Notre musique

– "K comme Kolonie" de Marie José Mondzain (éd. La Fabrique, 2020)

« Plus qu'une consolation serait : toi aussi, tu as des armes » (Franz Kafka, Journal, trad. Marthe Robert, éd. Grasset, 1954, 12 juin 1923, p. 565).

 

 

 

 

 

L'émancipation et ses opérations

 

 

 

 

 

 

 

Le chantier de réflexion sur les images ouvert depuis au moins trente ans par Marie José Mondzain a pour innervation une enquête serrée sur la crise de l'iconoclasme byzantin et sa sortie par une économie propre au christianisme distinguant icône visible au service du pouvoir temporel et image invisible le protégeant de toute idolâtrie. Cette vaste réflexion lui a notamment permis de marquer la puissance constituante des images – précisément ce qu'elle nomme des opérations imageantes. En particulier les opérations fictionnelles relevées dans les livres et les expositions, les mises en scène de théâtre et les installations, et puis aussi les films rencontrés en chemin, ainsi vérifiées dans leur dimension constituante, à la fois critique du réel et utopique sur le versant du possible.

 

 

 

Cette pensée contemporaine du contemporain a le tranchant généreux. Elle n'a pas cessé de s'aiguise en procédant à l'élargissement de son champ de vision, du CNRS aux Ateliers Varan en passant par le Théâtre de la Colline et les États généraux du documentaire à Lussas, en montrant notamment comment ce qui s'est joué dans la caverne aux images pariétales (Homo spectator, éd. Bayard, 2007) se joue et continue ailleurs dans la salle de cinéma (Images (à suivre) : de la poursuite au cinéma et ailleurs, éd. Bayard, 2011). Cette réflexion exigeante en vient désormais à affronter la question coloniale qui s'origine déjà dans une histoire personnelle (Marie José Mondzain est née en 1942 en Algérie), tout en se poursuivant dans une critique infatigable des captures imaginaires dont procède le colonialisme contemporain quand il se soutient entre autres des industries de la publicité, de l'information et de la communication.

 

 

 

En s'appuyant sur des penseurs actuels à l'instar de Souleymane Bachir Diagne et Alain Mabanckou, la philosophe indique la nouvelle piste à suivre en prévenant d'emblée de sa méfiance du post qui induirait avec le post-colonialisme qu'on serait définitivement sorti d'un colonialisme alors qu'il se réinvente autrement. Et pas seulement avec le néocolonialisme identifié avec les notions de « Françafrique » et « Mafiafrique » introduites par François-Xavier Verschave. La question coloniale reposée à nouveaux frais identifierait ainsi son rapport structurel ou consubstantiel avec le capitalisme dont la domination se comprend comme un arraisonnement concret de l'énergie des corps se prolongeant par la capture subjuguante des subjectivités. K comme Kolonie peut aussi s'écrire ainsi : K comme Kapital.

 

 

 

Réfléchir à certaines opérations fictionnelles et imageantes invite ainsi à relever quelques gestes parfois modestes mais toujours décisifs de refus, de résistance et de révolte arrachant à la maille étouffante des déterminations existantes les puissances soufflantes de l'indéterminé et du possible. Contre les dispositifs de la confiscation qui caractérisent la domination et sa propension coloniale, l'émancipation nécessite toutes les opérations, y compris celles qui ont pour champ d'exercice l'imagination, qui tracent de singulières lignes de fuite, des fugues pour des exorcismes, des marronnages, des devenirs nègre ou chien.

 

 

 

 

 

Entrer dans la zone et s'y décoloniser

 

 

 

 

 

Il s'agit une nouvelle fois d'entrer dans la zone, ce concept si cher et essentiel à la pensée atopique et nomadique de Marie José Mondzain (cf. L'Image, une affaire de zone, éd. D-Fiction, 2014). Pour la philosophe, la zone nomme « un espace dont l'indétermination offre le champ imaginaire de tous les possibles » (p. 33). Un geste artistique fait de ses sujets, qui créent et qui reçoivent, des zonards parce que le geste qui les rassemble en dépit des espacements et des distances est une invitation à entrer dans la zone où s'opère « le brouillage et la réversibilité des écarts et des différences » (p. 211). L'indétermination s'oppose ainsi aux assignations à résidence de l'identification, opposable à ceux qui veulent remettre à leur place ceux qui n'aiment rien qu'à changer de place. Avec la zone, l'égalité et la liberté s'accordent moins avec une fraternité familiale et identitaire qu'avec l'hospitalité. Avec la zone comme concept non seulement théorique mais opératoire en pratique, « s'ouvre l'occasion précieuse de ne plus être ce que l'on croit être et de devenir ce que l'on n'est pas » (p. 41).

 

 

 

La zone est le lieu hors lieu, mobile et sans localisation fixe, où des opérations d'images et de fictions déploient l'imaginaire nécessaire à la décolonisation de l'imaginaire. « La décolonisation de l'imaginaire veut ici simplement désigner les gestes qui peuvent débarrasser les regards et les mots de toute emprise hégémonique à partir d'une énergie fictionnelle » (p. 15). Actes, opérations, gestes, bricolages et marronnages, lignes de fuite trament ici et ailleurs la culture commune d'une mondialité qui, opposable à toute mondialisation comme Édouard Glissant y aura tant insisté, a pu être effective comme créolisation dans la Jungle avant qu'elle ne soit rasée comme la forêt amazonienne, la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes ou l'îlot crétois de Spinalonga, on y reviendra. Une culture commune – la nôtre : Notre musique comme le dirait encore Jean-Luc Godard. Moyennant quoi, on peut admettre « qu'il appartiendrait à tout art d'être un geste décolonisateur » (p. 39).

 

 

 

La pensée se veut coulante et hasardeuse, librement associative et digressive, emportée dans son souci du non systématique par les élans d'un désir respectueux de ses propres foyers d'indétermination, même s'il passe et repasse par le cap de quelques points de capiton privilégiés. Le principal point est moins un cap qu'une boussole donnée en pleine tempête par la relecture de quelques récits de Franz Kafka. Principalement La Colonie pénitentiaire (une nouvelle écrite en 1914 et publiée en 1919) et L'Amérique (le premier roman de Kafka, initialement intitulé Le Disparu ou L'Oublié, écrit entre 1911 et 1914, jamais achevé et publié de façon posthume en 1927 par l'ami Max Brod).

 

 

 

Dans K comme Kolonie, la pensée de la décolonisation est une tresse qui enroule autour d'un fil rouge kafkaïen le fil à soi d'une trajectoire intime qui se souvient d'une émouvante fugue enfantine dans le labyrinthe de la casbah et dont le souvenir est resté si vif qu'il ourle la participation aux marches algériennes du Hirak où les multitudes soulevées ont pris grand plaisir à « vendredire ».

 

 

 

 

 

Machines de torture, machines d'écriture

 

(érotisme et anthropophagie)

 

 

 

 

 

Avec La Colonie pénitentiaire, le colonialisme s'expose en se concentrant dans une machine de marquage des chairs (la herse inscrit l'illisibilité de la loi à même le corps du sujet reconnu coupable) et de réversibilité diabolique des positions (l'officier prend la place du condamné et le voyageur étranger est impliqué dans un spectacle requérant moins la contemplation que la participation). Avec la herse, on repense aussi à la principale activité salariée de Franz Kafka au titre d'employé de lArbeiter-Unfall-Versicherungs-Anstalt für das Königreich Böhmen (Institution d'assurance pour les accidents des travailleurs du royaume de Bohême) où il travaille de 1908 à 1922 à la reconnaissance et l'identification du risque encouru par les ouvriers des machines dangereuses pour leur santé et leur intégrité. Avec L'Amérique, l'émigrant juif décide de se faire appeler Negro en intégrant les coulisses du Grand Théâtre d'Oklahoma, autre grande machine spectaculaire dont il n'est qu'un technicien de l'ombre, un organe techniquement interchangeable. Concernant le premier des deux récits, Marie José Mondzain reconnaît la proximité heuristique de la fiction kafkaïenne avec La Chair de l'empire (éd. La Découverte, 2013) de l'historienne et anthropologue Ann Laura Stoler. Son terrain de recherche (l'Indonésie à l'époque coloniale) montre, dans l'inspiration théorique de Michel Foucault, l'interpénétration de la race et du sexe imposée par la colonisation dès lors comprise comme incorporation. Édouard Glissant aura bien eu raison de parler au sujet de l'écriture kafkaïenne d'une « vision prophétique du passé » (cité p. 20).

 

 

 

Le racisme est une passion dévorante et carnassière. Une possession charnelle. Ce n'est pas une question d'exotisme mais d'érotique. Une érotique machinique comme on la retrouverait chez David Cronenberg qui pense beaucoup à Kafka quand il tourne Crash (1996) d'après J. G. Ballard. La machine anthropophage de La Colonie pénitentiaire se présente en effet comme un site d'accouplement sacrificiel où la torture se fait écriture érotique et machinique. Un agencement dont les tables sont les supports de l'écriture de sa loi – « une colossale imprimante » (p. 110). « Mettre la jouissance au cœur du système colonial, c'est (…) reconnaître l'érotisation des relations de domination » (p. 115).

 

 

 

L'intimation de l'ordre colonial impose ainsi d'investir l'intimité des corps et des sexualités en colonisant les affects, les imaginaires et les subjectivités. Dire cela n'équivaut évidemment pas à dire que le racisme colonial est une maladie imaginaire ; au contraire, c'est un mal dont les conséquences s'exercent chez les colonisés comme chez les colonisateurs, dans les corps et dans les têtes. Les archives coloniales sont chargées des symptômes insistants du mal colonial et, rappelle Marie José Mondzain, leur hantise a été examinée avec une grande puissance esthétique par la « caméra analytique » de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, cinéastes, archéologues et médecins de civilisation.

 

 

 

Marie José Mondzain rappelle à juste titre le contexte historique allemand de la rédaction de La Colonie pénitentiaire : la possession coloniale du Sud-Ouest africain depuis 1884 et la destruction des Namas et des Hereros en 1904, premier génocide du 20ème siècle. Les nazis n'auront pas oublié ce précédent. Le père d'Hermann Göring a été gouverneur de la colonie et Eugen Fischer, théoricien de la race et maître de Josef Mengele, a participé au massacre des tribus namibiennes « programmé dans les termes mêmes d'anéantissement final (Vernichtungsbefehl» (p. 71). « En d'autres termes, la colonisation des territoires africains a été le laboratoire effectif de la machine industrielle du nazisme » (p. 75). Ce génocide dénoncé en 2016 par Rosa Luxemburg dans La Brochure de Junius rédigée alors qu'elle était en prison s'inscrit dans une histoire du racisme colonial allemand qui allait bientôt revenir comme un mauvais feed-back à l'intérieur même de l'Europe.

 

 

Aimé Césaire actualisera le propos de Rosa Luxemburg en 1950 : « Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler » (cité p. 81). En lisant K comme Kolonie, on a forcément un grand désir de revoir les films de Jean-Marie Straub et de Peter Nestler ; surtout que l'un a tourné avec Danièle Huillet en 1984 une version du Disparu (Klassenverhältnisse Amerika / Rapports de classes) et l'autre est l'auteur de l'indispensable Tod und Teufel – La Mort et le Diable (2009).

 

 

 

 

 

Combats de zombies,

 

de nègres et de chiens

 

 

 

 

 

La « honte noire » entretenue par la propagande nazie exagérant la présence des soldats africains dans l'armée française en 1918 s'accompagne de la haine envers les « nègres blancs » qui peuplent une France « négrifiée » et « enjuivée ». Pour le nazisme, le juif est un nègre blanc qui participe à la dégénérescence de la race blanche théorisée par Fischer. Pour Franz Kafka qui commence à écrire L'Amérique avant 1914, il n'y a rien d'étonnant au fond à ce que Karl Rossmann demande à ce qu'on le surnomme Negro. Pour les promoteurs actuels de l’État d'Israël dont certains disent avoir lu Kafka et disent connaître l'histoire, il reste encore étonnant qu'ils s'efforcent pourtant à continuer à promouvoir un modèle de souveraineté nationale qui justifie une politique de prédation coloniale.

 

 

 

Lire Kafka consiste à s'engager dans un processus de conversion dont Marie José Mondzain reprend l'idée à Jacques Rancière quand il analyse la trajectoire du personnage d'Irène dans Europe 51 de Roberto Rossellini. La philosophe retient à ce titre un passage significatif du Journal : « Je ne veux pas me développer dans un sens défini, je veux changer de place, c'est bien, en vérité, ce fameux ''vouloir-aller-sur-une-autre-planète'', il me suffirait d'être placé juste à côté de moi, il me suffirait de pouvoir concevoir comme une autre place la place qui est la mienne » (cité p. 88). « La condition du spectateur est celle d’un sujet qui ne cesse de changer de place » écrivait-elle déjà dans Homo spectator. La zone est, répétons-le, le lieu hors lieu – topos atopos – circonscrit par les opérations nécessaires à la conversion des regards. Se déplacer soi-même dans les intervalles des identités fixées jusqu'à la crispation et la constipation, se faire nomade en renouant avec son étrangeté est un rire, une danse, un chant – notre musique – qui scandent loin des clichés la langue vivante de Kafka, respectueuse des sources orientales de sa judéité. Entre le marteau de l'assimilation germanique et l'enclume du sionisme communautaire, être juif prolonge chez Kafka la tradition du paria incluant désormais les colonisés sur lesquels s'exerce aussi la faute secrète d'être née, inéluctable, inexpiable.

 

 

 

« Colonie pénitentiaire » : le terme est attesté en 1839 lorsque est créée la Colonie agricole et pénitentiaire de Mettray en Indre-et-Loire. L'archipel carcéral décrit par Michel Foucault s'étend ainsi avec Ann Laura Stoler à tout l'empire, dans son centre comme dans ses périphéries. Dans la nouvelle de Kafka, la colonie témoigne de « l'inversion parodique de la dialectique hégélienne dans la dérision et la déraison de son accomplissement » (p. 102). Contrairement à la philosophie du droit de Hegel qui pose l'obligation universelle pour la Loi d'être lisible par tous, c'est le droit qui est criminel dans la perspective kafkaïenne de la logique impériale et coloniale en faisant de tout le monde, condamné, exécuteur, voyageur, un chien. Un chien comme celui auquel pense Hegel quand il écrit dans La Raison dans l'Histoire qu'il n'est pas davantage capable de s'identifier à un chien qu'à un nègre. Achille Mbembe explique ainsi que si le « Nègre de surface » identifiait les subalternes de naguère, le « Nègre de fond » désigne aujourd'hui la part de l'humanité non essentielle à la reproduction du capital. L'humanité subalterne et superflue : celle que le capitalisme jette partout au rebut, dans les centres comme dans les périphéries ; celle qui engorge allégoriquement les films de zombies, particulièrement les films de George Romero (cité p. 138).

 

 

 

Le chien vient et revient dans les récits de Kafka ; c'est une ritournelle canine qui se fait entendre dans La Colonie pénitentiaire, à la fin du Procès, dans l'entêtante nouvelle intitulée Recherches d'un chien écrite en 1922. L'animal domestique indique autant le cynisme du pouvoir impérial et colonial qu'une vie nue dont la vitalité s'affirme malgré tout, en dépit des grands partages hégéliens séparant à l'intérieur de l'humain la part qui revient à l'Homme et celle qui revient à l'animal – chien ou nègre cela reviendrait au même. Repenser la dialectique avec Kafka, c'est aussi relever les contradictions intrinsèques au geste philosophique hégélien dont on sait aussi que la révolution haïtienne a exercé une influence déterminante sur sa conception de la reconnaissance comme lutte entre le maître et l'esclave. C'est enfin marquer que « la bestialisation du colonisé atteint le colonisateur » (p. 128).

 

 

 

Le « devenir-nègre » théorisé par Achille Mbembe se répand donc au sein de la start-up nation, dans les plate-formes délocalisées du digital labor peuplées des « tâcherons du clic ». Le capitalisme cognitif étend ainsi son pouvoir d'expropriation et de prolétarisation avec la colonisation prédatrice de l'intelligence collective valorisée par le télétravail, l'activité en réseau et le numérique. Karl Rossmann se fait désormais appeler Negro parce que Kafka a déjà pressenti que le nègre figure exemplairement « l'origine et l'aboutissement du processus de colonisation de l'imaginaire » (p. 141). Cela, Arthur Rimbaud l'aura vu arriver autrement quand il écrit dans Une saison en Enfer : « Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre (…). – Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu'ils demandent à être bouillis. – Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d'otages ces misérables. J'entre pour de vrai au royaume des enfants de Cham » (cité p. 183).

 

 

 

 

 

Le démon mis à nu

 

(l'égalité dans la nudité)

 

 

 

 

 

L'empire du capital a besoin de coloniser les âmes pour conquérir les corps – il a besoin de faire voir pour faire croire en faisant de la croyance le préalable d'un asservissement, d'une obéissance. Sa théologie remonte à l'époque cruciale où le christianisme a inscrit dans la chair de ses ouailles à la fois « des programmes de servitude et des promesses de rédemption » (p. 151). La doctrine de l'incarnation ayant permis aux Pères de l'Église de surmonter la crise des images disputées alors entre iconoclastes et iconolâtres caractérise l'archéologie d'un pouvoir missionnaire et spectaculaire que relaient spirituellement toutes les sectes fondamentalistes essaimant dans les parages actuels de l'extrême-droite. Le double aspect, missionnaire et spectaculaire, du colonialisme contemporain est déjà manifeste dans les récits de Kafka, avec la mise en scène de l'exécution du condamné dans La Colonie pénitentiaire et la théâtralité inhérente à l'embauche pour le Grand Théâtre d'Oklahoma dans L'Amérique. C'est ainsi que l'écriture kafkaïenne est travaillée jusqu'à la hantise par « la dramaturgie de la déshumanisation du monde » (p. 165).

 

 

 

Lire Kafka et le relire entraîne à lire et relire James Baldwin quand il est question pour Marie José Mondzain d'évoquer ce qu'elle nomme la « démonologie raciste » (p. 166). La philosophe en relève les divers symptômes. Dans le modèle haïtien Joseph du Radeau de la Méduse de Géricault, « celui que personne ne voit » pour reprendre les termes de l'hommage que lui a fait Bona Mangangu. Comme dans une bagarre enfantine où un petit garçon s'obstine à affirmer que son sang est blanc. Si aucun corps n'est noir ou blanc, le racisme en fait pourtant voir de toutes les couleurs à ceux qu'il possède comme on parlerait d'une possession démoniaque. Le racisme est une démonologie qui voue le nègre tantôt à la sous-exposition et l'invisibilité, tantôt à la surexposition comme on parle d'une image surexposée, brûlée par un trop plein de lumière – une image cramée. Le Nègre est un démon, un « corps d'exception » (pour employer le concept du sociologue algérien Sidi Mohammed Barkat) dont la nudité est aussi ce qui résiste aux vêtements de l'identité.

 

 

 

« Seule la confiance en sa propre nudité confère à chacun le pouvoir de changer de robe » écrit James Baldwin et Marie José Mondzain lui embraye le pas en posant que « toute nudité met le regard en crise d'identité et d'origine, toute nudité met en œuvre la question de l'égalité. Le modèle noir devient une provocation égalitaire » (p. 174). Toutes les variantes de la fable du Roi nu célèbrent ceux que Cervantès, dans l'intermède du Retable des Merveilles, nomment les « clarividentes tangenciales ». Franz Kafka et James Baldwin figurent d'autres « clairvoyants tangents » qui écrivent depuis le foyer de « leur radicale nudité » (p. 175).

 

 

 

 

 

Créer c'est marronner

 

 

 

 

 

S'il y a démonologie, c'est qu'il y a possession et si les démons sont possessifs – le démon de la race en fait voir de toutes les couleurs polarisées entre noir et blanc – il faut des exorcismes. Des sorciers qui le soient du désenvoûtement. L'envoûtement raciste a connu et connaît encore un champ d'expression privilégié dans le dressage collectif et l'acculturation coloniale des regards : c'est le cinéma. Particulièrement Hollywood dont James Baldwin a interrogé le sol avec Le Diable trouve à faire écrit à Saint-Paul de Vence en 1976 et resté longtemps inédit (éd. Capricci, 2018). Comme le Grand Théâtre d'Oklahoma dans L'Amérique de Kafka, Hollywood est une fabrique spectaculaire qui produit et exporte un imaginaire dont le pouvoir d'attraction est si fort qu'il explique autant l'échec de l'écrivain à produire un scénario adaptant l'autobiographie de Malcolm X que la suggestion de sa chère amie Ava Gardner sincèrement désireuse d'interpréter le rôle de Billie Holiday.

 

 

 

Le racisme est une possession et s'en libérer « impose l'urgence d'un exorcisme » (p. 187). « I am not your negro » clame James Baldwin et l'écrivain de la démonologie raciste d'être un maître fou comme on en voit chez Jean Rouch. L'écriture n'est dans ce cas plus appareillée aux machines de la loi coloniale qui marquent les sujets qu'elle incorpore ; elle est la technique d'une libération, d'une émancipation vécue comme un désenvoûtement. L'écriture comme un couteau a dit Annie Ernaux. L'écriture comme une fugue en suivant comme y invite désormais Marie José Mondzain la ligne de fuite de Dénètem Touam Bona. Rappeler avec lui l'origine du terme « marron » qui désigne sur l'île d'Hispaniola, future Saint-Domingue, les animaux domestiques revenus à l'état sauvage, c'est pour comprendre comment les fugitifs libérés de leurs chaînes sont partis dans la forêt pour y construire et inventer une nouvelle sociabilité ; c'est entrer dans la forêt et la vivre « comme zone inextricable où s'opèrent tous les affranchissements » (p. 194). Les marrons des forêts caribéennes se doublent des esclaves en fuite qui ont emprunté en Amérique du nord les voies parallèles de l'Underground Railroad et ont pu remonter du Mississippi au Canada en suivant les voix des songlines, ces chants des pistes qui en ont entretenu et diffusé le secret. Les marrons peuplent d'autres forêts aujourd'hui, dans les cabanes qui fleurissent dans les ZAD.

 

 

 

L'écrivain anglais Bruce Chatwin a bien rendu compte dans The Songlines (1987) que le modèle musical des chants des aborigènes australiens s'agence avec le détournement politique de la machine ferroviaire en raison profonde d'un nomadisme réinventé. Ce chant des pistes résonne puissamment dans plusieurs grands films contemporains dont la clairvoyance tangente consiste à tirer en diagonale des lignes de faille existantes des lignes de fuite témoignant de l'émergence précaire, nébuleuse et fabuleuse de nouvelles suites du pauvre monde. Inland – Gabbla (2008) de Tariq Teguia reconnaît ainsi dans l'arrière-pays algérien confinant au continent subsaharien un autre Underground Railroad. L'Héroïque Lande (2018) de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval fait ainsi entendre comment la prose de Dénètem Touam Bona entre en résonance avec le bruissement spectral de la Jungle de Calais. Les vagabondages libertaires de Sylvain George peuvent alors recouper les marches forestières d'Ala Eddine Slim et les marches montagneuses de Yosr Gasmi et Mauro Mazzocchi.

 

 

 

Kafka a marronné en littérature quand il a fait entendre depuis une langue majoritaire (l'allemand) une langue étrangère (celle d'un minoritaire, résidant du quartier juif de Prague en Bohême, province tchèque intégrée à l'empire austro-hongrois). Pour Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka suit Herman Melville qui a écrit Moby Dick en « outlandish », tous écrivains de la déterritorialisation. On écrit comme d'autres ont marronné. L'écriture est un marronnage, une fugue et son art d'improviser en chemin est une adresse universelle. « L'art de la fugue nous concerne tous sans exception, art du relais solidaire, art de la variation et de l'improvisation qui exige le courage et la rapidité des gestes furtifs, clandestins » (p. 199).

 

 

 

 

 

Un pas de côté archipélique

 

 

 

 

 

Que nous arrive-t-il ? Ce qui arrive n'est pas systématiquement le pire. Ce qui arrive relève de l'événement quand on ne s'y attendait pas, arrivant en débordant tout horizon d'attente. Le film est ce qui nous arrive disait le cinéaste Robert Kramer. Marie José Mondzain renchérit : « Celui qui arrive n'est pas celui qu'on attend et pourtant c'est celui qui à notre insu nous manquait » (p. 200). Tuchôn plutôt qu'automaton : le hasard, l'inconnu, l'étranger – le premier venu. Comme Ulysse de retour à Ithaque revient en étranger, en revenant méconnaissable afin de faire justement de son retour un événement. Un événement comme Le Cratère (2017) de Silva Luzi et Luca Bellino l'est pour Marie José Mondzain qui offre à ce film à la croisée des chemins de la fiction et du documentaire de généreuses pages décrivant comment l'art populaire et typiquement napolitain du chant dit « néomélodique » est un volcan qui se retrouve captif des dispositifs spectaculaires de la vidéo-surveillance et de la télé-réalité (p. 201-213).

 

 

 

L'événement c'est encore L'Ordre (1973) de Jean-Daniel Pollet et Maurice Borne où le visage pétrifié par la lèpre de Raimondakis donne à entendre malgré la ruine et depuis elle la parole vive et réfractaire du gardien de la mémoire de Spinalonga, cet îlot forteresse crétois où les lépreux grecs qui y avaient été exilés ont réussi à inventer une communauté démantelée avant qu'un retour au continent soit vécu comme une nouvelle déportation. Après le temps de la sidération vient celui de la considération. Comme la Jungle, Spinalonga est une étoile morte dont la lumière fossile perce l'épais voile d'obscurité recouvrant notre actualité en indiquant à l'orient qu'il y a une autre avenir pour l'humanité que celui consistant à s'envoyer elle-même dans ses propres déchets.

 

 

 

Raimondakis parle comme Walter Benjamin. Le témoin de L'Ordre n'est pas une victime mais, rejoignant la « tradition des opprimés », un avertisseur d'incendie dont la langue de combat parle pour aujourd'hui. « Maintenant, pendant qu'il est encore temps car demain il sera trop tard, soulevez-vous tous, chacun jouera son rôle. (…) Arrêtez pendant qu'il est encore temps. (…) Un jour vous deviendrez vous-mêmes des détersifs et vous habiterez dans les ordures. Vous allez droit à votre catastrophe. Nous vous plaignons. » (cité p. 216).

 

 

 

En refusant l'opposition schématique entre un imaginaire continental et un fantasme insulaire, Marie José bondit et fait un pas de côté en abondant les lignes de fuite poétiques de John Donne (« Aucun homme n'est une île à soi seul ; chacun est une partie du continent, un fragment de l'ensemble », cité p. 2019) et Édouard Glissant (« La pensée des continents est de moins en moins dense, épaisse et pesante et la pensée des archipels de plus en plus écumante et proliférante », cité p. 220). La pensée de la décolonisation de l'imaginaire est une fête pour l'esprit et sa clairvoyance soulève de grands rires : « (…) le continent craint sa propre incontinence. Quand l'autre arrive, c'est le continental qui fuit » (p. 223). C'est ainsi que Marie José Mondzain retrouve Cornelius Castoriadis en rappelant que l'imagination est un foyer d'énergie radicale en donnant aux opérations de l'art, des fictions et des images des puissances de bouleversement et de conversion, de soulèvement et de transfiguration. Les émotions disent moins je que nous, elles s'adressent en toute égalité à n'importe qui. Un rire, une danse, un saut, un chant. Des bondissements, des soulèvements – des événements.

 

 

 

 

 

« Git morgen panié lejben »

 

 

 

 

 

Contre les chiens aériens dont l'existence cynique est aussi paisible qu'absurde, qui ne sèment rien et pourtant récoltent beaucoup en étant grassement nourris aux frais de la société canine, Kafka préfère suivre la piste d'un autre chien dans son autoportrait littéraire intitulé Les Recherches d'un chien. Il s'agit du chien chasseur et son apparition est le site abritant l'événement de son chant. Une mélodie du bonheur unique en ce qu'elle fait sortir de soi celui qui l'entonne autant que celui qui la reçoit. Ce soulèvement, ceux qui sont pétrifiés par les clichés sur le pessimisme kafkaïen y sont insensibles. Les autres se soulèvent à leur tour en arrivant à voir, au milieu des machines de torture et d'écriture de la loi marquant les corps de l'équivalence carnassière du colonial et du capital, que le monde est à lui-même son propre transport.

 

 

 

Monter dans le transport du monde c'est suivre le chant qui n'oppose pas le canin et le divin ; c'est aussi reconnaître à l'enseigne de Stefano que le monstre marin qui n'a cessé de le hanter est la gardien de la perle magique qui lui était à lui seul destinée. On aura reconnu la nouvelle de Dino Buzzati que ne cite pas Marie José Mondzain mais c'est tout comme. Le K entre non seulement en correspondance avec le K de Kafka mais fait également résonance avec ces démons que la démonologie raciste croit voir croître partout et se répandre comme une pandémie, une invasion de zombies. Quand l'autre qui arrive, animal et étranger, quand l'autre humain ou non qui vient porte avec lui une invitation à entrer dans le transport du monde – un rire, une danse, un chant. Notre musique.

 

 

 

Marie José Mondzain en a reconnu tôt l'invitation à se soulever dans un dessin de Simon, son père, fait en un temps de détresse et de persécution. Ce dessin représente un juif hassidique en train de danser et la philosophe en avait inséré une reproduction dans Le Commerce des regards (éd. Seuil, 2003). Dans une langue assassinée mais survivante malgré tout à son assassinat, des mots simples et éternels en accompagnent en yiddish la danse de vie : « Git morgen panié lejben ». Bonjour madame la vie ! L'invitation au recommencement du monde est matinale. Minuit est une promesse d'aurore.

 

 

 

17-21 juin 2020


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