Le socialisme du minimum

- à propos du revenu universel de Benoît Hamon

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Les sondomanes et autres éditocrates sont tous formels : rien ne va plus concernant le grand jeu quinquennal des élections présidentielles. Avec Fillon et Le Pen discrédités par les casseroles d’emplois fictifs au bénéfice de leurs proches, Mélenchon qui décroche malgré le soutien des communistes et le joujou de son hologramme fétiche (symptôme de l'inconsistance spectrale de la « gauche de gauche » ?), le joker Macron chouchouté par les médias et les candidatures trotskystes souverainement méprisées par une presse aux ordres du grand capital, nous voilà bien avec une édition 2017 rien moins que confuse et incertaine. Encore une fois bien obligés que nous sommes d’avérer que la politique ne coïncide avec elle-même que dans la disjonction amphibologique de son concept, entre le politique (la délégation au profit inégalitaire de quelques-uns) et la politique (l’action égalitaire à portée de tous). L’écart entre la politique populaire et son figement gestionnaire étatique recoupera toujours celui des noms (des professionnels de la représentation politique) et des actions organisées par les multitudes anonymes, des pouvoirs institués et des puissances constituantes. Et l’écart ne serait jamais moins mal comblé qu’à l’examen minimal des programmes respectifs des candidats déclarés à l'élection présidentielle afin de mesurer le degré de leur adhésion consensuelle à l'existant. Mise à part une cure générale d’austérité recouvrant un consensus reliant en gros Macron à Le Pen et Fillon, évidemment conforme à la doxa néolibérale mais selon des déclinaisons secondaires valorisées comme s’il s’agissait de contradictions principales (le dynamisme managérial du candidat des marchés financiers se distingue en effet si peu vu d’ici des conservatismes nationalistes et identitaires des candidats de la droite extrême et de l’extrême droite), aura seulement émergé la mesure du revenu minium de Benoît Hamon.

 

 

L’outsider, ancien ministre de l'économie sociale et solidaire qui aura été l’un des meneurs des « frondeurs » du PS (autrement dit l’aile gauche d’un parti se droitisant toujours plus) aura su pourtant remporter les primaires de la « Belle alliance populaire » en sachant faire preuve d’un réalisme sociologique minimal (si les élus du parti socialiste sont majoritairement ralliés au programme idéologique du social-libéralisme, la majeure parti des électeurs et des militants – autrement dit la base – partage encore l’espoir d’une réorientation, notamment en terme de politique économique, davantage sociale et égalitaire). Soumise à un tir nourri de la part de la plupart des professionnels de la représentation politique et de leurs chiens de garde patentés, tous renchérissant en chœur et à qui mieux-mieux sur les limites supposées évidentes de son intenable faisabilité, la mesure mérite cependant une vraie discussion, honnête et passionnée, tant l’analyse critique permettrait de toucher au noyau de ce qu’il reste de social-démocratie. A l’heure où, d’échecs (les crises à répétition et les récessions qui les suivent, la prolétarisation des individus et l’homogénéisation dissolvante des cultures spécifiques) en échecs (le chômage de masse et l’épuisement écologique des ressources, les replis communautaristes implosifs et la rivalité explosive des fondamentalismes mimétiques), l’hégémonie néolibérale ne cesse pourtant de s’étendre en creusant dans la Terre notre fosse commune à tous.

 

 

La piqûre de rappel des chiffres

 

 

Pour cela, on s’inspirera notamment de quelques pages décisives écrites par le philosophe slovène Slavoj Zizek, rassemblées sous le titre de « Prolétaires ou rentiers » à l’occasion de l’un de ses ouvrages intitulés Vivre la fin des temps (éd. Flammarion, 2011 [2010 pour la première édition], pp. 319-331). On précisera avant toute chose de quoi il retourne ici en clarifiant ce que Benoît Hamon entend véritablement par « revenu universel » (qui peut se dire encore « minimum » ou « de base inconditionnel ») et considéré par lui comme une « révolution de la protection sociale similaire à la mise en place de la Sécurité sociale en 1945 ». Si le candidat socialiste est en effet élu, la mesure en question s’appliquera alors en trois étapes scandant la durée d’un mandat présidentiel réformé (ramené à une durée de sept ans mais unique) : d’abord avec l’augmentation de 10 % du RSA aux ayant-droits accompagnée d’une extension aux 18/25 ans ; ensuite avec la majoration du RSA de 10 % suivie du versement d’une allocation universelle à tous les nationaux adultes ; enfin par une augmentation du revenu universel à hauteur de 750 euros. Sauf que, déjà, le seuil de pauvreté en France se situe selon les calculs de l’INSEE entre 840 et 1000 euros. Le combat contre la pauvreté ainsi présenté avec l’absorption du RAS dans le nouveau dispositif du revenu universel se voit de fait relativisée aussi en lutte contre la « grande pauvreté », même s'il se soutient de l’appui des principes constitutionnels, du refus consensuel de « l’assistanat » et de la critique plus intéressante du non-recours aux droits (en France, la moitié des demandeurs d’emploi ne jouit pas de l’allocation qui leur est due, ainsi que le tiers des personnes éligibles au RSA). Quant au coût estimé à 450 milliards d’euros étalé sur cinq ans, plusieurs pistes sont en ce moment même en cours d’évaluation : réforme de l’impôt sur le revenu dans sa progressivité et sa base avec l’augmentation du nombre de tranches ; proposition d’un impôt unique sur le patrimoine des contribuables ; création d’une fiscalité sur les robots et les machines ; lutte contre l’évasion fiscale et la fraude aux cotisations sociales.

 

 

Ce dernier point n’est pas le moindre en effet face à la levée de boucliers accomplie par les mêmes zélateurs, toujours prêts à opiner du chef quand il s’agit de pleurer tout à la fois sur les caisses de l’État qui sont vides, le poids intolérable des « prélèvements obligatoires » et l’obligation à subventionner à plein régime le patronat afin de l’encourager à dépasser sa satanée peur de l'embauche en créant de l’emploi. Entre autres, les rapports de la Cour des Comptes aident pourtant à faire le rappel nécessaire de quelques évidences : 20 à 25 milliards d’euros qui manquent dans les circuits de la cotisation sociale en conséquence de la fraude patronale ; 60 et 100 milliards du côté de l’évasion fiscale ; plus de 30 milliards sur le versant de la TVA ; mais aussi 45 milliards indûment mobilisés au service de la charge représentée par les intérêts de la dette de l’État sur laquelle spécule évidemment le grand capital. Et c’est bien évidemment sans compter enfin sur l’ensemble des dispositifs d’allègement de cotisations salariales valables (réunis sous le nom actuel de « Pacte de responsabilité ») qui sont comme autant de subventions souverainement allouées par l’État convaincu depuis plus de trente ans de la nécessité économique de l’assistanat patronal en protégeant ainsi le partage inégal des profits, tout en siphonnant par ailleurs une partie considérable des ressources fiscales produites par l’ensemble des contribuables. Y compris par ceux qui ne paient pas d’impôt sur le revenu, les plus pauvres étant taxés sur chaque acte de consommation par la TVA, ce dispositif d’imposition dit « indirect » et proportionnel au prix d’achat, le moins progressiste et donc le plus inégalitaire (les ménages pauvres y consacrent en effet deux fois plus de revenus que les ménages riches), et qui représente le double de l’impôt sur le revenu (144 milliards d’euros contre 72 milliards), ainsi que les deux tiers des recettes de l’État.

 

 

Revenu minimum, universel, inconditionnel : l’histoire d’un concept

 

 

Donc, comme chacun ne saurait décemment l’ignorer, de l’argent il y en a. Les questions posées par le revenu universel ne relèvent donc pas d’une question de financement, mais bel et bien du sens qui lui appartient ou qu'il faut lui donner au sein du monde configuré et défiguré par le capitalisme contemporain. A cet égard, les interprétations divergent en raison même de l’antagonisme qu’il prend pour cible (le travail subordonné par le capital et le rapport de création-destruction d’emplois que cette subordination même conditionne). Leur divergence recoupant partiellement d’ailleurs le spectre affaibli des clivages politiques (l’ancien centriste Jean-Luc Bennahmias candidat aux primaires de la « Belle alliance populaire » proposait sa propre version d’un dispositif diversement défendu plus à droite par des individus comme le chrétien-démocrate Jean-Luc Poisson et les « républicains » Frédéric Lefebvre et Nathalie Kosciusko-Morizet – et avant eux sur des argumentaires que l’on imagine bien opposés déjà par José Bové d’un côté et Alain Madelin de l’autre). Selon que ce dispositif d’allocation d’un revenu délié d’une activité salariée pousserait en effet à une remise à l’honneur de l’État social dans un contexte idéologique plus que défavorable où il ne cesse d’être soumis aux rabotages de l’hégémonie néolibérale, qu’il engagerait même une sortie en douceur de cette hégémonie au profit d’un capitalisme plus responsable de ses conséquences sociales (notamment en termes du nombre d'emplois diminué par l'automatisation du travail), ou bien encore selon qu’il ne constituerait au fond qu’un aménagement à la marge d’une configuration économique qui ne saurait alors devoir s’arrêter en si bon chemin pour si peu. « (…) la seule idée économique originale que la gauche a réussi à formuler depuis des dizaines d’années, à savoir l’idée de revenu minimal garanti » (Slavoj Zizek, opus cité, p. 320) aura été expérimentée pour la première fois par le Brésil en 2004, dont l’État était alors dirigé par le président Lula à partir des développements théorisés et défendus dès 1975 par l’économiste brésilien Antonio Maria da Silveira. Donné sans contrepartie à tout citoyen brésilien ainsi qu'à tout résident étranger présent depuis plus de cinq ans, ce revenu identique pour tous et payable mensuellement a été institué afin de couvrir les besoins élémentaires de la population (en termes d’alimentation et de logement, de santé et d’éducation principalement). De fait, la pauvreté aura au Brésil statistiquement reculé. Depuis, l’idée reprise notamment par Toni Negri, et plus récemment encore par Bernard Stiegler avec son concept de « revenu contributif » prochainement expérimenté par l’Établissement Public Territorial de Plaine Commune en Seine-Saint-Denis, aura donc fait son chemin... jusqu’en Alaska où un Fond permanent, établi constitutionnellement en 1976, autorise d’allouer pas moins de 25 % des ressources fiscales disponibles grâce aux revenus du pétrole à destination des plus démunis (op. cit., p. 321). Au point de s’imposer enfin comme la mesure la plus significativement source de clivage entre les candidats durant la campagne des primaires organisées par le PS, détonant par ailleurs largement dans un paysage général dévolu au consensus « austéritaire ».

 

 

Son principal défenseur et théoricien actuel est l’économiste et philosophe belge Philippe Van Parijs, qui salua en son temps la réforme brésilienne « équivalant à l’abolition de l’esclavage ou à l’adoption du suffrage universel » (idem). Celui-ci pose en effet que le revenu minimum, universel ou de base inconditionnel constitue une rente payée à tous les citoyens d’un État-nation, autrement dit versée à la seule condition juridique de l’appartenance citoyenne. Il s’agirait ainsi, dans un souci de justice largement redevable des conceptions libérales de John Rawls et Ronald Dworkin, de réconcilier la liberté et l’égalité quand l’impasse consisterait pratiquement à ne jamais réussir à ne pas diminuer relativement l’une par l’accroissement de l’autre. Avec l’institution d’un revenu universel, l’écart censément insurmontable entre le capitalisme et le socialisme serait dès lors idéalement résolu dans une forme de « troisième voie » justifiant le fait que « le processus de recherche du profit qui est l’aiguillon de la productivité capitaliste doit être "taxé" pour subvenir aux besoins des plus pauvres. » (ibidem, p. 322). L’indexation d’un argument moral sur la dynamique productive du capital (plus de profits pour plus de moyens de lutter contre la pauvreté), l’extension de la liberté réelle des individus les plus fragiles incluant en toute logique celle de ne pas travailler, la liberté préservée de s’enrichir et le soutien économique apportée à une logique de croissance dans la préférence à l’offre de la demande, le soutien à la consommation adossé au principe de solidarité préféré à l'endettement des ménages, ainsi que l’augmentation du pouvoir de négociation des travailleurs concourraient enfin à plaider en faveur d’un dispositif d’allocation de ressources qui, manifestation de cette « égaliberté » conçue par Étienne Balibar, n’exigerait alors en rien le coût sanglant et humain censément exigé par toute révolution.

 

 

Le stade terminal de la social-démocratie ?

 

 

Pourquoi, en effet, contester l’idée de revenu minimum puisque « la pratique du revenu minimum fait travailler le capitalisme pour le bien commun : plus les capitalistes feront du profit, plus ils cotiseront pour l’aide sociale... » (ibid., p. 323) ? Pourtant, les problèmes s’accumulent à l’horizon d’un dispositif dont on aura bien compris qu’il servait idéologiquement aussi à combler, sinon contenir la faillite sociale d’une pauvreté et d’une précarité accrues (au point de fabriquer en France aujourd’hui entre un et deux millions de travailleurs pauvres), en conséquence directe de la dynamique structurellement inégalitaire du capitalisme. D’une part, la production demeure majoritairement capitaliste et la redistribution économique s’opère avec des mécanismes de reversement étatiques, l’État dès lors toujours de service pour nationaliser les dégâts de l’accumulation privée toujours égale à la privatisation des richesses socialement produites. D’autre part, le privilège de l’allocation placée sous la condition de la citoyenneté écarte du dispositif tous les résidents étrangers (plus de 5 % de la population française totale, soit plus de 8 millions de personnes – et pas les mieux favorisées socialement). Au risque de l’identification accentuée entre citoyenneté et nationalité (le renforcement de la nationalisation des droits au lieu de leur universalisation générique s’inscrit toujours dans ce « chauvinisme de l’universel » décrié par Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad). A cette aune, on pourrait s’amuser à voir alors dans l’économie du revenu (faussement) universel (puisque l'universel se retrouve figé sur le seuil du national) l’inversion parfaite du capitalisme monopolistique et bureaucratique valorisé par l’ancien empire soviétique pour lequel tout était abandonné, tout sauf l’essentiel : le pouvoir du Parti communiste. « La société du revenu minimum apparaît comme une sorte de renversement symétrique de ce socialisme capitaliste. Tout abandonner du capitalisme, tout sauf l’essentiel : le fonctionnement sans à-coups de la machinerie capitaliste. » (idem).

 

 

Avec un tel dispositif, nous aurions donc en réalité affaire à la nouvelle – l’ultime et peut-être terminale – version de la capacité en la justice distributive offerte par une social-démocratie française à la dérive, le fameux « modèle social français » tant vanté et pourtant tant cassé depuis plus de trente années de haine idéologique à l’égard de l’« État-providence » en raison d’un néolibéralisme partagé à droite et à gauche de l’échiquier parlementaire. Une haine qui pousse encore un penseur conservateur aussi important que le philosophe allemand Peter Sloterdijk à voir dans l’État social « une drogue à laquelle sont accoutumés de plus en plus de gens. Une idée intéressante devenue une sorte d’opium du peuple. » (cité par Slavoj Zizek, ibid., p. 325). Cette torsion du bâton étatique dans l’autre sens, dès lors que la « main gauche de l’État » aura été en effet continuellement mordue et sacrifiée au bénéfice du hochet sécuritaire agité par sa « main droite » (pour reprendre les catégories de Pierre Bourdieu), et afin de redonner à la social-démocratie un crédit populaire et une consistance symbolique fragilisés par les arrangements inégalitaires du néolibéralisme, échoue enfin à prendre en considération la question même du revenu et de sa source, aux conséquences résolument décisives. « Le devenir-rente du profit qui caractérise le capitalisme contemporain » comme le dit Slavoj Zizek (ibid., p. 320) masque plus précisément ici la substitution de la cotisation sociale par la ressource fiscale, les contribuables toujours plus sollicités afin de contribuer à pallier au manque à gagner des richesses pompées par la rente et les intérêts de la dette. Autrement dit, la dynamique distributive du revenu universel engage avec la fiscalisation de la protection sociale sa soustraction étatique à la délibération collective, au pouvoir de négociation et à l’action des travailleurs qui produisent la richesse sociale captée par les capitalistes, de surcroît assujettis à la division entre les actifs qui travaillent et contribuent et tous les autres cantonnés pour des raisons de strict consumérisme à la marge des processus productifs. « Cette allocation universelle concourt (…) de fait à rendre acceptable et opérationnelle la tendance à la marginalisation économique de 80 % de la population. » (ibid., p. 323-324).

 

 

La social-démocratie est morte ? Vive le socialisme

 

 

Au lieu, comme y invite stratégiquement Bernard Friot à étendre la cotisation sociale à toute personne depuis sa majorité civile afin de lui constituer une « citoyenneté économique » par ailleurs préservée de toute nationalisation, et de la délier d’un autre piège qu’est celui de l’emploi (cette appauvrissante privatisation du travail salarié), le revenu minimal entérine l’irrationnelle raison instrumentale du capital en lui demandant seulement de rendre solvables les pauvres jusqu’à présent insolvables afin qu’ils participent à leur petite mesure à un type de relance économique de genre keynésien (c’est-à-dire par le privilège accordé à la demande), la quête effrénée de la « croissance » fétichisée étant de fait sanctionnée par les impasses civilisationnelles déjà amplement à l’œuvre sur le plan écologique du productivisme et du consumérisme. Un plus grand progrès social consisterait bien plutôt à renverser de front la hiérarchie fiscale (en privilégiant l’impôt sur le patrimoine de préférence à l’impôt sur le revenu et ce dernier aux taxes dites « indirectes » comme la TVA) et la domination salariale (en réduisant le champ de la rente financière et des dividendes au profit de l’extension de la cotisation sociale et de l’investissement écologiquement soutenable et socialement productif).

 

 

L’hégémonie néolibérale pourrait alors aisément s’acquitter d’entériner l’élection de réformateurs sociaux comme Hamon rival de Mélenchon face aux partisans éhontés de la contre-réforme à l'instar du sémillant Macron ou du pâlichon Fillon, s’il s’agit en effet d’entretenir toujours le mythe de la naturalité de l’accumulation et de la propriété lucrative. Même si le prix à payer pour éviter aujourd’hui des désordres sociaux n’est au fond que différé et procrastination eu égard à l’état de délabrement avancé de la social-démocratie européenne, qui agonise en criant à l’aide alors que nous ne pouvons aujourd’hui rien entendre d’autre que l’urgence inchangée de l’alternative posée il y a un siècle par Rosa Luxemburg : socialisme ou barbarie.

 

 

vendredi 3 février 2017


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