Trouble Hélène, troublante Audran

A quoi pense la trouble Hélène, à quoi pense la troublante Stéphane Audran ? Quand on ne peut le savoir, on osera dire : à rien et il faut une autre manière de retenue pour ne pas basculer en préférant au rien le néant.

Côtoyer le sublime et risquer l'asphyxie

 

 

 

On dira évidemment que l'art diamantin de Stéphane Audran n'aura jamais connu de meilleur écrin que la vingtaine de films tournés par Claude Chabrol qui fut son compagnon durant vingt ans. On devra cependant préciser que son art lui appartient pleinement. Qu'il est une création actorale propre dont l'exquise signature serait exemplaire de la « politique des acteurs » chère à Luc Moullet, et que Claude Chabrol a eu l'intelligence renoirienne d'accompagner sans forcer dans telle ou telle direction d'interprétation, la petite vendeuse de luminaires qui rêve laborieusement de cabaret dans Les Bonnes femmes (1960), la bourgeoise éthérée et vampirique des Biches (1968), la maîtresse régressive et obscène des Noces rouges (1973), la mère au foyer victime du violent désir d'ascension sociale de sa fille dans Violette Nozière (1978).

 

 

 

Exquise, Stéphane Audran l'aura été en effet, en établissant surtout le paradigme figuratif de la bourgeoise française dont l'homologue masculin restera idéalement Michel Bouquet à qui elle a été quatre fois associée, de La Femme infidèle (1969) à Juste avant la nuit (1971) en passant par La Rupture (1970) où, exceptionnellement, l'acteur ne joue pas son mari mais son beau-père. Plus d'une fois prénommée Hélène, l'exquise créature qui l'aura été autant de son metteur en scène que d'elle-même a pratiquement forgé un type féminin identifié à la bourgeoisie alors mobilisée dans la modernisation de la société française. Et sa singularité consiste à la fois à ne ressembler à personne (le jeu de Stéphane Audran est sans précédent, il semble aujourd'hui à la seule mais conséquente exception d'Isabelle Huppert sans héritage) comme à personnaliser universellement un gestus de classe hissé à un niveau de sublimation inégalée.

 

 

 

Le solide se fait gazeux, l'air se raréfie – côtoyer la sublime c'est risquer l'asphyxie.

 

 

 

Raréfié, l'air en de tels sommets est un froid qui brûle les poumons (la glace brûle, c'est un cliché têtu mais il trouve de fait à avoir été ici remis en mouvement, revivifié comme peut mordre ou gifler un vent sec d'hiver). C'est pourquoi, cinéphilie chabrolienne oblige, s'est imposée l'incontournable comparaison avec les blondes glacées hitchcockiennes et il y a une grande légitimité à penser en particulier, peut-être plus qu'à Grace Kelly, Kim Novak ou Tippi Hedren, à Eva Marie Saint dans North By Northwest - La Mort aux trousses (1959). C'est que la sublimation est un nom pour la sophistication dont se drape l'exquise (qui induit étymologiquement quelque chose de recherché, relevant de la quête) qui invite la pâleur et la blondeur à être les signes manifestes d'une froideur qui n'est rien que l'habitus bourgeois d'une éducation au maintien et à la retenue dans l'expression des sentiments, au risque asphyxiant que la rétention s'apparente à une forme de glaciation. On frise en effet l'indifférence sadique ou bien, avec le refroidissement des manières du corps et du visage, le retrait le plus masochiste. La conséquence demeure cependant à peu près idem, l'ambivalence se met à régner, dans une absence tantôt vaporeuse (Les Biches), tantôt statufiée (La Femme infidèle).

 

 

 

A quoi pense la trouble Hélène, à quoi pense la troublante Stéphane Audran, dont le trouble commence dès l'androgynie caractérisant son prénom ? Nul au fond ne le sait, ne le saurait, même si quelques-uns s'y sont essayés. Et les hommes qui sont épris (le Charles de La Femme infidèle) ou s'éprennent d'elle (le Paul du Boucher en 1970 génialement incarné par Jean Yanne) s'abandonnent au final à l'impuissance d'une volonté de savoir renvoyée sans appuyer à sa caducité (Charles emporte en prison l'image gélifiée du bonheur conjugal, Paul se vidant de son sang admet en silence que l'écoulement parachève la vampirisation dont il aura été la victime).

 

 

 

C'est bien pourquoi Claude Chabrol aura fait de Stéphane Audran sa belle Hélène, lui qui sait bien que toutes les captures, de Pâris à Proust en passant par la Madeleine de Vertigo, n'attestent de rien d'autre que d'une obsession circulaire et compulsive dont le foyer nucléaire serait celui d'une fascination vertigineuse, en cela inépuisable.

 

 

 

 

Beauté fascinante de l'indifférente

 (diaphanéité, inhumanité)

 

 

 

 

La fascination est un piège fatal pour celui qui regarde, pour la fascinante regardée la suprême maîtrise d'un jeu de la séduction qui l'emporte si loin des autres qu'elle en devient inatteignable, à l'instar de la dame de l'amour courtois. Même dans son rôle de l'institutrice provinciale du Boucher, la belle Hélène se fait princesse d'un château inaccessible pour le pauvre dragon qui la considère d'en bas, boucher revenu de la Guerre d'Algérie qu'elle s'empresse en raison fatale de son ennui flaubertien à identifier au tueur d'enfants sévissant dans la région périgourdine (et cet empressement est d'autant plus fatale si, sans y prendre garde, y adhère le spectateur).

 

 

 

Dans ses plus grands rôles tenus dans le mitan des années 1960-1970, Stéphane Audran aura en fait délivré le noyau irradiant d'une normopathie logée en revers de la bourgeoisie de la fin du gaullisme et du passage historique au néolibéralisme avec Pompidou et Giscard. D'où l'importance d'un film comme Violette Nozière où le déclassement du rôle se paie d'autant plus cher qu'il est indexé sur la promotion de son héritière, Isabelle Huppert.

 

 

 

L'exquise fascine mais en ceci elle neutralise tous les inquisiteurs volontaires à percer le secret derrière le masque (et Claude Chabrol aurait avec son actrice de prédilection rien tant aimé que ruiner cette propension masculine inquisitoriale, réitérant ainsi ce qui s'énonce clairement et exemplairement dans Les Bonnes femmes, à savoir que le mystère c'est qu'il n'y a pas de mystère, le mystère consistant en définitive dans son absence même). Stéphane Audran entraîne alors dans la spire de ses formes (silhouette fine, teinte capillaire auburn, voix traînante comme si le moindre effort physique lui coûtait, yeux verts fixant presque en aveugle un point inassignable) une diaphanéité irrésistible, pas loin d'être un voile élégant au néant. C'est son talent absolument comique, génialement sollicité par Luis Buñuel dans Le Charme discret de la bourgeoisie (1972) où, mieux qu'une citation chabrolienne incarnée, elle figure un mixte de bêtise insouciante et de nonchalance perverse si drôle qu'elle en deviendrait même presque intouchable (Claude Chabrol tirera cette manière vers un naturalisme plus vulgaire à l'œuvre dans Les Noces rouges, plus affirmatif certes mais au fond non moins fascinant).

 

 

 

L'indifférente fascine parce qu'elle signe celle qui plane souverainement au-dessus des conséquences viles d'une bêtise de classe dont elle ne veut pas à être tenue responsable.

 

 

 

Pour le reste (comme on le voit dans l'extrait circonstancié de La Femme infidèle), un sourire à peine esquissé signe la jouissance la moins exposée, la plus retirée, appartenant à celle qui, sans mot dire, se sait l'objet de sanglantes rivalités. Ce sourire disparaîtra dans Le Boucher, où l'actrice touche avec son art si subtil de l'understatement à la possibilité même de l'absence d'intériorité en marque d'inhumanité. C'est bien pourquoi on peut à bon droit se réjouir du rôle important offert par le réalisateur danois Gabriel Axel à son interprète de l'acclamé Festin de Babette (1987), qui rassure sur la liaison conservée de la civilité (déclinée en son versant culinaire) et l'humanité servie par sa praticienne, alors comparée à un ange.

 

 

A quoi pense la trouble Hélène, à quoi pense la troublante Stéphane Audran ? Quand on ne peut le savoir, on osera dire : à rien et il faut une autre manière de retenue pour ne pas basculer en préférant au rien le néant.

 

 

 

La belle a beau faire croire qu'elle peut échapper à la critique sociale ou bien qu'il en irait de sa nature qui l'est autant (la mante religieuse se substitue chez Claude Chabrol au scorpion cher à Orson Welles), il n'en demeure pas moins vrai qu'elle est une monstresse et c'est en ceci qu'elle fascine. Le voile de l'exquise diaphanéité recouvre un monstre moins d'immoralité que d'amoralité (le passage d'un terme à l'autre fonde l'une des grandes tensions caractéristiques du cinéma de Claude Chabrol). L'écrin des films chabroliens est un sautoir pour l'un de ses plus beaux diamants, mais à la seule condition de trancher dans le lard en glaçant le sang.

 

 

 

28 mars 2018


Commentaires: 0