L'esprit de l'argent et son os

"L'Argent" (1983) de Robert Bresson

 L'esprit est un os »

 

 

« L'Esprit est un os » : la formule hégélienne, l'une des plus caractéristiques de La Phénoménologie de l'esprit (1807), a beaucoup fait gloser, comme énigme pour les matérialistes obtus et comme emblème pour les matérialistes conséquents. Elle-même ne saurait exemplairement échapper à la puissance de division de la dialectique ainsi que l'aura notamment répété Slavoj Žižek. Tantôt parce que le matérialisme dans sa variante vulgaire y reconnaît la réduction scientifiquement opérée par la phrénologie dont l'examen policier des crânes, mieux que la signification des gestes privilégiée par la toute aussi policière physiognomonie, permet de sonder la conscience en en feuilletant les plis comme les pages d'un livre grand ouvert. Tantôt parce qu'une lecture plus spéculative et idéaliste pose l'affirmation de l'esprit à partir de l'épreuve médiatrice de son contraire, cet obstacle apparent qu'est la matière la moins organique ou la plus inerte qui soit. Tantôt encore parce que le matérialisme le plus conséquent considère précisément l'écart parallactique des deux perspectives antagoniques comme le principe même d'accès à une vérité seulement saisie qu'à être ressaisie, dans la vérification que le vrai n'advient qu'après coup, dans la reprise qui fait alors du vrai la relève du faux. « L'esprit est un os » : l'os n'est donc ni l'horizon ni le terminus de l'esprit mais le skandalon qui le fait trébucher, la pierre d'achoppement qui le fait revenir à lui mais altéré par la rencontre aussi traumatique que décisive avec le réel le plus brut. Avec L'Argent (1983), Robert Bresson pousse le plus loin l'esprit de son art de la réduction métonymique, jusqu'à toucher peut-être comme jamais à l'os du sensible. Le cinéaste l'admettait d'ailleurs sans peine, y compris face aux persifleurs cannois, scandalisés par le film qui aura su justement faire trébucher la machine d'habitudes logée en eux : tout son cinématographe recommençait avec L'Argent, toute une jeunesse s'ouvrait en effet à un auteur alors âgé de 82 ans, qui tournait depuis quarante ans et qui ignorait alors que son treizième long-métrage serait aussi son dernier, peut-être son plus grand accompli depuis l'ascèse requise par la discipline du cinématographe.

 

 

De lourdes portes dont le vieux bois est enluminé par l'éclairage d'or d'une lampe à huile ; les marches d'un escalier en colimaçon où s'accumulent deux corps ensanglantés et inanimés ; un enfant alité qui pleure et un chien de berger qui circule entre les espaces en aboyant ; une demande dite sur un ton monocorde mais la question est impérieuse (« Où est l'argent ? ») et un visage de femme les yeux grands ouverts mais fermé à toute réponse ; une hache qui force une entrée verrouillée puis s'abat en fracassant une lampe de nuit avant de finir jetée dans l'eau ; le papier peint du mur d'une chambre tacheté d'éclaboussures de sang : toute une famille, probablement cinq personnes (comme le diable probablement parce qu'on ne peut à la différence du sort des quatre adultes décider de celui de l'enfant en affirmant sans hésitation s'il a été ou non assassiné), vient d'être massacrée par Yvon, avatar de l'ange exterminateur dostoïevskien incarnant, depuis une affaire de billets falsifiés inspirée de la nouvelle Le Faux coupon (1889) de Léon Tolstoï, la réification du monde subsumée sous le règne toxique du fétiche monétaire. On insiste en passant sur la question de la toxicité parce qu'Yvon est vraiment montré comme un toxico, pareil à un automate programmé par une dépendance à l'argent qu'il cherche partout dans la maison des hôtes qui l'ont recueilli comme un drogué cherche à tout prix sa came (il se trouve que le prêtre vigilambule du Journal d'un curé de campagne d'après Georges Bernanos avait déjà incarné en 1951 une figure de dépendance mais celle-là à la foi, dont le manque patent chez les paroissiens d'Ambricourt entraînait chez lui l'épuisement livide précédant l'extase de la grâce allouée en guise d'ultime shoot, en manière d'overdose).

 

 

De ce massacre nocturne fermé à toute hystérie théâtrale comme à toute explication psychologique, le spectateur n'en aura perçu que des indices (ce « paradigme indiciaire » dégagé par l'historien Carlo Ginzburg aura notamment permis de rappeler que nos capacités cognitives à l'inférence ou l'induction sont aussi l'héritage anthropologique d'une culture cynégétique, la pratique de la chasse demeurant au reste déterminante pour la compréhension de Mouchette, l'autre adaptation de Georges Bernanos réalisée en 1967). Précisément, c'est toute une série de signes composés par une esthétique de la fragmentation dont les prélèvements indiciaires ne se comprennent qu'en retrait et soustraction à la capture de ces pièges que sont comme des collets les pleins mimétiques de la représentation, avec en poche la clé du hors-champ.

 

 

Un emblème sidérant du fétiche-argent

 

 

Comptant 21 plans, de la fracturation de la porte par Yvon à ce dernier considérant l'eau noire qui vient d'engloutir la preuve sanglante de son horrible forfait, la séquence de L'Argent est un emblème dont la vérité aurait toujours déjà été énoncée par Charles Péguy dans la foulée de son grand livre éponyme, L'Argent (1913) : « Pour la première fois dans l'histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l'argent ». La formulation de cette domination de l'argent reste cependant trop abstraite encore et, pour accéder à son esprit il faudra en passer par son os tel qu'il apparaît concrètement dans les grandes analyses proposées par Karl Marx, qui avance dans le premier livre du Capital (1867) une définition nouvelle du fétichisme en raison de laquelle, en régime capitaliste, un rapport entre des marchandises médiatisé par l'argent s'est substitué à un rapport entre travailleurs vivants, qu'ils soient producteurs ou consommateurs. Parce que l'exploitation du travail vivant devenu travail abstrait, c'est-à-dire seulement comptable en termes d'équivalence d'heures effectuées pour une tâche donnée, est nécessaire à l'extraction d'une survaleur au principe de l'enrichissement capitaliste, elle impose aux relations interpersonnelles de s'évanouir de fait dans un rapport fait d'abstractions (la logique générative d'accumulation du profit pose au-delà toute morale l'indifférence des valeurs d'usage) et d'automatismes (le marché n'apparaît plus que comme ensemble de lois moins collectives qu'impersonnelles qui n'engagent dès lors aucune responsabilité individuelle).

 

 

L'abstraction quantitative l'emportant sur le concret de toute qualité, la circulation du fétiche monétaire ou du fétiche-argent qui représente dans un monde fini l'accumulation du capital et l'aporie de son auto-valorisation sans fin n'a pas d'autre issue alors qu'une dévalorisation catastrophique, dont la production massive de déchets matériels et de superfluité humaine constitue l'une des pires manifestations. La « critique de la valeur » venue d'Allemagne et entre autres incarnée par Robert Kurz et Anselm Jappe ou encore Norbert Trenkle et Ernst Lohoff y insiste aujourd'hui dans l'urgent renouvellement d'un marxisme critique, autant raccord avec la crise globale de la dette qu'avec les implosions symptomatiques d'une violence hyper-objective ou irrationnelle, cette pulsion de mort qui se tient aux aguets depuis la double impasse des fondamentalismes mimétiques, religieux et marchand. Le court-circuit spéculatif du fétiche-argent qui participe à faire de la valorisation son contraire, la dévalorisation concrète en résultante des abstractions de la valorisation, L'Argent de Robert Bresson en avait déjà délivré l'un des plus importants emblèmes cinématographiques. Comme le haïku d'un désastre forcément sidérant mais qu'il nous faut savoir pourtant considérer, la composition emblématise en une densité indiciaire et métonymique peut-être inégalée les réflexes sans visage d'un sujet automate, tellement moins disposé à l'émotion empathique qu'un chien de berger qui en garde encore la vivante beauté, et dont la mobilité cynégétique se divise à la fin en production d'abstractions irrationnelles (la question vide de savoir où est l'argent dans le lieu même de son manque) et de concrétions virant à l'excrétion (l'os des cadavres s'accumulant dans la maison de l'horreur).

 

 

C'est ainsi que le sens esthétique de l'économie caractérisant l'art de Robert Bresson, qui raréfie par métonymie la représentation et qu'obsède la question de l'argent (Pickpocket en 1959 est une borne marquant cette obsession qui est aussi l'affaire d'un autre grand cinéaste, ce disciple bressonien de la fragmentation qu'est Jean-Luc Godard), vérifie la proximité politique de l'économie et de l'iconomie, cela à partir de la « double équivalence iconomique : non seulement la monnaie est à l’image de l’image, mais l’image, à son tour, est à l’image de la monnaie » (Peter Szendy, Le Supermarché du visible. Essai d'iconomie, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2017, p. 18). Toutes choses déjà indiquées par Marie-José Mondzain : « (…) l’image est dans la même situation que la monnaie elle-même » (in Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, éd. Seuil, 1996, p. 197). Comme elles auront aussi été marquées par Gilles Deleuze : « L’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit » (in Cinéma 2. L’image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 104).

 

 

Considérant la lumière autrement emblématique de Vénus

(le désastre du fétiche-argent et comment s'y soustraire)

 

 

L'emblème de cinéma qui conjoint paradigme indiciaire et soustraction à la plénitude mimétique de la représentation réaliste relèverait en rhétorique de la métonymie (un mot en remplace un autre dans un rapport à la fois logique et, une fois encore, économique) – mieux de la synecdoque (la première est plutôt de nature qualitative, la seconde d'ordre quantitatif). Notamment parce que Robert Bresson répugne fermement à cette fermeture du sens opérée par le symbole : le chien n'est en effet le symbole de rien, la lampe n'est rien qu'une lampe et un mur éclaboussé de sang la partie d'une totalité qui n'est pas filmée mais reste cependant aisément imaginable (dans le hors-champ le plus proche dont la proximité recoupe l'extérieur du cadre, une femme vient d'être assassinée). A l'écran, c'est donc une série d'actes filmés au raz de leur factualité (fracturer une porte et en ouvrir une autre, emprunter un couloir, monter et descendre un escalier, marcher et frapper) et le spectateur en devine par leur enchaînement l'intentionnalité qui les commande (un homme massacre de nuit toute une famille à coup de hache afin de leur voler leur argent). Et, parallèlement, il y a l'épars des perceptions incidentes (une lumière mordorant les portes, éclairant les murs ou filtrant sous le pas d'une porte, les pleurs d'un enfant et les aboiements d'un chien, une lampe brisée et un mur éclaboussé, une hache tenue puis jetée) dont l'incidence même est une conséquence excédant sensiblement la chaîne de causalité provoquée par la volonté criminelle (de fait, les plans se raccordent à partir du porteur de la lampe à huile et de la hache avant que le dépôt du premier objet qui concentre le regard serve de point de départ à la suture relayée par les allées et venues du chien de la maison qui ramasse en lui les souvenirs du cabot survenant à la toute fin du Procès de Jeanne d'Arc en 1962 comme de l'âne pour l'ensemble de Au hasard Balthazar en 1966).

 

 

Il est alors remarquable que manque la représentation frontale de la mort forcée, en marque de la dimension d'impossible de la mort, comme « possibilité de l'impossible » (Martin Heidegger) ou, mieux peut-être, comme « impossibilité du possible » (Emmanuel Lévinas). Il est remarquable également que la dynamique de la séquence passe du porteur de lumière (nul besoin de forcer l'allégorie pour y reconnaître une figure luciférienne) au chien de berger (la pente allégorique permettrait alors de relever depuis notre sidération de spectateur la même étoile du matin, Lucifer des Romains ou étoile du berger, autrement dit Vénus) afin d'éclairer la mince possibilité – aussi mince qu'un trait de lumière comme un fil d'or – d'une beauté sauvée. La relève de la beauté ne s'entend qu'à être soustraite ou retirée à l'impossible qu'est la réalité de la mort forcée, sérielle et administrée.

 

 

L'emblème du fétiche-argent se double alors d'un autre qui est son envers et qui a pour cœur la vieille dame dont on ne saura jamais le nom, inoubliablement incarnée par Sylvie Van den Elsen, cette Vénus originale qui s'expose moins comme figure d'amoureuse chasseresse qu'elle se retire aussitôt après être apparue. Non seulement parce qu'elle ne répond pas à l'impérative addiction du jeune homme qu'elle a pourtant recueilli en lui offrant une hospitalité inconditionnelle contre l'avis de son mari, mais encore et surtout parce que son visage fermé, aussi statique que mutique, est un point de butée par où le désœuvrement du chasseur se renverserait en l'œuvre indécidable de l'ange exterminateur. On se souvient ici d'un grand entretien entre Jacques Rivette, Sylvie Pierre et Jean Narboni (« Montage », Cahiers du cinéma, n° 210, mars 1969). Comme Jeanne ou Mouchette, comme l'héroïne éponyme de Gertrud (1964) de Carl T. Dreyer citée comme référence de l'entretien ou bien plus tard encore Ema dans Val Abraham (1993) de Manoel de Oliveira, le raccord est moins ce liant suturant sans reste les plans qu'il est ouverture intervallaire d'un autre plan de composition, d'une autre dimension qui est un site fantastique ou spirituel dont les battements du réel et de l'irréel vont même jusqu'à se soustraire à la perception. Ce site est le lieu hors-lieu où une condamnée à mal vivre peut sans recourir au suicide s'échapper enfin en passant dans la « collure », de l'autre côté du plan et du mur de l'écran où il se projette (Peter Szendy emploierait à ce sujet la métaphore circonstanciée de « passe-vue »). C'est ainsi que Robert Bresson, grâce à l'économie métonymique, indiciaire et soustractive de ses plans, glisse les interstices au principe d'une vision en diagonale à tout regard, qui enflamme l'imagination en donnant à halluciner l'esprit invisible depuis la fragmentation de l'os du visible.

 

 

C'est ainsi que l'artiste combine dans un agencement cinématographique de toute beauté, comme un coup de hache brisant la mer gelée en nous pour parler comme Franz Kafka, à la fois son orientation janséniste (la grâce est sans forçage psychologique affaire de hasard, précisément de relève nécessairement hasardée depuis les frappes aléatoires de la contingence), la relève de sa pratique picturale (les images surgissent à partir d'un plan de composition tendu entre la toile et les mains, où les figures sont des sensations le disputant au réalisme mimétique de la représentation) et son expérience de prisonnier de guerre (la réduction physique du monde imposée par la condition carcérale diminue le primat des perceptions visuelles pour faire lever comme en contrepartie les puissances jusque-là secondaires de l'ouïe et de la main – au-delà toute prescription biographique s'origine ici la fameuse qualification « haptique » des plans bressoniens développée par l'analytique deleuzienne).

 

 

« L'esprit est un os » : l'esprit du fétiche-argent ne se ressaisit jamais mieux en effet que dans l'os des cadavres. Mais la sidération de la mort sérielle et automatique n'escamote en rien la considération d'une étoile vénusienne qui scintille d'un or sans équivalence ni mesure. La réification des êtres bornée d'un côté par l'intoxication du fétichisme monétaire et de l'autre par la rigidité cadavérique méthodiquement administrée n'aura pas empêché en effet l'intervalle stellaire de la grâce soustractive offerte à l'un d'entre eux.

 

 

1 août 2018


Commentaires: 0