L'os de la pensée

Au sujet de "2001, l'Odyssée de l'espace" (1968) de Stanley Kubrick

« L’esprit est un os » (Hegel). Dans 2001, l'Odyssée de l'espace, l’être humain est un événement qui tient son destin à portée de main. Mais l’ustensilité, avec ses extensions et ses prothèses, a pour voisinage immédiat le meurtre et la carnivorité. Ce qui tourne en un sens peut tourner dans un autre, ce qui s’élève peut mal retomber.

 

Dans le film de Stanley Kubrick, la fiction anthropologique a ses propres images de la pensée qui restent à penser, et y résistent : un os jeté en l'air aux girations contradictoires a pour condition un mystérieux monolithe noir. L’image de la pensée tient du raccord et du court-circuit : c'est le hiatus entre suture et pli, entre coupure et bond, entre faille et pont (entre la bête et le surhomme si l'on suit le doigt de Zarathoustra).

 

L'humain, toujours plus et moins que lui-même, toujours en-deçà et au-delà de lui-même, l'humain toujours à cheval. L'humain en tant qu'il est le faux-raccord même.

 

Le monolithe ? Un vibrant appel à la bipédie - la tête dans les étoiles mais l'une est vivante (le soleil) et l’autre est morte (la Lune). Le monolithe est noir et froid comme l'est la nuit intersidérale. Au miroir noir de la pensée, qui est le dehors en tant que sa nuit intersidérale fait effraction et sidération, on voit la sommation d’un troisième cerveau, le cortex avec ses machines antigravitationnelles composées pour retenir les décompositions pulsionnelles – le calcium de l'os avec le silicium dans le processeur.

 

Le premier sceptre aura donc toujours été un os, la baguette qui frappe la mesure de nos démesures, la mailloche sur notre essentiel déséquilibre, un coup pour ses projections, un autre pour ses retombées, ses effondrements et ses soulèvements – dyades du génie et de sa bêtise.

 

 

Penser c'est quoi, sinon lancer en l'air un os comme on casse un caillou – l’os en l'air qui, toujours, restera en travers de la pensée.

 « Aujourd'hui nous voyons au moyen d’un miroir, d'une manière obscure... »

 (Première épître de Paul aux Corinthiens, 13:12)

 

 

 

 

« L'esprit est un os », on y revient

 

 

 

 

« L'esprit est un os » : la formule hégélienne, d'apparence si simple, est toutefois si suggestive que sa ritournelle en paraîtrait inépuisable. Elle offrirait déjà un point d'appui idoine pour l'analyse d'un emblème cinématographique du fétiche-argent révélé dans son esprit comme dans son os. Le règne banalisé de l'abstraction de l'équivalent monétaire se présente en effet ainsi dans L'Argent (1983) de Robert Bresson : comme cette fétichisation, addictive et toxique, entraînant concrètement le morcellement des personnes et leur mortification cadavérique.

 

 

 

La même proposition hégélienne, dont la vocation formulaire est effectivement considérable, reviendrait encore pour insister à l'épreuve de l'un des raccords parmi les plus stupéfiants de toute l'histoire du cinéma, situé très exactement à l'intersection des deux premières parties de 2001 : A Space Odyssey – 2001, l'Odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick.

 

 

 

On sait qu'avec cette formule, l'auteur de La Phénoménologie de l'esprit (1807) vise le circuit auto-réflexif des médiations de l'Esprit qu'il distingue du caractère univoque de la phrénologie, cette science naturaliste de l'identification policière ayant historiquement précédé la physiognomonie comme étude analytique des comportements criminels (éd. Librairie Philosophique J. Vrin, 2006, pp. 314-320). On sait comment, aujourd'hui, un philosophe hégélien comme Slavoj Žižek envisage la fameuse formule : c'est un pur cristal éclairant la puissance de fêlure et le perspectivisme caractérisant la pensée dialectique. Il s'agit d'abord d'opposer à l'interprétation typique du matérialisme vulgaire (l'analytique des comportements se déduirait mécaniquement de l'étude phrénologique des crânes) l'interprétation valorisée par le matérialisme spéculatif (la matière morte ou inorganique ne résiste pas à l'animation rétroactive de ses opérations spirituelles ou intellectuelles). Il s'agit de poser ensuite et surtout l'écart constitutif entre ces deux perspectives. L'écart des perspectives est ainsi la marque parallactique du réel comme antagonisme et le penser est ce qui ne revient jamais à son point de départ. Jamais identique à elle-même en raison d'un perspectivisme ressaisi comme parallaxe (pour chaque objet, il y a en effet plus d'un axe optique visant sa différence intrinsèque), la pensée ne revient à elle qu'aliénée par le tour de vis supplémentaire de la spirale dialectique. La pensée est altérée par l'épreuve contradictoire du négatif et la sortie hors d'elle-même que cette épreuve justement induit (cf. Le Plus sublime des hystériques. Hegel avec Lacan, éd. P.U.F.-coll. « Travaux pratiques », 2011 [1988 pour l'édition originale], pp. 159-184).

 

 

 

« L'esprit est un os » : autant la pensée n'est pas en reste de relever ce qui lui résiste, autant elle doit par là même changer d'axe, engagée qu'elle est à se déboîter dans l'épreuve du reste qui est l'impensable même, le reste comme résistance nécessaire au forçage propre à tout acte de penser – comme restance. Le cinéma a créé quelques-unes des images – plus d'une image, plus d'un montage d'images, sonores et visuelles – dédiées à la pensée mise à l'épreuve nécessaire de l'impensable et de l'impensable en condition préalable à la possibilité de penser – la pensée comme puissance et comme impuissance, par exemple dans quelques passes d'images vues dans 2001, l'Odyssée de l'espace. Et de remarquer qu'il y a bien avec ce film effet de parallaxe, en fait plus d'un écart parallactique dès lors que le raccord stupéfiant dont il sera bientôt question ici l'est davantage encore puisqu'il est en l'occurrence précédé par un raccord qui l'est tout autant, un raccord qui le prépare et qui, moins perceptible, s'efface dans la faveur du suivant comme s'il en représentait le médiateur évanouissant.

 

 

 

 

Le pli du raccord, une coupe, un bond

 

(compression, réduction, court-circuit)

 

 

 

 

« L'esprit est un os » : on propose donc que la formule hégélienne offre une réelle force heuristique concernant le sens du raccord suturant, dans le chef-d’œuvre de Stanley Kubrick, l'os lancé en l'air par l'australopithèque qui vient de vaincre son rival mimétique et la navette spatiale qui relie la Terre à la station orbitale et celle-ci à une base lunaire. D'un côté, l'audace du fameux raccord en question consiste à ramasser en une fraction de seconde une ellipse qui contracte un intervalle temporel fort de quatre millions d'années (en gros du Pliocène jusqu'à l'anticipation du futur le plus proche). De l'autre, il s'agit avec ce même raccord d'attester, en dépit du gigantesque hiatus spatio-temporel, une continuité formelle identifiée à l'ustensilité, son histoire et ses progrès techniques constitutifs, de l'os détourné comme arme de destination à l'engin spatial avec propulseurs nucléaires. Sensiblement différent à cet égard de son possible modèle cinématographique (le raccord, certes déjà cosmique, de l'allumette frottée ajointée au soleil se levant sur les sables de l'orient dans Lawrence of Arabia – Lawrence d'Arabie de David Lean en 1962), le raccord kubrickien se proposerait pratiquement d'être comme une impressionnante compression dotée d'une immense force de réduction, schématique ou eidétique. Contractant sur le plan narratif une période de temps comme cela n'avait jamais été fait au cinéma auparavant, et peut-être jamais depuis, le raccord extrait le court-circuit autant généalogique que paradigmatique d'un événement à tous égards décisif.

 

 

 

L'événement d'une ouverture qui est une propension utilitaire, une disposition à l'outillage et l'appareillage qui donnerait à l'espèce humaine un avantage comparatif sur les autres espèces animales, même simiennes. L'aurore du privilège technicien et prothétique humain.

 

 

 

On peut y voir une grande image de la pensée du film, raccord avec la conception de l'util heideggerien. L'« être-là » se dit en effet dans Être et temps (1927) comme « être à portée de main » dès lors qu'avec la question technique de l'outil est présupposée l'ouverture d'un monde spécifiquement humain. Stanley Kubrick apporterait cependant à cette ouverture du monde conceptualisée par Martin Heidegger comme être à proximité et à portée de main cette précision caractéristique de sa propre vision du monde, qui est une métaphysique conjoignant l'anthropologique et le cosmologique. En effet, l'utilité de l'outil surgit avec la mise à mort de l'autre, d'abord l'animal proche mais inoffensif puis le semblable apparenté au rival mimétique, en faisant surgir la carnivorité dont s'ensuit le meurtre. On aura à revenir sur cette suite anthropologique, qui voit dans tout meurtre le noyau traumatique d'une anthropophagie culturellement refoulée, et dont la culture est un dispositif équivalant à son refoulement.

 

 

 

Le raccord kubrickien est à cet égard la procédure idéale permettant de couper court aux enchaînements filés du récit évolutionniste. Il coupe dans la foulée l'herbe sous le pied aux chercheurs de cet or que serait le fameux « chaînon manquant » ou forme transitionnelle entre le genre australopithèque disparu et le genre Homo (si les deux genres sont effectivement distincts tout en appartenant bien à la même classe générique des hominidés).

 

 

 

Le pli temporel du raccord se saisit comme une coupe exprimant une essentielle discontinuité qui, n'étant pas en ou par elle-même représentable, atteste que l'histoire de l'humanité telle qu'elle est racontée ici est constituée de coupures déliées de toute causalité rétroactive, d'événements comme autant de courts-circuits dans la chaîne linéaire des causes et des effets. On note en passant que cette coupe fait glisser dans sa faille la vertigineuse question, pourtant absolument décisive pour l'hominisation, de l'apparition du langage (ou, plus précisément, du tournant anthropologique consistant dans le passage du langage comme faculté naturelle pour la communication à la langue comme culture et institution sociale).

 

 

 

Avec le passage de l'os jeté en l'air au véhicule spatial propulsé à l'extérieur de la Terre (formellement un passage du blanc au noir, du jour terrestre à la nuit sidérale), la coupure se comprend comme un bond. Mais le bond est mutique en justifiant pourquoi Stanley Kubrick a voulu que son film tienne de l'expérience non verbale. Souverainement soustrait de toute explicitation plutôt que de toute explication, le motif du bond insiste pour nouer au destin humain, ou à l'humanité comme destinée, les forces de l'arrachement et du bondissement qui sont des puissances de déliaison et d'antigravitation, de soulèvement dans la projection.

 

 

 

Le faux-raccord coupant l'élan de l'os lancé en l'air en deux plans qui sont les seuls de tout ce bloc narratif à être en mouvement, ainsi que le léger ralenti affectant le rythme des images en témoignent déjà : ce qui tourne dans un sens peut tourner en un autre sens, et ce qui s'élève même avec une moindre gravité est menacé de retomber, ailleurs et autrement. L'intervalle que le raccord relaie, en tant qu'il sépare et qu'il relie à la fois, témoigne idéalement de ce que le cinéma peut effectivement produire comme pensée en tant qu'il est une agencement projectif de continuités et de discontinuités, un dispositif d'images visuelles et sonores aussi mobiles que le sont les coupes qui en articulent les rapports, à la fois conjonctifs et disjonctifs.

 

 

 

 

Une fiction anthropologique

 

(l'expérience du dehors et la puissance effractive de la pensée)

 

 

 

 

En se plaçant sous les auspices de son ouverture imprévisible, cette première partie intitulée « L'aube de l'humanité » et qui contrarie radicalement les attentes supposées d'un film rapporté à son genre d'appartenance, la science-fiction, 2001, l'Odyssée de l'espace propose rien moins qu'une fiction anthropologique. Exactement comme le firent autrement quelques glorieux prédécesseurs en philosophie, Platon, Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau. Et puis, plus récemment, une série télévisée comme The Leftovers (2014-2017) de Damon Lindelof et Tom Perrotta aura pris en compte l'impact de la vision kubrickienne, avec l'entame néolithique au fondement de sa deuxième saison. Même si elle est nourrie de scientificité, la fiction anthropologique proposée par « L'aube de l'humanité » est un mythe davantage qu'un résumé éducatif et paléontologique. C'est un site mythique dont le caractère originaire est imaginaire, une scène fantasmée dont les puissances fantasmatiques seraient si grandes qu'elles ont aidé le film à atteindre la position de film-culte et d'objet culturel universel, de plus grand film de science-fiction et de chef-d’œuvre de l'histoire du cinéma capable de conjuguer le divertissement hollywoodien avec la « forme qui pense » chère à Jean-Luc Godard.

 

 

 

Avant le grand raccord qui, comme compression narrative et comme réduction schématique ou eidétique, fait fonction de suture des temps et de contraction du bond et de la coupure, il y avait déjà eu la mystérieuse apparition du grand monolithe, noir et parallélépipédique. Cet objet irrationnel a été rapproché de certaines peintures mystiques de Georges Yatridès. Il a cependant moins de sens qu'il est en tant qu'événement le sens lui-même. Le sens comme événement sépare l'avant et l'après, il fait fuir hors de ses gonds évolutionnistes le grand récit de l'humanité, un récit de fait ouvert et fêlé, et dès lors disposé à des fracturations internes et externes. Le monolithe se présente ainsi, visuellement, comme une coupe qui suture ; à cet égard il proposerait l'image même du raccord comme faux-raccord, qui relie ce qu'il disjoint. Dans le trou noir du monolithe qui attirerait autant le sens d'un film que sa « restance » (Jacques Derrida), autrement dit sa réserve de sens résistant à toutes les interprétations que l'œuvre appelle cependant (les significations n'épuisent pas en effet tout le sens en tant qu'il reste à venir), on trouvera bien sûr de tout. Des scénarios classiques de science-fiction (l'hypothèse extraterrestre partagée par la scientologie) et d'autres davantage mâtinés de scientificité (l'influence des rayonnements cosmiques sur l'évolution génétique qui passionnait Arthur C. Clarke, l'auteur du roman adapté par lui pour le film de Stanley Kubrick).

 

 

 

Posons en conséquence que le monolithe, mieux qu'un symbole, est une « image de la pensée » du film (Gilles Deleuze). Posons encore qu'il est une image de la pensée tout court.

 

 

 

On ne décide pas de penser. Penser ne relève d'une souveraine volonté. Penser tient à une fondamentale passivité. C'est du dehors qu'un événement arrive en forçant à penser – en forçant même la pensée, à ce qu'advienne la pensée, à ce qu'elle soit forcée d'accoucher d'elle-même. La pensée naît ainsi d'un forçage extérieur, l'effraction d'un dehors suffisamment impersonnel pour être plus éloigné que tout extérieur localisable spatialement, et pour interrompre la centralité discursive du sujet et l'intériorité censée en qualifier le privilège.

 

 

 

Cela, Maurice Blanchot l'a dit, dans L'Espace littéraire (1955), dans Le Livre à venir (1959), dans L'Entretien infini (1969). Dans le texte ouvrant L'Amitié, intitulé « Naissance de l'art », il écrit également : « (...) il y a ces millions d'années durant lesquelles, en des lignées qui aboutissent souvent à autre chose qu'à des hommes, ces êtres aux noms rudes, l'Australanthrope, le Télanthrope, le Sinanthrope, se redressent, se servent d'un tibia pour combattre, cassent l'os pour en utiliser les éclats, en attendant de faire éclater la pierre, font des choses des outils, puis des outils avec des choses, s'écartent ainsi dangereusement de la nature, la détruisent, apprennent à connaître la destruction et la mort et à se servir d'elles. » (éd. Gallimard, 1971, p. 12-13). Maurice Blanchot aurait-il vu 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick ? Synchronicité.

 

 

 

Cela, Michel Foucault s'y confronte en se confrontant à Maurice Blanchot dans « La Pensée du dehors » publié dans le numéro 229 de la revue Critique en 1966, alors que paraît Les Mots et les choses dont la conclusion prophétique annonce l'effacement de la figure de l'Homme après quatre siècles d'humanisme. Cet effacement du dispositif de l'Homme conçu par l'humanisme fait écho à la surdétermination du siècle des Lumières chez Stanley Kubrick, jamais aussi explicitée qu'avec « Jupiter et au-delà de l'infini », l'ultime partie de 2001, l'Odyssée de l'espace, en attendant Barry Lyndon (1975). Cela, c'est encore ce que répétera Gilles Deleuze, d'abord en faisant publier en 1983 et 1985 ses deux grands volumes sur le cinéma, surtout le second nettement imprégné des pensées de Maurice Blanchot et de Michel Foucault (notamment afin d'identifier en Stanley Kubrick aux côtés d'Alain Resnais l'un des grands praticiens du « cinéma du cerveau »). Avant de consacrer à Michel Foucault un ouvrage publié en 1986, deux ans après son décès. Jusqu'à Alain Badiou s'accordant, malgré bien des détours et des différends, avec l'ontologie de Gilles Deleuze à l'occasion de son livre Deleuze. La clameur de l'être (1997).

 

 

 

2001, l'Odyssée de l'espace imagine ainsi, inoubliablement, la puissance effractive de la pensée. Un monolithe parallélépipédique noir – nul ne sait d'où il vient et comment il est arrivé là – se tient en cette verticalité géométrique dont la tonalité, soutenue par le Requiem pour soprano, mezzo-soprano, deux chœurs mixtes et orchestre de György Ligeti, est avec ses vibrations polyphoniques comme un vibrant appel impersonnel à la bipédie. Cet appel n'est rien tant que celui du dehors : le dehors qui est l'envers des images en en déterminant les coupures irrationnelles et interstitielles ; le dehors qui est la pensée comme interruption ouvrant à la possibilité après coup du sujet, de la conscience et des calculs projectifs, de la décision et de l'acte en excès à l'éventail ordinaire des situations. Émanant d'un artefact à l'état pur, objet antinaturel posé devant sans auteur ou producteur, l'appel du monolithe se double enfin, avec l'ouverture épigénétique disposant les membres supérieurs à devenir des mains dédiées à l'outillage et l'appareillage, d'une invitation à l'arrachement organique et la projection prothétique. C'est pourquoi le monolithe ne peut pas ne pas être noir et froid, comme l'est la nuit intersidérale. C'est qu'il est l'appel, presque la sommation d'un troisième cerveau, le cortex prothétique et machinique, qui s'ajoute aux couches phylogénétiques (l'évolution des modifications génétiques) et épigénétiques (les facteurs de développements non génétiques), et qui soutient décisivement l'hominisation comme élan vital différencié et différenciant, processus continu et discontinu (ce que Bernard Stiegler aura qualifié d'« épiphylogénèse »).

 

 

 

Les hypothèses, divines, surnaturelles ou extraterrestres, révèlent seulement la fétichisation ou la scotomisation de l'étrangeté radicale de l'être humain, mieux équipé pour penser que pour vivre disaient Gilbert Simondon et Bernard Stiegler après lui. L'être humain en tant qu'il est fracturé par une pensée qui le traverse sans lui appartenir, ouvert du dehors par des puissances de pensée qui ne le sont qu'à se confronter à d'aussi grandes impuissances.

 

 

 

L'apparition d'une image du monolithe, alors qu'il a disparu aussi mystérieusement qu'il est apparu, dans une vue en contre-plongée imitant la perception australopithèque et reliant l'objet au ciel étoilé, confirmerait alors le passage du dehors au dedans, de la perception d'un objet extérieur à l'intériorisation mémorielle de son image, de l'image-perception à l'image-souvenir. Le dehors creuse ainsi le dedans dont les galeries constituent un nouveau cerveau. Le court-circuit de la perception présente et de son souvenir est une image de conscience dont l'intervalle fait saillie alors qu'un hominidé agite un os pour en tirer, progressivement mais involontairement, d'abord et avant tout passivement, la prothèse. L'outil est l'arme lui permettant d'abattre et manger le phacochère, de se distinguer parmi les membres de son groupe, puis de frapper mortellement le rival mimétique en les encourageant à répéter et amplifier son geste afin de s'approprier l'accès vital d'un rare point d'eau dans la savane.

 

 

 

La pensée est l'expérience excessive d'un dehors qui vient de plus loin que loin en n'appartenant en propre à personne. Elle est cette puissance impersonnelle d'effraction et d'interruption : 1) qui fait passer un simien du stade végétarien inoffensif à celui de carnivore et meurtrier ; 2) qui tire d'un os manié sans calcul une ustensilité virtuelle dont la première actualisation produit une arme de destination létale avant les grandes calculabilités interstellaires; 3) qui fait sauter un hominidé quelconque du genre de l'australopithèque à celui de l'Homo. L'interruption trouvera ensuite avec le génial raccord de quoi déployer le vide au principe des développements prothétiques et historiques de l'espèce humaine. La propension à l'arrachement et au détournement (l'os en guise de prothèse mortelle), à la projection et l'antigravitation (l'os lancé au ciel et au ralenti mais le ralenti affecte déjà la mise à mort des phacochères avec l'os s'abattant en faisant voltiger d'autres ossements) a permis à homo de s'émanciper à l'aide de containers artificiels du premier conteneur qu'est la Terre.

 

 

 

La bipédie libère donc la main en projetant la tête dans les étoiles. Même sur un lit de mort, un agonisant lève la main et dresse l'index, verticalisation et perspective. L'apparition du fœtus astral qui, à la fin, regarde le spectateur droit dans les yeux, est l'autre artefact fait à l'image de l'humain dont la figure native est celle d'un destin « naissanciel » comme l'aurait dit Hannah Arendt. Un destin moins terrestre que cosmique qui, pour employer un autre néologisme proposé celui-là par Gaston Bachelard, relève alors du « transphère ».

 

 

 

 

Au miroir noir de nos instabilités

 

(la projection du déséquilibre humain, son génie et sa puissance générique)

 

 

 

 

Les quatre grands blocs narratifs distincts composant 2001, l'Odyssée de l'espace sont autant de stases relançant autrement, plus loin et plus abstraitement, la même dialectique en vertu de laquelle les synthèses ne sont qu'à demeurer provisoires : 1) il y a ce qui change mais il y a aussi ce qui ne change pas ; 2) il y a ce qui dure en se répétant programmatiquement ; 3) il y a ce qui survient imprévisiblement en marquant, depuis le statisme de l'être, l'inflexion dynamique des bifurcations du devenir. L'humain est alors la figure qui, donnant à ce clivage un visage, en spiritualise la nature ontologique (la métaphysique se comprendrait ainsi comme un destin, pour l'humanité comme destin). L'humain est la figure même d'une composition de tendances métastables (instables mais potentiellement, l'agencement étant fondamentalement transitoire, ouvert à d'imprévisibles décompositions et recompositions).

 

 

 

L'humain est le sujet d'un dualisme aussi fondamental qu'irrésolu, entre une stabilité organique et biologique et une instabilité inorganique et prothétique. Et l'écart entre stabilité et instabilité est un hiatus qui se comprend tout à la fois comme suture et pli, comme coupure et bond, comme pont et faille. Les battements de l'humaine métastabilité se manifestent notamment dans le geste de balancier de l'os manié avant de s'abattre avec la mise à mort du phacochère. On remarquera ici la nette stylisation de l'abattage qui se présente dans une économie frôlant l'abstraction, l'animal (deux en fait, l'un qui tombe avec la tête à gauche, le second avec la tête à droite mais peut-être s'agit-il du même ?) s'affalant tout seul dans l'ellipse du coup donné. L'abstraction serait alors une formalisation offerte à l'imagination du spectateur pour le préparer au grand bond cinématographique hors du figuratif et du représentatif caractérisant l'ultime partie qui ne se présente à lui qu'en raison d'une évolution de la perception que le film lui aura spécialement aménagée (l'art y est optique et cinétique, proche de Victor Vasarely).

 

 

 

Les battements de la métastabilité humaine s'attestent encore dans l'autre geste consistant à envoyer le même os en l'air selon deux plans en forme de travellings ascensionnels (les premiers de la première partie) dont le second renverse ou inverse significativement le mouvement de rotation du premier (d'abord dans le sens inverse des aiguilles d'une montre puis dans l'autre sens). Parallaxe oblige : non seulement le grand raccord aura toujours déjà été précédé par un autre, aussi important mais moins perceptible, mais encore un cycle de rotation se voit d'emblée contredit par l'autre cycle qui le suit (une inversion répétant par ailleurs les deux plans du phacochère abattu). Ces battements se poursuivent jusque dans l'alternance percussive de l'ouverture d'Ainsi parlait Zarathoustra (1896) de Richard Strauss.

 

 

 

Tout aura donc commencé par les pieds. Il faut deux pieds pour se tenir droit et marcher, il en faut autant pour reculer ou tomber quand l'un marche sur l'autre. Il faut deux pieds pour se dresser et impulser tous les dressages scandant l'histoire de l'hominisation, en autorisant la brutalité cassante de toutes les opérations de redressement. La bipédie soulève et verticalise le corps en propulsant sa tête dans les étoiles, mais les étoiles elles-mêmes se divisent entre la vivante (le soleil) et la morte (la lune). Quand la chute alors survient, elle n'en est que plus grande, parce qu'effective de plus haut. La navette spatiale a de l'os pour matière originaire refoulée et l'os détourné comme première prothèse imaginée par la fiction anthropologique engage aussi bien le premier skeptron. Le premier sceptre ou le bâton de commandement pour le chef de la communauté, le premier instrument de musique pour le chef d'orchestre, la mailloche du percussionniste tapant sur la grosse caisse dans la fameuse ouverture du poème symphonique de Richard Strauss en hommage au surhomme de Nietzsche.

 

 

 

Ces battements et ces balancements, ces mouvements de balancier sont la dialectique même, qui autorisait Hegel (relu par Julien Gracq au moment de Au château d'Argol en 1938) à écrire que la main qui blesse est aussi celle qui guérit. C'est le même esprit dialectique, relevé par Slavoj Žižek, qui autorisera ensuite Richard Wagner à écrire en conclusion de son Parsifal (1882) que la blessure causée par la lance ne sera soignée que par la lance. Contrairement à ce qu'a pu alors écrire Michel Chion, la vision kubrickienne n'est certainement pas intéressée par « l'humain, ni plus ni moins ». Elle est précisément obsédée par le contraire : l'humain, toujours plus et moins, au-delà et en-deçà – un pont entre la bête et le surhomme ainsi que l'aura exprimé Friedrich Nietzsche. Inspiré par le texte nietzschéen, le poème symphonique de Richard Strauss, dont l'ouverture est significativement placée en début et fin du film de Stanley Kubrick – soit en son A et en son Z – avait pourtant indiqué cela élémentairement.

 

 

 

« L'esprit est un os », c'est affaire dialectique, c'est donc une histoire de parallaxe. Une question de perspective, d'écart parallactique au profit du saut mais au risque de la faille. Maurice Blanchot encore, toujours dans L'Amitié : « Il y a donc toujours une lacune : comme si l'origine, loin de se montrer et de s'exprimer en ce qui sort de l'origine, était toujours voilée et dérobée par ce qu'elle produit et, peut-être alors, détruite ou consumée en tant qu'origine, repoussée et toujours davantage écartée et éloignée, soit comme originellement différée. » (ibidem, p. 18-19).

 

 

 

Tantôt l'os est la matière inorganique mais originaire, toujours déjà relevée dans ses développements prothétiques et machiniques ultérieurs que la navette spatiale exemplifie, tantôt l'os persiste comme pulsion de mort, comme substance-mort projetée telle une humeur noire jusque dans les réseaux des complexes artificiels et les circuits des machines les plus intelligentes (Substance mort est ce génial roman d'anticipation de Philip K. Dick paru en 1977 dont le titre original, A Scanner Darkly, s'inspire de la première épître paulinienne aux Corinthiens citée en exergue ici). L'expérience du dehors en quoi consiste l'événement du monolithe fait voir alors la pensée effractive comme un miroir noir qui rappelle à l'esprit de progrès l'invariable chambre obscure qui s'y niche (A Clockwork Orange – Orange mécanique en 1971 d'après le romand d'Anthony Burgess en aura livré le roman d'apprentissage féroce, dans la guise, bariolée et distanciée, d'un pastiche postmoderne et pop de film d'anticipation).

 

 

 

Ce qu'il faut penser est la métastabilité humaine, où la meilleure tendance et la pire composent en un dualisme, mieux en une dialectique dont les tours sont rêvés comme des dyades, des cercles ou cycles parfaits, mais dont les rotations ne cessent cependant de se révéler, en leurs interruptions, détours ou brisures, comme les boucles ouvertes de spirales tantôt évolutives (de la pulsion à la sublimation), tantôt involutives (de la désublimation à la pulsion). Ce qu'il faut penser est la projection de la métastabilité humaine et l'histoire, continue et discontinue, de ses formes et des forces qui les transforment. La projection technique et inorganique, prothétique et machinique de l'humaine métastabilité est celle d'un déséquilibre –  un « défaut qu'il faut » (Bernard Stiegler). Celui qui donne au superordinateur HAL 9000 une consistance émotionnelle perdue par ses maîtres, ces nouveaux patriciens romains qui s'étonnent encore, après Spartacus (1960), qu'il y ait une révolte des esclaves, un autre soulèvement.

 

 

 

 

Lancer un os comme on casse un caillou

 

 

 

 

C'est qu'il nous faut penser et qu'un film comme 2001, l'Odyssée de l'espace aide à penser c'est l'os qui reste en travers de la pensée, l'os qui l'oblige à l'épreuve forcée de l'impensable. La puissance de la pensée n'étant jamais si réelle que quand elle se renverse en son contraire qui n'est autre qu'elle-même, effondrement, chaos, impuissance. L'humanité métastable est cette membrane de calcium et de silicium – un écran de cinéma, un studio avec ses transparences et sa scène où s'agitent des acteurs costumés – que traverse dans les deux sens, dedans et dehors, la pensée qui vient de tellement plus loin et qui ne lui appartient pas.

 

 

 

C'est pourquoi l'autre film faisant réellement diptyque avec 2001, l'Odyssée de l'espace est finalement moins Orange mécanique, qui n'en représenterait que la brillante explicitation didactique, que Shining (1980) d'après Stephen King. Ce film substitue au miroir noir de l'espace intersidéral le miroir blanc d'une Amérique-monde lézardée de névroses, de schizophrénies et de psychoses dont le dédale excède et absorbe tous les triangles œdipiens.

 

 

 

Mais alors, le génie de Stanley Kubrick, l'amateur d'échecs qui, seulement précédé par l'exception de Citizen Kane (1941) d'Orson Welles, marquerait la signature du cinéaste qui a joué les parties les plus audacieuses contre le superordinateur hollywoodien ? Le génie est en ce cas l'expression historiquement figurée, personnalisée ou individuée d'une impersonnelle puissance toujours déjà divisée, d'une puissance (de faire voir jusqu'à halluciner) comme impuissance (faire voir pour ne rien devoir expliquer) : le génie à la fois générique et cosmique.

 

 

 

Post-scriptum sur la gaucherie et les petits cailloux du progrès : « La conséquence, cependant, c'est qu'il nous faut encore chasser toutes les illusions idéologiques de progrès technologique ; et qu'on a gagné quelque chose une fois restituée à toute action, toute pensée humaine son inextirpable dimension de gaucherie son caractère bricolé, son noyau de base de jeu de Meccano et d'expérimentation infantile incoordonnée. Les objets peuvent être aussi compliqués que vous voudrez, aussi complexes que l'histoire de la philosophie, mais quand on en vient aux hauts faits de la pensée et de la conceptualisation ceux de Kant ou de Hegel, de Galilée ou de Einstein ce que l'on doit retrouver et capter, c'est la simplicité brutale et péremptoire quand ce n'est pas la simplicité d'esprit avec laquelle ils décidèrent finalement de fracasser un caillou sur un autre. » (Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, éd. École Nationale Supérieure des beaux-arts de Paris, 2011 [1991 pour l'édition originale], p. 314).

 

 

 

23 août 2018


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