"Qui marche sur la queue tigre" (1945) d'Akira Kurosawa

Un changement de perspective

Comment pour Akira Kurosawa aller plus loin que là où l'aura porté l'admirable récit du méconnu Qui marche sur la queue du tigre ? Comment montrer mieux ce que peut la fiction, qui pousse à ce que sa performance débouche sur l'inclusion radicale d'un réel impensable ? Avec leur déguisement de moines, des samouraïs ont compris le sens profond de leur dissimulation. La feinte les a déportés jusqu'à l'improbable accès d'une forteresse cachée.

 

Ces samouraïs ne le sont déjà plus, ils sont déjà aussi des moines pour lesquels les règles propres à l'ordre seigneurial ont commencé à s'effriter. En marchant sur la queue du tigre sans le réveiller, ils ont sans le savoir trouvé la voie d'une nouvelle orientation.

 

La plus pure des différences, frontière ou queue du tigre, ligne de démarcation et de fuite distanciant les critiques japonaises et américaines. La parallaxe qui exige la part du réel nécessaire à changer de perspective.

Les films méconnus, les plus concentrés

 

 

 

 

 

 

 

Il existe des films admirables qui, aussi modestes paraissent-ils, généralement courts, tournés en début de carrière ou bien entre deux projets plus ambitieux, parfois mutilés ou même censurés, délivrent avec une simplicité confondante le noyau obsessionnel de toute une œuvre, pour partie encore en devenir. Comme si l'œuvre, dans ses nombreux approfondissements et ses ultimes développements, ne faisait que vérifier rétroactivement la raison et l'obstination de quelques points de capiton offerts dans le secret de films peu vu ou célébrés, parfois injustement méconnus ou oubliés, mais résolument jouissifs et absolument décisifs. Comme si ces films particuliers pour mille raisons ou circonstances passés inaperçus ou mésestimés, savaient pourtant faire preuve de cette concentration et cette concision nécessaires en exposant avec une puissance foudroyante et désarmante ce noyau dur qui insiste et persévère dans l'œuvre tout en en assurant la consistance. Une œuvre dont la vigueur esthétique consisterait justement à savoir aussi tourner autour de ce noyau dur, multipliant les circonvolutions et tours autour d'un irradiant centre de gravité approché au plus près seulement par ces films d'un genre bien particulier qui délivrent modestement de pures images de pensée.

 

 

 

 

 

On pourrait convoquer à titre d'exemple des films devenus fétiches : Daïna la métisse (1931) de Jean Grémillon où, durant 51 minutes, la puissance océanique d'une passion éruptive, aussi soudaine que sans lendemain, gicle depuis les frictions de rapports sociaux de sexe, de race et de classe issus du moteur social propulsant le paquebot qui en accueille le scène improbable ; Bon voyage (1944) d'Alfred Hitchcock où, pendant 26 minutes, le héros expérimente l'écart radical, quasi-psychotique, entre les faits de résistance tels qu'il les aura subjectivement éprouvés et ces mêmes faits pourtant si différents tels qu'une autorité les lui aura après coup rapportés ; et puis Qui marche sur la queue du tigre (1945) d'Akira Kurosawa, durant à peine 60 minutes, sur le tournage duquel serait passé un officier du nom de John Ford.

 

 

 

 

 

Également connu sous le titre Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre, produit par la Tôhô et adapté d'une pièce de théâtre kabuki (Kanjicho) elle-même tirée d'une pièce de théâtre , le quatrième film d'un réalisateur alors âgé seulement de 35 ans (Kenji Mizoguchi avait à titre de comparaison 47 ans) est peut-être davantage connu pour avoir été censuré pendant sept ans par l'administration d'occupation étasunienne. Moins pour l'exploration du soubassement d'une censure idéologique venant a contrario attester la puissante de véridicité réellement subversive caractérisant l'allégorie offerte par le film. Il faudra en premier lieu commencer par en résumer le récit, précédé par plusieurs cartons posant la narration d'un contexte historique aussi complexe que ses tenants et aboutissants se retrouveront dans la fiction ramassés et concentrés de manière explosive.

 

 


En 1185, à la suite de divisions seigneuriales et fratricides ayant concouru à l'avènement du
bakufu (le premier gouvernement militaire et shogunal, celui de Kamakura suivis de ceux de Muromachi et de Edo qui ont duré au Japon de la fin du 12ème siècle jusqu'à l'ère Meiji à partir de 1868), un grand seigneur et samouraï, Yoshitsune accompagné de six lieutenants fidèles, est obligé de prendre la fuite en tentant, déguisés en moines (ou yamabushis), d'échapper aux sbires missionnés par son frère, le shogun Yoritomo. Il suffira que le porteur intégré à cette troupe comprenne, en dépit d'une apparente stupidité qui ne l'empêche pas, loin de là, de jouer dans la fiction le rôle du médiateur symbolique pour le spectateur (les bouffonneries, entre le grotesque et le simiesque, du grand comédien Ken'ichi Enomoto font ici merveille), à qui il a vraiment affaire pour que les fuyards questionnent en profondeur leur stratégie première.

 

 

 

 

 

Alors qu'ils approchent du poste-frontière (centre névralgique du film et unique séquence à avoir été tournée en studio) par lequel il faut impérativement passer, les sangs s'échauffent et la forfanterie autorise les fuyards à rouler des yeux, froncer des sourcils et bomber le torse, en préparant le terrain aux manières extatiques d'un Toshirô Mifune. Intervient alors le leader des lieutenants (parmi lesquels on trouvera Masayuki Mori et Takashi Shimura, acteurs récurrents du cinéaste), c'est-à-dire Benkei (Denjiro Okochi, le maître du disciple de La Légende du grand judo en 1945 et de sa suite en 1945), qui révise tranquillement à la baisse les intentions bellicistes de ses compagnons en proposant de s'arrêter pour réfléchir à une modification substantielle de leur plan de départ. Il saura d'ailleurs s'appuyer sur le bon sens du porteur, moins bête que sa condition sociale, méprisée par la troupe, ne le laisserait percevoir ou supposer. En prenant la décision de déguiser le seigneur Yorimoto en porteur à qui s'ajoute le vrai porteur, Benkei veut ainsi tromper les attentes de la garnison qui, affrétée à la surveillance du poste-frontière, s'attendait à rencontrer et confondre sept moines peut-être aidés d'un porteur mais qui se retrouve devant six moines et deux porteurs.

 

 

 

 

 

 

 

Simuler pour dissimuler,

 

 

 

une question de perspective

 

 

 

 

 

 

 

S'arrêter pour réfléchir avant d'agir : autrement dit, et comme l'a montré Gilles Deleuze dans Cinéma 2. L'image-temps (éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 229-230), suspendre les impératifs de l'action au nom d'une réflexion concernant la compréhension exacte des coordonnées de la situation, c'est travailler à imaginer et monter la bonne solution afin d'accéder au vrai problème et devenir ainsi « voyant ». Le problème déterminant comme une forteresse cachée demeure « invu » pour parler comme Marie-José Mondzain est obstrué par les perspectives biaisées caractérisant une situation dont on ne maîtrise pas tous les enjeux. Voilà ce à quoi s'appliquera Benkei, dans le beau souci de protéger un maître dont la révélation du visage demeure longtemps retardée, de fait réduit à une silhouette étrangement féminisée, en ceci préfigurant les interrogations existentielles de l'idiot dans le film adapté du roman éponyme de Fédor Dostoïevski en 1951. Mais ce seront également les réflexions plus pragmatiques du sensei commandant les rônins dans Les Sept samouraïs (1954). Et ce seront, enfin, tous les questionnements auxquels sont soumis tant de personnages imaginés par Akira Kurosawa, du héros de Vivre (1952) qui cherche le sens de son existence condamnée à court terme par la maladie à celui de Yojimbo (1961) qui s'efforce d'extraire le meilleur bénéfice possible de l'affrontement de deux bandes rivales, en passant par le médecin de Barberousse (1965) bien décidé à trouver pour chacun de ses patients le biais ou la voie résolutoire du soin à la maladie qui les ronge. Et lorsque ces questionnements font défaut ou bien échouent, s'imposent alors avec la mauvaise solution au problème la destruction objective de la situation, ainsi que l'anéantissement subjectif de celui qui aura été impuissant à en fourbir la résolution, du Château de l'araignée (1957) à Ran (1985), tous les deux d'après William Shakespeare. Sans oublier la tache aveugle des rapports de classe manqués dans leur antagonisme constitutif dans Les Salauds dorment en paix (1960) et Entre le ciel et l'enfer (1963). Sans compter la dépense somptuaire d'un imaginaire fantasmatique assaillant au prix du déni du réel certains sous-prolétaires du bidonville de Dodes'kaden (1970), en succession et reprise de celui des Bas-fonds (1957) d'après Maxime Gorki.

 

 

 

 

 

Le premier moment raconté par Qui marche sur la queue du tigre pose donc la révision pragmatique, requise par la situation, d'une stratégie de dissimulation : si les sbires de Yorimoto attendent dans le poste-frontière sept moines mais au final ne tombent que sur un groupe de six accompagnés de deux porteurs, leur attente sera non seulement contrariée mais même renversée en une nouvelle équation, en un nouveau problème. A ce moment-là, le film d'Akira Kurosawa, régulièrement scandé des chants d'un chœur résumant à chaque palier franchi la nouvelle modification de la situation, augmente sensiblement d'intensité quand Togashi, le chef du poste-frontière (Susum Fujita, le disciple de La Légende du grand judo et sa suite), veut savoir s'il a affaire ou non à des imposteurs. Il ne suffit plus que la fiction d'une dissimulation se love habilement au sein de cette fiction préalable de l'ordre avec ses places hiérarchisées, mais que Benkei fasse désormais sien à ce point la fiction de la dissimulation feintant l'ordre symbolique en sachant improviser à l'intérieur des marges de manœuvre autorisées par son rôle de circonstance. C'est un moment extraordinaire de Qui marche sur la queue du tigre que de voir, depuis la perspective optique du porteur excité (d'où ses incessantes grimaces, clivé qu'il est par la tournure prise par la situation, à la fois effrayé et exalté par ses originaux prolongements), que Benkei, à qui l'on aura alors demandé qu'il déroule le rouleau officiel de requête des moines, sorte un rouleau vierge de toute écriture, lisant sur le fil du rasoir un contenu strictement imaginaire.

 

 

 


La jouissance du spectateur, dont le regard est comme on l'a dit indexé sur celui du porteur médiateur, consiste alors à observer la feinte positivement opérer. Donc à apprécier comment une fiction s'inscrit dans la logique de l'ordre symbolique en trompant le représentant de son autorité. Donc à voir comment une
simulation s'expose en tromper les apparences afin de toucher à la puissance imperceptible de subversion de la dissimulation.

 

 

 

 

 

La question déterminante est alors ici, après celle de la réflexion présidant préalablement à l'action requise afin de maîtriser la situation, la question de la perspective. La ligne de fuite du regard est celle à partir de laquelle il devient possible de viser et toucher le cœur du problème enfoui sous les plis de la situation. On reconnaît, vérifié dans la suite de l'œuvre, le principe d'un perspectivisme narratif (dans Rashômon en 1950) ou bien celui d'un déplacement significatif d'une perception tantôt ratée (le mur d'arbres halluciné par celui qui le voit s'avancer vers lui dans Le Château de l'araignée), tantôt réussie (afin d'accéder au lieu tant convoité dans La Forteresse cachée en 1958). Ce seront encore toutes les lignes de vie tracées du regard par les héros de Vivre et Barberousse, de Dodes'kaden et Dersou Ouzala (1975), de Kagemusha (1980) et Dreams (1985), Rhapsodie en août (1991) et Madadayo (1993), ces lignes qui leur permettent selon une variété de situations d'aller plus loin que la réalité, voyant ou soignant mieux, lisant plus habilement les signes comme en courant plus vite, traversant les panneaux de la fiction afin de toucher au réel de leur imaginaire.

 

 

 

 

 

 

 

Dialectique de la performance symbolique

 

 

 

et du réel traumatique

 

 

 

 

 

 

 

D'un côté (c'est l'ouverture géniale de Dodes'kaden), le peintre du dimanche doit céder sa place à l'idiot conduisant son tramway fantasmé ; de l'autre (c'est un inoubliable épisode de Dreams), Vincent Van Gogh (joué par Martin Scorsese) impose à un autre peintre du dimanche ses propres visions qui se substituent aux perceptions habituelles ou lissées, consensuelles ou domestiquées de la réalité. Dans tous les cas, une perspective particulière s'impose à tous en ayant une valeur de disjonction universelle.

 

 

 

 

 

C'est ce que, du point de vue du porteur, réussit déjà à faire Benkei, lui qui récite le texte imaginaire inscrit sur son rouleau vierge, puis qui répond à toutes les questions posées par le chef du poste-frontière poussé sur sa droite par un lieutenant extrêmement méfiant, en termes de prières à adresser, de costumes à porter et de gestes divers à accomplir ainsi que le requiert la fonction de yamabushi. Tromper la vigilance de l'ennemi exige une science de la simulation (le samouraï doit savoir ne plus s'imiter soi-même en imitant un moine) qui se double d'une science de la dissimulation (et il sait imiter au point de savoir autant camoufler son imitation que devenir vraiment le moine qu'il joue). Et la feinte opère autant à l'intérieur du jeu social qu'elle doit savoir inclure aussi toutes les micro-fictions induites par l'improvisation. Cette dimension performative ira même jusqu'à toucher à une forme exceptionnelle de preuve donnée, lorsque le lieutenant de Togashi demande à déplacer malignement son regard depuis Benkei, qui sait s'imposer en absorbant celui de tous ses spectateurs, vers ce porteur dont le port ou le maintien trahirait l'habitus d'un aristocrate bien plutôt que celui d'un prolétaire. C'est alors que Benkei ose l'improbable : il frappe sous prétexte d'incompétence le porteur, manifestant ainsi que la victime rouée de coups ne saurait être décemment le seigneur en fuite.

 

 

 

 

 

Le triomphe des fuyards serait complet et achevé. Ils auraient parfaitement réussi à passer le poste-frontière et, ainsi que l'allégorise le titre du film, à marcher sur la queue du tigre sans pour autant l'avoir réveillé. Garant de la médiation directement assurée sur l'écran pour le spectateur, le porteur se réjouit en accomplissant de multiples gestes simiesques, en contrepoint de la science de la simulation et de la dissimulation dont a été capable Benkei. Qui, pourtant, s'effondre quelques pas plus loin, comme terrassé par la douleur morale d'avoir dû battre réellement son maître afin de le faire passer pour un porteur aux yeux du chef du poste-frontière.

 

 

 

 

 

A ce moment-là, Qui marche sur la queue du tigre arrive encore à grandir en force, ne se satisfaisant pas de sa seule virtuosité parce que son désir consiste surtout à en interroger le fondement. Le génie dialectique d'Akira Kurosawa n'a donc pas seulement posé la nécessité en terrain hostile de la feinte afin d'éviter un conflit à l'issue défavorable, mais à expérimenter aussi le noyau de radicale négativité de toute fiction quand elle inclut l'épreuve du réel. Mais encore à faire témoignage d'une assomption (le maître, dont le visage est enfin révélé, garantit à Benkei qu'il a de toute façon bien agi, comme si sa main avait été guidée par un dieu) qui saurait rédimer le mal réellement accompli au nom d'un bienfait supérieur. Autant la fiction est avérée dans sa dimension de performativité (la performance de Benkei trompe la vigilance des ennemis), autant elle l'est dans un noyau de réel traumatique (pour tromper cette vigilance, il lui aura fallu tromper et transgresser sa propre vigilance, ses propres interdits - ce qui explique d'ailleurs la révélation différée et symptomatique du visage du maître, dès lors passé du statut féminin de chose sacrée à celui, plus masculin, de semblable compagnon de route).

 

 

 

 

 

Le génie dialectique d'Akira Kurosawa, après avoir posé en premier lieu la nécessité d'une réflexion préalable à toute action afin de connaître et dominer la situation, puis avoir proposé le passage obligé de la perspective particulière à imposer à tous dans un conflit des points de vue quasiment nietzschéen, se conclut par l'inscription hégélienne au cœur du triomphe des puissances du faux d'un éclat de réel douloureux : le faux est, dialectiquement, un moment du vrai et c'est un moment qui fait vraiment mal. La simulation dissimulée induit, en raison de sa performativité même, un changement radical de perspective. La dissimulation a engagé son régime de vérité dans l'inclusion de transgressions aussi réelles qu'impossibles si la dissimulation n'y avait pas autorisé. Ainsi, le réel se comprend en tant qu'il est constitutif de la fiction dans sa dimension de vérité, ouverte sur des excès exigibles depuis des situations dont la volonté consiste à les dominer par l'imposition de points de vue particuliers (le cinéma de Quentin Tarantino s'inscrirait dans cette perspective quand il met de côté ses fanfaronnades).

 

 

 

 

 

Plus tard, quelques membres de la garnison rejoignent le groupe pour offrir du saké. On pense alors à un ultime piège afin de faire tomber Benkei et ses compagnons. On y pense d'autant plus que le héros s'enivre jusqu'à plus soif, chante et danse. Comme si, en préfiguration du héros de L'Ange ivre (1948), il lui fallait noyer dans l'alcool sa douleur d'avoir profané le corps du Maître sacré. Et puis, lors d'un étrange raccord, le porteur se réveille et tout le monde a disparu, le champ est vide, le film est fini.

 

 

 

 

 

L'autre dissimulé que l'on imite

 

 

 

 

 

Comment pour Akira Kurosawa aller plus loin que là où l'aura porté l'admirable récit de Qui marche sur la queue du tigre ? Comment montrer mieux ce que peut la fiction, certes qui exige moult réflexions préalables et luttes dans l'imposition de perspectives particulières afin de dominer la situation générale, qui pousse surtout à ce que sa performance débouche sur l'inclusion radicale d'un réel impensable ? Avec leur déguisement de moines, des samouraïs ont compris le sens profond de leur dissimulation. La feinte les a déportés jusqu'à l'improbable accès d'une forteresse cachée. Ces samouraïs ne le sont déjà plus, ils sont déjà aussi des moines pour lesquels les règles propres à l'ordre seigneurial ont commencé à devenir inconsistantes. En marchant sur la queue du tigre sans le réveiller (on verra le prédateur en vrai dans Dersou Ouzala), ils auront sans le savoir trouvé la voie d'une nouvelle dimension, d'une nouvelle perspective au sein de laquelle le Maître n'est plus une chose sacrée mais un compagnon de route.

 

 

 

 

 

Voilà le problème profond, magistralement réitéré dans Les Sept samouraïs : comment demeurer samouraïs dans un Japon définitivement sorti, en raison du contexte historique, de ses mirages féodaux ? Comment mieux représenter, en cette fin de l'été 1945, comment les Japonais sont effectivement requis, en raison de la présence de l'occupant militaire étasunien, d'en feinter l'autorité au point de devoir paraître plus américain que les Américains ? C'est ainsi que l'on s'expliquerait la censure dont a été victime ce film si simple et si éloquent. Un film d'autant plus discrètement décisif qu'Akira Kurosawa n'aura jamais eu de cesse de raconter comment des personnages, en raison de diverses situations, simulent ou dissimulent au point de devenir ce qu'ils font semblant d'être, du faux rônin incarné par Toshirô Mifune dans Les Sept samouraïs au sosie de l'empereur dans Kagemusha. Un film d'autant plus secrètement confondant que ces histoires d'imposteurs ou de faussaires plus ou moins avoués ou dissimulés sont aussi des récits de doubles qui simulent d'être un autre, ce devancier si respecté qu'à force d'imitation ils deviendraient.

 

 

 

 

 

Ce grand autre dont il faudrait fondamentalement dissimuler qu'on l'imite, il aurait été pour Akira Kurosawa le frère aîné. Heigo, celui qui l'a initié aux arts et qui s'est suicidé en 1933. Le benshi (soit le lecteurs professionnel des intertitres à l'époque du muet) voué à la ruine avec la sonorisation du cinéma. Le spectre qui hante la plupart des films de son cadet comme un reste de réel aussi inassimilable qu'il fonde la consistance de toute une œuvre. Ce grand autre ne chante-t-il d'ailleurs pas, quelque part, parmi le chœur antique de Qui marche sur la queue du tigre ?

 

 

 

 

Percevoir l'essentielle différence ou ce manque à être que chacun porte au sein de soi-même, c'est bien la question de la perspective. De cet « écart parallactique » dont parle Slavoj Žižek en ce qu'il marque le réel comme un écart non substantiel entre la multiplicité conflictuelle des points de vue qui le visent. Et c'est ainsi que le réel révèle non seulement « la différence entre un élément et les autres, mais la différence de l'élément vis-à-vis de lui-même » (cf. La Parallaxe, éd. Fayard, 2008 [2005 pour l'édition originale], p. 22). La plus pure des différences, frontière ou queue du tigre, ligne de démarcation et de fuite distanciant sur un versant les critiques japonaises du film (qui n'aimaient pas le rôle ajouté à la pièce originale du porteur) et sur un autre les critiques étasuniennes (qui n'appréciaient guère son contenu féodal). La parallaxe qui exige la part du réel nécessaire à changer de perspective.

 

 

 

 

11 mars 2016


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