Amitiés

un texte de Guillermo Kozlowski

« Comment ça va les amis? », demande Frantz Biberkopf. Le mail est signé « Des nouvelles du front cinématographique ». Et lorsque je clique sur l’envoyeur, d’autres noms apparaissent : Alexia et Saad. C’est peut-être moi qui ai ajouté ces deux noms, je ne me souviens pas, ou alors ce sont des métadonnées. Deux masques de plus, y en a déjà quatre. Et, si on déploie les romans, les films, les lieux, les moments qui s’y trouvent, alors… Ce sont bien des amis.

 

 

 

Comment ça va ? Si c’est ce monde-là qui demande, alors ça va comme si un calamar géant nous était tombé sur la tête, ou comme si 2 % de la population avait disparu. Parce que l’amitié ce n’est certainement pas partager quelques centres d’intérêt, mais des territoires communs d’où le sens peut émerger. Pas seulement les deux séries qui ont plutôt tendance à se refermer. Chez les Amerloques l’obsession de dominer gagne toujours à la fin... Le livre de Saad c’est autre chose : les histoires n’arrêtent pas de proliférer, là il y a un territoire. Une fois situées, regardées depuis Bejaïa, St Denis et Buenos Aires, il apparaît qu’il y beaucoup de rêves dans chaque rêve, et que ces rêves ne se valent pas tous, loin de là.

 

 

 

Comment ça va ? Comme à Buenos Aires ou à St Denis ou au Mexique, comme partout où on sait que réellement des calamars géants peuvent nous tomber sur la tête. Surtout comme partout où on sait que des gens peuvent disparaître, dans l’indifférence d’un monde persuadé que toute une série d’humains, d’animaux, de plantes, de paysages, n’importent pas.

 

 

 

Comment ça va ? C’est un peu plus étrange en Belgique qu’à Buenos Aires, parce qu’ici les gens croient qu’il n’y a que dans les films qu’il peut se passer quelque chose. Et ils sont convaincus que ce qui se passe dans les films n’existe pas dans la vie réelle. Du coup, lorsqu’il se passe quelque chose, le réflexe est de se croire dans un mauvais film, persuadés que ça ne peut pas concerner leur vie. Ainsi, il y en a ici qui pensent faire de la politique lorsqu’ils se filment en train de crier « liberté » comme dans les happy-ends des films de SF pour ados.

 

 

 

Comment ça va ? Bah… série à rallonge. Les mauvais scénaristes multiplient les personnages, par la magie de l’ars combinatoria : « Il y a bien quelque chose qui vous intéressera », se disent-ils, et c’est servi avec plein de coups de théâtre. On a droit à toute la gamme d’épidémiologistes: ceux qui ont l’air sage, ceux qui ont l’air rebelle, les jeunes disruptifs, le vieux sages, il y a même ceux issus des minorités, ceux qui sont pour, ceux qui sont contre, les nuancés… C’est Netflix qui scénarise. Ce qu’ils racontent est souvent vraiment intéressant, le problème n’est pas là. Il aurait fallu les confronter à des images claires, mais ça il n’en est pas question.

 

 

 

Breaking news, j’étais en train de relire ce texte une dernière fois et l’actualité m’a rattrapé. Chasse à l’homme : un militaire néonazi armé d’un lance-roquettes qui veut assassiner un virologue est traqué par la police. Un journal argentin titre : « Cacería humana: buscan a un “Rambo” armado con un lanzacohetes en los bosques de Bélgica ».

 

 

 

Quand on est rattrapé par ça, on se dit qu’effectivement il faudrait courir plus vite camarade.

 

 

 

Comment ça va ? Un ami commun qui se fait appeler Tchouanga, à moins que ce ne soit son vrai nom... comparait « Le manuscrit trouvé à Saragosse » de Wojciech Has avec les films de Buñuel : « Le secret de Buñuel est que ses personnages restent à eux-mêmes opaques. Par là, ils nous ressemblent et nous inquiètent. Uniment vaniteux, naïfs ou manipulateurs, ceux de Has sont des pitres qui ne gagnent pas la moindre épaisseur à traverser les miroirs ». Le Manuscrit est une vision rationaliste du rêve, il combine, dans une mécanique abstraite, des fantasmes orientalistes. L’ars combinatoria impose une logique extérieure aux choses, et rend invisible la complexité réelle. Et de nos jours ça tient le haut du pavé, peut-être parce qu’on rêve de rationalisme.

 

 

 

Comment ça va ? Justement, ça manque un peu d’images, et on se noie dans d’infinies interprétations d’images qui n’en sont pas. Mais ça, ce n’est pas nouveau. Ceci dit, après l’overdose, qui sait ? On va peut-être finir par comprendre que les algorithmes ne produisent pas d’images.

 

 

 

Comment ça va ? Quand Tancredi disait qu’il faut que tout change… c’était juste une ruse pour pétrifier son monde. Si tout change, il n’y a aucune manière de comprendre le sens de ce qui arrive, et si rien ne change on ne peut rien faire non plus. Tancredi et ses frères sont partout.

 

 

 

Comment ça va ? Tu vois, ça va dans tous les sens… et c’est peut-être une bonne chose.

 

 

 

Ts’ui Pên (texte traduit par J. Cafrune)

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