Ordet (1955) de Carl Theodor Dreyer

Un fil de salive pour l'éternité

La Parole est foi et folie. La Parole, c'est du linge blanc qui claque au vent. C'est avoir pour seul palais la langue battue par le vent qui souffle où il veut.

 

Moi qui parle, ce n'est pas moi que je parle. Moi qui parle, on parle à travers moi d'une voix plus originaire que la mienne - la voix de l'Autre, celle du Très-Haut qui n'est rien que le prochain, le plus proche qui n'est pas toujours le parent, et autant l'inconnu que le lointain : le prochain qui aurait sans assurance le courage de me croire. Le prochain est celui qui me fait le don de me croire sur parole, ce don qui est pur abandon. La foi est toujours à l'origine un appel à l'autre et à la dignité de sa confiance. La foi est folie.

 

La Parole est folle qui demande de croire sur parole. Elle est folie en faisant tenir croyance et impuissance dans l'écart qui les relie. L'écart reliant foi et folie est l'abîme qu'affronte incessamment la Parole, qui saute par-dessus le vide en le sauvant du néant.

Une soufflante, un soufflet

 

 

 

 

 

Sur les hauteurs il y a les herbes et les nuages, plus hauts encore. Filmé en contre-plongée, Johannes parle comme on fait pousser du blé, le porteur insensé dont la parole est soufflante, un soufflet aux autorités dont le savoir est un éteignoir pour qui parle vraiment, pour qui a en vérité le courage de parler en s'adressant l'autre, ni tout le monde, ni personne, mais n'importe qui. Parler s'avilit à bavasser en moulinant la salive des passions tristes, ego-médiatiques. Parler c'est tenir l'espace intercalaire entre le ciel et la terre, dans le voisinage des animaux qui sont les amis de l'idiot dont les parents ont honte en ne voyant en lui rien qu'un bestiau.

 

 

 

Parler pour l'idiot brisé par ses lectures kierkegaardiennes, comme Nietzsche a fini par se confondre avec le Crucifié, parler pour celui qui renoue avec la folie inaugurale de Jésus hétérogène à son arraisonnement christologique, c'est déjà bruire dans la proximité charnelle avec les animaux. C'est toujours encourir aussi le risque de la bêtise. Parler est en vérité toujours folie en étant l'idiotie de qui demande à l'autre de croire au grand saut du possible, le bond fou de confiance nécessaire à pouvoir choisir le mode d'existence lui permettant de choisir non pas une option parmi d'autres mais le choix lui-même - mais son existence elle-même.

 

 

 

Parler ne demande aucun pouvoir dont la captation est une injonction faite au silence des autres, mutilés dans leurs puissances. Parler est l'exigence de la plus grande impuissance, don qui est abandon, folie de croire que l'autre me croira, idiotie incomprise quand elle est abêtie en bêtise des bêtes alors qu'il n'y a de bêtes que d'hommes qui parlent pour ne rien dire d'autre que : silence.

 

 

 

Pourtant, suivant le silence de qui a la Parole en n'ayant pas été entendu car il y va toujours de la mésentente, toujours le risque du malentendu et ses sottises, on entendra « Johannes, Johannes ». Toute une litanie sur les hauteurs et dans la lande, là où les herbes s'élancent en blés sous la considération du ciel, bienveillante et ouatée. Le monde sera sauvé par les fous, les enfants et les idiots.

 

 

 

 

 

La Parole brisée, une brise,

 

une bouche pour respirer

 

 

 

 

 

La querelle n'est pas réductible à la longue tradition de la disputatio théologique interne au christianisme. C'est une question que repose à nouveaux frais le cinéma, après l'avoir été par le christianisme. Croire n'invite donc pas à l'abêtissement des crédulités, mais fait entrer dans le champ de la Parole pour à nouveau respirer. Rouvrir le champ possible et le cultiver, sinon c'est l'asphyxie. Parler c'est en appeler à l'autre au risque qu'il n'y entende rien, dans la confiance restaurées en nos puissances amoindries. Parler et respirer. Mais, pour cela, il faut ralentir le rythme, se faire automate spirituel et devenir le frère danois du zombie vaudou dans le film de Jacques Tourneur. Et descendre en retrouvant du dedans des corps fatigués le dehors qu'il y a, plié, dans toute pesanteur.

 

 

 

Parler brise le cœur. La Parole est brisure, toujours brisée. La Parole est brise aussi. La Parole est le réveil des somnambules et un somnambule doit l'être davantage que les autres pour montrer le chemin de l'éveil. Parler réveille en éveillant à la vie qui respire.

 

 

 

C'est ainsi que Carl T. Dreyer pense en cinéma et c'est ainsi qu'il le parle, lui qui a été l'un des maîtres du muet en travaillant à en faire surgir la Parole, jusque dans la méthode limite de torture et l'aveu à l'œuvre dans La Passion de Jeanne d'Arc (1928). Dreyer parle le cinéma en brossant la frontalité théâtrale des espaces hérités de la pièce de Kaj Munk, s'aidant de travellings légèrement incurvés et de patients panoramiques. Les scènes domestiques se voient ainsi affectées d'une courbure essentielle dont l'autre moitié revient au dehors qu'est aussi le hors-champ abritant le spectateur. Le cercle brisé autorise alors des brisures folles, des passages hallucinés. Ainsi du renvoi de Johannes par son père, le vieux Borgen, balançant entre compassion et colère envers son fils malade qui se tire moins du cadre qu'il s'échappe littéralement du champ, passant dans la collure une décennie avant Gertrud.

 

 

 

Amorcé par le tour de manivelle du moulin à café d'Inger, et puis la belle ritournelle accompagnant son geste, le cercle connaît un début rayonnant de parachèvement quand Johannes et la petite Maren, la fille d'Inger, discutent sur une chaise. Un effet de subtile machinerie vectoriserait le mouvement de caméra (ou y ferait croire, la croyance, encore une fois) en le faisant passer dans celui de la chaise elle-même, au point de sembler pivoter sur son axe. L'achèvement du cercle ne le clôt pas, c'est la bouche qui s'ouvre et se ferme, une ferme aux animaux de la Parole qui ne sont des bêtes qu'à subir la bêtise des hommes qui hurlent « la ferme ».

 

 

 

 

 

Un sourire d'enfant,

 

un baiser de toute éternité

 

 

 

 

 

Parler brise le cœur. C'est d'abord une brisure pour l'homme ayant perdu sa femme parturiente. C'est ensuite son frère brisé qui lui avait pourtant promis sa résurrection dès lors qu'il le croirait. C'est enfin la venue d'un sourire comme une brise. La petite Maren croit son oncle sans forcer, parce que la mort est le rituel sérieux des mécréants qui ne croient pas en la vie plus que la vie. Elle le croit dans le don d'un sourire, autre arc de cercle, qui allège la scène de la résurrection en faisant du miracle un jeu d'enfants.

 

 

 

Le sourire est l'acquiescement au oui originaire - notre enfance majeure. Les vivants ne meurent pas et les aimer rend indifférent à leur mort. On croit cela qui est pure folie, forcément, oui. Mais c'est une enfance aussi qui nous tient au fil de la vie qui est plus que la vie sans être la mort. La vie plus que la vie dont l'autre bout se tient dans le baiser donné à son mari par la revenue d'entre les morts. Le baiser d'Inger ressuscitée, comment pourra-t-on un jour l'oublier, qui happe dans le punctum de ce mince filet de salive reliant sa bouche à elle à sa joue à lui, qu'elle mordille à deux reprises ? Les larmes d'Éros sont arrachées à l'épreuve de la mort.

 

 

 

On ne tient aux aimé-e-s qu'en les croyant sur parole et ils nous répondent avec la bouche par où un mince filet est un fil d'éternité.

 

 

 

16 novembre 2022


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