"Soleil Ô" (1969) de Med Hondo

La voix l’écorce, le cri son noyau

L’écran de la voix

 

 

Pour les gens pressés de ne pas trop y penser, Med Hondo n’aura été qu’une voix, certes pas n’importe quelle voix, une voix immédiatement reconnaissable, dont le grain et la gouaille sont partagés par Richard Pryor et Morgan Freeman, Issac Hayes et Danny Glover, le vieux singe Rafiki du Roi Lion et l’âne de Shrek, bien sûr Eddy Murphy. Il est même l’homme qui a prêté sa voix aux héros principaux des versions françaises de Night of the Living Dead – La Nuit des morts-vivants (1968) de George A. Romero et son remake réalisé en 1990 par Tom Savini. La voix si caractéristique de l’un des plus grands doubleurs professionnels français, à la fois chaude et charmeuse, rieuse et élastique, constitue pourtant un écran, comme un écrin qui empêche d’entendre le cri qu’elle enveloppe. La voix reconnaissable est l’écorce, d’autant plus que le doubleur actif depuis la fin des années 1960 et qui l’a été pendant un demi-siècle aura été plus souvent qu’à son tour abonné au doublage symptomatique de personnages d’africains-américains. Le cri méconnu constitue pourtant son essentiel noyau, qui appartient à un homme de plus d’un combat, et des luttes qui ne se résument ni à l’intégration à la Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (l’ARP créée en 1987), ni à la nécessaire fédération et syndicalisation des doubleurs français afin que leur corporation soit mieux considérée par l’industrie de la télévision et du cinéma.

 

 

Le doubleur, s’il a été plus d’une fois doublé par les sortilèges de sa voix, n’aura pourtant pas redoublé d’effort afin de ne pas être otage des effets de reconnaissance comme de méconnaissance liés à son organe. Car l’homme, né en 1936 d’une grande tribu maraboutique de Mauritanie, est un autodidacte qui pose ses valises à Marseille en 1959, et travaille alors comme docker et cuisinier. Sur les docks de Marseille, a-t-il croisé Ousmane Sembène qui avait publié en 1956 son premier roman, Le Docker noir ? Puis vient le temps de l’apprentissage du métier de comédien grâce à Françoise Rosay, en brûlant les planches où se donnent des adaptations de Shakespeare et Tchekhov, mais aussi La Tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire en 1965, mais encore Le Métro fantôme (1966) de l’écrivain africain-américain LeRoi Jones avant qu’il ne se fasse appeler Amiri Baraka, et puis Antigone de Bertolt Brecht en 1967 et, la même année, Les Ancêtres redoublent de férocité de Kateb Yacine. En 1969, c’est lui-même qui met en scène L’Oracle d’après le dramaturge congolais Guy Menga. Abib Mohamed Medoun Hondo est déjà largement connu comme Med Hondo quand il commence à apparaître à la télévision, dans le téléfilm Les Verts Pâturages (1964) de Jean-Christophe Averty et puis quelques épisodes de Belphégor ou le Fantôme du Louvre, Les Aventures de Bob Morane et Aux frontières du possible, au cinéma également, dans Masculin féminin (1966) de Jean-Luc Godard, Un homme en trop (1967) de Costa-Gavras, Promenade avec l’amour et la mort (1969) de John Huston.

 

 

Pendant ce temps, Med Hondo rêve de cinéma, précisément d’un film qu’il commence à écrire tous les jours à partir de 1965, fort des nombreuses expériences accumulées au théâtre, à la télévision puis au cinéma. C’est avec elles qu’il a fait la connaissance de l’acteur d’origine guadeloupéenne Robert Liensol qui sera l’interprète principal de son rêve de film, d’abord sur le tournage des Verts Pâturages puis sur les planches avec les adaptations de LeRoi Jones/Amiri Baraka et Kateb Yacine (le guadeloupéen Greg Germain et le martiniquais Théo Légitimus rejoindront la bande). Ce rêve finit par avoir un nom, Soleil Ô, que son rêveur entreprend puis termine en 1969, trois ans après La Noire de…, ce premier long-métrage historique tourné entre Antibes et Dakar par un autre réalisateur africain d’origine subsaharienne déjà croisé sur les docks de Marseille, le sénégalais Ousmane Sembène.

 

 

Le hurlement retourné

 

 

Soleil Ô est donc le premier long-métrage de Med Hondo. Sélectionné au Festival de Cannes à la Semaine de la critique en 1970, récipiendaire la même année du Léopard d’or au Festival de Locarno en 1970, le film est cependant interdit dans de nombreux pays et n’a été distribué en France qu’en 1973 sur un parc très réduit de salles. Avec Soleil Ô, le comédien et acteur qui commençait tout juste alors à travailler comme doubleur devient cinéaste et son film est devenu un classique restauré par la World Film Foundation de Martin Scorsese (c’est le premier film relevant du programme de restauration « Héritage du Film africain »), puis projeté en copie numérique flambant neuve à « Cannes Classics » en 2017. Med Hondo est l’auteur d’une œuvre qui compte une petite douzaine de titres, mais beaucoup sont importants comme son deuxième long-métrage intitulé Les Bicots-nègres, vos voisins (1973) qui est comme la suite de Soleil Ô, le diptyque Nous aurons toute la mort pour dormir (1976) et Polisario, un peuple en arme (1978) dédié au combat pour l’indépendance du Sahara occidental, West Indies ou les Nègres marrons de la liberté (1979) consacré aux résistances des esclaves et descendants d’esclaves de l’aire caribéenne. Avec Sarraounia (1986) tourné au Burkina-Faso et récompensé eu FESPACO, l'ample épopée fordienne offerte à la mémoire de la reine mythique de la communauté animiste Azna du Niger qui résista aux brutales menées coloniales de la colonne Voulet-Chanoine à la fin du 19ème siècle moissonne avec les coups de brosse de ses travellings latéraux une riche palette de nuances, de la langue coloniale comme vocifération à la dramatique désunion des tribus notamment musulmanes impuissantes à faire front commun derrière une femme contre l'envahisseur français. Le réalisateur rumine encore de nombreux projets mais toujours plus nombreuses sont les entraves empêchant de pouvoir les mener à bien. Med Hondo arrive cependant à réaliser encore trois longs-métrages, Lumière noire (1994) d’après un polar de Didier Daeninckx portant sur les étrangers expulsés, Watani, un monde sans mal (1998) où se bousculent fascistes, banquiers et sans-papiers et Fatima, l’Algérienne de Dakar (2003) hanté par les blessures coloniales, tout en revenant occasionnellement au théâtre, comme comédien (La Bonne âme du Se-Tchouan de Bertolt Brecht en 2013 par Jean Bollorini pour le TNT) et comme metteur en scène (La Guerre de 2000 ans de Kateb Yacine en 2003 au TGP).

 

 

Quand Les Verts Pâturages de Jean-Christophe Averty avait été diffusé à la télévision, plusieurs spectateurs avaient hurlé au sacrilège, effarés alors qu’une adaptation de récits bibliques programmée pour la soirée familiale du réveillon soit intégralement interprétée par des acteurs à la peau noire, d’origine africaine et caribéenne. Ces hurlements d’orfraie, il s’agirait pour Med Hondo de les retourner à l’envoyeur avec un film dont le titre lui-même – une pure exclamation poétique – promet aux bouches de s’ouvrir et s’embraser comme des soleils. Avec Soleil Ô, le doublage et la post-synchronisation opèrent à côté de séquences tournées en son direct, mais selon des principes esthétiques dont la vertu consiste à radicalement contrevenir aux conventions réalistes et psychologiques habituelles. L’adhésion allant censément de soi des voix et des corps est comme chauffée à blanc, pour dévoiler tout un ensemble de lésions et de déliaisons, le sombre legs colonial investi jusqu’à ressaisir comment il a pénétré l’os et l’esprit. En effet, dans Soleil Ô, la voix décolle souvent des corps pour faire trébucher les évidences pseudo-naturelles, elle chante ou psalmodie des airs qui viennent de loin tout en frappant d’étrangeté le quotidien, tantôt elle se ratatine dans la bouche pâteuse du patron raciste, tantôt elle s’effondre dans des borborygmes que se jette à la gueule un couple bourgeois pas d’accord sur la télévision, tantôt encore elle se dissipe dans la cacophonie d’un parc animalier qui se substitue aux bruits de la rue parisienne. Pour finir dans un cri réitéré qui ouvre au corps hurlant la diagonale d’une ligne de fuite, disposé à lâcher prise et toute idée d’apaisement familial et campagnard pour fuguer et pénétrer dans une forêt sans bord où brûlent les héros de la révolution mondiale.

 

 

Soleil Ô est un film intensément hanté par une vive querelle des voix, entre celles qui énoncent en beau français classique la raison culturelle de la domination coloniale et celles qui s’avachissent dans la mollesse glaireuse des sujets embourgeoisés, celles dont la bêtise pousse à ce qu’elles se confondent avec des cris de bêtes et celles qui font entendre des accents et des ritournelles déniés par la République longtemps coloniale, et puis celles qui tombent à l’intérieur des corps pour déployer des déchirures visant à faire dérailler la rengaine des belles paroles et des grands discours. Saute ainsi l’antique distinction aristotélicienne entre logos et phonê car la langue qui parle signifie des horreurs, tandis que le cri de douleur exprime des vérités indicibles. C’est ainsi que Med Hondo fait coup double, d’un côté en déréglant diaboliquement la machine symbolique du doublage dont il est devenu l’un des meilleurs soutiers, de l’autre en retournant à l’envoyeur un hurlement originel qui appartient à l’histoire de la France républicaine et la démence coloniale qui en constitue l’un des fondements. Soleil Ô ne tient à allégoriser « dix ans de gaullisme vus par les yeux d’un Africain à Paris » qu’à raison déraisonnable, folle, d’ouvrir si grand la bouche. Et pour en faire sortir quoi, sinon le soleil aveuglant d’un chant antillais gardant mémoire de l’horreur vécue par les habitants du Dahomey esclavagisés et exportés dans les Caraïbes. Un astre révolutionnaire, un soleil à couper des coups – « soleil cou coupé » comme Aimé Césaire l’écrivit en se souvenant de Guillaume Apollinaire.

 

 

Le primitif et son ennemi

 

 

Donc, Soleil Ô, ce serait cela, un poème comme un soleil à couper le souffle ou des coups, un astre pour une société révolutionnée, autrement dit acéphale. C’est pourquoi le film de Med Hondo est d’un primitivisme radical parce qu’il radicalise ce principe moderne voulant qu’il faut prendre le mal à sa racine et à sa lettre, ce racisme républicain que l’on ne désignait pas encore comme postcolonial ou néocolonial, et qui est moins idiot que bête. En conséquence, Soleil Ô de Med Hondo est un film résolument hétéroclite, qui joue maximalement la carte de l’impureté des formes et des récits (scènes théâtrales et chansons de bar, saynètes et improvisations, rêves ou cauchemars – on trouvera même quelques moments d’animation signés par Jean-François Laguionie). Et cela pour faire de l’impureté un manifeste esthétique, opposable au blanchiment voulu par tous les puristes oublieux que la République a été le nom contradictoire d’un empire mondial dont les conquêtes ont entraîné un processus d’échanges et de mélanges sans précédent, imprévisiblement, au-delà toute idée ou programme, conscience ou connaissance (c’est ce qu’Édouard Glissant nommera bien plus tard la « créolité » en privilégiant contre l’ordre des métissages programmés la dynamique des intempestives créolisations). L’impureté ontologique dont témoigne le cinéma pour André Bazin s’étend ainsi comme impureté politique et assomption de cette créolisation dont les saillies, telles des boucles récursives, sont renvoyées à la face de ceux qui n’ont pas la moindre idée qu’ils ne peuvent y échapper.

 

 

Il y aura donc du Hara-Kiri dans Soleil Ô, d’emblée avec sa longue séquence inaugurale, brute de théâtralité allégorique, où l’évangélisation baptismale des africains subsahariens mutilés de leurs noms propres se renverse par un retournement diabolique de croix en troupes de tirailleurs dont les massacres internes bénéficient à l’enrichissement du colon. Et le mordant du caricaturiste devient même carnassier, littéralement, quand il s’agit de voler dans les plumes de la canaille raciste banale, avec les uns qui se gueulent dessus pour une pauvre question de programme de télévision, avec les autres qui sifflent le poil hérissé en voyant dans la rue un homme noir et une femme blanche s’embrasser. Le raciste est encore ici la figure moquée d’un manque patent d’intelligence et de subtilité, une figure réifiée comme une poupée, un automate qui ne pense pas ce qu’il dit et ne sait pas ce qu’il fait. Ce qu’il faut lui rappeler en schématisant la bêtisé banalisée de ses outrages et de ses offenses, le plus outrancièrement, le plus criardement, le plus férocement. C’est ainsi que l’artiste primitif rappelle son ennemi à ses plus fondamentaux archaïsmes, c’est ainsi que l’idiot renvoie à l’imbécile la bêtise qui lui fait voir l’autre comme une bête.

 

 

La forêt sans âge du marronnage

(le vieux monde devant soi)

 

 

Soleil Ô se tiendrait à cela et seulement cela, soit à ce carnaval qui retourne le racisme de la société française des années 1960 sur la mémoire refoulée, voire scotomisée, de sa culture impériale et sa barbarie coloniale, et il y aurait de quoi se réjouir à l’heure où la « postcolonie » (Achille Mbembé) s’ouvre en Europe aux désaveux de l’antiracisme vertueux des années 1980 qui, entre deux retours de vague nationalistes, auront entre autres nourri l’hégémonie culturelle de l’extrême-droite. Mais Med Hondo ose faire un pas de plus et s’avancer encore plus loin, en franchissant le seuil où la joie de rire d’un rire mordant faisant feu de tout bois se consume dans les braises d’une vaste forêt où l’on ne cesse pas de crier. Il est vrai que le rappel élémentaire et fracassant des archaïsmes français trouve à se compliquer quand la bêtise raciste se déploie aussi dans la langue classique de la haute culture ou bien dans les stéréotypes raciaux partagés par les militantes de la libération sexuelle qui veulent pour tester se taper un « nègre ». L’évidence tonitruante, dont le vacarme appartient aux compositions brinquebalantes et percussives de George Anderson, Michel Portal et Jean-Pierre Drouet, s’obscurcit effectivement quand la veine carnavalesque visant à profaner tout à la fois la fraternité chrétienne, la grande culture française et son humanisme abstrait vient buter sur la morgue des dominants qui va jusqu’à s’incruster profondément dans leur cerveau comme dans la tête des êtres qu’ils méprisent et humilient.

 

 

Comme La Noire de…, comme d’une autre façon Lettre à la prison (1969) de Marc Scialom, Soleil Ô touche au vrai du noyau psychique de la violence raciste, ce spectre obscène qui gît dans les corps en faisant mal même quand le raciste n’est pas là. Succèdent à l'hystérie du raciste les effets d'hystérésis du racisme. C’est d’ailleurs à ce titre que le film de Med Hondo, contemporain des films de la camarade d'origine guadeloupéenne Sarah Maldoror, hérite des savoirs théoriques et pratiques du psychiatre Frantz Fanon, tout en préfigurant les travaux de l’historien et sociologue Pap Ndiaye concernant le « colorisme ». Et même pourquoi pas certains films de Claire Denis, le cinéma marronnant de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval ou les cauchemars noirs et blancs de Jordan Peele. Le racisme n’est alors plus seulement un épouvantail à moquer, dont l’on peut rire facilement de ses caquètements ou de ses bégaiements. Le racisme devient alors terriblement subtil, c’est une culture commune et c’est une maladie auto-immune. Le racisme corrompt ainsi l’adresse libertaire de Mai 68 « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi », il s’insinue entre les « noirs » s’opposant selon leur degré de pigmentation, intoxique la possibilité d’une relation authentique entre les hommes d’ailleurs et les femmes d’ici, il hante les rêves de l’émigré-immigré intérieurement peuplé de plus d'un spectre, des bourgeois au-delà de tout sarcasme aux chefs d'État d’une Afrique formellement indépendante et décolonisée et qui ne s’appelait pas encore la « Françafrique ».

 

 

Le carnaval grinçant et brinquebalant bricolé par Med Hondo et la ronde de ses amis doit se comprendre à la fin comme un rite conjuratoire, comme un exorcisme dédié à tous ceux qui ne croient pas que le vieux monde est derrière eux, à tous ceux qui ne trouveront jamais la paix aux côtés des bourgeois progressistes qui vivent sereinement à la campagne, à tous ceux qui brûlent en eux du feu des révolutionnaires assassinés – Mehdi Ben Barka, Malcolm X, Patrice Lumumba, Che Guevara. À tous ceux qui fuient dans les forêts où ils redeviennent comme leurs ancêtres les fugitifs ne cessant pas de marronner, à tous ceux qui hurlent et dont le cri est étouffé par les effets de recouvrement du doublage et de la post-synchronisation, Soleil Ô se dédie corps et âme en ouvrant grand la bouche comme un soleil, porté haut par un cinéaste qui aura fait de son art la pratique retrouvée et renouvelée du marronnage.

 

 

18 avril 2019


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