Les reflux du flux

février-mars 2022

Hardcore (1979) de Paul Schrader

La prisonnière du porno (et le prisonnier de sa fascination)

Quand John Ford tourne The Searchers – La Prisonnière du désert (1956), l’épopée de l’homme parti en quête de sa nièce enlevée par des Comanches a pour contexte culturel la remise en question hollywoodienne de la représentation stéréotypée des Amérindiens, pour fond historique le racisme constitutif de la nation étasunienne, et pour terme le destin de paria du héros de la Guerre de Sécession, Ethan Hunt joué par la star John Wayne. Quand Paul Schrader tourne Hardcore, le cinéphile pense fort à ce chef-d’œuvre en se demandant si les cow-boys et les indiens de son temps ne sont pas devenus les bons pères et les acteurs de l’industrie porno qui esclavagisent leurs filles.

 

 

 

La Prisonnière du désert est un trésor de cinéphilie partagé par Paul Schrader et son ami Martin Scorsese. D’abord quand le second réalise seul son premier long-métrage, Who’s That Knocking at My Door ? (1967), ensuite quand il adapte avec Taxi Driver (1976) le scénario du premier, déjà largement dédié à doubler un enfer par un autre, le traumatisme de la Guerre du Vietnam par la description de l’extension du domaine de la pornographie. Si le cinéma a représenté une école alternative aux éducations religieuses, calvinisme de l’un et catholicisme pour l’autre, la contre-pédagogie des salles obscures a été le moment des rituels initiatiques, une contre-initiation pour des ruptures hérétiques qui, à la fin, ont donné pourtant raison à leurs parents. Les salles de cinéma sont devenues dans les années 70 l’espace souverain de la pornographie et les cinéphiles devenus entre-temps les héros du Nouvel Hollywood doivent affronter avec les démons obscènes de l’écran un autre démon plus pervers encore, celui de la transgression qu’appellent toutes les interdictions.

 

 

 

Si la pornographie est la faute du cinéma, sa trahison originelle, alors la cinéphilie en sera l’esprit de rédemption. Martin Scorsese y répond par la schizoïdie de ses montages qui cachent la blessure de ses propres trahisons. Paul Schrader y répond, lui, par l’exorcisme obsessionnel d’un puritanisme indélébile parce qu’après tout, le ver est déjà dans le fruit de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme.

 

 

 

Hardcore est le deuxième long-métrage de Paul Schrader et le ver est déjà dans le fruit du paradis. La neige qui recouvre un quartier pavillonnaire des environs de Grand Rapids dans le Michigan est un voile de pureté que tachettent les crédits du générique, lacéré par le mot qui tue, maudit : hardcore. Le bon fils revient chez lui (Paul Schrader est né dans cette ville du Midwest) mais le fils prodigue est pervers, il est le serpent revenant avec le venin du cinéma qu’il injecte dans son propre monde qui s’en croyait protéger. Le bon fils est un mauvais fils dont le retour est une profanation du paradis originel, le retour en guise de (morsure de) rappel que le protestantisme a été un puissant levier pour le développement du capitalisme dont la pornographie représente l’un des eldorados favoris.

 

 

 

Cette schizophrénie le fait de toute évidence ricaner. On l’imagine aisément se frotter les mains, comme le loup du conte, en mettant en scène un père qui ne peut pas ne pas voir ce que l’on aura compris bien avant lui : le petit Chaperon rouge est disposé à être enlevé par un indien de l’industrie du sexe. Dorothy envolée au pays d’Oz, avec sa faune, ses boutiques qui sentent le sperme et ses peep-shows comme des labyrinthes ou des châteaux.

 

 

 

Dans Hardcore, Paul Schrader ricane tout le temps et c’en est pénible avant d’être franchement risible. Il ricane déjà quand il montre les membres d’une petite communauté rassemblée au moment des fêtes de Thanksgiving, parlant théologie pendant que les mères préparent la dinde, tous ignorants de ce qui l’attend, les pauvres. Il ricane quand il montre Kristen, la fille de Jake Von Dorn, à qui une copine montre les premiers gestes innocents de l’amour. Un jeu qui va le temps d’une mission de scoutisme évangéliste l’emmener tout droit dans un film porno, envers obscène de Thanksgiving qui sera la crucifixion de son père, une torture infligée par le détective privé chargé de la retrouver.

 

 

 

Paul Schrader ricane en montrant la vulgarité des techniciens d’une industrie de cinéma qui produit aussi le premier volet de la saga du copain qui a réussi, Star Wars, George Lucas enfin récompensé comme les pornographes par les mannes sonnantes et trébuchantes de la prédestination. Il ricane encore de voir Jake endosser l’habit du producteur de porno et passer en revue les hardeurs de Los Angeles afin de retrouver celui qui a été filmé en train de déniaiser Kristen.

 

 

 

Et puis Paul Schrader décide de ricaner autrement en faisant du père un ange de la vengeance, joué par George C. Scott toutes mâchoires serrées, qui arrache sa fille devenue un légume des mains d’un producteur sordide en l’abattant d’un coup de feu. Le puritanisme est une hypocrisie et Paul Schrader croit que ses partisans ont besoin d’être déniaisés à l’occasion d’un nouveau western.

 

 

 

Le puritanisme est bien le démon de ceux qui ont besoin du diable pour croire au bon dieu et, de ce point de vue, le fils prodigue n’aura jamais cessé de l’être, moins mouton faussement égaré que calviniste à l’extrême. Au moins, William Friedkin compliquait la donne avec L’Exorciste (1973) qui est aussi l’histoire d’une fille qu’il faut sauver du mal, parce que le diable chrétien est le déguisement de Pazuzu, une divinité mésopotamienne. Le puritanisme de Paul Schrader se montre fidèle au message de saint Paul qui voit avec le commandement sa transgression, mais cette fidélité donne aussi raison à Lacan pour qui la dialectique de la loi et du péché a le surmoi pour dieu caché.

 

 

 

La Prisonnière du désert est le trésor d’une cinéphilie rédimant le cinéma de ses démons pornographiques, c’est aussi le cache-sexe du réalisateur puritain de Hardcore. La prisonnière du désert porno a pour frère un autre prisonnier, celui de sa fascination pour la loi et sa transgression.

 

 

 

Peter Biskind raconte dans son livre intitulé Easy Riders, Raging Bulls : How the Sex-Drugs-and-Rock-'n'-Roll Generation Saved Hollywood (traduit en français sous le titre Le Nouvel Hollywood : Coppola, Lucas, Scorsese, Spielberg... La révolution d'une génération) que Paul Schrader a découvert son premier film à l’âge de 18 ans, victime d’une crise de panique avant la projection tant il savait qu’il transgressait un interdit parental de tout premier ordre. Le film qui lui a alors fait traverser le miroir de la transgression, c’est The Absent-Minded Professor (1961), une comédie loufoque et sympathique de Robert Stevenson avec son savant tête-en-l’air qui découvre par accident une nouvelle matière. Son titre français est Monte là-d’ssus. La prédestination, cela ne s’invente pas et il n’y a pas moyen de faire autre que d’en faire un destin.

 

 

 

20 février 2022

Gerry (2002) de Gus Van Sant

L'adolescence aux antipodes

Deux adolescents partent en ballade dans la nature. Ils arrivent en voiture et continuent à pied, avant de se perdre au loin en risquant de ne plus jamais se retrouver. Les garçons ont un jeu (s'appeler l'un l'autre Gerry), une langue commune (gerry est un signifiant flottant comme le schtroumpf chez Peyo mais en étant plus restrictif, l'équivalent de tous les verbes disant peu ou prou la foirade), des références partagées (un jeu, de rôle ou vidéo, où l'on s'amuse à l'époque de l'antiquité grecque à créer des empires). Ce jeu, cette langue et ces références appartiennent aux acteurs, Matt Damon et Casey Affleck. Gus Van Sant les aura convertis en étoiles d'une allégorie offerte à l'adolescence, son énergie, ses errances et ses déserts, ses dérives et ses ruines. Entre ciel et terre, la désorientation.

 

 

 

« Gerry, le chemin ! » : c'est la première phrase du film, prononcée par l'aîné à l'adresse de son cadet. L'adresse est simple, elle dit peu mais raconte beaucoup, sinon tout. Le chemin, les adolescents croyaient le connaître, persuadés d’en posséder la maîtrise. Le chemin sera pourtant perdu et sa perte ouvre non sur la forêt de Dante (ce sera pour Last Days et sa version foireuse, l’horrible The Sea of Trees – Nos souvenirs), mais sur un désert qui commence dans l'Utah et la Vallée de la Mort avant de se poursuivre dans les paysages lunaires d'Argentine. Dans l’intervalle, le son direct s’est engorgé des bourrasques d'un mixage annonçant les paysages expérimentaux de Frances White et Hildegard Westerkamp, utilisés dans les films suivants de Gus Van Sant.

 

 

 

Perdre le nord c'est s'aventurer dans le sud, autrement dit c'est descendre sauf qu'en l’espèce, ici, la terre reste plate. La descente qui se tient à la surface fait passer de l'autre côté du miroir en faisant dériver de l'autre côté de la Terre, là où toutes les limites sont effacées, cardinalité et calendarité. L'histoire et la géographie abolies. Le désert croît.

 

 

 

L'adolescence est aux antipodes comme Nietzsche est l’antipode pour Hans Georg Gadamer, le philosophe d’Ainsi parlait Zarathoustra déchiré entre la volonté de puissance et l’éternel retour. Antipode, pour les adolescents c'est cela, marcher, marcher mais la tête à l'envers, littéralement.

 

 

 

Gerry a la radicalité des déserts qui ont plusieurs couches géologiques et elles sont déjà de cinéma. Des histoires au pluriel, avec des couches classiques (La Patrouille perdue et Le Fils du désert de John Ford), modernes (Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni, La Région centrale de Michael Snow et La Cicatrice intérieure de Philippe Garrel), et même plus récentes (Gerry témoigne de l'événement esthétique que représente pour Gus Van Sant le cinéma de Béla Tarr). Les strates remontent encore à plus loin dans le temps, Thèbes la cité grecque et les dinosaures, restes archéologiques et traces fossiles, tout un humus composé de la décomposition du vivant, de sa minéralisation. Les paysages inhumains de la nécromasse font le sol craquelé, entre roches, montagnes ridées et poussières, ensuite les sables puis les mines de sel d'une adolescence à la ramasse, existentielle et mythologique, physique et métaphysique, de ses propres antiquités.

 

 

 

Si l'adolescence est définitivement l'âge allégorisant notre temps, c'est qu'il est celui d'un paradoxe extrême, le temps d'une jeunesse qui vient de loin et dont les prolongations sont ruineuses, l’époque contemporaine d'une désorientation en conséquence d'une absence de destination. Le jeunisme est un gâtisme précoce, c'est une hantise du cinéma de Francis Ford Coppola dont a hérité Gus Van Sant qui ne lui aura pas seulement repris le motif des nuages filmés en accéléré, revenu de Rumble Fish – Rusty James (1984). Une hantise que l'on retrouve encore et très exactement dans Akira.

 

 

 

L'immanence règne en travellings latéraux et en panoramiques, en plans larges et en « scope ». L'immanence est une caverne plate où réside l'adolescence, ses flèches tirées avant la débandade. C'est un monde sans loi ni dieu sinon, au-dessus, le soleil qui tape et donne sans retour en dévorant ses enfants. Au début, les adolescents courent, zigzaguent, s’amusent, ils sont comme de jeunes chiens fous. Ensuite, la végétation ayant disparu, la marche connaît ses premières dislocations rythmiques, l'amitié ses premières désynchronisations (à l’occasion de l’un des plus beaux plans du cinéma des années 2000). Enfin, les corps épuisés à l'aube, mauve et glacée, ont l'allure de vieillards, de concentrationnaires déportés. Les chemins qui ne mènent nulle part nous ramènent à nos origines accidentelles, en attendant l'événement d'un tournant, imprévisible surgissement.

 

 

 

Le désert est un plan-séquence d'immanence, à l'horizon sans transcendance qui serait assurée dans la présence symbolique d'un autre, avec l'arrivée d'un tiers, messianique sans messianisme. Gerry est le double de Gerry et les deux le sont de nous, tous amis et ennemis, tous jumeaux et rivaux mimétiques, tous interchangeables comme dans un jeu de rôles ou un jeu vidéo (Gerry et Gerry qui rappellent le chat et la souris d’un fameux dessin animé reviendront dans Elephant sous la forme d’un jeu vidéo). Le moment est dorénavant celui des simulacres, pas seulement des fata morgana, mais également des mirages du narcissisme. Gerry le cadet qui croit parler à son aîné est peut-être – l'hypothèse est tentante et insistante – le double imaginaire de ce dernier et s'il faut faire mourir, c'est en faisant mourir l'autre qui ne l'est pas réellement. C'est en tuant Narcisse que l’on trimballe avec soi en le projetant sur un autre que soi.

 

 

 

Le désert est à la désorientation parce qu'il est le plat pays d'une substituabilité et d'une indiscernabilité généralisées, de la crise mimétique qui est la guerre civile que chacun porte à l'intérieur de soi. Si l'adolescence est un âge mythologique, la confusion des rôles y est alors avérée, et même accentuée. Les adolescents étant, pour eux-mêmes comme pour les autres, à la fois Ariane, Thésée et le Minotaure et tous pénètrent et s'affrontent dans le plus effrayant des dédales qui soit, celui dont a parlé Jorge Luis Borges dans l’une de ses Fictions : « ce labyrinthe, qui se compose d’une seule ligne droite et qui est invisible, incessant ».

 

 

 

L'immanence n'a pas d'autre fin que l'épuisement des énergies, l'entropie. Le soleil lui-même n’y échappe pas et si l’adolescence croit qu’elle est une néguentropie, elle tient de la pharmacologie. Quand la néguentropie accélère l’entropie, tous les drames révèlent qu'ils ont pour fond l'être comme une tragédie. C’est pourquoi, dans Gerry, les dérives de l'adolescence mènent à des foirades beckettiennes. L’adolescence est un cap au pire. Si la mort arrive enfin comme une étreinte amoureuse, c'est un événement qui peut convertir la pulsion en décision. La mort sublimée dans l'hypothèse du meurtre sacrificiel du mauvais autre, le double narcissique qui est aussi le jumeau placentaire, le passeur qui sait en avoir fini de jouer le rôle de l'accompagnateur originel. Le chemin est alors retrouvé et ce qu’à la fin trouve Gerry l'unique, c'est la voiture où le conducteur a son enfant qui se trouve à l'arrière. Et le père regarde le rétroviseur en regardant le spectateur, cet autre enfant guidé dans le labyrinthe par l'autorité d'un cinéaste ayant réussi à renouveler son inspiration.

 

 

 

Il ne s’agit pas d’un rajeunissement de circonstance mais d’une jouvence : Gerry est un film phénix.

 

 

 

Gus Van Sant, lui aussi, a nourri la passion des gémellités (Will Hunting et Finding Forrester) et elles peuvent être contrariées comme en témoigne son remake aporétique de Psycho (1998), un autre désert, celui de la cinéphilie qui finit au musée d'art contemporain. Et lui qui a dédié son film à Ken Kesey après avoir travaillé avec William Burroughs et Allen Ginsberg, s'il se sait être l'héritier de la contre-culture juvénile et contestataire des années 60, a compris aussi qu'une adolescence sans la transcendance de l'autorité est un désert. Un « désêtre » dirait Alain Badiou en ouvrant aux labyrinthes des crises mimétiques qui sont des guerres civiles (le massacre de Columbine qui a inspiré Elephant), des vieillissements accélérés (le suicide de Kurt Cobain, ce gâteux de l'adolescence qui n'arrive pas à être père, évoqué dans Last Days), d'une jeunesse évanescente et désaffectée (avec la mort accidentelle du veilleur de nuit dans Paranoid Park).

 

 

 

La tétraptyque de l'adolescence de Gus Van Sant, qui représente à ce jour le sommet de son art cinématographique, n’entonne pas la rengaine réactionnaire des sociétés malades d'être sans pères, mais préfère chantonner les ritournelles des transcendances à réinventer comme de nouveaux sentiers, aussi mélancoliques que les boucles orbitales d'Arvo Pärt, « Für Alina » et « Spiegel im Spiegel ».

 

 

 

Gerry est enfin, on ne le souligne jamais assez, une allégorie dont les rayonnements sont pleinement politiques quand le film a pour contexte critique l'attaque terroriste du 11 septembre 2001 et la contre-attaque désastreuse de la guerre en Irak, berceau de Daesh. Le film est même plus fort que des exercices plus didactiques à l'instar des courts-métrages Thanksgiving Prayer (1991) avec William Burroughs et The Ballad of the Skeletons (1997) avec Allen Ginsberg, ou les longs-métrages Harvey Milk (2008) et Promised Land (2012).

 

 

 

Car la désorientation, qui a pour corrélat l'éclipse de l'étoile du matin (le maillot noir de Gerry le cadet porte une étoile jaune comme le soleil), a aussi pour réponse un geste qui sauve, retrouvé des âges de la Terre porteuse d’autres civilisations (si Gerry l'aîné arrive à s'en tirer, c'est en adoptant des gestes d'arabe, le t-shirt sur la tête, en homme bleu qu'il est devenu).

 

 

 

20 février 2022

The Innocents (2021) d’Eskil Vogt

Les innocents aux mains sales

De uskyldige c'est l'innocent en norvégien. Mais qui l'est ici, innocent ? On crédite facilement, peut-être trop, les enfants de l'innocence même si les récits abondent en insistant plus ou moins lourdement sur leur cruauté, qui peut d'ailleurs être décalquée de celle des adultes comme le montre Sa Majesté des mouches (1963) de Peter Brook d'après le roman éponyme de William Golding.

 

 

 

Les enfants cruels, on en a vus dans Le Village des damnés (1960) de Wolf Rilla et son remake par John Carpenter, dans le cinéma de genre illustré par Les Révoltés de l’an 2000 (1975) de Narciso Ibáñez Serrador et Les Tueurs de l'éclipse (1981) d'Ed Hunt comme dans le super-film d'auteur Le Ruban blanc (2009) de Michael Haneke. L'innocence des enfants est un stéréotype angélique parce qu'en effet ils ne sont pas exclus de la possibilité de tuer, en rappelant ainsi à l'humanité qu'elle abrite un être non-inhumain comme l’aurait dit Bernard Stiegler. Et s'il s'agit d'un stéréotype qui a la peau dure, les enfants meurtriers peuvent servir aussi les clichés forcenés des adultes qui, par hypocrisie, se réfugient derrière eux comme un écran de fumée en s'adonnant à la pente de leur propre sadisme.

 

 

 

Le principe de réalité (le réalisme des enfants qui tuent) peut avoir aussi pour doublure la perversité d’un principe de plaisir (la jouissance infantile révèle celle, puérile, de leur metteur en scène).

 

 

 

The Innocents, titre international de De uskyldige, c'est la version scandinave et minimaliste de films comme Chronicle (2012) de Josh Trank et Brightburn (2019) de David Yarovesky. Mais cela revient au même en étant peut-être pire. L'auteurisme qui multiplie ses effets de signature, graphisme des images, lents zooms avant de la fascination et mixage ouaté comme des boucles récursives, est un autoritarisme qui fait le vide. L'auteurisme est un autoritarisme qui impose l'évidement du réel au nom d'une représentation abstraite et désertifiée, amorphe et dévitalisée. Le credo de la cruauté infantile autorise forcément une jouissance puérile.

 

 

 

Dans un quartier quelconque et déconnecté de tout, quatre jeunes enfants norvégiens découvrent qu'ils ont des super-pouvoirs. Ben est capable de télékinésie puis de télépathie tandis qu'Aisha est douée d'empathie en éprouvant ce que ressent Anna, la sœur autiste d'Ida qui se découvre sur le tard une voix qui fait éclater son plâtre. Le plâtre est l'image de vérité d'un film qui, impuissant à briser le cocon qu'il a consciencieusement construit autour de lui, moule son minimalisme anti-spectaculaire dans une forme monumentale et sentencieuse. Ce même formalisme qui, après les films d'Ari Aster, Hérédite (2018) et Midsommar (2019), montre par excès qui est un défaut que le cinéma de Stanley Kubrick est une authentique pharmacologie.

 

 

 

Le remède se renverse en poison quand le calcul l’emporte sur l’incalculable. D'un côté, The Innocents qui rêve de The Shining veut administrer une leçon aux enfants cruels (Ida sadise Anna, ce n’est pas bien) lorsque la cruauté enfle en devenant une violence innommable, lointaine au point d’être imperceptible pour les parents (Ida n’a plus honte de sa sœur, elle a compris). De l'autre, la leçon est celle d'un petit maître malin et cruel, sûr de ses effets de suspense et de terreur. Ce qui ne l’empêche pas de céder sur des banalités conformes à la puérilité hollywoodienne (l’autiste révèle des forces insoupçonnées), quand ce ne sont pas des réflexes problématiques (malgré sa peau dépigmentée, Aisha la fille d’immigrée est insuffisamment blanche pour vaincre le basané Ben, vaincu par l'alliance sororale et diaphane d'Ida et Anna).

 

 

 

Comme les enfants sont cruels quand leurs super-pouvoirs marquent la toute-puissance d'un ça pas encore modelé par un idéal-du-moi (Ben et Aisha vivent dans l'absence tellement significative du père et, forcément, dans l'hystérie des mères). L'affrontement final n'en reste pas moins la seule séquence vraiment intéressante du film d'Eskyl Vogt. Le scénariste attitré de Joachim Trier qui a déjà joué avec lui à l'auteurisation d'un imaginaire hollywoodien avec Thelma (2017), version protestante et rigoriste de Carrie, arrive en effet à proposer une variante emmitouflée, et presque subliminale, du choc titanesque des frères ennemis de Scanners (1981) de David Cronenberg.

 

 

 

Comme les enfants sont cruels, donc. Et comme les adultes le sont à leur manière, qui est plus perverse encore quand ils agitent derrière les horreurs du ça les mains sales de leur propre surmoi.

 

 

« Les enfants sont sans passé et c’est tout le mystère de l’innocence magique de leur sourire » a dit Milan Kundera et la citation est belle, qui sauve l’enfance en y voyant un miracle. Eskil Vogt la réécrirait en la tordant ainsi : « Les enfants sont sans passé et c’est toute la perversité du sourire de leur pédagogue cynique ». C’est même l’objet du dernier plan de son film quand Anna retourne à son autisme en jouant avec son ardoise magique, crayonnant dessus avant d’effacer ses gribouillis.

 

 

 

The Innocents ressemble moins aux Innocents (1961) de Jack Clayton adapté du Tour d'écrou de Henry James qu'à Un monde (2021) de Laura Wandel. Pour eux, le constat lucide de la cruauté infantile est le masque d'hypocrisie du sadisme puéril des adultes qui font semblant de s'y intéresser.

 

 

 

20 février 2022

Lo and Behold, Reveries of a Connected World (2016), Into the Inferno (2016) et Fireball : Visitors from a Darker World (2020) de Werner Herzog

L'inlassable exploration des mondes, et des catastrophes qui les fondent


Werner Herzog n'épuise pas ses explorations du monde pour autant que le monde abrite des mondes dont le fond commun, humain trop humain, est un désir qui tient du délire et ses excès. Le désir d'assumer jusqu'à l'excès la catastrophe qui vient en répétant celle qui l'aura précédée, au risque d'en provoquer de nouvelles. Arpenter le monde inlassablement tient ainsi à vérifier qu'il y a autant de mondes, collectifs et individuels, peuplés et solitaires, pour délirer le réel qui est l'insensé même, pour en supporter la catastrophe dans des délires qui témoignent de non moins insensés désirs.

 

 

 

L'espèce humaine est du genre désirant et délirant parce qu'à la différence des autres espèces vivantes, elle a la conscience de la catastrophe qui en est à l'origine, toujours là, à venir, devant soi. Et Werner Herzog de s'intéresser à ses excès que pour autant que les siens s'en trouvent légitimés.

 

 

 

Les derniers films de Werner Herzog ont contracté décisivement son désir de cinéma, qui s'est épuisé dans des fictions étiques jusqu'à l'aporétique tandis que les documentaires, toujours curieux et insolites, ont trouvé de nouveaux relais de diffusion, notamment du côté des plateformes. Depuis Bad Lieutenant : Port of Call New Orleans (2009), les fictions herzogiennes déçoivent en effet, et immanquablement. En ruminant des grandeurs passées, elles désespèrent de l'auteur de L'Énigme de Kaspar Hauser (1974) et Aguirre, la colère de Dieu (1972) : My Son, My Son, What Have Ye Done ? (2009) malgré la présence de David Lynch en producteur, la superproduction Queen of the Desert (2015) d'après l'histoire de l'exploratrice anglaise Gertrude Bell avec Nicole Kidman, la fable écologiste Salt and Fire (2016) et son désert bolivien et volcanique, la « japoniaiserie » Family Romance, LLC (2019) victime de son enquête sur le marché des simulacres relationnels.

 

 

 

Les documentaires, quant à eux, sont autrement plus enthousiasmants et, s'ils souffrent d'une facture télévisuelle standard, sont plus retors toutefois, et même désarmants parfois. Si Werner Herzog a remisé les manières du grand formaliste qu'il a pu être durant les années 70, l'arpenteur animé d'un grand souci de curiosité anthropologique persévère en repoussant les limites de l'exploration. Le voyageur s'est mû en globe-trotter qui a tendance à relier tous les points de la planète en un raccord. Mais, en tissant du grain inimitable de sa voix un réseau de signes et de sens qui dialectise la diversité des imaginaires traditionnels par le recours devenu systématique aux recherches scientifiques les plus avancées, le cinéaste allemand continue d'exorciser les ambivalences d'un héritage culturel, le romantisme, dont le goût du sublime a produit des dévastations qui constituent l'enfance d'un homme qui a eu trois ans lors de la chute d'Hitler et de l'effondrement de l'Allemagne.

 

 

 

La dialectique sans synthèse du cinéma de Werner Herzog a toujours été celle du géant et du nain. L'humain, prométhéen et icarien, qui rêve d'être un titan reconnaît à la fin qu'il n'est que l'autre du singe. La contradiction sans relève de l'humain trop humain, l'humain par excès et par défaut, l'humain à la fois plus et moins, fait boiter son cinéma en faisant claudiquer ses plus beaux films.

 

 

 

Into the Volcano (2016) diffusé par Netflix forme ainsi un beau diptyque avec Fireball : Visitors from a Darker World (2020) diffusé par Appel TV+ et consacré aux catastrophes naturelles dont les dévastations cosmiques engagent rien moins que la possibilité de la fin de la vie humaine, les premières volcaniques, les secondes météoriques. Avec Lo and Behold : Reveries of a Connected World (2016), Werner Herzog investigue le monde de l'Internet comme une nouvelle membrane noétique dont les développements technologiques engagent de nouvelles problématiques anthropologiques avec l'intelligence artificielle, et de nouveaux risques globaux et environnementaux. Du plus profond des fractures de la Terre aux étoiles qui pleuvent sur elle en passant par la couche d'esprit hyper-matériel qui l'enveloppe, Werner Herzog voit toujours la catastrophe comme il la voyait déjà dans Herakles (1962) et Fata Morgana (1971), comme ce dont on vient et qui revient, comme ce qui arrive et dont on fait un destin quand on arrive à y survivre.

 

 

 

Werner Herzog élargit son champ de vision, saute à pas de géant d'un continent à un autre, use d'un matériau hétérogène, multiplie les rencontres. Il fait aussi appel à un vulcanologue, Clive Oppenheimer, avec qui a été conclu un échange de bons procédés : le spécialiste des volcans lui apporte un gain de légitimité scientifique, Werner Herzog en fait un double imaginaire en l'invitant à prendre ses aises dans des postures et des manières quasi-fictionnelles. L'éclaireur de Into the Volcano est devenu ainsi le coréalisateur de Fireball en accentuant la tournure ludique de ses questions sort de hobbit ou de farfadet qui s'amuse des plis de la fiction dans le documentaire après avoir bien prévenu le cinéaste qu'il connaît sa réputation de provocateur. La prévention remonte au tournage en Antarctique de Rencontres au bout du monde (2007) avec la séquence du mont Erebus.

 

 

 

L'élargissement du champ consiste aussi pour Werner Herzog à revenir sur ses propres pas, avec une citation directe Rencontres au bout du monde et de La Soufrière (1977) dans Into The Volcano. D'autres sont également reconnaissables, plus ou moins implicitement : la lecture du Codex Regius islandais après celle du Popol Vuh dans Fata Morgana, les croyances exaltées de Fric et foi (1980) et de La Roue du temps (2003), les puits de pétrole irakiens en feu dans Leçons de ténèbres (1992), le couple de volcanologues français qui ont approché la limite de trop près comme Timothy Treadwell dans Grizzly Man (2005), le stratovolcan Licancabur de Salt and Fire. On songe encore, avec Fireball, à la fête des morts mexicaine qui peut rappeler le début de Nosferatu (1979) avec les momies de Guanajuato, au passage par la côte extrême-orientale de la Russie qui rappellera Happy People (2010) coréalisé avec Dmitry Vasyukov. L'ouverture de L'Or du Rhin que l'on entendait dans Nosferatu revient aussi, et avec beaucoup d'ironie, dans Lo and Behold, les informaticiens ayant remplacé les nains wagnériens du cycle de L'Anneau du Nibelung.

 

 

 

Werner Herzog ne peut pas s'en empêcher, c'est plus fort que lui, il multiplie les faits d'armes, il accumule les morceaux de bravoure. Ainsi, il nous apprend dans Into the Volcano qu'il a tourné près du volcan indonésien du Sinabung quelques jours avant que celui-ci n'entre en éruption en tuant plusieurs personnes et en détruisant l'endroit où il a tourné, variante évidente de La Soufrière. Plus tard, il met en boîte une séquence entière en Corée du nord, pays réputé le moins accessible aux occidentaux, en montrant que le totalitarisme a aussi pour foyer mythique le mont Paektu. Dans Lo and Behold, il demande à Elon Musk de l'enrôler dans son rêve de coloniser Mars. Dans Fireball, Werner Herzog s'amuse du fait qu'une astrophysicienne explique que nous autres vivants sommes faits de poussières d'étoiles en lui répondant que la chose est impossible pour lui, qui est d'origine bavaroise. Il y a, oui, de la forfanterie chez Werner Herzog, qui est le lot des aventuriers qui en ont vu, des vertes et des pas mûres. Pourtant, le cynisme dont on l'a souvent taxé est rédimé par un vrai sens de l'empathie et de la curiosité, qui lui permet des trouvailles singularisant ses documentaires.

 

 

 

On l'a dit, la vision herzogienne a la vastitude d'une enquête anthropologique qui trouve sa légitimité en s'appuyant sur les ressources symboliques offertes par les sciences dures, physiques et expérimentales, volcanologie et minéralogie, paléontologie et astrophysique, informatique et mathématiques, ingénierie. Werner Herzog s'intéresse toujours plus à l'espèce humaine et son destin qui est de désirer rendre gorge de l'insensé (faire du chaos un cosmos) en produisant du sens jusqu'au délire et ses excès, rationnellement ou mystiquement. Il n'en demeure pas moins qu'il y a des personnages qui s'imposent dans ses documentaires, et avec une évidence souvent confondante. Ces personnes témoignent ainsi d'une exaltation qui appartient non seulement et évidemment aux croyants, mais également aux savants. On comprend alors que l'exaltation scientifique est l'expression d'une joie, celle d'avoir réussi à appareiller savamment les puissances pressantes du désir, cette libido sciendi qui toujours risque de basculer dans le délire et l'hybris. Le paléontologue de la vallée de l'Aouache en Éthiopie est une espèce de pile survoltée, une véritable rock star dans son domaine. Ailleurs, c'est un guitariste jazz norvégien qui a développé en amateur une méthode de collection de minerais extraterrestres que les scientifiques ont bien été obligés de reconnaître. C'est encore le hacker Kevin Mitnick qui a fait tourner en bourrique les agents du FBI lancés à ses trousses, et dont les anecdotes ont plus d'imagination que tous les scénaristes hollywoodiens réunis.

 

 

 

Le globe-trotter fait des sauts de géant qui sont parfois des sautes de puce quand la charge de la preuve revient à adopter avec la technologie du drone, employée avec l'ostentation d'un Yann Artus-Bertrand, le point de vue de Sirius qui survole la Terre en s'émouvant des cafards que nous sommes. Parfois, l'aventurier s'arrête et, en faisant une pause, fait preuve d'une justesse confondante. Ainsi, le totalitarisme coréen ne mérite pas l'homologie attendue avec le nazisme en lui reconnaissant – et c'est autrement plus intéressant – la même part mythique et messianique que le héros mélanésien du culte du cargo, John Frum, toujours attendu par les habitants de Tanna dans l'archipel du Vanuatu. L'architecture d'une église catholique paumée dans la jungle indonésienne la fait ressembler à un immense poulet, incongruité aussi délirante que cette Mercedes conservée sous plastique par son riche propriétaire. L'imagerie catastrophiste des blockbusters hollywoodiens indique encore à quel point travaille en profondeur, tectoniquement, un millénarisme tel qu'il est advenu dans un village alsacien visité par un astéroïde en 1492. Enfin, entre deux accros au gaming, l'ingénieur et milliardaire Elon Musk figure l'horreur tranquille de la nouvelle épopée transhumaniste qui a déjà tiré un trait sur la Terre, condamnée à plus ou moins brève échéance par un capitalisme dont il est lui-même un exemplaire représentant.

 

 

 

La force indéniable des trois documentaires de Werner Herzog revient enfin, entre le cratère de Wolf Creek en Australie et celui de Chicxulub au Yukatan où les dinosaures ont disparu il y a 66 millions d'années, à voir les foyers d'une catastrophe originaire dont provient l'espèce humaine qui y revient, et dont ses traditions rituelles continuent d'entretenir l'imaginaire, dans la préparation de la prochaine. Entre deux catastrophes, le plus beau revient au plus tragique, l'amour des époux Katia et Maurice Krafft, ce couple de volcanologues qui auront été victimes de leur passion, tués sur le coup par une coulée pyroclastique au Japon en juin 1991. La tragédie des limites est celle du désir de leur coller au plus près, tout en sachant que leur transgression se paie au prix le plus élevé. Cette tragédie est celle de Werner Herzog, le cinéaste qui n'a fait des films, plus d'une soixantaine depuis cinquante ans, qu'à suivre le chemin escarpé des limites dont notre monde est tout entier couturé, limites physiques, imaginaires et hyper-matérielles, lignes de faille et de fuite d'une humanité jamais réconciliée avec ses origines accidentelles.

 

 

 

16 mars 2022


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