L'autre nuit de l'entre-nous

– à propos de Noir inconnu [Wanderer] de Sylvain George

(De l'incidence éditeur, 2019)

« (…) alors que le mot Il et le mot Je montaient sur lui comme de gigantesques cafards et, juchés sur ses épaules, commençait un interminable carnage, il reconnaissait le travail de puissances indéfinissables qui, âmes désincarnées et anges des mots, l’exploraient. La première fois qu’il distingua cette présence, c’était la nuit. » (Maurice Blanchot, L'Entretien infini, éd. Gallimard/NRF, 1969, p. 45)

 

 

 

Un philosophe a décrit le noir ainsi : c'est un non-couleur tantôt en garde d'un manque, tantôt en marque d'un excès. D'un côté le deuil, l'Afrique esclavagée. De l'autre la piraterie, l'anarchisme. Autrement dit, toujours la nuit. Mais la nuit se divise en deux aussi : il y a la nuit qui tombe sur le jour passé pour en faire le deuil en promettant cependant la relève aurorale du jour suivant et il y a l'autre nuit, celle qui dure en suspendant la succession des travaux et des jours – la dialectique à l'arrêt, le désœuvrement. En effet une non-couleur.

 

 

Le noir est une non-couleur, celle du neutre dont l'exigence consiste cependant à prendre parti dans l'ici et maintenant. Le noir est celui du neutre, c'est pourquoi l'on peut dire que le noir est trahi par ceux qui s'en revendiquent au nom de la domination, curés, fascistes et djihadistes. Le noir est un milieu qui n'est pas le centre des promoteurs du ni ni, mais la nuit qui divise le jour en se divisant elle-même en l'autre nuit. Entre deux lieux identifiés, le milieu est le site du neutre, hospitalier à l'entre-nous. Soleil noir éteint, nuit blanche et chaude : dehors les vies surexposées brûlent comme du papier sous les sunlights policiers, dedans elles ont des secrets chuchotés comme du velours dans le souterrain. L'oxymoron est l'opération poétique dont le geste électrique fait disjoncter l'interrupteur binaire des identités catégoriques. Des photos silencieusement en attestent, ex post et ex ante, exorde hérétique et cruel épilogue. Pour commencer en recommençant, l'œil vitreux d'un poisson mort qui fait trou avec sa représentation. Pour finir sans finir, un rébus qui fait ricocher la dialectique matérialiste à la surface miroitante de la vie élémentaire et matérielle. Un profil médusé jusqu'aux genoux replié et figé dans la pierre, une boîte de sardines que jouxtent d'écloses marguerites, un amas de chairs poissonneuses dégueulé comme un avortement clandestin, deux icônes comme un phalène dont le diptyque palpébral claque entre les doigts, des traces éraflant des figures au ras des plaques rugueuses et siliceuses, un abris de fortune ouvert aux vents engorgés de la présence saline de la mer à proximité, une carte IGN veinée au couteau dans l'amer de la pierre biseautée. Le poème visuel des photographies souffle avec d'indicibles silences des preuves irrévocables. Les images qui entendent parler le silence font les rives mutiques bordant le poème pigmenté d'une constellation d'oxymorons qui se lisent pour faire voir, offerts contre la sidération et l'intersidéral oubli à qui repose en révolte.

 

 

Le cinéaste poète renverse la tête, verse en poète cinéaste. La politique de l'esthétique prise à l'autre bout demeure cependant la même mais autrement, elle s'écrit sur d'autres surfaces qui sont d'autres écrans. Les pages en lieu et place des plans mais il est toujours question cependant de fragments comme des hérissons, de montage électrique des hétérogènes et d'images dialectiques. Après Qu'ils reposent en révolte (Des figures de guerres I), Vers Madrid – The Burning Bright et Paris est une fête Un film en 18 vagues, Noir inconnu (Wanderer) se veut le thrène au goudron signé de qui a trahi le continent au nom des amitiés du vieil océan, dédiant sa rhapsodie à la multitude errante des atlantes disparus et des survivants échappés, camarades passés ou trépassés. Essayée sur quelques scènes expérimentales avec la complice Valérie Dréville, la langue du thrène rhapsodique est une danse météorique au-dessus en-dessous de la ligne de flottaison, qui rend grâce et justice aux manières dissidentes et éruptives de fluer dans et malgré les courants contraires de la modernité. La transe jazz syncopée a son inspiration créole revenant par vagues et vagabondages, dont le nom est scat.

 

 

 

Noircir Robinson

(vendredi est une fête)

 

 

 

Des fragments rescapés du naufrage du patriarche Achab, des cristaux d'antimoine logés dans les plis épais de Moby Dick : noircir Robinson, tu l'imagines peut-être ainsi. Vendredi est une fête créole quand pointe d'or Vénus, son sein l'étoile du matin, l'aurore. Mais l'autre nuit ne s'achève toujours pas, le neutre dure pour tisser le patchwork arachnéen et clandestin de l'entre-nous. Imaginer Robinson noirci consiste alors à extraire des planches de survie du bois pourri matelassant le paquebot-forteresse occident. Ce Radeau de la Méduse est un Titanic ainsi qu'à lui-même son propre iceberg, occident accidenté par la surenchère intégriste de ses auto-immunités – occidenté. Le champ lexical ne cesse pas en effet d'être cultivé dans ses embruns marins, sa mousse brassée par des lectures d'enfance venant et revenant par vagues, flux et reflux, sac et ressac, Homère et Melville, Stevenson et Conrad. C'est toute une humeur qui gonfle alors, plus océanique que marine, une branle écumante qui monte et culmine dans l'intervalle tectonique des fragments. Écriture fragmentaire, voix disloquée : les fragments sont d'anthracites archipels qui cristallisent une matière noire et saxifrage excédant le continent blanc et bleu marine. C'est écrit, un naufrage de grande envergure a parfaitement l'allure d'un objet fractal (p. 17).

 

 

59 M(orceaux) d'E(space) F(lottant), soit 59 îlots d'un archipel océanique sont dixit des « esquilles hérétiques », des fragments de bois, des pierres éclatées, des bouts d'os acérés. Flèches et silex. Des missives cryptiques comme autant de missiles critiques. Des graines moins semées que disséminées, ventilées et pollinisant pour d'éparses germinations. Des balles perçantes et dispersées en trois ondes concentriques (soulèvement, déplacement, étoilement) que précède un exorde. Entrer en matière avec le nébuleux « Morderer » (je mordais en latin tirant vers le germanique mörder, le meurtrier) c'est tenter alors de lire à travers d'antiques morsures les criminelles dévorations perpétrées par d'impersonnels meurtriers, dont l'administration toxique se protège dans les arcanes de la littérature grise. « Ultimi barbarorum », Spinoza les aura ainsi toujours déjà nommés (p. 113). 59 hérissons qui pèlent, plissent et pètent, éclatent comme des sacs de poussière. Le 47ème est le plus long, le souffle intense de l'animal stellaire jusqu'à l'exténuation de la consolation, l'épuisement de l'idée même de réconciliation. « Un agencement d'images, de textes et de sons. Un continuum de formes voyantes » (p. 17). Ou bien encore « une suite d'images-tourbillon [parce qu'] une image fût-elle enflammée ne suffit pas » (p. 180-181).

 

 

Une langue mineure et traversière, créole et jazz, un scat. Pêle-mêle, on y reconnaîtra des babélismes en ruines, lézardes de langues vivantes et mortes, anglais, latin, espagnol, italien, grec, yiddish, arabe. Le wanderer a pour ombre amie celle du schnorrer qui a perdu la sienne, Schlemihl, le vagabond mendiant, le paria parasite, les sans-parts qui sont souvent des sans-noms, les figurants sous-exposés et défigurés, les nouveaux namenlosen après qu'Albin Egger-Lienz il y a un siècle en ait peints les tranchées. Des citations de noirs inconnus, des slogans populaires et des déclarations gouvernementales, à chaque fois des épitaphes. Une langue créole ou mêlée, c'est une jungle des marges urbaines sur laquelle poussent inflexions vulgaires et fleuries préciosités, samples antagoniques, philosophes et révolutionnaires, poètes et flics, Saint-Just et Blanqui, Foucault et Michaux, Virgile et Celan, Sade et Goya, Larcher et Amanuel. On y reconnaîtra encore des souvenances vives et apprêtées de Rimbaud, Mallarmé, Char, Pasolini.

 

 

Et Michaux, encore et toujours. L'expérimentateur de la Vie dans les plis (1949) est l'auteur du poème « Qu'il repose en révolte » qui s'ouvre ainsi : « Dans le noir, dans le soir sera sa mémoire / dans ce qui souffre, dans ce qui suinte / dans ce qui cherche et ne trouve pas / dans le chaland de débarquement qui / crève sur la grève / dans le départ sifflant de la balle traceuse / dans l’île de soufre sera sa mémoire ». C'est pourquoi l'invocation de Noir inconnu « Prier pour lui, il pourrira pour vous » (p. 21) a pour origine le tourbillon à venir du sombre précurseur, « Priez pour lui, il enrage pour vous » (sample cité p. 41).

 

 

 

Hommes infâmes, âmes mortes

 (rhapsody in black)

 

 

 

L'autorité poétique se soutient de l'étoile de quelques prestiges nominaux, tout en désirant cependant poursuivre la chimère constituante d'une parole impersonnelle et destituante. Je est un autre, un masque d'emprunt et d'embruns peuplé à l'intérieur des multitudes extérieures. Nous est un on qui bruit et fuit, la quatrième personne du singulier pluriel. L'entre-nous. Une constellation de singularités quelconques déliées de toute fixation ou capture par l'identité. Empreintes digitales raturées, identifications brouillées. Écrire non pas à la place mais pour – pour les parias, schnorrer et wanderer, pour les malades et les fous disait Gilles Deleuze. Écrire pour se fuir, pour bruire et « s'infinir » (p. 192).

 

 

Au milieu de Noir inconnu, des étincelles définitoires sont les flammèches d'une fiévreuse propension à l'explicitation, parachevée dans l'amical mais non nécessaire triptyque de la postface. Ce sont des saillies qui fulgurent, elles fusent dans l'ivresse du livre qui ne cesse pas de s'écrire et de se dire s'écrivant. Elles éraflent la peau comme des brûlures de cigarettes tout en rêvant de se dissoudre dans la traîne poudreuse de leur fugitive apparition, livre à venir et livre-d'image, livre-dents et livre-diagramme, livre-cabane et livre-arche, livre-bombe et livre-volcan, livre-césure et livre-passage. La boussole de la cardinalité pas toujours sûre de vouloir de se perdre en s'affolant aux quatre vents, « Diwân et Odyssée » (p. 125-127). Il n'en demeure pas moins. La Rhapsody in black s'offre, dépensière et somptuaire, à la plèbe-glèbe de tous les « fugitive from a chain gang ».

 

 

Les préciosités croissant au croisement des champs lexicaux et sémantiques bourgeonnent juvénilement. La jeunesse qui persévère toujours forcent un peu l'impétuosité de ses élans baroques. On préfère l'obsessionnel pullulement des leitmotivs qui sont du genre moins wagnérien que « leitfossil » (p. 77). Scat la langue en boucle, wanderer celui qui la parle et ne la boucle pas, l'écrit et la crie. « Un homme est mort... N'abandonne pas... Ouvrez les ports... Reste... Ne pars pas... À toi le nom... Elevator pitch... Supplique... Le siècle est lent... Un homme est mort... Quelque chose, quelque part, quelqu'un... Fuga... ». Le divin s'est retiré, règne le monstrueux. D'où un bestiaire de monstres fugitif ou de créatures filantes et fantastiques, loups-garous qui ont les crocs, hommes-poissons qui écaillent, dibbouks et djinns, mousses humaines qui prolifèrent sur les ruines du nouveau monde qui est l'ancien n'en finissant pas de finir. Aliens lichens. Des villes crénelées aussi, Khamsin, Boulevard de la Villette, Saugues, Sorgue. Des bouts d'humains, œil crevé, doigt arraché, pied gelé, peaux biffées noms rayés. Un chiffre enfin, terrible : 34631. Le chiffre de l'état d'exception devenu la règle qui est la mort de l'exception. Les âmes mortes des hommes infâmes. Du cimetière marin sauver ce qui peut l'être encore, par exemple en construisant un cairn de vies noyées, un hypogée pour chaque monde englouti. Le poème nébuleux au risque de se complaire dans sa fière écriture hermétique s'y réfugie cependant, souverainement, au nom de son impérative vocation cryptique. Devenir soi-même l'exception de l'état d'exception.

 

 

Cairn, hypogée, Noir inconnu est une crypte pour étoiles chues d'un désastre obscur.

 

 

L'autre nuit est celle du neutre, le neutre celui de l'entre-nous. Il s'agit après tout d'en finir avec le procès du noir qui n'est plus ici la couleur d'une race opprimée, qui n'est même pas une couleur du tout mais la zone d'indétermination spectrale où coïncident le manque (du peuple) et l'excès (des multitudes). La non-couleur d'une autre forme de vie avec laquelle l'héroïque destitution des nations se poursuit dans la réparation rhapsodique de notre restante humanité. L'injonction du noir, qu'exposent respectivement l'outre-noir dans les toiles de l'un et le noir inconnu dans les poèmes et films de l'autre, est celle de la persévérance imperceptible : « Vous qui me voyez sans rien voir, continuez. » (Alain Badiou, Le Noir. Éclats d'une non-couleur, éd. Autrement-coll. « Les Grands Mots », 2015, p. 53).

 

 

L'autre nuit est celle de l'entre-nous, les zonards du neutre qui incarnent le désœuvrement dans l'intervalle des partitions raciales et l'émancipation post-raciale des couleurs. « L'Humanité, comme telle, est incolore. » (Alain Badiou, opus cité, p. 122).

 

 

 

16 février 2020


Commentaires: 0