"Sherlock Junior" (1924) de Buster Keaton

Le génie transcendantal et son moteur

Pour Buster Keaton tout est médiation, tout est transitivité, les machines du rêve et de l'inconscient, ainsi que les machines du cinéma qui les prolongent techniquement. Buster Keaton est l'homme-machine optimiste.

 

Son visage désaffecté en constitue le nez, la pointe la plus effilée d'un processus de motorisation plus grand que lui – son moteur appartient à l'occidentalisation du monde dont l'Amérique représente le cap avancé.

 

Comme pure figure cinématographique, Buster Keaton est projeté dans la variété des espaces-temps à la vitesse du raccord filmique. Comme corps réel, il affronte la traversée des décors naturels avec une pugnacité, une virtuosité et une vélocité qui relèvent le pari risqué de la rencontre quand elle peut être en effet la dernière.

Sherlock Junior, Buster Keaton dit l'avoir surtout réalisé pour cette image entêtante : celle d'un projectionniste qui, endormi dans sa cabine, rêve pendant le temps de la projection qu'il se mêle aux héros du film en train d'être projeté. C'est le quatrième long-métrage de Buster Keaton aidé par les complices Clyde Bruckman et Roscoe « Fatty » Arbuckle et la séquence dans laquelle prend place cette image de rêve est restée fameuse : on voit Buster Keaton endormi se dédoubler et son double traverser la salle de projection, puis la fosse de l'orchestre pour sauter par-dessus l'écran sur lequel est projeté un film, Hearts and Pearls, dont les héros sont remplacés par des doubles fantasmatiques de la femme aimée et du rival qui veut lui ravir sa promise.

 

 

 

Le dédoublement visuel du héros doit évidemment tout à Georges Méliès mais l'important se joue cependant ailleurs. Il faut en effet rigoureusement décrire la fameuse séquence pour en saisir toute la portée, à l'endroit où le comique le plus ingénieux le dispute avec une simplicité confondante à la plus grande réflexion théorique. C'est que la séquence en question est découpée selon plusieurs degrés et niveaux de réalité que recoupe par ailleurs le recours spécifique à différents trucages visuels.

 

 

 

 

Suite surréaliste syncopée

 

 

 

 

En tout premier lieu, le héros tente d'intégrer la scène (de chambre) du film projeté mais il en est délogé par son rival qui le met dehors manu militari. L'écran est à ce moment-là purement imaginaire. La scène du film projeté est en fait une scène théâtrale dont Buster Keaton est éjecté selon un rituel comique conçu dès son plus jeune âge sur les planches du music-hall avec son père Joe Keaton (ce dernier tient d'ailleurs dans Sherlock Junior le rôle du père de la fiancée qui devient, via le film dans le film, le fidèle second du héros).

 

 

 

La suite de la séquence en question va s'avérer autrement plus complexe, en s'émancipant des origines théâtrales de la vis comica keatonienne pour atteindre à une vertigineuse mise en abyme, strictement cinématographique. Un raccord respectant la même échelle des plans substitue désormais un autre décor : c'est une porte d'entrée massive qui remplace la chambre où se trouvaient précédemment le rival et la fiancée. Si le raccord relève encore des pratiques de l'escamotage expérimentées il y a vingt ans alors par Georges Méliès, le mode d'inscription de la scène reste inchangé, au sens où elle dépend encore du théâtre. Puis le rival en costume franchit le pas de la porte, se ravise et rentre à nouveau chez lui. Au moment de s'en retourner dans ses appartements survient un raccord dans l'axe absolument décisif. En resserrant un peu plus le cadrage (le plan est alors un peu moins large et on ne voit presque plus les spectateurs dans la salle), le raccord a fait insensiblement passer le spectateur de Sherlock Junior de la scène théâtrale au film réellement projeté sur un écran. Un film est projeté dans la scène, le film que nous regardons en projette donc la projection. Le raccord dans l'axe est incroyable en ceci qu'il substitue au théâtre filmé une projection élevée au carré pour nous qui regardons le film en salle.

 

 

 

Ça y est, comme Alice chez Lewis Carroll, Buster Keaton a traversé le miroir et l'épreuve va consister pour lui à découvrir que les lois physiques en ont été radicalement bouleversées.

 

 

 

Ce qui arrive alors au double onirique du projectionniste endormi dans sa cabine de projection consiste à se retrouver à chaque nouveau raccord intempestif projeté pour quelques secondes à peine dans des espaces-temps extrêmement variés, absolument déconnectés. Un mur de briques le long d'une rue nocturne et arborée succède ainsi à la porte d'entrée, avant d'enchaîner sur un autre rue en plein jour et rempli d'automobiles. Suivent encore la crête d'une région de montagnes, une jungle africaine avec deux lions, un désert avec ses cactus et son train passant de droite à gauche sans crier gare (ce plan constitue en soi une petite exception dans la série puisqu'il est en fait composé de deux plans, l'arrivée du train entraînant un raccord purement technique permettant de prolonger l'action), et puis encore un bloc rocheux environné par la mer et une forêt enneigée. Quand le héros retrouve le mur de briques de la rue nocturne et arborée, une boucle est bouclée, dont l'achèvement est autrement marqué par un fondu au noir, une ouverture à l'iris et un travelling-avant.

 

 

 

Les surfaces superposées peuvent alors se confondre dans une parfaite indistinction. La fusion du film projeté et du rêve est accomplie. Le rêve triomphe en avérant que le burlesque qui est un art des plus matérialistes peut tout à fait s'acoquiner des fantaisies illogiques de l'onirisme.

 

 

 

 

Homme-machine et motorisation du monde

 

 

 

 

Avec Sherlock Junior, Buster Keaton montre sans rien démontrer qu'il est le contemporain des cadavres exquis des surréalistes comme des réflexions théoriques de Jean Epstein et Béla Balázs sur la puissance de renouvellement esthétique de notre rapport au monde avec le cinéma. Buster Keaton l'est aussi de Fritz Lang qui tourne alors le premier volet des aventures de Mabuse (dans Mabuse le joueur l'hypnotiseur fait apparaître depuis la scène du music-hall des visions orientales qui relèvent des techniques de la projection et de la surimpression cinématographiques). Juste avant que Dziga Vertov ne propose avec L'Homme à la caméra (1927) la grande synthèse récapitulative appareillée à la révolution bolchevique et au renouvellement industriel et anthropologique des sensibilités que l'événement alors promet encore.

 

 

 

Il ne faudrait pourtant pas réduire tout Sherlock Junior à cette séquence magistrale. Cette sublime suite syncopée avec laquelle Buster Keaton, qui ne cherche pourtant qu'à nous émerveiller et nous faire rire, prouve en passant la puissance d'invention poétique du faux-raccord, montre aussi que le rêve représente en soi un mécanisme inconscient de projection matériellement objectivé par l'industrie cinématographique. Ce qui est avéré tranquillement est la dimension transcendantale du cinéma, cela plusieurs décennies avant les réflexions théoriques d'Edgar Morin et Bernard Stiegler, Jean-Luc Nancy et Peter Szendy sans oublier évidemment Gilles Deleuze. À la source de cette séquence, beaucoup d'autres cinéastes sauront d'ailleurs s'abreuver, Akira Kurosawa et sa séquence de rêve dédié à Van Gogh dans Dreams (1989), Wes Craven quand il réalise la même année son thriller intitulé Shocker, Satoshi Kon enfin dans la plupart de ses films. Sans même parler plus en détail d'une esthétique du clip qui doit beaucoup à cette séquence, et autant celle des jeux vidéo de plate-forme qui est redevable de l'art des courses-poursuites inventé par Buster Keaton.

 

 

 

En effet, Sherlock Junior regorge de gags astucieux (celui des dollars au milieu des déchets du cinéma, celui de la filature du rival par le détective jouant à la perfection mimétique son body double, celui de la partie de billards où il ne faut pas toucher la bille treize qui est explosive), de trouvailles visuelles (le super-détective traverse les corps et les murs grâce à la conjonction de Saint Méliès et de l'habileté acrobatique de son acteur), de pirouettes scénaristiques (le projectionniste se rêvant super-détective n'a rien résolu du piège où l'a mis son rival à la différence de sa fiancée qui saura aisément rétablir la vérité). Quant à sa course-poursuite finale, avec le héros juché sur le guidon d'une motocyclette sans conducteur, elle représente un autre chef-d'œuvre dans le chef-d'œuvre. Là, l'onirisme est mis à l'épreuve du réel dont le danger peut coïncider alors avec la mort. On voit le héros y être autrement projeté, traversant les décors naturels à une vitesse folle (on retient en particulier ce plan incroyable, tourné depuis la voiture à laquelle aura été harnachée la moto qui échappe d'un cheveu à la collision avec un train arrivant du fond du plan à vive allure).

 

 

 

On ne dira jamais assez à quel point Buster Keaton est le plus grand créateur de course-poursuite au cinéma, toujours désireux de se dépasser (et il y arrivera avec le spectaculaire Seven Chances – Fiancées en folie en 1925). Pourquoi ? Parce que la course-poursuite est le dispositif grâce auquel le cinéma se montre comme une machine qui joue son efficience spectaculaire dans le rapport dynamique de l'accélération autorisée par l'époque industrielle et de la rencontre accidentelle avec le réel qui engage avec elle le risque du déraillement catastrophique. De telles courses-poursuites, le spectateur les considère toujours avec un regard clivé puisqu'il est celui de la première fois comme de la dernière fois, parce qu'alors on ne n'en faisait pas de telles et que depuis on n'en fera plus jamais de pareilles.

 

 

 

 

Archi-cinéma

 

 

 

 

Pour Buster Keaton tout est médiation, tout est transitivité, les machines du rêve et de l'inconscient, ainsi que les machines du cinéma qui les prolongent techniquement. Buster Keaton est l'homme-machine optimiste. Son visage désaffecté en constitue le nez aquilin, la pointe la plus effilée d'un processus de motorisation plus grand que lui – le moteur appartient à l'occidentalisation du monde dont l'Amérique est le cap, la pointe la plus avancée. Comme pure figure cinématographique, Buster Keaton est projeté dans la variété des espaces-temps à la vitesse du raccord filmique qui conjoint en faisant disjoncter. Comme corps réel, il affronte la traversée des décors naturels avec une pugnacité, une virtuosité et une vélocité qui relèvent le pari risqué de la rencontre quand elle peut être en effet la dernière.

 

 

 

Buster Keaton, son génie est transcendantal parce qu'il incarne l'idée même que notre monde se projette en cinéma, toujours déjà schématisé par lui. Pour parler comme Jean-Luc Nancy, son génie est « existential » au sens heideggerien parce qu'il incarne une possibilité de la mise en jeu de notre être dans le monde, « une condition de possibilité de l'exister » (cf. « Cinéfile et cinémonde » in Trafic, n°50, éd. P.O.L., été 2004). Bernard Stiegler et Peter Szendy le diraient encore ainsi : avec un génie comme Buster Keaton, le cinéma se comprend toujours déjà comme un « archi-cinéma ».

 

 

 

Buster Keaton reviendra une nouvelle fois, et frontalement encore, à la question du cinéma ressaisie sur un versant moins onirique que pratique avec The Cameraman L'Opérateur (1928), son ultime chef-d'œuvre dans lequel l'acte de la prise de vue se partage entre des expérimentations poétiques relevant des défaillances techniques et la vérité donnée inconsciemment dans la preuve documentaire et l'action automatique du double du héros qu'est son chimpanzé. Mais, avec Sherlock Junior, le cinéma se montre archi-cinéma. Et cela ne va pas sans ironie. Dans la dernière séquence en effet, le film dans le film projeté par le héros depuis sa cabine, Hearts and Pearls, sert au candide de modèle du bon comportement à adopter avec sa fiancée. La regarder, lui tenir la main, lui glisser au doigt la bague des fiançailles, le donner un baiser : le cinéma constitue ainsi un réservoir visuel de modèles d'actions à imiter, au fondement à la fois moral et transcendantal d'une éthique amoureuse offerte au naïf qui, comme d'habitude chez Buster Keaton, cache toujours un puceau. Reste une dernière image-modèle mais sa prescription imitative laisse le héros dubitatif quand il découvre qu'après le baiser suit immédiatement l'éducation des nourrissons.

 

 

 

L'ironie laisse poindre alors l'amorce d'un distance critique face aux réflexes convenus et mimétiques, voire d'un recul réflexif marqué d'ambivalence. Faire des enfants est peut-être une interrogation concrète et pratique pour le puceau, c'est peut-être aussi un réflexe social qui ne semble pas forcément aller de soi. L'archi-cinéma est archi-conventionnel aussi, son génie transcendantal le sait tout à fait en ironisant sur la morale finale de ses automatismes.

 

 

 

 

27 février 2020


Commentaires: 0