Le servant aimant – la chair sans chaire de Jean Douchet

Le verbe se fait chair, c'est une parole d'évangile qui ne doit pas minorer la joie continuée d'une cinéphilie incarnée. Le verbe s'est fait chair et la bonne de préférence aux chairs universitaires, c'est une morale moins chrétienne qu'hédoniste et elle aura été celle de Jean Douchet, ce griot des temps modernes qui a généreusement parlé pour nous la langue des ancêtres en faisant de cette langue une parole vivante. « La critique c'est transmettre » a été un mot d'ordre somme toute classique pour celui qui a dépensé sans compter, pèlerin épicurien dédié aux quatre vents de la commande, qui a livré textes et entretiens, interventions et conférences, cours et courts-métrages, bonus DVD et même un long-métrage, en tenant le point d'un rapport vivant et dialectique entre l'art de faire des films et celui d'en parler avec justesse.

 

 

Un corps surtout, rabelaisien, surmonté de la mousse blanche d'une chevelure d'angelot. Une chair sans chair, nomade, enrobant une cinéphile longue en bouche et longuement ruminée. Et puis un mélange unique de malice enfantine dans les yeux et de rigueur dans l'argument pour la première fois apparu dans les deux épisodes de Eric Rohmer, preuves à l'appui (1994) co-réalisé avec son ami André S. Labarthe et issu de la collection Cinéma, de notre temps initiée avec Janine Bazin. Et puis Lyon avec des apparitions mémorables autour de Josef von Sternberg et Howard Hawks, Luis Buñuel et Jean Renoir, évidemment.

 

 

Il faut ainsi lire ou relire les entretiens de Jean Douchet par Joël Magny publiés dans une collection dirigée par Noël Simsolo pour découvrir la biographie pliée dans la chair d'un homme discret sur l'histoire de sa personne et tout entier dévoué à la cause de la cinéphilie. Une cause commune pour laquelle il aura en effet beaucoup parlé, notamment dans des conférences dénuées de prétention et que l'on pourrait appeler du joli mot désuet de causerie (L'Homme cinéma, éd. Écriture-coll. « Entretiens », 2013). La cause est celle de l'art du cinéma qui exige de ses spectateurs un autre art qui n'est pas moins grand, l'art d'aimer aussi décisif que la persévérance du ciné-fils Serge Daney.

 

 

« Contre le savoir et pour la connaissance » disait Jean Douchet et c'est ainsi que l'on arrive à « faire voir ce que tout le monde a vu mais n'a pas regardé » (pour reprendre sa profession de foi en exergue à son ciné-club abrité à la Cinémathèque de Nice). L'autorité s'il y a ou sa légitimité n'est autre que celle de l'autodidacte qui parle le cinéma comme il le respire. Son érudition libre caractérise l'amateur qui a ainsi allié l'intelligence du regard à une abondante parole engagée à en prolonger les plaisirs.

 

 

 

Objectif cinéma (1949)

 

 

 

À l'origine, pour Jean Douchet, il y a quoi ? Une famille de commerçants vieille droite du côté d'Arras, une cinéphilie qui germe et pousse à l'époque du Paris de l'occupation et puis c'est la double déflagration de 1945 avec la découverte consécutive des camps et l'explosion de la bombe atomique. Jean Douchet est encore adolescent mais le cinéma s'est logé dans son corps. Le mal est fait et ce mal lui fait du bien. Le garçon fréquente la Cinémathèque française qui ouvre ses portes dans les nouveaux locaux du 7 avenue de Messine en octobre 1948. Il lit assidûment La Revue du cinéma et L'Écran français et découvre les textes griffés de quelques plumes stylées, André Bazin, Alexandre Astruc et un certain Maurice Schérer qui signe ses articles sous le pseudonyme d'Eric Rohmer. La cinéphilie lue s'incarne vite avec Objectif 49, un ciné-club des Champs-Élysées qui se lance dans l'édition unique et mythique du Festival du film maudit en juillet 1949 à Biarritz. Il s'y rend et fait alors la connaissance d'André Bazin, Eric Rohmer et un tout jeune homme d'à peine 18 ans, François Truffaut. Jean Douchet fréquente également les bancs de la Sorbonne, il y suit les cours de philosophie de Maurice Merleau-Ponty, particulièrement séduit par ceux de Gaston Bachelard portant sur l'imaginaire.

 

 

La rencontre avec Jean-Luc Godard a lieu en 1950 dans La Gazette du cinéma de Jean-Georges Auriol et l'enchaînement se fait naturellement à la revue des Cahiers du cinéma créée par ses principaux collaborateurs en 1951 un an après la mort accidentelle de ce dernier. Avec Eric Rohmer, naît une grande amitié qui ne se vit pas sans discrétion en compagnie de celui qui n'était bavard qu'avec ses amis sans céder sur la distance polie du vouvoiement, à l'exception de Claude Chabrol. Une anecdote croustillante le prouve : en 1951, Jean Douchet prête sa caméra 16 mm. Bell & Howell à Eric Rohmer qui voulait alors tourner une adaptation des Petites filles modèles de la comtesse de Ségur mais celui-ci perd l'appareil et il faudra à son propriétaire attendre quarante ans et apprendre de la bouche de Barbet Schroeder qu'Eric Rohmer avait en fait été arrêté par la police à la sortie d'une école primaire qui lui avait confisqué l'appareil parce que, soupçonné de voyeurisme pédophile, il était alors en train de filmer des petites filles.

 

 

D'autres amitiés allaient se nouer, avec Paul Gégauff qui fascine Eric Rohmer, Claude Chabrol et Jean-Luc Godard, également et selon d'autres modalités avec Jean-Daniel Pollet et Jacques Demy. Cette atmosphère « aphrogène » d'émulation collective offre à Jean Douchet la possibilité de décoller. Il l'admettait sans peine, passé la période primitive, le cinéma n'incluait alors que trente années de cinéma muet et vingt de cinéma parlant et il était facile encore d'assimiler toute son histoire. Fritz Lang devient vite son cinéaste préféré et la période américaine minorée au profit de la période allemande est un combat critique de haute lutte, l'un de ses premiers fronts. La reconnaissance de l'art pictural et coloriste de Vincente Minnelli l'est également, autant que le soutien apporté aux derniers film de Jean Renoir alors méprisés par la doxa de l'époque. Un texte a pour lui et pour nous valeur de manifeste, le bien nommé « L'art d'aimer » publié dans les Cahiers en décembre 1961.

 

 

 

Un homme de parole

 

 

 

Jean Douchet voit tout sans tomber dans un dandysme esthète et éclectique. Sa sensibilité de gauche sans être partisan le préserve tant bien que mal d'un temps marqué par de durs clivages idéologiques tendus par le contexte de la Guerre froide. Jean Douchet est en fait un vrai libertaire, un épicurien dont la seule politique est celle des auteurs et c'est lui qui fait entrer aux Cahiers les cinéphiles mac-mahoniens avec Pierre Rissient, moins intéressé par la tentation fascisante d'un Michel Mourlet qu'ils aident à découvrir en France les films de Joseph Losey alors victime du maccarthysme. Et puis arrive l'un des grands chapitres du roman mythique des Cahiers. Assimilé abusivement aux « classiques » par les « modernistes » autoproclamés, Jean Douchet voit son étoile pâlir à l'heure au sommet de la direction disputée de la revue enfiévrée par les promesses théoriques du structuralisme. Rassemblés en 1963 autour de Jacques Rivette bénéficiant alors du soutien stratégique de François Truffaut, les seconds font un « putsch » contre les premiers et le virent avec Barbet Schroeder et Michel Delahaye. Eric Rohmer est quant à lui carrément licencié. Le retour de Jean Douchet au bercail des Cahiers ne se fera que progressivement, à partir des années 1980 avec Serge Toubiana et Serge Daney qu'il avait invité à rejoindre la revue en 1964 (Jean Narboni y est entré en 1963, Sylvie Pierre Ulmann fréquente déjà le groupe et intègre la revue en 1966).

 

 

Il n'en demeure pas moins que Jean Douchet reste symboliquement associé à l'aventure des Cahiers et c'est en raison de cette autorité qu'il est invité par la Fédération française des ciné-clubs sur l'initiative de Jacques Robert. La cinéphilie devient son gagne-pain qui lui permet de sillonner la France (et l'étranger – ainsi Jean-Michel Arnold l'invite à la Cinémathèque d'Alger où il y revient souvent, jusqu'en 1990). Il entre également à la Radio-Télévision scolaire en 1964-1965, précédé par Eric Rohmer avec qui il discute admirablement de Boudu sauvé des eaux (1932) de Jean Renoir. Puis c'est l'IDHEC en 1970 alors dirigé par Louis Daquin, y restant jusqu'au début des années 1980 et la création de la Fémis en 1986 pour y délivrer un enseignement à destination d'étudiants comme Xavier Beauvois, Noémie Lvovsky, François Ozon et Arnaud Desplechin. Outre des cours donnés aux facultés de Vincennes, Nanterre et Jussieu, ses analyses pour l'Éducation Nationale avec l'aide de Jean-Michel Arnold travaillant alors au CNRS se poursuivront avec la livraison de nombreux bonus DVD édités par Carlotta. On doit également citer le ciné-club du cinéma du Panthéon et celui de la Cinémathèque française, les interventions au centre des arts d'Enghiens-les-Bains et les stages à la Cinémathèque régionale de Bourgogne à Dijon qui porte son nom (fondée en 2004 la structure souffre d'être en grande difficulté financière depuis novembre dernier et a lancé un appel de soutien aux collectivités territoriales de la région).

 

 

Jean Douchet n'est pas un critique du genre à renouveler la théorie du cinéma à l'instar d'André Bazin, Serge Daney et Jean-Louis Comolli, il est un homme de parole animé par la cinéphilie combinant l'art d'aimer avec le plaisir d'en causer là où on lui fait hospitalité. Ce qui ne l'empêche pas de réaliser un travail admirable sur le cinéma d'Alfred Hitchcock publié par les éditions de L'Herne en 1967 qui complète merveilleusement l'étude pionnière d'Eric Rohmer et Claude Chabrol écrite dix ans précédemment. Concernant ce cinéaste, la rencontre avec lui est importante, le futur auteur de Psychose (1960) racontant à Jean Douchet et Jean Domarchi à l'époque de la sortie de La Mort aux trousses (1959) le scénario d'un petit film d'horreur en noir et blanc qu'il compte mettre en scène, n'hésitant pas à leur divulguer la fin. Lors de la conférence de presse des Oiseaux (1963) présenté au Festival de Cannes, calamiteuse d'un point de vue journalistique, Jean Douchet qui est présent fait la différence et Alfred Hitchcock l'invite à passer quelques jours à Hollywood en juillet 1963, le maître du suspense se réjouissant d'avoir affaire à ces cinéphiles français qui lui ont offert cette reconnaissance à laquelle secrètement il aspirait tant. On retient encore son indispensable volume consacré à la Nouvelle Vague, publié dans une magnifique édition par Eric Hazan en 1998, un livre de chevet.

 

 

 

La chair cinéphile, un corps de cinéma

 

 

 

Le cinéma, Jean Douchet s'y essaie aussi. Il tourne en 1962 Le Mannequin de Belleville, un court-métrage de fiction moquant les conventions du cinéma français de l'époque (sur la base de l'équation faux par faux égale vrai, la leçon est renoirienne). Un deuxième avec Saint-Germain-des-près inclus dans Paris vu par... (1965), le film de la Nouvelle Vague avec son singulier aspect bifrons, à la fois manifeste tardif et bilan déjà rétrospectif. Une douzaine d'autres films suivront en se concluant par À bicyclette (2009) et Claude et Eric (2010), ultime court-métrage dédié à l'amitié de Claude Chabrol et d'Eric Rohmer. Parmi ces films on relève encore l'existence d'un seul et unique long-métrage, La Servante aimante (1996) d'après la pièce de Carlo Goldoni et la mise en scène de Jacques Lassalle. Le cinéma ne devant pratiquement résulter qu'en respect préalable du théâtre dans l'écho de l'héritage renoirien montre une relative proximité avec le cinéma Jacques Rivette même si ces deux-là, s'estimant réciproquement en partageant des affinités cinéphiles, n'auront jamais sympathisé (le « putsch » a laissé des traces).

 

 

Le cinéma, sa chair s'y prête encore dans les images des autres et l'on compte en effet pas moins d'une cinquantaine d'apparition de Jean Douchet au cinéma. Parmi lesquelles on retient l'amant de la mère d'Antoine Doinel dans un plan des 400 Coups (1959) de François Truffaut, l'imprésario de Céline et Julie vont en bateau (1974) de Jacques Rivette, l'un des auditeurs du volet fictionnel du diptyque Une sale histoire (1977) de Jean Eustache, un professeur rival de Bruno Crémer dans Un jeu brutal (1983) de Jean-Claude Brisseau, d'étonnants Antoine Doinel et Bardamu pour un autre hédoniste, le dandy portugais João César Monteiro, respectivement dans La Comédie de Dieu (1995) et les Noces de Dieu (1999). On découvre également grâce aux entretiens avec Joël Magny que sa fréquentation des tables du jeu a inspiré Jacques Demy (La Baie des anges en 1961) et Barbet Schroeder (Les Tricheurs en 1984 produit par Paulo Branco, ce flambeur invétéré). Deux documentaires lui sont dédiés, Jean Douchet ou l'art d'aimer (2011) de Thierry Jousse et Jean Douchet, l'enfant agité (2017) de Fabien Hagege, Guillaume Namur et Vincent Haasser.

 

 

La chair sans la chaire : la cinéphilie faite corps de Jean Douchet, maïeuticien épicurien, aura fait de lui le servant aimant d'une grande conception du cinéma, amoureuse et jamais servile. Sa sensibilité à l'égard des marges où ont longtemps marné des cinéastes comme Jean-Daniel Pollet, Philippe Garrel et Jean Eustache côtoie sa profonde admiration pour Jean-Luc Godard, une pensée en mouvement se soutenant du discontinu et du fragment, son beau souci de la justesse et son intime rapport à la question politique. Les goûts n'empêchent cependant pas de signifier le peu d'appétence pour des auteurs consacrés par sa revue d'origine (ainsi de Robert Bresson, cinéaste peu aimé pour avoir par vanité fait disparaître l'acteur et dont on comprend que Jean Douchet aime Les Dames du Bois de Boulogne en 1945). Comme de marquer un vif intérêt pour des réalisateurs hollywoodiens, cinéphiles et maniéristes, des « casseurs de genre » comme Brian De Palma, Abel Ferrara et Quentin Tarantino. Jean Douchet a encore défendu tout récemment dans les colonnes de La Septième obsession un film-somme pour son auteur qu'est The House That Jack Built (2018) de Lars von Trier.

 

 

 

Faire voir ce que tout le monde a vu mais n'a pas regardé

(l'art doit défixer)

 

 

 

Si Jean Douchet a aimé Fritz Lang, il a aimé autant Jean Renoir, cet artiste nietzschéen plus léger que son homologue allemand, parce que libéré du poids culturel de la tragédie allemande. Nietzschéen, Jean Douchet l'a autrement été, dans une pratique vitaliste de la cinéphilie qui s'impose encore avec cinq chefs-d’œuvre dont il évoque l'importance à Joël Magny : Vampyr (1931) de Carl T. Dreyer (pour l'inversion comme dynamique du fantastique y compris par rapport au modèle offert par Nosferatu – Dreyer apparaît ainsi comme un « pasteur du surréalisme » que Jean Douchet oppose à son pape qu'est André Breton) ; La Rue de la honte (1956) de Kenji Mizoguchi (pour la prostitution universelle) ; Beyond a Reasonable Doubt – L'Invraisemblable vérité (1956) de Fritz Lang (pour la rigueur drastique de sa dialectique hégélienne et sa morale de fer), Seven Women – Frontière chinoise (1966) de John Ford (pour l'exceptionnelle supériorité féminine s'imposant sur le sol habituel du déracinement communautaire), Le Caporal épinglé (1962) de Jean Renoir (pour la guerre et son chaos moral absolu, pour sa boue où patauge l'inertie du je-m'en-foutisme) et Sauve qui peut (la vie (1979) de Jean-Luc Godard (pour qui tout est montage dès la pellicule, avec son jeu d'interférences entre les bandes autonomisées et sa proximité empirique avec la théorie de la physique quantique).

 

 

De Jean-Luc Godard, Jean Douchet disait encore qu'il est « un révolutionnaire plus dangereux qu'un intellectuel car c'est un artiste ». Avec lui comme avec les cinéastes qu'il chérissait le plus, l'art se doit par conséquent de « défixer ». Il est vrai que les sinusoïdes siéent à la rondeur proverbiale du bonhomme, l'argument long en bouche et la généreuse mollesse du griot qui aura pris un plaisir si contagieux à pétrir la chair de ses amours.

 

 

 

27 décembre 2019


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