De l'autre côté d'une lettre

une lettre de David Fonseca

« Comment ça va ? », c’est propre comme question, lourd. Gérard Depardieu sortant de la douche. Pourtant, « comment ça va ? », n’est pas une question qui ouvre. « Comment ça va ? » ne marque pas le début d’une rencontre. « Comment ça va ? » termine l’aventure. « Comment ça va ? » abrutit la question. « Comment ça va ? » aboutit le monde. Alors, comment ça va, Alexia ? Comment ça va, Saad ? Je voudrais tellement vous assurer du contraire, mais ils disent « comment ça va ? », comme ils passent leur chemin. « Comment ça va ? », c’est leur mot de la fin. La fin, la faim dirait sans doute Lacan, l’insatiable faim, ils disent « comment ça va » sans en avoir la faim. Mais qu’est-ce que cette faim ? J’avais fin, moi aussi, alors j’ai lu pour ne plus l’ignorer, lu jusqu’à plus Faim, que je pensais comme rassasiement chez Knut Hamsun, pour enfin savoir ce que c’était que ma faim. Ce jeune écrivain, qui, dans le roman, malgré son dégoût pour la nourriture, sans cesse sent grandir en lui cette faim, cette envie de tout dévorer, ce travail qui part de l’intérieur, qui grandit là-dedans en silence. Mais lui, à la fin, se libère de cette faim, son errance, s’engage sur un navire en partance. Il s’ouvre l’estomac pour se répandre enfin. « Comment ça va, là-bas ? », mais qui se soucie de l’horizon comme Godard s’inquiétait de ne plus voir quiconque filmer le ciel ?

 

 

 

Ma faim provient d’un autre ventre : du hiatus entre ma vie brève, là où la mort guette en permanence, cette issue fatale vers laquelle tout mon être tend, son caractère défini, limité et le caractère indéfini, illimité, de mes sentiments, ce fait têtu de vouloir que ce que j’aime, ce que je suis, le sera pour toujours comme L’aurore de Murnau s’entêtera à se lever chaque matin, vivra de toute éternité, sans bornes ni limites : sans fin. Voici le heurtement, la faille : l’obsession de durer fracassée par l’interruption de toutes choses. La faim, ma faim, c’est de vouloir dévorer la fin depuis que j’ai ouvert les yeux, un jour, sur un écran de cinéma.

 

 

 

Mais la fin sera toujours plus vaste que ma faim, par quoi elle me tient. Ma fin, c’est mon Penn-ar-Bed à moi Alexia, Saad, ce nom breton du Finistère dont j’aime tant la signification, qui dit le bout du monde ou sa tête. Mais s’il y a un bout du monde, ou bien encore une tête, c’est qu’il ne s’agit encore que de mon monde, que de ma tête, que peut-être alors commence quelque chose d’autre, au-delà de la mer, mais qui est océanique, au centre duquel je me perdrai toujours dit le poète, mes yeux sur l’écran. Alors quoi ? Oui, quoi ? Reste quoi ? Le courage d’y aller ? Le courage, c’est de savoir demeurer au plus près de ses désastres. Mais cette position n’est pas désespérée, même si elle me demeurera peut-être toujours empêchée : elle ouvre, est en pente. Elle n’annule pas le pourquoi ni le comment de cette possibilité du voyage. Donne la mort à toute forme de minéralité : la raison à tout cela. La meilleure farce faite à mon orgueil de tout comprendre, de tout savoir, de tout dire, de tout faire signifier : une solitude, donc ; ne pas savoir pourquoi j’y suis, maintenant, d’y aller pourtant comme débute le générique du film dont j’ignore encore tout, une respiration.

 

 

 

Rien ne prendra jamais faim comme cette absence, ce trou dans mon ventre, cette faim sans fin : à moi d’avancer les paumes en avant, de jauger le pas fertile autour de ce centre inapprochable, et marquer ainsi mes pas provisoires, ces dévers, ces défaites du chemin, retrouver l’enfant à jamais perdu comme Daney cherchait impossiblement le père dans l’écran. Je n’aurai sans doute pas le front de combler l’énigme, car à conquérir la fin, il s’agit toujours d’investir les limites, comme on marche à côté du silence pour le troubler. Alors quoi, à la fin ? Le mot de la fin Alexia, Saad ? Vous me demandez le mot de la fin ? Le mot de la fin, c’est le mot de ma faim : Shéhérazade. Appelez-moi Shéhérazade, si vous le voulez bien. Tant qu’il y aura quelque chose à raconter au cinéma, en attendant, je resterai en vie, j’en aurai mille et une aussi.

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