Deuxième lettre d'été

Retour au cinéma, retour (possible) sur soi

un texte de Guillaume Richard

À la question "Comment ça va ?", on pourrait répondre par un "Pas plus mal". Les salles belges ont rouvert leurs portes le 9 juin. Le rituel qui les accompagne fut donc à nouveau accessible : il était à nouveau possible de vivre trois fois plus selon les conditions qu'il impose. Je suis pourtant loin d'être un puriste de la salle car toute ma cinéphilie, forgée entre 15 et 25 ans (j'en ai aujourd'hui 33), s'est construite en grande partie sur l'écran de mon ordinateur et de ma télévision. Mais il n'y a rien à faire, certains films doivent peut-être être vus en salles pour qu'une certaine forme de magie opère, puisque les conditions de réception, notre humeur, notre histoire personnelle, l'atmosphère de la salle dans laquelle on se trouve et le rapport/l'historique qu'on entretient avec le film définissent clairement l'intensité de l'expérience qui va se produire. Dans son divan, on dit souvent à juste titre (?) qu'on peut être rapidement distrait et sortir de la temporalité du film. Je me sens pour ma part de moins en moins traversé par des films, mais peut-être est-ce dû à de mauvais choix. Et que dire encore de la perte inestimable qu'entraîne la compression de l'œuvre pour sa diffusion à la télévision et en DVD/BR ?

 

 

 

 

C'est dans ce contexte que je suis allé revoir In the Mood for Love de Wong Kar-waï, qui est ressorti cet été dans une version restaurée en 4K. C'est un film que je connais bien, ou plutôt que je pensais bien connaître. Je l'avais découvert à 16 ans en DVD et je l'avais même proposé au ciné-club de notre faculté de philosophie à Namur. J'en gardais le souvenir d'un film un peu "maniéré", comme on le dit maladroitement à son sujet. Je décide donc d'aller le voir au Palace, dans le centre de Bruxelles, où le film est diffusé dans la grande salle. Nous ne sommes que trois à assister à la séance et comme d'habitude, je m'installe dans les premiers rangs, avec personne devant moi pour "avoir le film pour moi tout seul". Le film commence et rapidement, je suis frappé par la précision de la mise en scène et la subtilité de la construction narrative. C'est comme si je voyais In the Mood for Love pour la première fois, comme si auparavant je n'avais rien compris, vu, expérimenté. Ce qui pourrait être perçu comme du maniérisme (les ralentis, la musique, etc.) participe au contraire à la création d'un film-souvenir déchirant qui a la forme éphémère d'un rêve construit sur une relation amoureuse qui n'a jamais aboutie.

 

 

 

 

Plus que jamais, l'identification propre au cinéma me fait vivre une autre vie qui me bouleverse, il n'y a pas d'autres mots, mais pourquoi ? Si cela est le cas pour tous les films, certains, plus que d'autres, parviennent à accomplir le processus d'identification avec plus d'intensité. Et certains aussi, plus que d'autres, nous regardent et en viennent à nous construire. Avec une grande surprise, je découvre dans In the Mood for Love beaucoup de choses qui me ressemblent, et en premier lieu les traits de Mr. Chow, incarné par Tony Leung. Comme moi, il est ouvert aux rêveries et hanté par ses puissances, il préfère l'authenticité au compromis, il est peuplé de mystères (comme le fait remarquer son ami Ping, l'amateur de prostituées, qui se dit "simple") et adepte du secret. Mme Chan (Maggie Cheung), loin d'être réduite à l'objet de fantasmes masculins, ressemble beaucoup à sa non-amante. Elle aime d'ailleurs aller au cinéma, lui écrit des romans de chevalerie qui la passionnent. Ils aiment leurs solitudes fusionnelles, cette liberté, contre le mariage et les traditions. Ce sera leur secret qui sera logé dans le creux d'un temple cambodgien.

 

 

 

 

C'est alors que je me rends compte que In the Mood for Love a peut-être influencé inconsciemment toute ma vie jusqu'à maintenant. Je me le demande car cette expérience étourdissante qu'est la redécouverte du film éclaire mon passé et mon rapport complexe à celui-ci, pris entre les nombreux regrets et la satisfaction d'avoir néanmoins vécu tant de moments magiques mais néanmoins inaccomplis. Serais-je tombé dans ce qu'on pourrait appeler, d'une certaine manière, le "piège" du cinéma, qui nous permet de vivre plus, donc plus intensément, au point de refuser ce qu'on pourrait appeler le pragmatisme de l'existence ? En amour, il y a toujours eu chez moi une base de rêverie. Dans 90% des cas, le lien se créait, mais comme dans le film de Wong Kar-waï, l'impossibilité de quitter le monde du rêve et de vivre dans le compromis se présentaient telle une malédiction qui n'en est évidemment pas une. In the Mood for Love m'a donc rappelé tout ça et, forcément, m'a ramené à ce dilemme, alors que je cherche depuis quelque temps à justement fuir la puissance des rêveries. L'envie est maintenant grande de replonger, tellement c'est beau et fort. Le passé lui aussi revient en force, me hantant comme il hante sur la durée le couple du film. Il va falloir le laisser là où il est, dans ce qui est oublié, et lutter contre lui pour se tourner vers l'avenir. Il faut renoncer à être le double de Mr. Chow.

 

 

 

 

Comme le disait l'ami cinéphile de Ting-Ting dans Yi Yi d'Edward Yang, le cinéma nous permet donc bien de vivre trois fois plus. L'expérience peut cependant être à la fois profonde et cruelle, comme c'est le cas ici. Quant à savoir si elle est favorisée par le rituel du grand écran, la question restera ouverte (beaucoup de choses ont déjà été dites). En tout cas, cela fait bien longtemps qu'un film n'avait pas laissé chez moi une empreinte aussi forte.

 

 

 

 

 

 

Guillaume Richard

 

(Le Rayon Vert)

 

 

 

Bruxelles/Tongrinne le 12 août 2021

Commentaires: 0