

 

 

Entre les deux, le soviétisme aura coulé – au moins, on aura compris la défaite non de l'hypothèse communiste mais de son étatisation. Alors, et alors seulement, la liquidation aura moins déployé les nouveaux déserts de l'Idée (après la Glasnost de Gorbatchev, le capitalisme autoritaire de Poutine) qu'elle annonce d'autres eaux, d'autres matrices pour d'autres forces motrices, augurant de nouvelles naissances qui engageront autant de renaissances – avec l'enfance qui continue et des enfants mutants dotés de pouvoirs inconnus et qui n'oublieront cependant pas de rire.

 

 

14 octobre 2016


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