Comment ça va, le visage.

À partir de Death Make de Kazuo Umezu

Un texte de Jérôme Le Glatin

C'est une suite de cinq portraits, un lever de visage. Chacun de ces portraits s'inscrit en première case d'une page, aboutissement fatal du tour-de-page et de la main qui opère, sous emprise. La main sait ce qui vient, et le fait, scansion — le monstre de Death Make est cet irrépressible accord, œil, main, page, qui fait bloc.

 

 

 

À l'ouverture, ni visage ni crâne, page 4, c'est une face, forme effective, s'essayant aux contraintes des nécessités mimétiques. Les éléments discrétisés montent faire un visage à la face : le visage se fait en se défaisant. La scansion du tour-de-page est la pulsation arythmique de cette émotion, sa réalisation haptique, un savoir-faire partagé du bout des doigts. Émerge quelque chose de cette douce nostalgie, qui lie fatigue de plomb du corps, quand il se re-connaît nécessité transitoire, et puissance explosive de la joie du geste, danse, moyens sans fins, traits, traces.

 

 

 

À l'ouverture, c'est un souffle — rien d'un cri, une flatulence, anorganique — que laisse échapper une fente faite bouche. La face de la page 6 expire depuis la fracture faite à la fenêtre page 16, et son soupir remonte le long des puits de surface de la page 28, dont la double fracture à la porte vitrée, énigmatique, en accomplit — point d'orgue — le suspens intensif. À s'en trouer pour respirer, effet balistique, fissure de bloc, un visage se défait en se faisant. Ainsi de Jack Shephard dans Lost quand, dérivant à la surface de l'eau, le héros tient à rassurer ses ouailles : « Ça va. Nous sommes vivants. », et que son visage s'effondre, s'enface, comme aucun visage états-unien jusqu'alors, de tous extirpés du roc, Cary Grant, Tom Cruise, tous emportés par lui. Le plan suivant, large, transforme la face endeuillée en une nouvelle île du Pacifique, paysage autarcique.

 

 

 

La confrontation, dans La Faucille, du visage de la petite-fille et de sa grand-mère ressuscitée, face-à-face cru d'une double page concurrente, témoigne du même rapport intensif : ce qui diffère entre les deux visages, c'est qu'une terre insulaire a monté, matière d'abstraction, se vissant à l'âge, et qui défait le visage (c'est aussi tout l'enjeu inaugural de Baptism). Un lever de visage traverse immanquablement de tels paysages d'horreur abstraite (j'emprunte la notion à Magalie Altmann, qu'elle développe dans un texte inédit : « L'horreur abstraite se compose de toutes les images impossibles, de la totalité des désirs qui résident à la lisière comme en plein cœur de toute organisation sociale et de chaque tête. L'horreur abstraite est ce catalogue libidinal infini, effréné, sexuel et politique, que la conscience humaine — le marquis de Sade et le mangaka Umezu se rejoignent sur ce point fait ligne de front — passe fatalement en revue. »)

 

 

 

À l'ouverture, c'est un rire. La face emprunte un corps, social, et se cherche un autre pour rire avec. Ce rire est figuré, dans le manga d'origine, par une stricte reprise, à l'identique, d'une série de caractères syllabaires mécaniques (à noter que l'édition française, en multipliant les changements d'emplacement, de taille, d'orientation des caractères romains qu'elle y substitue, brouille tragiquement la cohérence esthétique de l'ensemble de ces planches). À la page 11, la répétition de ces caractères cadence visuellement l'espace. Le rire-signe est une force d'assimilation prédatrice, évaluant les possibilités subjectives, les cuvettes d'incarnation, les stations empruntées, dans un espace (à la fois « Salle de sciences » et planche de bande dessinée) qu'elle investit en même temps qu'elle l'engendre de sa rigueur mécanique. Et rien ne se meut à la vérité de ce rire pétrifié, axe d'airain autour duquel tout menace de permuter.

 

 

 

À l'ouverture, c'est un regard. Celui d'un reflet sans référent, image spéculaire orpheline : douce nostalgie sans objet, trace sans sujet. Rien d'un idéalisme, c'est tout l'hypermatérialisme scopique du bloc-temps, ici ramassé d'un trait, page 16, Gorgone battant pupille. Le lever de visage, dissolution des continuités, n'établit aucune logique de succession : au fil de ces cinq stations, rien ne participe du progrès d'un même visage appartenant à un même sujet. Chaque portrait, et celui-ci tout particulièrement, fait fragment, destituant, au contour qui flambe, et dont les qualités vibratoires spécifiques réfutent la clôture de forme. On se rappellera du visage-machine dans Je suis Shingo : les yeux protubérants, les glands oculaires, la peau de métal fripé du double phallus scopique, l'éjaculation des câbles, tout un agencement plastique d'optique libidinale, ce faisant-défaisant-faisant du lever de visage lorsqu'il se met à vibrer en surface jusqu'à creuser la page. Le visage offre la re-connaissance d'un état protubérant-troué instable de l'épiderme plan, à la surface duquel le pervers polymorphe est invité à jouir de toutes les manières. Ainsi, dans le même volume, l'enfant vient déposer, aux pieds de sa mère pré-pubère, son propre visage échoué. Et dans Death Make, alliance troublante de vertige membranaire et de sécrétion scopique, on s'enthousiasme à l'idée qu'on « n'aura plus qu'à faire passer un tube par les yeux et faire couler du pus, ce sera génial !! ».

 

 

 

À l'ouverture, c'est un visage aux yeux crevés, à gicler le sang, pénétrés par l'index et le majeur droits, faits fourche, d'une collégienne dont les os de l'avant-bras gauche, pris dans la gueule du monstre, sont brisés, double fracture ouverte. C'est une étreinte terrible de l’œil et de la main. Ce geste d'emprise, page 24, est le faire-mort, où la vie se relève de ce qui plonge. Non pas se mouvant au-dessus de tous les trous de surface, à se donner l'air d'être, mais impossiblement mu par ces abîmes. L'air d'être est conservation du sujet, capitalisation du geste, autant de vues de l'esprit, d'idéalités mortifères que le monde-camp, en son déploiement, a charge d'objectiver (et la valorisation capitaliste est le moyen de cette fin).Ni acte ni mémoire, aucune histoire, le faire-mort qui s'y oppose est une dépense, qui se paye d'une déchéance physique et d'un suspens du regard. Et si cela peut être vu dans ces pages, c'est uniquement parce qu'un œil, là, le temps de trente pages ou presque, s'y est formé pour disparaître.

 

 

 

À l'ouverture, donc, c'est l'enfance toujours — qui se dérobe.

 

 

 

 

(extrait remanié de « L'air d'être », à paraître dans À partir de n° 4, éd. Adverse, septembre 2021)

 

 

 

Magalie Altmann, Le Regard emporté, texte inédit, 2021

Damon Lindelof et al., « There's No Place Like Home: Part 3 », Lost (S.04 Ep.14), 2008

Kazuo Umezu, Baptism, Vol. 1-4, Glénat, 2006-2007 (paru dans Shōjo Comic, 1974-1976)

Kazuo Umezu, « Death Make », dans Le Vœu maudit, Le Lézard noir, 2016 (paru dans Big Comics Spirit, 1985)

Kazuo Umezu, « La Faucille », dans Le Vœu maudit, Le Lézard noir, 2016 (paru dans Shōnen Sunday, 1985)

Kazuo Umezu, Je suis Shingo, Vol. 1-6, Le Lézard noir, 2017-2019 (paru dans Big Comics Spirit, 1982-1986)


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