STRAUB ! I-NE-VI-TA-BLE-MENT

Vivre, c’est peut-être passer sa vie à répondre de son nom. Straub, sträuben : se dresser, résister.

 

Se dresser contre tous les dressages sociaux, culturels et politiques qui vous abêtissent. S’élever contre les pouvoirs s’efforçant d’abrutir nos puissances. Se lever et résister, se relever et se soulever.

 

Au cinéma, on oublie trop qu’être assis en levant la tête prépare à la fin à nous relever de nos sièges.

 

Au cinéma, on oublie aussi que résister à la résistance d’un film, c'est-à-dire être réfractaire à la résistance d’un geste reposant sur la résistance de ses matériaux et la dialectisation de leur hétérogénéité, c’est déjà commencer à résister. Parce qu’il n’y a pas forme sans la friction des matières et de l’idée qui les considère à égalité. On fait alors son miel de l’endurance nécessaire aux persévérances ultérieures.

LE CINÉMA DEBOUT ET SON DÉBUT

 

(UN NON POUR UN OUI)

 

 

 

Le cinéma debout a un début qui, pour être une levée, tient de l’événement. Un grand oui au cinéma peut avoir pour condition un grand non originel. Pour Straub, ç’aura été un non à la guerre d’Algérie.

 

 

 

On ne se lève que dans la relève des humiliés et des offensés à qui l’on répond, et dont on répond. On ne se soulève jamais sans répondre des morts qui, passés et à venir, continuent sans fin de crier.

 

 

 

L’homme de Metz connaît bien l’histoire de la ville qui l’a vu naître, gagnée par la Prusse en 1871, redevenue française en 1918, annexée par l’Allemagne nazie en 1940, regagnée par la France en 1944. Pour l’homme intimement déchiré par le conflit des États et des monolinguismes qui les caractérisent, happé par l’affrontement des langues impériales, le sort des colonisés aura été parlant.

 

 

 

Que le cinéma, alors, soit parlé et qu’il le soit radicalement. Que ses adresses fassent passer dans les plis de nos corps un désir renouvelé de se dresser. Que les proférations qu’il abrite remuent la terre.

 

 

 

Un geste sismographique pour faire trembler l’image et le son, et repeupler l’abîme entre eux. Des blocs lacunaires parce que le malheur est du côté de l’achèvement, et inachevé le bonheur. Toute une cartographie de ponctuations sismiques, les unes que l’on ne voit pas et les autres que l’on n’entend plus, pour qu’enfin le vert de la terre puisse à nouveau briller pour nous – nous autres et eux tous.

 

 

 

 

LA TERRE TREMBLE DES LANGUES

 

 

 

 

Parler plus d’une langue pour quoi faire, sinon pour donner à entendre qu’il y a dans la langue des langues étrangères, minoritaires autant que révolutionnaires, séismes, éruptions, coups de tonnerre ?

 

 

 

Parler d’abord l’allemand avec Heinrich Böll en retournant la langue contre les nouveaux vainqueurs semblables à ceux d’antan (Machorka-Muff, Nicht versöhnt). Parler l’allemand avec Bertolt Brecht pour voir l’antiquité se perpétuer dans la continuité gestionnaire (Leçons d’histoire), avec Hölderlin pour faire nôtres les décisions qui font exception à l’état d’exception (La Mort d’Empédocle et Antigone), avec Kafka pour voir qu’à l’ère des utopies trahies et des renégations, la honte est ce dont nous qui désirons la justice manquons (Amerika/Klassenverhältnisse et Schakale und Araber).

 

 

 

Parler l’italien contre les « chiens du Sinaï » qui ont troqué l’antisémitisme d’hier dans la défense du colonialisme israélien et le racisme anti-arabe allant avec (Fortini/Cani). Parler l’italien avec Elio Vittorini pour voir dans la mater dolorosa sicilienne une figure de mémoire et de combat, mère fordienne et sorcière dreyerienne (Sicilia !), et pour les paysans et ouvriers jugés pour avoir osé vivre autrement (Operai, contadini). Parler l’italien avec Cesare Pavese en pensant aux immortels oubliés rêvant naguère que les mortels cessent enfin de verser le sang pour eux (Ces rencontres avec eux).

 

 

 

Réapprendre enfin sur les hauteurs palatines de Rome à parler le français avec la langue de Corneille, et voir comment un vieux pouvoir s’organise déjà contre les foules bruyantes d’en bas (Othon), avant de parler la langue de Mallarmé à proximité du Mur des Fédérés (Toute révolution est un coup de dés), et voir comment la Commune de Paris demeure un bloc d’énigme et d’éternité.

 

 

 

Et puis Schönberg, avec ses opéras qui sont des failles telluriques (Moïse et Aaron), des comédies hollywoodiennes filmées par Dreyer (Du jour au lendemain), des déclarations de guerre à un monde qui a vaincu le nazisme sans faire la guerre aux conditions l’ayant rendu possible (Einleitung). Un ciné-tract de 2005 redira que des enfants meurent aujourd’hui en fuyant la police dans un transformateur électrique, un autre en 2009 qu’un éborgné ne verra plus la lumière divine de Dante.

 

 

 

Un mort, encore au sujet des différentes versions des films qui mettent en vis-à-vis de vérité l'intransigeante immobilité des idées avec le réel qui ne cesse en durant de se différencier. Le luxe dans le temps pris aux horloges du capital l'est à être redonné en toute liberté.

 

 

 

Parler l’Ernesto, en rachâchant comme l'enfant du conte de Marguerite Duras. Pouvez rien y faire, toujours on résistera : I-NE-VI-TA-BLE-MENT.

 

 

 

 

SURRECTIONS POUR L’INSURRECTION

 

 

 

 

Parler plus d’une langue, pourquoi, sinon voir autrement le paysage qui en accueille l’exercitation ?

 

 

 

Le cinéma de Straub est une insurrection qui, en ayant tôt fait son destin d’une désertion, a pris la forme volcanique d’une surrection, et autant de déterritorialisations, Allemagne-Italie-Égypte-France-Suisse. Des montagnes, Etna d’Empédocle, Sainte-Victoire de Cézanne, mont Bàrbaro d’Antigone. Des points d’exclamation, Lothringen !, Sicilia !, Gens du lac !, La Guerre d’Algérie !

 

 

 

Surrection, insurrection : les monuments mentent, les statues ont la massivité des vainqueurs. Il n’y a que les paysages pour ne pas mentir mais, hélas, on ne les entend pas. On ne voit pas que les morts en constituent le sol et si l’on parle, c’est alors pour faire monter dans les airs ce qui s’est enfoncé dans la terre. Les paysages, on ne les regarde qu’à partir des sans voix qui n’y figurent pas. Comme on n’y voit rien, alors on donne de la voix.

 

 

 

Et déjà celle, éolienne, de Straub, Stentor redresseur de torts.

 

 

 

Se dresser dans la relève des morts c’est alors redresser le rapport au paysage en y retrouvant la paix. La paix qui n’est pas la réconciliation, mais les retrouvailles avec les paysans auxquels Bach doit tant, avec le pagus dont le sédiment millénaire se prolonge dans les plis du lit des textes et des plans.

 

 

 

L’AMOUR SUR DEUX JAMBES

 

ET UN AMI D’IMMORTALITÉ

 

 

 

Le cinéma de Jean-Marie Straub s’est dressé d’emblée en marchant sur deux jambes, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Des constellations comme autant de rencontres avec eux, les morts, les vivants et les dieux. Un dialogue d’amour et d’ombres : le premier couple égalitaire du cinéma. Et si l’un a continué sans l’autre seize années durant, inconsolable, c’est en marquant un glissement de terrain, tout un éboulis de films courts qui ont connu comme dernier jet de pierre La France contre les robots. On y entend, une fois puis une seconde – répéter c’est repriser –, comment Georges Bernanos aura vu en 1945 ce qui aujourd’hui nous arrive en déblayant nos terrains d’actualité, cité éteinte mais ciel dégagé.

 

 

 

Un seul long, Kommunisten : il n’y a communisme qu’en l’éclat ciselant des gestes faisant sécession. La déclosion du désir de la révolution exige de la persévérance, requiert ténacité dans la dissonance.

 

 

 

Jean-Marie Straub, l’autre grand moderne avec Jean-Luc Godard et l’un aura suivi l’autre de près dans l’immortelle amitié des praticiens d’une certaine idée de la modernité, sans autre consistance qu’à faire lever des rapports là où l’on croyait qu’il n’y en avait pas, et en fracassant les évidences qui n’en sont jamais.

 

 

 

DE LA POIGNE ET DES CARESSES

 

(JUSTICE AUSSI POUR LE MATOU)

 

 

 

On rachâche la citation du père Brecht qui clôt Antigone à l’époque où l’acier pleuvant sur l’Irak contribuait au nom de la « paix » et du pétrole à fondre le plomb du chaudron actuel où nous nous consumons, à l’âge de la sixième extinction. « La mémoire de lhumanité pour les souffrances subies est étonnamment courte. Son imagination pour les souffrances à venir est presque moindre encore. Cest cette insensibilité que nous avons à combattre. Car lhumanité est menacée par des guerres vis-à-vis desquelles celles passées sont comme de misérables essais et elles viendront sans aucun doute, si à ceux qui tout publiquement les préparent, on ne coupe pas les mains. »

 

 

 

On rachâche en repensant à la réponse donnée à la question de savoir où Straub en était. Un chat en pousse un autre et lui prend la place. Et les câlins d’être dispensés au pauvre matou exproprié. La justice réclame exclamations et ponctuations sismiques, exigeant en poignes autant qu’en caresses.

 

 

 

21 novembre 2022


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