Joseph Jacotot, le maître ignorant

Publié par les éditions Fayard en 1987, et réédité par 10/18 en 2004, Le Maître ignorant fait partie de ces ouvrages de philosophie qui rendent la discipline bien plus familière que les productions des experts, tantôt en « moraline » comme disait Nietzsche, tantôt en « jargon » comme disait Adorno, qui dominent aujourd’hui largement le champ. Étrange livre que celui écrit par le philosophe Jacques Rancière il y a plus de vingt ans maintenant, et qui expose moins une théorie qu’il raconte la vie d’un homme de son temps, Joseph Jacotot, telle qu’elle a un jour et par hasard rencontré la puissance subversive de l’égalité. Subversive par rapport au règne social des inégalités s’appuyant sur la légitimation de l’ordre existant.

 

 

Et si l’inégalité a trop souvent, dans une acception marxiste, désigné le différentiel des positions occupées par les individus dans un espace social clivé en fonction des rapports capitalistes de production, elle est ici appréhendée dans le champ social plus vaste des compétences intellectuelles sur lesquelles repose justement et entre autres la division du travail en tant qu’idéologie. Des compétences inégalement distribuées dans l’espace social, et en conséquence différemment détenues par des individus, les uns censés disposer de l’intelligence nécessaire à l’accomplissement des actions les plus valorisées et les plus valorisantes, pendant que les autres n’ont alors plus comme seul destin social acceptable qu’à s’instruire auprès des précédents pour rattraper un retard stigmatisant et finalement incomblable. Joseph Jacotot est le nom qui, selon Rancière, sonne le glas de la fable de l’inégalité des intelligences, et rappelle que l’égalité ne cessera jamais plus de hanter l’organisation sociale inégalitaire.

Qui était Joseph Jacotot ?

Extraordinaire trajectoire de celui qui s’est un jour appelé le « maître ignorant ». En 1789, Jacotot a 19 ans. Il enseigne alors la rhétorique à Dijon et se prépare au métier d’avocat. En 1792, il sert en tant qu’artilleur dans les armées de la République qui se battent alors pour protéger la Révolution de l’offensive contre-révolutionnaire. Instructeur au Bureau des poudres pendant la Convention, il devient ensuite secrétaire du ministre de la Guerre et substitut du directeur de l’École Polytechnique. Revenu à Dijon, il enseigne alors entre autres les mathématiques, le droit, les langues anciennes. En 1815, il est élu député, mais le retour des Bourbons ouvrant la période conservatrice de la Restauration le conduit à l’exil aux Pays-Bas où il trouve un poste de lecteur de littérature française à l’université de Louvain. On le voit, la trajectoire de Jacotot est riche d’expériences et d’enseignements au nom desquelles il pouvait alors se prévaloir légitimement de figurer en bon intellectuel libéral de son temps.

 

 

Mais c’est pendant son enseignement qu’a lieu en 1818 l’événement qui va changer sa vie. Comment apprendre le français à des étudiants hollandais dont Jacotot ne connait pas la langue ? Une version bilingue de Télémaque (1699) de Fénelon publiée à Bruxelles aura suffi pour que la puissance de l’égalité soit révélée à l’enseignant. Jacotot demande à ses étudiants d’apprendre par cœur la moitié de la traduction du livre de Fénelon tout en prenant en compte les équivalences en français, avant de lire en entier la partie française de l’ouvrage. La réussite de cette expérience nourrie par une intuition qui se révélera géniale a largement dépassé les espérances du professeur. Les étudiants, en plus de maîtriser le français, sont capables de composer des dissertations originales et brillantes. Mieux, l’expérience offerte par le Télémaque a révolutionné les pratiques de Jacotot ainsi que sa vision du professorat.

 

 

Ce qu’a découvert à cette occasion Jacotot, c’est « l’émancipation intellectuelle » comme il l’a écrit lui-même dans un de ses nombreux ouvrages. Celle-ci repose sur deux constats. Le premier est empirique quand le second débouche sur une position éthique. D’abord, les explications du maître qui dans le système classique d’enseignement (que Jacotot désignera désormais ironiquement dans ses écrits comme « la Vieille ») paraissent nécessaires ne le sont plus dans l’expérience menée par Jacotot. Pourquoi ? Parce que les explications sont le mode discursif à partir duquel est établie la hiérarchie entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, hiérarchie qui ainsi écrase toute possibilité aux intelligences de pouvoir se manifester dans l’égalité qui leur est commune. L’explication présuppose à la fois une capacité d’un côté et une incapacité de l’autre. Comme l’a précisé ailleurs Rancière, « toute explication est fiction d’inégalité ». L’explication est une manière de partage du monde entre les compétents et les ignorants, entre les supérieurs en intelligence et les inférieurs en intelligence.

 

 

Or le fait que représente l’apprentissage du français par des étudiants hollandais et du hollandais par le professeur français exemplifie empiriquement la non-nécessité du système explicateur. Et les exemples abondent de situations dans lesquelles pratiquement les individus comprennent sans explication extérieure ni la médiation d’un savant ce qu’il faut entendre ou faire et comment agir. Un exemple cinématographique remarquable est à trouver dans Kes, le deuxième long métrage réalisé par le cinéaste anglais Ken Loach en 1969. Car que met en scène le film, si ce n'est la trajectoire d'un enfant issu du monde ouvrier de la mine du nord de l'Angleterre, sadisé par son frère aîné, moqué par ses camardes de classe et humilié par l'institution scolaire, et qui va apprendre seul à s'émanciper en s'appropriant un traité de fauconnerie volé dans un rayonnage de la bibliothèque municipale dont l'accès lui a été interdit. La plus belle séquence du film est celle qui voit le jeune héros montrer à son professeur de lettres comment il a appris à dresser un faucon crécerelle.

 

 

La démonstration se déroule dans l'espace ouvert d'un champ symboliquement opposé aux espaces sociaux fermés (tels la maison familiale ou la classe) que traverse le protagoniste, et dans lequel il a fait venir à lui le maître obligé d'adopter en la circonstance une position de distance respectueuse devant ce que le garçon accomplit. D’ailleurs, Jacotot lui-même n’avait pas cessé ensuite de renouveler avec succès son expérience dans d’autres domaines de la connaissance, inspirant des démarches similaires dans toute l’Europe suivies par des personnes désireuses de propager la bonne nouvelle de l’émancipation intellectuelle à la portée de tous. Étudiants, mais aussi ouvriers, prolétaires de toute sorte qui du coup découvrent que leur infériorisation est une fable sociale à laquelle ils participent en y croyant. De là découle la position éthique de Jacotot : si le postulat est celui de l’égalité des intelligences, il n’est nul besoin de savants ; si le postulat est celui de l’inégalité des intelligences, les compétents sont nécessaires, et avec eux la légitimation de l’inégalité des individus.

 

 

Le postulat de l’égalité est développé dans une approche que Jacotot a qualifiée de « panécastique ». Autrement dit, dans chaque manifestation de l’intelligence humaine, il y a concentrée toute l’intelligence de l’humanité. Ainsi, c’est la compréhension d’une même intelligence à l’œuvre dans tous les apprentissages, compétents et incompétents étant pareillement doués de celle-ci mais ignorant ensemble cette identité au nom de la division verticale des savoirs dont l’institution sociale vaut réification. Tout un chacun est pareillement capable de voir et de sentir, de connaître et de reconnaître, de comprendre ce qui se répète et ce qui diffère, de décomposer et de recomposer, d’analyser et de synthétiser en retraduisant en mots ce qu’il a vu et vu faire. Cela, c’est l’intelligence générique et universelle, le génie humain dont chaque individu est en puissance le détenteur.

 

 

Apprendre ce que l’on ignore n’est alors pas synonyme d’une bêtise partagée et propagée, mais le mode à partir duquel les savants n’exercent plus leur domination. Le maître ignorant n’en demeure pas moins un maître, c’est-à-dire qu’il dispose de l’autorité (qui n’est pas un pouvoir) grâce à laquelle la volonté de l’ignorant accède à la maîtrise de l’ignorant sans être assujetti aux explications du savant.

 

 

Opposée à « l’abrutissement » que véhicule le système explicateur (on l’appelle aujourd’hui éducatif) parce qu’il produit des inférieurs et des supérieurs, et même pire, des « inférieurs supérieurs », c’est-à-dire des individus qui trouveront toujours des supérieurs pour être dominés par eux et des inférieurs pour à leur tour les dominer au sein du classement requis par la grille des inégales compétences, « l’émancipation intellectuelle » promue par Jacotot (et par Rancière qui veut dans son propre livre sauver de l’oubli cette histoire exceptionnelle et ainsi réitérer la bonne nouvelle de l’égalité toujours aussi mal acceptée de nos jours qu’il y a un siècle et demi) est cette exigence éthique au nom de laquelle s’appuyer sur le postulat de l’égalité en intelligence des individus permet l’accomplissement des processus d’autonomisation à partir desquels ces mêmes individus pourront se libérer de la fable de l’inégalité sur laquelle s’appuie idéologiquement l’organisation sociale.

L’égalité maintenant ?

« Ne dis pas que tu ne le peux pas. Tu sais voir, tu sais parler, tu sais montrer, tu peux te souvenir. Que faut-il de plus ? Une attention absolue pour voir et revoir, dire et redire » (Le Maître ignorant, p. 46). « "Je peux" : voilà finalement ce que je propose d’appeler la phrase de Jacques Rancière, et il n’y a pas d’autre puissance » (Alexandre Costanzo, « Le Corps de l’émancipation » in Jacques Rancière et la politique de l’esthétique, éd. des Archives contemporaines, 20009, p. 106). Bouleversante promesse. L’égalité est une puissance à partir du moment où elle est désirée. Si règne le « Je ne peux pas », c’est la croyance en l’ordre social inégalitaire qui se trouve surenchérie. Bien sûr, les capacités individuelles sont différentes, parce qu’elles sont moulées dans l’appareil éducatif inégalitaire et la division sociale du travail, et parce qu’elles reposent sur l’inégalité des ressources sociales, culturelles et symboliques liées aux positions sociales occupées ou héritées par chacun. Cela, c’est le constat scientifiquement validée par la sociologie de la domination impulsée par Pierre Bourdieu depuis plus de quarante ans. Mais ce constat ne doit pas servir la neutralisation des capacités qui toutes relèvent, en puissance comme en acte, d’une même intelligence commune et générique.

 

 

On comprendra ainsi mieux l’importance de la trajectoire de Rancière quand on la met en lumière avec celle de Jacotot. Proche de Louis Althusser, il s’en éloignera à partir du milieu des années 1970 (éloignement théorisé dans La Leçon d’Althusser en 1974) parce qu’il récuse une approche philosophique au nom de laquelle la garantie de la scientificité du marxisme, opposée aux illusions véhiculées par l’idéologie bourgeoise dominante, réinscrit l’écart entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, le parti d’avant-garde communiste et le prolétariat à émanciper (et donc assujetti au précédent).



Une bonne partie du travail de Rancière, de La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier (Fayard, 1981 – réédité par Hachette en 1997) à Les Scènes du peuple (Horlieu, 2003) en passant par La Parole ouvrière 1830-1851 (10/18, 1976 – réédité par La Fabrique en 2007) vise à rappeler comment les dominés, les « incomptés » ou les « sans part » comme le philosophe les appelle, et particulièrement ceux issus du monde du travail, ont toujours produit les formes symboliques et pratiques à partir desquelles il se sont écartés ou se sont séparés du consensus inégalitaire qui n’a pas d’autre fonction idéologique que de les (ré)assigner à leur place « naturelle ». Le marxisme althussérien a également participé au surenchérissement d’une vision inégalitaire pour laquelle les savants communistes ont pour tâche historique d’émanciper un prolétariat ignorant qui ne saurait être capable de s’émanciper lui-même.

 

 

La sociologie bourdieusienne également d'après Rancière (c'est l'enjeu du livre de Charlotte Nordmann, Bourdieu/Rancière. La philosophie entre sociologie et philosophie, publié aux éditions Amsterdam en 2006). C’est donc aussi la bataille intellectuelle contre la sociologie de la domination constituée par Pierre Bourdieu qui se trouve mieux clarifiée à la lumière de la biographie philosophique consacrée à Jacotot dont le contexte de la rédaction était alors surdéterminé par le débat entre les intellectuels (du type de Jean-Claude Milner et d’Alain Finkielkraut) se plaignant de la « baisse de niveau » et de l’effacement des humanités dans l’enseignement, et les sociologues (tels Bourdieu et ses disciples, Christian Baudelot et Roger Establet) qui leur opposaient les réalités sociales que les premiers ne cessaient pas d’escamoter.

 

 

Entre les promoteurs républicains de la méritocratie et les observateurs scientifiques de la reproduction des inégalités scolaires, Rancière par le truchement de Jacotot en appelle à une autre voie pour laquelle ni la méritocratie comme valorisation de l’inégalité des compétences sanctionnée de manière objective et neutre par l’institution scolaire, ni la sociologie de la domination envisagée comme le discours reproduisant l’objet qu’elle critique (puisque seule la science sociologique permet d’objectiver des pratiques dont les agents n’auraient pas conscience en tant que tel) et renforçant scientifiquement les inégalités existantes (puisque l’analyse sociologique dit que ce qui est a peu de chances d’être autrement). Bien sûr la sociologie critique est l'indispensable outil d'analyse permettant l'objectivation de la construction sociale des inégalités de position. Mais sur un plan plus politique, la compréhension des rapports de domination ne se suffit pas par elle-même, et requiert de déboucher sur leur abolition à partir du moment où l'horizon sociale souhaitée est celui de l'égalité partagée.

 

 

Cette voie, qui philosophiquement se veut ainsi radicalement anti-platonicienne (parce que Platon est le philosophe qui a théorisé la supériorité sociale du savant sur le reste de la société et que doit gouverner ce dernier – c’est d’ailleurs là une extrême différence d’appréciation entre Jacques Rancière et Alain Badiou qui sont tous deux issus de l’althussérisme) est toute entière ramassée dans les deux phrases suivantes : « Un individu peut tout ce qu’il veut » (p. 96) parce que « l’homme est une volonté servie par une intelligence » (p. 92). Si l’existant est à l’inégalité, alors le possible ? C’est ce qu’ignore le discours sociologique dont la force sociale certaine peut également servir dialectiquement la légitimation de l’ordre tel qu’il se présente. Si l’égalité est un postulat accepté par tous, alors l’inégalité devient une fiction à laquelle n’accorderont plus de crédit les individus.

 

 

Si l’égalité est notre horizon, alors l’émancipation ne viendra plus de l’extérieur, parti d’avant-garde révolutionnaire ou système explicateur ou éducatif censé réduire progressivement les inégalités de position sociale (c’est-à-dire en repoussant toujours leur abolition réelle), mais des individus eux-mêmes, tous collectivement capables d’une même volonté d’apprendre, parce que tous animés d’une même intelligence dont toutes les activités humaines, œuvre d’art ou d’artisanat, témoignent. Jacotot est le nom inoubliable de la vérification empirique et concrète de l’intelligence générique et de l’émancipation universelle dans laquelle s’abolit la séparation idéologique entre travailleurs manuels et intellectuels, les premiers étant identiques en intelligence aux seconds. Si Rancière reste sceptique quant à l’institutionnalisation sociale du geste émancipateur, parce qu’il relève de l’effraction politique au nom de laquelle le partage consensuel présidant à l’ordre inégalitaire existant est remis en cause, il n’en demeure pas moins que la puissance politique (et « anarchique » puisque le philosophe associe ces deux termes ainsi que celui de démocratie dans l’entretien donné pour l’ouvrage collectif édité par La Fabrique en 2009, La Démocratie dans quel état ?) promise par l’émancipation universelle recoupe en bien des points le projet d’une société communiste libertaire telle que la conçoit Alternative Libertaire.

 

 

Projet politique qui repose sur la base du postulat de l’égalité en intelligence des individus que doivent accomplir conjointement l’auto-émancipation collective et l’abolition des systèmes de domination existants et des inégalités qu’ils produisent.

 

 

En 1842, deux ans après la mort de Joseph Jacotot, la bonne nouvelle de l’émancipation universelle s’évanouissait dans les airs. Pour toujours ? « Le Fondateur l’avait bien prédit : l’enseignement universel ne prendrait pas. Il avait ajouté, il est vrai, qu’il ne périrait pas » (p. 230).

Samedi 18 juillet 2009


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