"Millennium Actress" (2001) de Satoshi Kon

Femme fractale

L'exil lunaire de la star japonaise a été une éclipse close sur une assomption stellaire. L'étoile aimée ne l'a été qu'en chevaleresque respect pour la dame lointaine, l'étoile de cinéma demeurée fidèle à celle de son désir comme Setsuko Hara l'a été en regard du cinéma de Yasujirô Ozu. Si fidèle même qu'elle l'est à la racine latine du terme (desiderare) qui signifie la nostalgie d'une constellation disparue, son désastre (sidus).

 

Vincent Van Gogh a un jour écrit à son frère Théo à peu près ceci : « nous prendrons la mort pour aller sur une autre étoile ». C'est bien cela qu'aura filmé Satoshi Kon, littéralement. Millennium Actress est un sublime mélodrame et si sa poétique est fractale, elle n'en est pas moins digne de l'amour courtois. Saluer une étoile est beau. C'est bouleversant quand le salut est venu d'une comète.

Chiyoko Fujiwara est un mythe, ses images parlent pour elle, vivent sans elle qui n'a pas d'autre vie que le cinéma. Et qui, sans cinéma, n'est que solitude, silence et invisibilité. Vouloir l'interviewer alors qu'elle vit loin des projecteurs et des écrans depuis de nombreuses années maintenant oblige à comprendre ceci : l'actrice n'a pas d'autre vie que celle, impersonnelle et incorporelle, de ses images qui sont les plis de sa biographie, par-delà le vrai et le faux.

 

 

 

La star nymphale qui a traversé comme une comète le cinéma japonais, faite du feuilleté des films dans lesquels elle a joué, a préféré l'éclipse le jour où elle a perdu la clé. Cette clé, un journaliste, Genya Tachibana, la lui remet parce qu'il a un désir, lui qui l'aime depuis le jour où il a intégré le studio dont elle était la vedette – qu'elle renoue avec son désir crocheté un jour de sa jeunesse lorsqu'elle fit abruptement connaissance avec un peintre voleur qui a non seulement volé une toile de valeur mais aussi dérobé son cœur. Lui remettre la clé retrouvée de son cœur engage alors à pouvoir rebattre dans l'ivresse du montage et la vitesse des raccords les cartes de son mythe recomposant le montage d'une vie vécue sous la double condition des chimères du désir (pour Chiyoko) et des amours chevaleresques (pour Genya).

 

 

 

 

« Hologigogne »

 

 

 

 

Comme l'inaugural Perfect Blue (1997), la série Paranoia Agent (2004) et l'ultime chef-d'œuvre Paprika (2006), Tokyo Godfathers (2004) faisant exception à la série (encore qu'il y est également question d'une clé), Millennium Actress est un film qui voit les images qu'il y a dans les images selon une dynamique postmoderne où le maniérisme se fait moins ironie ludique que poétique fractale. La passion néo-baroque des labyrinthes spéculaires se déduit de l'élection d'un objet propre – l'image – à quoi il faut donner des corps et des incarnations nymphales, allégoriques et contemporaines, afin d'en varier les structures gigognes, poupées russes et mises en abyme (Mima la chanteuse de J-pop, la star de cinéma Chiyoko Fujiwara, Tsukiko Sagi la créatrice de la peluche Maromi, l'avatar Paprika du docteur Atsuko Chiba). Cette conception « hologigogne » caractérise bien une logique récursive en fonction de laquelle chaque objet fractal doit toujours se comprendre comme autosimilaire (chaque élément d'un objet fractal est en effet un objet fractal, chaque partie identique à l'image du tout).

 

 

 

On le constate en observant un chou de type romanesco. Ou bien une héroïne de Satoshi Kon qui affronte la vérité fractale de son existence éclatée aux franges de la schizophrénie, dans l'indiscernabilité spectaculaire et fantasmatique des identités mimétiques (Perfect Blue), dans les mélanges de la biographie et de la fiction projetés sur les affiches et les écrans (Millennium Actress), dans les courts-circuits SF du rêve et de la réalité (Paprika et Paranoia Agent). Les vies fractales le sont en conséquence des nouveautés anthropologiques d'une époque de la modernité où les bio-pouvoirs se font psycho-pouvoirs désormais. L'ère en question se voue effectivement à l'industrie des projections cinématographiques (Millennium Actress rend un hommage vibrant à l'actrice Setsuko Hara), aux mirages de la société du spectacle et de la publicité (Perfect Blue a influencé Darren Aronofsky), comme aux manipulations des inconscients légitimées par des recherches psychothérapiques (Paprika est l'inspiration maîtresse de Inception de Christopher Nolan en 2010).

 

 

 

La poétique fractale signe l'appartenance des anime de Satoshi Kon dans le régime auto-réflexif d'une postmodernité qui voit au fond des images d'autres images qui sont au fond les mêmes que celles qui se sont déposé au fond de l'œil. Mais ce sont de bien singulières beautés qui secouent émotionnellement une trajectoire éclair (le cinéaste est décédé à l'âge de 46 ans seulement, auteur acclamé de son vivant de quatre longs-métrages, une série et un court-métrage réalisés entre 1997 à 2007). La comète aura traversé le ciel de l'animation japonaise en émettant avec le studio Madhouse un rayonnement résolument distinct des productions du studio Ghibli (le maître auprès de qui Satoshi Kon a tout appris est Katsuhiro Ôtomo, le créateur visionnaire de Akira). Le rayonnement est même à proprement parler « hologigogne » puisque avec Millennium Actress on reconnaîtra tout à la fois l'histoire vraie de l'actrice Setsuko Hara, sa fictionnalisation en forme de variation au prisme imaginaire du kaléidoscope de Satoshi Kon, ainsi que l'autoportrait inconscient et prophétique de celui qui a filé vite pour rendre justice au tourbillonnement fractal et stellaire des images.

 

 

 

 

La manivelle de l'auréole

 

 

 

 

Millennium Actress fascine pour sa virtuosité qui éclate dans des gerbes folles, des feux d'artifice nourris. En 90 minutes à peine, ses arabesques calligraphiées avec une puissante célérité croisent les lignes brisées de la vie de Chiyoko Fujiwara avec celles de son modèle réel, Setsuko Hara (une actrice au faîte de sa carrière, au firmament de la gloire, cesse le cinéma en faisant de cette interruption l'acte témoignant qu'elle n'a pas cédé sur son désir). Les points de ressemblances forment de fait un riche nuage documenté (la coupe de cheveux gonflée sur la nuque et le béret, mais aussi le vedettariat avant et après la Seconde Guerre mondiale, et puis l'amour caché comme une clé secrète au nom de quoi tout arrêter). Mais il l'est autant d'éléments de dissemblance et d'hétérogénéité, au point que le modèle existentiel se voit rapidement auréolé d'une constellation référentielle plus largement dédiée au grand cinéma classique japonais (Chiyoko Fujiwara traverse tous les genres en effet, non seulement le shomin-geki de Mikio Naruse, mais aussi le jidai-geki d'Akira Kurosawa et même le kaijû-eiga de Tomoyuki Tanaka et Ishirô Honda).

 

 

 

Il n'est pas anodin alors que Satoshi Kon multiplie dans son film les moyens de locomotion (bateau et train, carriole et fusée spatiale), jouant des motifs (l'ombrelle et la roue de chemin de fer laissent voir en filigrane les bobines dans le projecteur ou la caméra) pour motiver l'idée d'un mouvement se tenant profondément dans l'écart rythmique des affects (l'émotion) et des machines (les movies du cinéma). Chiyoko Fujiwara est ainsi remise en mouvement par l'invitation de son interviewer qui est son plus grand admirateur. Précisément, le nuage d'images virtuelles qui l'environne se reconstitue, dont l'auréole mérite un nouveau tour de roue ou de manivelle. L'ancienne star peut à nouveau rayonner dès lors qu'un regard se pose sur elle avec amour. La machine irradie encore pour peu qu'on ait retrouvé la clé de son désir.

 

 

 

La même année où Brian De Palma sort Femme fatale (2001), Satoshi Kon qui s'est beaucoup inspiré de ce dernier pour Perfect Blue propose pour sa part sa propre variation d'une figure féminine retrouvée dans sa puissance nymphale, dédiée à une femme fatale pour autant qu'elle est fractale. Mais l'archétype démonique de Femme fatale investit la connivence de la nymphe et de la nymphomanie et il se renverse en fidélité mystique aimantée par le vide structural de l'obscur objet de son désir, toujours là comme l'horizon, aussi fuyant et inaccessible que lui. L'homme aimé est un peintre voleur qui a volé par hasard le cœur de l'héroïne durant sa jeunesse et, s'il partage son couvre-chef mou avec le bob de Yasujirô Ozu, il n'a pas d'autre raison d'être que d'indiquer le hors-champ d'où il ne reviendra pas, mort pendant la guerre.

 

 

 

Ce hors-champ est aussi celui d'où l'on peut nourrir une pudeur dont le voile se dépose délicatement sur des amours sublimes et secrètes qui, jusqu'au bout, ne se seront jamais exhibées. Seul témoigne pour l'éternité le recueil des cendres de Setsuko Hara au complexe de temples zen Engaku-ji à Kita-Kamakura où elle a vécu depuis la fin de sa carrière (son dernier film est Dernier automne en 1961), jusqu'à sa mort septembre 2015. Là où reposent les cendres de Yasujirô Ozu. Là même où le cinéaste avait tourné avec celle que l'on a surnommé depuis la « Greta Garbo » ou la « Vierge éternelle » du cinéma japonais une séquence pour leur premier film en commun, le magnifique Printemps tardif (1949).

 

 

 

 

L'étoile d'une étoile

 

(à la racine stellaire du désir)

 

 

 

 

Virtuose, Millennium Actress l'est assurément, avec son feuilleté dynamique d'images et son palimpseste référentiel, son labyrinthe fractal à l'intérieur duquel prennent place et se déplacent Genya et son cameraman pour en commenter les superpositions comme des surimpressions. Mais le commentaire se fait peu ironique ou auto-réflexif depuis l'exigeante émotion de l'homme qui aime celle dont il sait qu'elle ne l'aimera jamais en retour et qui y consent. L'étourdissement est à la fin celui d'un torrent d'affects qui soulève un tapis d'images appartenant à un amour littéralement chevaleresque (Genya aime d'un amour sans retour Chiyoko). Et qui l'est d'autant plus qu'il est toujours su et assumé ainsi (Genya aime Chiyoko en sachant qu'elle a couru toute sa vie après une chimère et il ne veut pas la détromper).

 

 

 

La clé que Genya remet à Chiyoko n'ouvre aucune serrure secrète, aucun coffret caché. L'objet fétiche longtemps porté par l'héroïne avant de le perdre, et dont la perte aura imposé de mettre un terme à sa carrière en fidélité à l'homme qu'elle a rencontré une fois et qu'elle ne reverra jamais, se révèle un MacGuffin qui ne vaut rien en lui-même. Ce n'est même pas un symbole mais le support d'un tour nécessaire avérant que l'amour de Genya n'a pas d'autre motif que de redonner du désir à sa dame, qui est la femme fractale, inépuisable dans le feuilleté tournoyant et virevoltant de ses images. Comme le motif de la navette de l'aérospatiale rejoint celle du tisseur fantôme et mythique dans un film démarqué du Château de l'araignée et dont la figure obsède symptomatiquement l'héroïne. La vieille dame qui ressemble à Édith Scob redevient alors l'héroïne de tous les films, ouvrant l'éventail de toutes les femmes nippones, princesse éplorée et amante obstinée, fille révoltée et femme au foyer résignée. Sans omettre le rôle de la femme astronaute qui remonte une dernière fois dans son engin spatial pour rejoindre depuis un cratère lunaire l'inaccessible étoile.

 

 

 

L'exil lunaire de la star a été une éclipse close sur une assomption stellaire. L'étoile aimée ne l'aura été en effet qu'en chevaleresque respect pour la dame lointaine, l'étoile de cinéma demeurée fidèle à celle de son désir, ce lotus qui à la fin se met à décoller. Si fidèle même qu'elle l'est à la racine latine du terme (desiderare) qui signifie toujours déjà la nostalgie d'une constellation disparue, son désastre (sidus). Vincent Van Gogh a un jour écrit à son frère Théo à peu près ceci : « nous prendrons la mort pour aller sur une autre étoile ». Enfin, c'est ainsi que Michel Subor dans le rôle de Bruno Forestier en réécrit la citation dans Le Petit soldat (1960) de Jean-Luc Godard et c'est bien cela qu'aura filmé Satoshi Kon, littéralement.

 

 

 

Postmoderne ou maniériste, peu importe, Millennium Actress est un sublime mélodrame et sa poétique fractale est en tout point digne de l'amour courtois fin'amor. Saluer une étoile est beau. C'est bouleversant quand le salut est venu d'une comète une joï pour le dire en occitan.

 

 

 

5 février 2020


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