C'est connu : si les histoires sont toujours les mêmes, leur besoin de chairs fraîches est insatiable. L'horreur appartient aux histoires qui ont besoin des corps pour se reproduire et pouvoir ainsi traverser les époques en les hantant comme des virus ou des spectres. L'horreur des histoires qui consomment les corps nécessaires à leur répétition compulsive a un genre privilégié qui est précisément le cinéma d'horreur. L'horreur a des fictions qui relèvent à la fois et sans contradiction de la cannibalisation et de la résurrection. C'est pourquoi l'une de ses figures caractéristiques reste encore aujourd'hui le zombie qui est ni mort ni vivant mais un mort-vivant, soit le non-mort, autrement dit l'incarnation même du jugement infini kantien (quand la négation du prédicat conserve cependant une valeur affirmative). Le cinéma d'horreur exerce ses jugements infinis dans le tribunal des sociétés qui, comme aux États-Unis, se sont construites sur le refoulement de l'esclavage et la forclusion des violences racistes autorisées par l'esclavagisme et la ségrégation qui s'en sont suivi. Et l'actualité n'est pas en reste comme le montre la révélation récente d'une étude montrant qu'entre 1980 et 2018 plus de la moitié des homicides impliquant des policiers n'ont pas été identifiés, répertoriés et comptabilisés comme tels, ce qui représente un total de 17.000 décès.
Voilà ce dont sont contemporains des films comme Antebellum et Candyman qui s'inscrivent dans le champ d'une « black horror » qui aurait pour centre Jordan Peele, auteur de Get Out (2017) et Us (2019) qui a écrit et produit le second film comme il aurait pu tout à fait le faire avec le premier (on s'étonne de lire encore tous les articles qui citent Jordan Peele en producteur d'Antebellum alors qu'un site aussi documenté qu'IMDB ne le mentionne pas). L'énorme succès commercial de Get Out et la polémique identifiée par le hashtag #OscarsSoWhite ont poussé Hollywood à réviser les normes raciales balisant le champ des représentations du cinéma de genre. C'est d'ailleurs l'enjeu de l'ambitieux projet médiatique initié par Jordan Peele depuis quasiment dix ans maintenant, depuis ses premiers sketchs comiques avec Keegan-Michael Key intitulés Key & Peele (2012-2015) jusqu'à la production de séries télévisées comme La Quatrième Dimension (2019) et Lovecraft Country (2020). Le fan du cinéma d'horreur qu'est Jordan Peele a un jour découvert que son genre préféré repose malgré quelques exceptions fondamentalement sur la scotomisation de la question raciale. Le cinéma d'horreur est un cinéma blanc de chez blanc alors même que s'il y a un groupe social ayant connu l'horreur aux États-Unis, ce sont bien les afro-américains parce qu'il sont les descendants d'esclaves et du ségrégationnisme, et parce qu'ils sont aujourd'hui victimes d'un racisme systémique dont le gardiennage est assuré par les forces de police.
La « blanchité » du cinéma d'horreur est l'horreur que le genre n'aurait jamais eu de cesse de refouler sinon forclore. C'est l'intuition au cœur de Get Out en assurant au film sa force réelle mais quand l'intuition instruit depuis le vaste programme d'une révision généralisée du genre horrifique, la fonction critique distribue ses jugements correctifs avec la jouissance perverse du maître sévère qui voit la faute partout. Chez les blancs qui profitent consciemment ou non du profit à se situer du bon côté du manche racial comme chez les noirs qui ont tendance à l'oublier en s'embourgeoisant. Si la révision contestant des faits établis est caractéristique de la démarche historique depuis au moins Auguste Comte, le révisionnisme appliqué à un genre cinématographique particulier peut cependant déboucher sur des justifications morales erronées quand elles sont celles du pire.
Jordan Peele prouve ainsi bien malgré lui la supériorité philosophique de la comédie sur la tragédie. Tout ce qui était drôle et inspiré, incisif et léger dans la série comique Key & Peele (que l'on repense en particulier à des sketchs irrésistibles comme « White Zombies » et « Alien Imposters », « Post-Apocalyptic Hunt » et « Magical Negro ») est devenu avec les films et les dernières séries si lourd et aggloméré, plombé de cette « moraline » dont a parlé Nietzsche qui en connaissait plus qu'un bout en ressentiment. Antebellum colle tant aux basques de Jordan Peele qu'il reproduit ses échecs, malgré un tarabiscotage scénaristique qui peut évoquer les meilleurs films de M. Night Shyamalan. Les hypothèses narratives se distribuent selon un double axe temporel mais longtemps indécidable, voyage temporel ou flash-sideway à la Lost, avant de converger à l'endroit où les horreurs passées ne le sont pas en se reproduisant au présent. Que des blancs s'amusent à rejouer dans des parcs à thème qui leur sont dédiés les grandes heures de l'esclavagisme ne dit au fond pas grand-chose du bloc social ayant permis l'élection de Donald Trump en 2016. En revanche, qu'une intellectuelle noire et pimbêche à souhait laisse tomber ses manières en retrouvant dans son corps les gestes des esclaves en lutte et en fuite est plus symptomatique. Ne serait-ce qu'en prouvant que le parc aura au moins servi de piqûre de rappel à une bourgeoisie noire qui aurait tendance à oublier d'où elle vient.
Si la révision du genre reste finalement schématique à l'endroit des blancs, elle se veut plus sûrement correctrice à destination des noirs. L'horreur devient ainsi celle des petits maîtres qui adressent des mauvais points à tout le monde, blancs indécrottables et noirs amnésiques. Et les seconds seraient sûrement plus à plaindre et à bousculer que les premiers parce qu'eux, au moins, savent très bien ce que les seconds ignorent en l'ayant perdu de vue. C'est de toute évidence ce que raconte la série Lovecraft Country qui transforme un voyage familial dans un pays alors encore dominé par les lois ségrégationnistes Jim Crow en road-trip à la fois correcteur (les afro-américains en savent toujours moins que ce qu'ils croient sur les horreurs qui fondent pourtant leur histoire) et, au sens premier du terme, révisionniste (l'imaginaire lovecraftien a des horreurs qui ont germé dans l'esprit d'un écrivain raciste contemporain des lois Jim Crow). Au prix d'un forçage inutile (le racisme de Lovecraft est bien connu) et problématique (l'écrivain n'est pas sudiste et la référence est vite abandonnée par la série), la fiction se voit réduite à l'épreuve correctrice des piqûres de rappel. La célébration foutraque et hystérique des noces de la culture africaine-étasunienne et de la culture pulp qui est une culture blanche, habille surtout l'alliance commerciale et colorée des producteurs Jordan Peele et J. J. Abrams et, ce faisant, appauvrit considérablement toute compréhension critique de l'Histoire, à la différence de Watchmen.
Après l'écrivaine à succès d'Antebellum, le peintre branché de Candyman souffre à son tour le martyr d'une histoire qui se répète compulsivement et dont il aura pu croire longtemps qu'elle ne servait qu'à lui permettre de peindre des toiles dans un style post-Basquiat. Candyman selon Jordan Peele n'est pas le remake ou la séquelle du film éponyme réalisé en 1992 par Bernard Rose à partir d'une nouvelle de Clive Barker mais la réactivation d'une légende urbaine pour aujourd'hui. L'idée de greffer une variation noire du boogeyman dans l'histoire des banlieues prolétarisées de Chicago (Cabrini-Green) et leur progressive gentrification à partir des années 80 reste toujours excellente mais ce qui l'est moins est la perversité du twist final qui fonctionne en trois temps. D'abord, le retour de Candyman dont l'esprit possède le peintre est le fait d'un enfant traumatisé de Cabrini-Green devenu à l'âge adulte un homme pourri jusqu'à l'os de ressentiment et se défaire de lui consiste aussi à s'extraire du vertige réactionnel des violences mimétiques. Sauf que l'arrestation de la compagne du peintre débouche sur la manigance policière poussant à ce qu'elle accepte la responsabilité d'un meurtre alors qu'elle a tué par légitime défense. Pour elle s'impose l'invocation de Candyman afin de se sortir du piège tendu par les policiers. Moralité du twist : tant qu'il y aura des violences policières, il y aura forcément des violences vengeresses. Les violences qui piquent comme l'abeille ont besoin des miroirs pour réfléchir à leur mimétisme, telle aurait dû être la leçon de Candyman s'il ne s'appliquait pas à laisser les blancs à la pire des places au nom d'une leçon qui s'adresse surtout à des noirs en défaut de leur histoire. Comme on est loin, mais alors très loin de l'original qui montrait comment un spectre noir devenait la hantise d'une intellectuelle blanche.
« Seule la violence aide là où la violence règne » disait le père Brecht et rien n'est plus vrai mais il faut alors se redire qu'à son époque la violence est celle du fascisme et du nazisme et, face à elle, un parti communiste fort aurait pu représenter une réponse s'il n'avait pas été anéanti par la sainte alliance des libéraux, des conservateurs et de la social-démocratie. Il y a en effet un monde entre l'organisation politique de la violence, qui engage aussi sa retenue et son dépassement, et la justification de la rétribution en raison des désaveux et trahisons de l'institution. Il est certain qu'avec de tels films les réactionnaires se régalent en n'ayant plus qu'à se baisser pour y voir l'œuvre de cette satanée « cancel culture » dont le « wokisme » serait le dernier succédané. Ce qu'ils ne voient pourtant pas, c'est à quel point ces mêmes films sont homogènes avec le consensus qui invite moins à politiser des questions sociétales dans le sens d'un dépassement du capitalisme qui a inventé l'esclavagisme et le ségrégationnisme qu'à les figer dans des demandes de reconnaissance culturelles et des requêtes identitaires mimant pour les minoritaires le communautarisme hypocrite des majoritaires. La leçon à retrouver serait celle des Black Panthers si elle n'était pas systématiquement trahie par ceux-là mêmes qui font semblant de s'en revendiquer, Black Panther (2018) de Ryan Coogler (et Nia DaCosta vient de rejoindre l'écurie Marvel avec The Marvels prévu pour 2022) et BlacKkKlansman : J'ai infiltré le Ku Klux Klan (2018) de Spike Lee (et produit par Jordan Peele).
9 octobre 2021
Une île en mer de Chine ; 456 coréens accablés de dettes et prêts à s’affronter au prix de leur vie dans la mise en scène grandeur nature des jeux de leur enfance ; une organisation anonyme, ludique et totalitaire qui offre en spectacle aux puissants la possibilité obscène de parier sur le meilleur candidat survivant ; un seul gagnant pour empocher la somme faramineuse de 45,6 milliards de wons soit l'équivalent de 32 millions d’euros correspondant au coût de la vie et de la mort de tous ses concurrents : Squid Game est le phénomène de la rentrée télévisuelle, carton sur Netflix après avoir comptabilisé le 12 octobre dernier un record de 111 millions de vues en un seul mois. Le feuilleton en neuf épisodes de Hwang Dong-hyeok a même été consacré phénomène de société en mordant sur la rubrique de l’actualité sociale quand, en France, le représentant de l’éducation nationale s’émeut très sérieusement de croire les élèves vouloir rejouer dans la cour de récréation les jeux mortels d’une fiction dystopique qui allégoriserait avec une force de persuasion certaine la dimension « nécropolitique » du capitalisme contemporain.
Sur le plan strictement scénaristique, Squid Game ne fait pas montre d’une totale originalité, non seulement en décalquant son principe de Battle Royale (2000) de Kinji Fukasaku, mais en approchant de trop près aussi une variation plus récente comme l’inédit Kamisama no iu tōri (2014) de Takashi Miike qui accorde une grande place à un même jeu d’enfant, Un, deux, trois, soleil. La nouvelle dystopie obsédée par les dérives totalitaires du néolibéralisme partage évidemment plusieurs traits communs avec ses prédécesseurs : l’île en sphère de l’isolement enveloppant une forme extrême d’état d’exception ; la mise en scène ludique et spectaculaire qui renouvelle avec les moyens modernes actuels les anciens jeux du cirque romains ; l’expérimentation in vitro de la propension au darwinisme social dont le spectre obscène hante la démocratie libérale quand elle ne sait plus comment faire pour affronter ses propres conséquences sociales, violences juvéniles et incivilités scolaires hier et, désormais, endettement croissant d’un prolétariat voué au sous-emploi.
Squid Game a tout du calamar qui en inspire le titre, muni de plusieurs tentacules dont les ventouses attrapent beaucoup, détenteur aussi d’une poche d’encre qui lui permet de fuir devant ses critiques. La série est franchement imparable quand chaque jeu montre qu’il a pour fond l’enfance et ses antagonismes. L’enfance profanée par son arraisonnement utilitaire, spectaculaire et totalitaire est aussi l’enfance retrouvée grâce à un geste de fraternité gratuite (Ali Abdul rattrape avec sa main mutilée Gi-hun risquant de tomber pendant l’épreuve d’Un, deux, trois, soleil), un réflexe (lécher la galette de caramel permet durant l’épreuve du Dalgona d’en extraire la partie centrale en forme de triangle, d’étoile ou de parapluie sans la briser) ou encore l’alliance d’une discipline et d’un coup de génie (lors du tir à la corde). Les exceptions à l’état d’exception ont pour héros privilégié Gi-hun, idiot sympathique comme il y en a tant chez Bong Joon-ho mais elles ont pour envers l’horreur des amitiés fichues au nom de la règle de la survie individuelle, incarnée par le meilleur ami et modèle de Gi-hun, Sang-woo dont la réussite sociale est gagée sur plusieurs escroqueries. L’amitié est comme l’enfance définitivement profanée quand, devant le héros, le vieillard atteint d’une tumeur au cerveau qui est le premier participant au jeu révèle sur son lit de mort qu’il en est aussi l’organisateur secret.
Comme s’il s’était agi pour le cerveau malade du jeu de retrouver de la manière la plus perverse, dans un court-circuit du gâteux et de l'infantile, le Gganbu qui nomme en Corée l’ami de confiance. Les créances de l’enfance sont telles, autrement dit elles sont cruellement ambivalentes quand l’enfance retrouvée l’est pour le meilleur (la créance est alors une croyance en l’ami rompant avec la règle de la lutte de tous contre tous) comme pour le pire (l’ami qui trahit fait de cette croyance en l’amitié remontant au temps de l’enfance une mécréance avérant qu’une société de l’endettement est une société du discrédit).
Pourtant, Squid Game est une série qui ne convainc qu’à moitié quand l’autre moitié s’abandonne en effet aux jouissances surmoïques des grands massacres perpétrés, ces jets d’encre tirés au nom du bon plaisir des riches parieurs de l’autre côté de l’écran et auxquels le spectateur ne peut pas ne pas être apparenté. Le ton carnavalesque, caractéristique des fictions sud-coréennes, est affaibli par une violence justifiée d’être ainsi représentée et administrée pour contrarier une position qui ne l’aurait été définitivement qu’en adoptant la seule place éthique qui, il est vrai, est une place impossible quand elle recoupe exclusivement celle des bourreaux. Avec son mobilier féminin et bariolé, Squid Game pense déjà à Orange mécanique (1971) de Stanley Kubrick afin d’extraire de l’écorce du pop le noyau des obscénités qu’autorise, contre le principe autrement plus radical de la subversion, celui des transgressions qui ne sortent pas du cadre de la loi (on ne s’étonnera dès lors pas que le flic infiltré dans le jeu découvre que l’agent qui en surveille le déroulement est son frère qu’il croyait disparu). Si la série pense sûrement aussi à Salò (1974) de Pier Paolo Pasolini c’est alors de loin et de très loin seulement parce qu’elle s’épargne trop facilement des difficultés qui respectent la non équivalence distinguant le point de vue des bourreaux de celui, incommensurable, des victimes.
La critique du spectacle en reste un qui obscurcit le tableau en s’autorisant des digressions fâcheuses (le trafic d’organes caché) comme de pénibles réitérations (les individus jetés dans l’arène y reviennent consentantes, en vérifiant ainsi qu’ils acquiescent à être si facilement des salauds). Squid Game possède certes de multiples tentacules et leurs ventouses attrapent beaucoup de la bêtise d’un consensus qui se donne des théories pseudo-scientifiques pour voiler qu’elle est l’idéologie même, qui est toujours l’idéologie dominante. Ainsi l’individualisme méthodologique et la micro-économie fétichisent la théorie du choix rationnel en justifiant, au nom de la minimisation des peines et de la maximisation corrélative des plaisirs, les comportements les plus concurrentiels et pulsionnels. Le néolibéralisme est un darwinisme social qu’illustrent en abondance des émissions de télé-réalité comme Koh-Lanta qui apparaissent définitivement comme des prescriptrices de comportements.
Cette dimension critique fait de toute évidence la force de la série de Hwang Dong-hyeok. Elle ne l’empêche cependant pas de céder complaisamment à l’encre d’un pessimisme anthropologique qui l’invite à tirer du pire des réjouissances appartenant à ceux qui, du bon côté du manche, en font leur profit. Ainsi, quand les candidats tombent dans le vide lors de l’épreuve du passage du pont en plaques de verre, la main de l’agent en chef fait tomber d’une maquette les pions équivalents. Il est bien difficile alors de ne pas reconnaître la main du démiurge qui, moins radical que ses aînés, n’imagine pas jouer à un autre jeu que le sien.
20 octobre
2021
D’abord, les humoristes nous indiffèrent, souvent, parfois même ils nous consternent. On pourra toujours louer la longue, vivante et prestigieuse tradition comique dont ils relèvent, il n’empêche, payer quelqu’un pour qu’il nous fasse absolument rigoler n’est pas gai et quand le rire tient du forçage, alors là on s’arrache. Ensuite, la pratique de ce qu’on appelle aux États-Unis le mockumentary, traduit en France par le terme de mockumentaire auquel on peut cependant préférer le néologisme de documenteur introduit par Agnès Varda, mais aussi celui plutôt marrant de « fauxcumentaire », ne délivre plus de grands résultats depuis longtemps. Le canular avait encore du sens à l’époque précédant l’implosion de la télévision, du film Borat à la série The Office. Mais, depuis, les coups de boutoir de l’Internet et de la télé-réalité comme des réseaux et des médias sociaux en ont férocement banalisé l’usage. Il en perd vraiment quand le simulacre de documentaire tourne à l’aigre de l’autofiction, pauvre en récit et nul en documentaire, sinon dans la description indirecte des rapports entre personnalité narcissique et multiplication des interfaces médiatiques.
Il arrive pourtant que, dans le mouchoir de poche de l’humoriste qui sort le joker du mockumentaire, La Meilleure version de moi-même de Blanche Gardin tire son épingle du jeu. La mini-série produite pour Canal+ fait en effet mieux que les derniers avatars cinématographiques du fauxcumentaire à l’exemple du pénible Tout simplement noir (2020) de Jean-Pascal Zadi, ce dernier seulement intéressé à extraire de ses origines africaines l’accessit lui ouvrant les portes d’une société du spectacle de toute façon encline à plus de diversité. Les piteuses pitreries de Guillaume Canet, exemplairement Rock’n’Roll (2017) et Lui (2021), expriment autrement que le nombrilisme est une voie de garage qui a cependant un grand avenir à l’heure de la liquidation du peuple au nom de la peopolisation intégrale de soi. Blanche Gardin pour sa part a l’ambition de suivre plusieurs lièvres : autocritique parodique quand le consensus sociétal réduit les marges du sarcastique, féminisme délavé quand il finit en thérapie de groupe et développement personnel, individualisme narcissique conforme à l’éthique du néolibéralisme et raccord avec la marchandisation spectaculaire du self.
C’est un intéressant numéro d’équilibriste auquel joue Blanche Gardin : à un premier bout l’impossibilité de l’humour face à la tolérance quand elle consiste dans la promotion vertueuse de la différence ; à l’autre bout l’impossibilité d’une existence consistante quand la société est saturée par une offre pléthorique et marchande de sens. Deux pièges sont constamment affrontés sans être toujours évités, rire de la tyrannie des minorités qui empêche de rire de tout et rire d’un féminisme qui empêche de jouir de tout, soit deux totems de l’actuelle rhétorique réactionnaire. La critique du consensus verse à droite quand il s’apparente à la political correctness. Dans l’intervalle, l’autrice s’en donne à cœur joie en piochant dans quelques fumisteries du contemporain (transplantation fécale, dynamisation de l’eau, chirurgie spirituelle, sologamie et tutti quanti) les derniers symptômes d’une « ère du vide » comme en parlait naguère Gilles Lipovetsky, qui réduit aussi la critique de la bourgeoisie à sa seule sphère culturelle (les études bourdieusiennes sur l’habitus policier de Blanche Gardin sont loin quand Canal+ vire les humoristes critiquant les choix de son propriétaire).
L’humour noir y retrouve un fondement avec l’intestin saturé d’excréments impossibles à évacuer. L’humoriste a le nombril qui s’emplit de la merde noire ambiante et s’il avait de l’estomac en la transformant en l’or des sketchs au risque de l’incorrection, son ventre gonfle en cessant d’en faire en vertu de la tolérance. Il exorcise ainsi sa méchanceté à l’égard des autres en convertissant notre merde en possibilité de rire tous ensemble de soi-même. La scatologie est la part la plus forte de la mini-série (c’est un point commun avec Quentin Dupieux qu’elle va rejoindre bientôt). Moins celle qui consiste à moquer les « louves bienveillantes » du féminisme en hurlant avec les loups qui sont les tenants bêtifiants du « aujourd’hui on peut plus rien dire » (on retrouve d’ailleurs la même acerbité de Problemos d’Eric Judor écrit et joué en 2017 par Blanche Gardin). On retient cependant le passage savoureux sur Sorcières de Mona Chollet qui moque moins l’ouvrage que le statut culturel qu’il a gagné, celui d’un féminisme bourgeois et consensuel auquel participent aussi les deux ouvrages de Léa Salamé regroupés sous le titre de Femmes puissantes (puissante, l’adjectif lui-même à force de répétition et de fétichisation frise aujourd’hui la pure et simple démonétisation).
La Meilleure version de moi-même nous rappelle au fond ce que l’ironie vraiment signifie. Étymologiquement, l’ironie dit l’action d’interroger en feignant l’ignorance. Jacques Lacan disait de l’ironie qu’elle rappelle à l’inexistence comique du grand Autre, Barbara Cassin qu’elle consiste à prendre la place de l’autre. On dira pour notre part que l’ironiste prend la place de l’autre – n’importe quel autre – en lui faisant entendre qu’il n’y a pas d’Autre avec un grand A. Quand l’humoriste ironise, c’est en moquant l’autre, autrement dit n’importe qui, dès lors qu’il s’accroche à la fiction du grand Autre. On est assez loin ici du ressentiment du stand-upper que cultivent cyniquement Joker (2019) de Todd Phillips et Annette (2021) de Leos Carax. Pas de sororité, donc, mais une femme qui tourne sur elle-même en se regardant dans un miroir (comme le petit jouet avec lequel elle aime s’amuser). Puis qui se marie avec soi-même avant de finir affaiblie, hospitalisée et portée à bout de bras par son compagnon, ainsi disponible pour rejouer la bonne vieille mécanique patriarcale. Et ce n’est pas le moins drôle que le compagnon en question soit Louis C.K. (qui l’est en vrai), spectateur distant mais goguenard d’une américanisation des mœurs qui lui aura de son côté causé quelques soucis.
3 janvier 2021