"Scanners" (1981) de David Cronenberg

Acéphale on est mal

Scanners impose sa différence en scannant son époque. C'est ainsi qu'il peut voir la propension fusionnelle et addictive du capital comme drogue de synthèse qui carbure à la concentration et ne veut la concurrence que pour autant qu'elle soit faussée. Le film de David Cronenberg peut aussi bien montrer la connexion électronique de tous les systèmes nerveux dont les interfaces téléphoniques et informatiques sont les membranes alors privilégiées, douze ans avant la création d'Internet. En faisant de l'obsession acéphale une manière de penser organiquement ce qui déborde l'organisation cérébrale de la pensée, Scanners expose que faire l'expérience du film est affaire de regard et d'écoute pour autant que tout le corps du spectateur est engagé dans la saturation de son cerveau par électrisation télépathique de son système nerveux.

« Au-delà de ce que je suis, je rencontre un être qui me fait rire parce qu'il est sans tête, qui m'emplit d'angoisse parce qu'il est fait d'innocence et de crime (…) Il n'est pas un homme. Il n'est pas un Dieu non plus, il n'est pas moi mais il est plus moi que moi (…) c'est-à-dire monstre » (Georges Bataille, « La mort de Dieu », revue Acéphale)

 

 

 

 

 

« Ce qui nous est donné par un contact à distance est l'image, et la fascination est la passion de l'image » (Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, éd. Gallimard-coll. « folio », 1955, p. 29)

 

 

 

 

 

L'entêtement à l'étêtement

 

 

 

 

 

David Cronenberg, David Lynch et Dario Argento : une même et grande passion pour l'acéphale. Chez eux les têtes qui explosent et les décapitations répètent qu'il faut moins se prendre la tête que la détacher de sa base. Qu'elle gicle hors de ses gonds. L'entêtement est à l'étêtement. Perdre la tête extrait alors l'horreur de ses seuls effets de fascination morbide et complaisante pour devenir la modalité d'un excès, limite et extatique : excès d'une poussée de l'informe sur les formes jusqu'à la déformation ; poussée d'un débord de la figure jusqu'à sa dévastation dans la défiguration. Perdre la tête ce n'est pas perdre la face mais privilégier le cinéma du cerveau avec perversité, en le saturant. Perdre la tête invite ainsi à pousser et excéder la cérébralité jusqu'à des limites organiques qui en désorganisent la centralité névralgique. Perdre la tête c'est faire éclater un certain régime de l'organisation et de la représentation pour en arracher comme une délivrance la promesse incertaine, celle d'un nouveau corps – d'une nouvelle chair si l'on décide d'adopter le vocabulaire post-chrétien de David Cronenberg.

 

 

 

Si les années 1980 représentent la grande décennie d'un cinéma d'horreur tendance gore et délibérément acéphale jusqu'à atteindre même aux rives du divertissement commercial (le sort des nazis scellé à la fin du premier Indiana Jones), Scanners serait peut-être le chef-d'œuvre du genre. D'un genre qui n'est pas tant celui d'un cinéma sans tête ou s'entêtant à être prise de tête que celui d'un autre corps du cinéma où le cerveau est l'appendice saturé du système nerveux qu'électrise l'interface du film. Dans le tissu conjonctif de l'organique et de l'inorganique, du biologique et de l'informatique, du physiologique et de l'électronique, l'écran qui connecte à distance les systèmes nerveux, par exemple du cinéaste et des spectateurs, a des connexions qui font conjonction mais seulement en disjonctant. La connexion ne fonctionne qu'en faisant des courts-circuits. Le cinéma acéphale sature le cerveau en étant moins celui de la prise de tête que de sa déprise. Déprise de tête nécessaire pour le réalisateur qui en sait beaucoup comme le spectateur et ce beaucoup est un trop qui abuse et blase en empêchant de voir, de sentir et de penser.

 

 

 

Force d'un cinéaste comme David Cronenberg qui en ce début des années 1980 sait tout à la fois satisfaire au cahier des charges du cinéma de genre et de série (mutants télépathes et concurrence truquée des laboratoires, manipulation cachée du lobby pharmaceutique et délire paranoïaque et suprématiste du leader des scanners, guerre des factions rivales et affrontement final des mutants dont l'un est le double fraternel et l'ennemi intime de l'autre) tout en en réduisant l'expression à l'os d'une anticipation si peu forcée (Toronto aujourd'hui entre vieilles friches industrielles dans le centre et urbanisme fonctionnel dans sa nouvelle banlieue) innervée par une stylisation quintessenciée (le récit allégorise au plus près ce que le film est en train de faire au spectateur). Un cinéma de la déprise de tête, mais les doigts dans la prise et dans les oreilles la musique de Howard Shore comme un opéra mi-électroacoustique mi-électronique et si rude pour nos nerfs.

 

 

 

En faisant de l'obsession acéphale une manière de penser organiquement ce qui déborde l'organisation cérébrale de la pensée, on rappelle ainsi que la pensée est toujours déjà excès sur elle-même en ayant pour fond l'impensable même – ce qui reste à penser et qui résiste à l'être. Et que faire l'expérience d'un film (de David Cronenberg) est affaire de regard et d'écoute pour autant que tout le corps du spectateur est engagé dans la saturation de son cerveau par électrisation de son système nerveux.

Le pathos à distance et ce qu'il touche

 

(l'impossibilité de ne pas voir)

 

 

 

 

 

Un pauvre hère hante les couloirs aseptisés et labyrinthiques d'un centre commercial comme une clinique de la marchandise et son kitsch, arrachant ici une cigarette, grappillant là un peu de nourriture. Personne ne le voit, il est un rebut, un déchet. Lui-même voudrait bien ne plus être l'objet pathétique de son propre regard. Ou bien alors on s'y refuse ostensiblement à l'image de ces deux femmes bien mises et d'un âge certain qui considèrent avec un mépris mordant le marginal en ignorant pour leur malheur qu'il est à son corps défendant un scanner. Autrement dit un mutant qui peut se brancher par télépathie sur l'esprit des autres jusqu'à provoquer une saturation douloureuse pouvant être mortelle. Le mépris social dont le marginal est porteur s'expose déjà visiblement dans les stigmates de la saleté et des vêtements élimés. Ce qui est proprement fantastique est que le mépris trouve aussi à s'amplifier par effet de résonance, de réverbération télépathique.

 

 

 

La télépathie est ainsi prise les doigts dans la prise de la littéralité : littéralement la télépathie est une douleur (pathos) à distance (tele).

 

 

 

Le champ-contrechamp, appareillé plus tard à quelques surimpressions, devient alors un circuit d'amplification sensible et d'intensification mentale du mépris et sa réciprocité entre le sujet méprisant et l'objet de son mépris les affecte tous les deux. L'affliction est un feed-back psychique qui tord de douleur objet et sujet dans un renversement qui est un miroitement spéculaire, une fascinante réversibilité. Il n'y a d'indemnité pour personne à la honte en miroir d'être un homme.

 

 

 

C'est la première séquence de Scanners et elle place le curseur du trouble très haut, l'aiguille du potentiomètre d'emblée dans le rouge. La télépathie fait mentalement retentir la douleur d'un mépris social et la connexion à distance des esprits déploie un champ de fusion douloureuse dont le spectateur est l'un des pôles en raison de l'interface de l'écran comme une peau de tambour pour la partition à l'hystérie sévèrement contenue de Howard Shore (en passant, son thème principal rappelle l'ouverture du Songe d'une nuit de Sabbat de la Symphonie fantastique d'Hector Berlioz et sa reprise par Shining de Stanley Kubrick). Le trouble s'exaspère encore quand la femme touchée à distance par le scanner remonte par réflexes ses mains sur sa poitrine puis tombe de sa chaise remuée par une agitation extrême, le corps désarticulé par une crise qui lui fait en particulier remonter ses jupes au-dessus de ses cuisses. L'obscénité qui se fait voir alors dans une scène qui pourrait de loin ressembler à une crise d'épilepsie arrache à la douleur une touche érotique. La touche à distance a ceci de critique de provoquer une fureur érotique dans l'indistinction de l'auto et de l'hétéro. Il est possible que le mutant psychique qui s'ignore, en scannant malgré lui cette femme qui le dévisage par mépris et dont le mépris lui tord le visage jusqu'à la grimace, ait touché à distance au fantasme refoulé d'une union charnelle d'autant plus désirable qu'elle leur est, pour l'une comme pour l'autre, impossible. Et le trouble s'intensifie encore de voir que cette femme pourrait avoir l'âge de la mère du scanner qui n'a jamais connu la sienne.

 

 

 

La télépathie touche au nerf du fantasme originaire (l'inceste) dont la remontée est une dislocation du corps, une saturation du cerveau, une remontée fantasmatique et symptomatique à l'excès.

 

 

 

Maurice Blanchot a bien compris que « voir est un contact à distance » et l'image est fascination quand elle a pour fond le passage du semblant et de la figure au sans figure d'une ressemblance ne renvoyant à rien. Dans la fascination l'image ne ressortit plus de la représentation sinon en l'outrant. L'image est alors le dehors d'une représentation outrée, son excès qui a partie liée avec l'informe. Voir n'est plus ici question de perception mais de vision qui consiste moins dans la possibilité de voir que dans l'impossibilité de ne pas voir. L'impossibilité de ne pas voir le mépris et son obscénité jusqu'à l'extase érotique ; l'impossibilité de ne pas voir le fantasme incestueux originaire dont l'abord est un sabordage de l'esprit, une flambée du corps, un débord. Toucher à distance est ce que peut une image dont la charge de pathos et d'éros circule dans le champ magnétique de son exercice, polarisé par les corps de fiction, ceux qui ont mis en forme leur incarnation (les acteurs, l'opérateur, le réalisateur) et le corps des spectateurs.

 

 

 

Comme souvent chez David Cronenberg, l'onomastique offre quelques indices indiquant que le respect des conventions du cinéma de genre comme la science-fiction s'acoquine aisément des archétypes mythiques tramant une réflexion continuée sur les puissances de l'image en tant qu'elles touchent à distance – puissances imageantes pour Marie José Mondzain, processus d'imagement pour Jean-Christophe Bailly. Cameron Vale (Stephen Lack, le regard opalescent) et Darryl Revok (Michael Ironside, sa gueule pareille à un autoportrait de Francis Bacon) figurent non seulement la rajeunissement des archétypes d'un vieux dualisme manichéen mais la rivalité mimétique et la réversibilité du voile qui la caractérise. Les récits de fraternité et de gémellité, le cinéaste canadien y reviendra encore explicitement dans Dead Ringers – Faux-semblants (1988) et le diptyque A History of Violence (2004) et Eastern Promises – Les Promesses de l'ombre (2007). Dans Scanners le frère est pour l'autre frère le voile d'une vérité incandescente dont le dévoilement est celui de l'opacité d'un revenir en arrière (revocare), d'un retour à un étant antérieur à la naissance et la division de la mise au monde qui est la fusion impossible et son fantasme toujours incestueux.

 

 

 

Alors qu'il faut renaître – voilà ce qu'il faut non pas savoir mais connaître.

L'œil pinéal de Scanners

 

(Georges Bataille, I)

 

 

 

 

 

Scanners montre ce qu'il pense et pense ce qu'il montre. S'il y a fusion c'est dans l'image comme pensée dont la sensibilité consiste en même temps à se consumer. Le film de David Cronenberg est un monstre de pensée en montrant que le champ cultivé par le cinéma – le sien – est celui du psychisme humain et ses confins inhumains. Pour lui, le cinéma est un corps affectant le nôtre avec un pathos à distance – par télépathie. D'un côté, Scanners raconte une histoire qui, par bien des aspects, résonnerait avec l'univers des X-Men développé par Marvel, avec ses mutants dont certains sont capables de télépathie et de télékinésie et le conflit épique et politique qui oppose entre eux ceux qui veulent représenter le stade supérieur de l'humanité (Erik Lehnsherr alias Magnéto) et ceux qui reconnaissent dans ce dépassement nietzschéen un discours suprématiste, eugéniste et fasciste (Charles Xavier alias professeur X, son ancien ami et plus grand ennemi). De l'autre, un film de science-fiction animé par une intense passion acéphale et ponctué de l'indice d'un troisième œil dessiné sur le pansement recouvrant le front percé de Daryl Revok à l'époque de sa jeunesse ne peut pas ne pas accueillir le fantôme de Georges Bataille, ce penseur aux extrêmes mythiques et érotiques et de la pensée. Après tout, onomastique oblige une nouvelle fois, le héros de M. Butterfly (1993) porte le nom de Gallimard, l'éditeur des œuvres complètes de Georges Bataille.

 

 

 

Georges Bataille s'y est repris à cinq fois et à chaque fois il échoua. Cet échec qui a permis à l'écrivain de revenir à l'écriture après Notre-Dames de Reims (1918) tout en le renvoyant au silence est ce qu'il nous faut toujours penser et l'on y repense absolument devant Scanners. Entre la fin des années 1920 et le début des années 1930, Georges Bataille est en effet hanté par la fulguration d'une image qui fait en lui saillie et dont il veut faire un mythe anthropologique, un phantasme constitutif de son écriture : l'œil pinéal. Phantasme et non fantasme comme il y insiste parce que son écriture qu'il décrit comme « hétérologique » contre André Breton qui le qualifie alors de « philosophe-excrément » a pour passion inextinguible l'hétérogène, la « part maudite » qui a besoin d'images sans référent ni ressemblance, de simulacres qui ne sont pas des copies. L'échec du livre qui lui aurait été consacré dispose alors que l'œil pinéal nous regarde depuis le dehors de l'œuvre publiée en faisant de l'inachèvement et de l'avortement des machines de guerre contre la pensée du système, de l'esprit et son absolu figurée par Hegel, l'ennemi le plus intime de Georges Bataille comme il l'aura été pour Friedrich Nietzsche.

 

 

 

L'œil pinéal est un mythe littéraire impossible à fixer qui en appelle à l'excès des mythes, à la fascination solaire pour la folie du ciel, à une brûlure sexuelle et sacrificielle, à une dépense somptuaire et souveraine menant à la consumation de l'autre et avec elle à celle de soi. Ce que l'œil pinéal voit au sommet de la tête c'est ce qui la consume – l'auto-consumation. Il s'agit donc avec l'œil pinéal de rendre inconfortable les partages anthropologiques de la science et de la poésie en faisant trou dans la tête de la raison instrumentale, de l'idéalisme philosophique et de la domination scientifique. C'est ainsi que l'organe qui n'existe pas déchoit tout commencement et tout commandement (arkhè) ; c'est ainsi qu'il défait l'érection dont l'Homme s'est fait l'incarnation majuscule ; c'est ainsi que l'œil pinéal destitue tout sommet au nom d'une radicale anarchie.

 

 

 

L'espace laissé sans remplacement ni comblement par l'œil pinéal est un trou creusé dans les têtes savantes pour en arracher le désir de connaître que leur savoir étouffe puisque « la science est faite par des hommes en qui le désir de connaître est mort ». Une trouée pour faire passer à travers la croûte du savoir la giclée de la connaissance, séminale autant que disséminatrice comme l'aurait dit Jacques Derrida qui a lu Georges Bataille. Denis Hollier l'a indiqué ainsi : « l'œil pinéal laisse vide, béante, la place du fétiche. Il est à la fois l'irremplaçable et l'irremplissable » (art press, n°7, novembre-décembre 1973). Pour Élisabeth Arnould-Bloomfield, « l'œil pinéal est cet organe qui, contredisant l'érection idéale (militaire) de l'homme et l'assujettissement pratique (utilitaire) du regard horizontal, affirme la soumission ultime de ce dernier au vertige de l’existence. Lié à une transgression radicale, il en communique les phantasmes les plus échevelés et les plus horrifiants » (Georges Bataille, la terreur et les lettres, Chapitre 1 « La troupe ricanante des fantômes mythologiques », éd. Presses universitaires du Septentrion, 2009).

 

 

 

L'œil pinéal, Daryl Revok en rêve adolescent en le dessinant sur le pansement posé sur le trou qu'il a fait sur son front parce que son cerveau est gorgé comme un œuf de la voix des autres. Mais, devenu adulte, sa tête est saturée du ressentiment revanchard de l'enfant lésé par une monstrueuse conception en se retournant contre son géniteur, le docteur Paul Ruth (Patrick McGoohan, avatar de Frankenstein et grand rival de Donald Pleasence) qui est le père de l'Ephemerol, le médicament œstrogénique qui a provoqué chez plusieurs mères enceintes il y a plus de trente ans la naissance des scanners. L'œil pinéal, ce n'est pas tant Daryl Revok qui l'a en se débarrassant d'une image-pansement recouvrant une blessure qui ressemble irrésistiblement à un mélange de nombril et de sphincter – un nouvel anus apparié à la merde de son érection suprématiste et son discours fasciste. L'œil pinéal est celui du film lui-même. L'œil pinéal c'est Scanners qui montre comment une société dominée par le capital (le terme dit expressément le sommet, la tête, son organe capital) et sa dimension pharmacologique marche sur la tête en accouchant de monstres nés d'une raison qui ne dort jamais. La même rationalité instrumentale et déraisonnable qui a produit les vrais scandales du Distilbène et du Thalidomide.

 

 

 

Scanners est un film qui scanne les aberrations d'une époque qui est encore plus la nôtre à l'heure de la crise sanitaire la plus grave depuis un siècle. Scanners passe ainsi au scanner de la vision de son auteur les altérations et déformations humaines provoquées par Big Pharma en reconnaissant dans les fantasmes de la post-humanité et du transhumanisme des virtualités totalitaires. Le film de David Cronenberg a aussi la puissance de scanner les spectateurs en les poussant à halluciner en leur instillant le doute comme un virus.

Acéphale, jamais assez

 

(Georges Bataille, II)

 

 

 

 

 

Une séance comme il y en a beaucoup dans le cinéma de David Cronenberg. On y expose savamment l'intérêt d'une méthode ou d'une technique, d'un dispositif ou d'une nouveauté technologique mais l'exposition offre une performance si excessive, si traumatisante qu'elle déborde la maîtrise de ses performeurs jusqu'à l'abolir dramatiquement. Un scanner invite un spectateur à le rejoindre sur la scène pour y démontrer ses capacités psychiques. Sauf que l'invité se révèle être Daryl Revok, le plus puissant des scanners existant dont la croisade contre les producteurs de l'Ephemerol est une guerre personnelle contre son père-géniteur-concepteur et, dans le même mouvement, une guerre raciale au nom du remplacement de la vieille humanité par ses enfants-mutants revanchards qu'il veut faire proliférer en produisant sa propre version du médicament. On n'a peut-être jamais vu çà, à l'exception notable de la mort explosive de Childress à la fin spectaculaire de The Fury (1978) de Brian De Palma et en attendant The Thing (1982) de John Carpenter. L'exhibition tourne au désastre dont le spectacle demeure toujours l'un des plus perturbants jamais vus au cinéma : le scanner censé maîtriser la scène de sa performance est dépassé par le cobaye qui se révèle son maître ; le pauvre mutant à lunettes d'intellectuel se met alors à se contracter, il se crispe, se cambre et se tord de douleur dans d'affreuses grimaces jusqu'à ce que sa tête chauve explose frontalement dans un dégueulis d'organes rouge orangé.

 

 

 

Acéphale : le mot s'impose en obligeant à repasser une seconde fois dans la boucle des anneaux infernaux de la littérature de Georges Bataille. Entre 1936 et 1939, l'écrivain monte une revue qui ne comporte que cinq numéros dont le titre est Acéphale, et le sous-titre Religion. Sociologie. Philosophie. L'ont entre autres rejointe Roger Caillois et Pierre Klossowski. Son premier numéro est daté du 24 juin 1936 : huit pages avec pour couverture une illustration d'André Masson inspirée par L'Homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci vers 1490 sauf qu'ici la tête manque et que le sexe a été remplacé par une tête de mort. Son premier article signé Georges Bataille s'intitule « La conjuration sacrée ». On y lit entre autres ceci : « La vie humaine est excédée de servir de tête et de raison à l'univers. Étant donné qu'elle devient cette tête et cette raison, étant donné qu'elle devient indispensable à l'univers, elle accepte un servage ». La conjuration sacrée dont il est question ici, si elle veut être alors une réponse critique et politique à la montée des totalitarismes en refusant la solution surréaliste du ralliement au communisme, et si elle a aussi pour désir de soustraire la pensée vitaliste de Nietzsche à ses instrumentalisations fascistes, nomme enfin la tentative de société secrète, l'essai d'une société d'initiés entrepris pendant les six mois séparant la publication des deux premiers numéros d'Acéphale.

 

 

 

« La communauté de ceux qui n'ont pas de communauté » a vite connu un désœuvrement dont la pensée va être cependant décisive pour Maurice Blanchot et Jean-Luc Nancy, Jacques Lacan et Michel Foucault, Gilles Deleuze et Giorgio Agamben. Il s'agissait alors de se réunir dans une forêt nocturne, de trouver un vieux chêne foudroyé sous lequel lire et partager des textes de Sade et Freud, de Nietzsche et Mauss et de célébrer la décapitation de Louis XVI (la guillotine révolutionnaire est au cœur de Trauma de Dario Argento en 1993, son film qui révèle le soubassement politique de son obsession acéphale en allant jusqu'à citer dans son ouverture la bande-son de La Marseillaise de Jean Renoir). La tentation du sacrifice aura fini par désœuvrer une communauté qui voulait en restaurer le noyau mythique et sacré, dans la réinvention phantasmatique et mythologique des termes de la relation entre égaux qui s'élisent et se choisissent par affinités. Son « apprenti sorcier » lui-même en parla comme d'une expérience « comique » mais l'expérience, aussi désastreuse soit-elle, a touché aussi à ceci de juste et de vrai : en mettant l'Homme au centre de l'univers, l'humanisme lui a mis la grosse tête et, à force d'enfler, elle risque d'exploser comme le Big Bang, comme l'astre solaire dont l'entropie fait qu'il n'échappera pas à son extinction. La fin de l'humanisme est donnée aujourd'hui par la bombe à retardement qu'est l'anthropocène.

 

 

 

Acéphale est l'homme qui a la grosse tête et Daryl Revok rejoint paradoxalement le docteur Paul Ruth qu'il hait tant de vouloir lui ressembler au fond tellement. Acéphale est celui qui perd la tête en croyant la garder étroitement vissée sur ses épaules comme le scanner ignorant avoir affaire à un scanner plus fort que lui et dont le projet consiste à éliminer tous les mutants qui refusent de le rejoindre dans sa croisade. Acéphale est enfin ce qui appartient aux puissances d'innervation et de saturation du cerveau, d'électrisation du système nerveux et d'hallucination dont est capable un scanner. Des puissances que soulève aussi le film de David Cronenberg quand il met en doute la réalité de ce qui vient pourtant de se passer. Car, en effet, un seul plan large dans la salle où la performance vient d'avoir lieu ne montre aucune trace de sang, aucune éclaboussure sur Daryl Revok, aucun fatras d'organe s'éparpillant au sol et sur le bureau. La tête qui explose secoue le système nerveux mais la disparition subreptice des traces de l'explosion ne laisse pas de creuser dans le cerveau du spectateur l'œil pinéal d'une interrogation lancinante, interminable et au demeurant si peu commentée.

 

 

 

Une fois qu'on laisse tomber l'hypothèse du faux raccord qui fait la joie infantile de certains spectateurs, on doit admettre que la réalité de ce qui nous aura été montré ne va pas de soi et qu'avec le doute contaminant le représenté c'est la représentation elle-même qui vacille sur ses bases. Altérée par le virus du soupçon la représentation a perdu la tête. On peut tout à fait imaginer alors un piège organisé par la laboratoire ConSec afin de neutraliser Daryl Revok qui arrive cependant à s'échapper pour rejoindre Biocarbon Amalgamate, le labo pharmaceutique qui n'est pas l'autre camp mais un autre visage de Big Pharma. On peut simplement reconnaître que le cinéma (de David Cronenberg) est une machine non seulement de manipulation mais d'hallucination et sa capacité à se connecter sur notre système nerveux et le mettre en surchauffe est évidemment semblable à celle d'un scanner qui en figure alors la métaphore incarnée.

 

 

 

À cet égard, Scanners ouvre déjà et en grand le champ que va expérimenter Videodrome (1982) sur le versant des puissances de la télévision, puissances hallucinatoires et addictives, toxiques et psychotiques. Puis c'est Dead Zone (1983) avec son prophète par accident dont les oracles portant notamment sur le fascisme qui vient ne sont jamais déliés d'une part troublante de délire paranoïaque. S'ensuit Dead Ringers et sa double schizophrénie qui pousse à l'infini le miroitement des identités des frères Mantle et ses effets spéculaires. C'est Naked Lunch – Le Festin nu (1991) avec son interzone qui est l'espace atopique d'une transsubstantiation qui raconte la transformation d'un exterminateur de cafard hétéro en écrivain homo. C'est M. Butterfly avec son diplomate français piégé dans la Chine maoïste par la représentation de son fantasme homosexuel refoulé et surtout la fusion des deux sexes qu'il abrite. Ou encore eXistenZ (1999) qui renouvelle avec le champ du jeu vidéo un ludisme à perspective pirandellienne afin d'indiquer l'absence de toute substance et l'impropriété fondamentale des identités subjectives. Quant à la fin de Scanners, avec son générique reproduisant le lettrage vert et le fond noir des écrans informatiques de l'époque pour finir par la dernière image consistant en l'interruption du moniteur, elle contient déjà en puissance toute la trilogie Matrix (1999-2003) des Wachowski.

La seule fusion acceptable

 

(l'art pour ne pas mourir de l'époque)

 

 

 

 

 

Entre 1954 et 1957, William S. Burroughs vit à Tanger chez son ami Paul Bowles et y écrit Le Festin nu, « monté » en 1959 à Paris avec deux autres de ses amis Jack Kerouac et Allen Ginsberg. Enfin, pour être précis, on dira que Le Festin nu n'a pas été écrit, mais sécrété par un écrivain sous l'emprise de drogues hallucinogènes afin de puiser dans sa schizophrénie une technique (le cut-up) permettant de court-circuiter les monstres (l'État, la télévision, la guerre froide) dont les tentacules occupaient alors son cerveau en l'empêchant d'écrire et de devenir écrivain. Le Festin nu est le rapport crypté d'un agent secret du contre-espionnage en terrain étranger qui finit par passer à l'ennemi : l'homosexualité et la littérature. Les factions sont multiples et, à côté du parrain local qui a organisé avec « l'Islam Inc. » la fusion de la religion et du marché, quatre partis politiques rivalisent : les « émissionnistes » veulent contrôler toute la population de l'interzone à l'aide d'un émetteur de « télépathie à sens unique » ; les « divisionnistes » ont pour principe le clonage d'eux-mêmes qu'ils veulent élargir à toute personne ; les « factualistes » s'opposent aux autres groupes en les considérant comme des virus ou des parasites ; enfin les « liquéfactionnistes » souhaitent fondre toute la population de l'interzone en une seule et unique créature.

 

 

 

Le Festin nu n'a pas été adapté en 1991 par David Cronenberg qui plus justement a préféré documenter de l'intérieur l'esprit de son auteur et l'imaginaire de ses processus de création, ses formes et l'énergie informe grâce à laquelle elles émergent et qui les déforment continuellement. Si son plus grand chef-d'œuvre a été préparé par Videodrome, il aura été toujours déjà préfiguré par Scanners, avec la concurrence faussée de ses labos pharmaceutiques qui forment un seul et même consortium (ConSec et Biocarbon Amalgamate), avec ses factions de scanners qui s'opposent (l'armée de Daryl Revok, le groupe clandestin de Kim Obrist et sa connexion lointaine avec le sculpteur Benjamin Pierce et Cameron Vale en agent infiltré) tout en partageant le même fantasme fusionnel, avec ses rivalités mimétiques dont la réversibilité est un voile qui entretient un sentiment paranoïaque de complot généralisé.

 

 

 

Scanners impose sa différence en scannant son époque, on l'a dit, on le redit. C'est ainsi qu'il peut voir la propension fusionnelle et addictive du capital comme drogue de synthèse qui carbure en effet à la concentration et ne veut la concurrence que pour autant qu'elle soit faussée. C'est ainsi que le film de David Cronenberg peut montrer la connexion électronique de tous les systèmes nerveux dont les interfaces téléphoniques et informatiques et leur réticulation sont les membranes alors privilégiées, douze ans avant la création d'Internet. L'impossibilité de ne pas voir cela est le réel qui nous fait délirer et dont l'excès nous chauffe nos yeux en électrisant notre système nerveux. L'hallucination et la fascination qui la caractérise sont ce que désire Scanners quand il se conclut sur le grand face-à-face des frères ennemis qui s'opposent et finissent par fondre pour ne plus former qu'un seul corps dont l'unique vertu serait alors qu'il intensifie et accentue le doute plus fort.

 

 

 

Séquence incandescente, extatique, renversante : un cérémonial sacrificiel où, avec la réciprocité de la douleur à distance, la mort de l'autre engage toujours son désir brûlant d'incorporation et d'assimilation. Les veines temporales et brachiales gonflent et éclatent ; les peaux fondent sous le soleil du champ psychique polarisé par les scanners qui s'affrontent comme les techniciens rivaux d'une même centrale atomique ; un sang bouillonnant comme de la lave creuse dans les mains les foyers volcaniques d'un feu cosmique ; les bouches font entendre un hurlement auquel la musique de Howard Shore donne sa forme innervée ; les yeux de l'un disparaissent dans une mousse rosâtre quand ceux de l'autre ont la blancheur de l'œuf d'une ultime révulsion. Acéphale et œil pinéal ont montré que la consumation reste un désir sacré dont l'auto-consumation finit par embraser les archétypes mythiques (Abel et Caïn, la divinité védique Agni) comme par incendier tout dualisme (le bien et le mal ont des polarités réversibles quand ils s'affrontent en majuscule). La représentation gondole et flambe sous la température d'images provoqué par le chaudron d'un film qui se finit comme chauffé à blanc, en retournant par un ultime renversement schizophrène ses propres puissances sur lui-même.

 

 

 

Avec le vivant qui reste, l'esprit de Cameron Vale (et ses yeux opalescents) dans le corps de Daryl Revok expose l'image troublante d'une fusion qui ne peut éteindre la mèche de la division. Avec le cadavre de l'autre s'impose la ressemblance avec les sculptures de l'artiste mutant et torturé joué par Robert Silverman, présence cronenbergienne alors récurrente en avatar canadien et contemporain d'Alberto Giacometti. La fusion, beaucoup de personnages cronenbergiens en rêvent, du scientifique de La Mouche (1986) aux enfants de Hollywood et de l'inceste de Map to the Stars (2014). Reste cependant la seule fusion acceptable, celle d'un film qui a l'art de penser son époque qui s'ingénie à ne pas l'être pour ne pas mourir dans la fusion orgiaque et froide de savoirs et d'images organisée par le capital.

 

 

 

 

 

« Il vaut mieux vivre à hauteur d'Hiroshima que gémir et n'en pouvoir supporter l'idée. En vérité, l'homme est à la mesure du tout possible ou plutôt l'impossible est sa seule mesure » (Georges Bataille, « À propos de récits d’habitants d'Hiroshima » in Œuvres complètes, tome II, éd. Gallimard, p. 173).

 

 

 

 

 

25 août 2020


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