Penser le défaut d’origine, panser son après-coup

La philosophie de Bernard Stiegler

« L'homme est cet accident d’auto mobilité que provoque une panne d'essence »

  (Bernard Stiegler, La Technique et le temps. La faute d'Épiméthée, éd. Galilée, 1994, p. 153)

 

 

 

 

 Le défaut originaire, l’accident nécessaire

 

 

 

 

Penser l'époque avec Bernard Stiegler consiste à réfléchir à notre destin techno-logique, c'est-à-dire à l'humanité resituée à chacune de ses époques au carrefour critique du langage et de l'outil. Ce destin a une lointaine origine accidentelle, l'accident d'un défaut d’essence pour une hominisation dès lors comprise comme une extériorisation continuée hors des premières balises biologiques. L'humain vient au monde en panne d’essence, prématuré – c'est ce que depuis Louis Bolk les biologistes appellent la néoténie. Inachevé, néoténique, l’être humain est celui à qui il faut, dans le défaut biologique de sa prématuration, déployer pour survivre et vivre toute une sphère sociale et technique composée de prothèses. L’hominisation est « prothéticité ». L'agencement des suppléments techniques et prothétiques compose alors une hyper-mémoire, une mnémotechnique, la mémoire morte liée à tous nos supports techniques venant en suppléance originaire aux défauts de la mémoire vive.

 

 

 

Le défaut d'origine est un défaut d'essence. La faute d’Épiméthée comme le raconte Platon dans le Protagoras et dont la relecture a profondément inspiré le premier livre publié par Bernard Stiegler aux éditions Galilée en 1994. La faute du titan qu’il faut pour son frère jumeau Prométhée rattraper après-coup. Une panne d'essence motivant l'auto-mobilité humaine et ses soubresauts et ses circuits longs, ses heurts et ses sauts – ses sautes comme autant de courts-circuits.

 

 

 

Il n'y a pas d'essence mais seulement une nécessité qu'il faut penser, celle de notre « accidentalité ». Et, partant, de notre « artificialité » qui, comprise dans la dynamique de ses processus de reproductibilité, repose sur des techniques de discrétisation, autrement dit de transformation d’un flux temporel en discret spatial. Techniques de discrétisation qui se disent précisément de grammatisation littérales, analogiques et désormais numériques. L’immatériel nomme maladroitement l’hyper-matière qui constitue toujours plus la trame de nos existences. Le défaut originaire, qui associe accidentalité, artificialité et reproductibilité, est donc celui qu'il faut. Le défaut qu'il nous faut penser et dont il nous faut penser non pas l’essence mais la nécessité pour comprendre d'où venons et où nous allons. Penser l’accident d’origine c’est aussi prévoir la catastrophe possible dont la pensée qui la prévoit est un moyen nécessaire pour s’en prémunir.

 

 

 

Bernard Stiegler est devenu philosophe artificiellement, par accident. Le défaut originaire, c'est un passage à l'acte fautif, la faute de plusieurs braquages sanctionnée par cinq années de prison entre 1978 et 1983. Le temps de la peine aura été celui du recommencement d'une existence, son nouveau design dans la discipline de la philosophie. Avec pour premier maître et ami Jacques Derrida et pour scène primitive la condamnation à mort de Socrate, le premier ami de la sagesse, qui représente le défaut qu'il aura fallu à la philosophie pour devenir ce qu'elle est.

 

 

 

Avec la faute dont l'accident a constitué la singularité d’un désir philosophique, le défaut est premier et si la nécessité s'impose ensuite, c’est avec le milieu associé de ses artifices techniques, dans un après-coup dont le temps est le futur antérieur de son endurance.

 

 

 

 

Prolétarisation et désublimation,

disruption et bifurcation

 

 

 

 

Élevé dans la pensée du supplément originaire et de la déconstruction, lecteur assidu de Gilbert Simondon et relecteur de Sigmund Freud, proche de Gilles Deleuze, Peter Sloterdijk et Michel Serres davantage que de Herbert Marcuse et Jacques Ellul, Bernard Stiegler est un penseur de la technique pour autant que la technique est la question philosophique évacuée par la métaphysique et son histoire, jusqu'à Martin Heidegger. La vérité de l'époque actuelle est, dans l’extension des processus de discrétisation et de grammatisation qui sont des processus de numérisation, celle de l'industrialisation intégrale du vivant. Et le consumérisme l'accompagnant doit dès lors se comprendre comme l’insatisfaisante consommation de toute chose. Le producteur devenu consommateur à l’âge du consumérisme, qui succède au capitalisme marchand et au capitalisme productiviste, renoue avec la prolétarisation des travailleurs cultivés dans les corporations puis la classe ouvrière, exclu hier de ses savoir-faire, aujourd’hui de son savoir-vivre, demain de son savoir-être.

 

 

 

Avec le consumérisme, la force de travail se transforme et s’appauvrit en pouvoir d’achat. Les techniques de soi sont devenues des applications technologiques sur lesquelles nous perdons le contrôle au nom des profits gigantesques extraits du collectage des métadonnées dans le Big Data. Baisse tendancielle de l’investissement des entrepreneurs accaparé par les actionnaires (avec la financiarisation du désinvestissement) et perte du savoir-vivre des consommateurs (avec une existence qui subsiste sans consister), baisse tendancielle de l’énergie libidinale (avec la démotivation des travailleurs prolétarisés par le consumérisme) et passage aux limites (avec l’augmentation exponentielle des externalités négatives) concourent à faire de la croissance une « mécroissance ». La vie de l'esprit échappe de moins en moins aux sophistications instrumentales du calcul algorithmique comme les individus aux appareils et dispositifs qui captivent leur désir en le capturant et le subjuguant. Un nouveau gisement de profitabilité est donné par le « narcissisme primordial », cet amour de soi qui n’est pas l’amour-propre mais celui qui est nécessaire à vivre avec soi-même comme avec l'autre. Sa surexploitation et son pillage systématique par les industries contemporaines du narcissisme pulsionnel, exemplifiées par un certain usage des réseaux dits sociaux, conduisent à des conduites pathologiques, addictives et mortifères, suicidaires et disruptives.

 

 

 

La vie s'apparente toujours plus à la survie exigée par l'adaptation dont la disruption est la nouvelle expression issue du marketing. La disruption est l’un des fétiches idéologiques du néodarwinisme, son moment postmoderne dans le court-circuit du sénile (Herbert Spencer) et du puéril (Emmanuel Macron). Avec les courts-circuits valorisés par la disruption, l'accélération aidée par le numérique prend de vitesse tout le monde en créant avec des vides juridiques des états de choc. L'existence perd de sa consistance à se confondre avec la subsistance. La bêtise qui nous rend honteux d’être humain est devenue systémique quand la technique qui constitue l’un de nos milieux est instrumentalisée en milieux dissociés et en moyens mis au service de la finalité sans fin de l’argent pour l’argent. Tendance immonde du monde quand l’association reflue face à la dissociation. La bêtise est systémique quand l'anthropocène, qui nomme la modification écosystémique et planétaire en conséquence des activités humaines, se comprend aussi comme une « entropocène », c’est-à-dire une production mondiale et massive d’externalités négatives et d’entropie.

 

 

 

Alors que la démocratie a besoin de consistances comme la justice et l’égalité pour maintenir la confiance dans la séparation civilisatrice entre le fait et le droit, le consumérisme intégral est une liquidation systémique dont les frustrations engagent avec la dislocation des désirs et la perte des motifs d'espérance des fracas pulsionnels terribles. L'économie de la dette devient celle de la désublimation et du discrédit auxquels répondent les combattants extrémistes de la mécréance dans un vertige mimétique accablant. Depuis Athènes on le sait : une société sans vergogne (aidos) est une société sans justice (dikè). L'être humain a besoin d'organisation parce que ses processus d’individuation ont des tendances métastables, tendances et contre-tendances, courants et contre-courants, bêtise et intelligence – libido trans-formée en désir (l’infinité de la sublimité) ou désagrégée en pulsion (le fini de l’objet consommé).

 

 

 

L'être humain s'outille depuis son défaut d'origine parce qu'il est toujours déjà originairement un « être non inhumain », capable du meilleur et du pire, d'opiner bêtement et de singulariser, de tonicité comme de toxicité, de s’élever au-dessus de sa propre bêtise ou bien d’y retomber. Contre la disruption qui nous sidère, nous démoralise ou nous rend fou, il faudrait autrement disrupter. Mieux, la bifurcation s'oppose à la disruption parce qu'elle est sans programmation ni anticipation. La bifurcation serait au fond pour Bernard Stiegler ce que l'événement représente pour Alain Badiou : la rupture dans l'ordre calculé des choses et l'assomption finie de ses conséquences infinies.

 

 

 

 

Penser, panser, s'exclamer

 

 

 

 

Penser c’est vivre son pessimisme en l’organisant disait Walter Benjamin. La montée de l'extrême-droite et les déflagrations du terrorisme contemporain sont des exemples parmi d’autres analysés par Bernard Stiegler en symptômes caractéristiques d'une époque qui est celle d'une précarisation généralisée, pire d'une prolétarisation, autrement dit d'une expropriation lucrative des savoir-faire qui est synonyme de crétinisation et de misère symbolique dont l'ubérisation est un prolongement actuel. Le contraire d'un savoir-vivre dont la « télécratie » est l'un des appareillages parmi les plus manifestes à l’ère des médias de masse et des super et hypermarchés. La sapidité laisse place à l'insipide, les motifs d’espérer à la motivation. Voilà notre époque et sa propension catastrophique, celle d'une mutation technique sans précédent qui manque encore d'être soutenue par une nouvelle vie de l'esprit. La limite politique du geste philosophique de Bernard Stiegler se joue là, en critiquant puissamment le capitalisme actuel, mais à seule fin de le sauver de lui-même et des tendances catastrophiques du désenchantement général qu'il induit et généralise.

 

 

 

Penser l'époque engage alors à contribuer à l'invention d'un nouveau modèle économique émancipé du modèle consumériste écologiquement insoutenable. L'automatisation y aiderait grandement en libérant une quantité de temps cependant gaspillé en sous-emploi, loisirs sous contrôle et chômage de masse. Philosopher consiste à travailler collectivement à faire émerger aux côtés d'une démocratie réellement participative une nouvelle économie politique qui soit une économie de la contribution et de la civilité. Une néguentropie.

 

 

 

Dans la préférence de l'investissement à long terme à la disruption court-termiste, comme de l’adoption (l’adoption est une relation constituante qui ne préexiste pas à ses sujets) à l’adaptation (l’adaptation est un rapport qui s’impose du dehors en restreignant le champ de l’individuation), la démocratie participative et l’économie de la contribution ne désirent pas prolétariser les consommateurs mais bien prendre soin d'eux en civilisant leurs désirs et, au croisement de nouveaux circuits longs et milieux associés, en les élevant comme des praticiens et des amateurs.

 

 

 

Penser équivaut ainsi à panser les maux qu'occasionne la dépense panique. Dans cette configuration philosophique l’artiste joue un rôle civilisateur décisif. Un philosophe est un penseur autant qu'un panseur. Un artiste aussi qui est, comme figure privilégiée du praticien et de l’amateur, un autre opérateur à contre-courant du courant dominant dont les artefacts sont des tourbillons qui tirent de l'indétermination des forces de singularisation, des promesses de bifurcation. Les œuvres ? Des ex-clamations à la mesure de nos ex-istences et à la hauteur de la clameur de l'être.

 

 

 

 

Organologie et pharmacologie, les deux béquilles

 

 (pour sauver le capitalisme ou en finir avec lui ?)

 

 

 

 

La philosophie de Bernard Stiegler, appareillée entre autres dans l'association Ars Industrialis en 2005 et l'Institut de Recherche et d'Innovation créé en 2006 au Centre Georges-Pompidou, a ainsi deux versants complémentaires et spécifiques : une organologie qui pense la dimension prothétique du vivant humain ; une pharmacologie qui tente d'extraire du poison consumériste des remèdes techno-logiques. Deux côtés comme deux béquilles rappellent que notre imbécillité a pour fondement de croire justement que l’être humain n’a pas besoin de béquilles pour se dresser au-dessus de l’être non inhumain qu’il n’est pas moins.

 

 

 

Le versant organologique de la philosophie de Bernard Stiegler reste passionnant en décrivant et documentant les grandes époques de l'individuation humaine et technique, du paléolithique au numérique en passant par la création en 1993 du World Wide Web (le système intertexte, public et mondial fonctionnant sur Internet et son système de connexion de la moitié de l'humanité à partir d'un traitement de l'information à la vitesse de deux tiers de la lumière). Son versant pharmacologique manque cependant d'être au dernier moment radical en désirant soigner le mal par un remède qui ne s’émancipe pas du poison de la propriété lucrative et du capital. Par exemple, Bernard Stiegler défend à partir d'une expérimentation de terrain sur le territoire intercommunal de Plaine-Commune un modèle de « revenu contributif » certes démarqué de façon critique du revenu de base ou universel quand Bernard Friot propose de façon plus décisive un salaire à vie à partir de l'extension et la généralisation à vie du modèle de la cotisation sociale, de la socialisation intégrale des moyens de production et du remplacement du capital par une cotisation économique.

 

 

 

Le nouvel âge du capitalisme ne peut alors être que celui de son dépassement si l'on ne désire pas que sa fin se confonde avec celle du genre humain. Le capitalisme disrupte, il nous faut alors bifurquer. Contre l'entropie capitaliste, le communisme en représenterait la bifurcation néguentropique. On peut y travailler – il le faut comme notre défaut d’origine continûment nous le rappelle – en lisant et relisant de manière critique la trentaine d’ouvrages publiés pendant 25 ans par Bernard Stiegler.

 

 

 

 

7 août 2020


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